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Les autobiographies de Voltaire et l'expérience dans la politique mondiale

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LJ~SZLO FERENCZI

LES AUTOBIOGRAPHIES DE VOLTAIRE ET L'EXPI~-

RIENCE DANS LA POLITIQUE MONDIALE

Aujourd'hui, et depuis des d6cades, on voit de grandes vagues des biographies et des autobiographies anciennes et modernes de toutes esp~ces. Et cependant on n6glige presque totalement tant les M~rnoires pour servir d la vie de M. de Voltaire que le Commentaire historique sur les oeuvres de l' auteur de la Henriade. I1 est vrai que ce sont des autobiographies bien insolites, dont l 'auteur n'est pas, au moins en apparence, le h&os principal. Au d6but de son Commentaire, Voltaire exprime de nouveau son d6gofit pour le trait6 de l'enfance et aussi pour de petits d6tails sans importance. Je pense qu'on n6glige Voltaire parce qu'il laisse de c6t6 la vie priv6e. Quand Malraux des Anti-Mdmoires d6clare qu'il d6teste son enfance, il se d6tourne de Rousseau, entame une discussion avec Proust et aussi, rejustifie la m6thode de l'6crivain des M~moires et du Commentaire historique. Mais tandis que Malraux admire les grandes d6corations baroques et, par les feux d'artifice des roots, essaie de faire allusion aux dimensions cach6es ou secretes, Voltaire parle sans aucune promesse de la transcendance. Les h6ros de Malraux sont: le G6n6ral de Gaulle, Nehru, Mao, Picasso, ceux de Voltaire sont: Fr6d6ric le Grand, Mme du Ch~telet et des g6n6raux et des ministres oubli6s de Louis XIV. Nagu~re des noms aussi fameux ou presque que le sont aujourd'hui les vedettes de Malraux. On n6glige Voltaire parce que la plupart de ses h6ros se situent hors des limites de nos int6rSts et de nos pr6occupations.

C'est un lieu commun que Voltaire donne, ~t partir des Lettres Anglaises, un grand tableau, bien que fragmentaire, de l 'Europe qui change sans cesse. Cependant d6j~t la Henriade m6rite l 'attention parce qu'elle signale deux points cardinaux de l'int6rSt

l~eohelicon XV/2 Akad~miai lCiad6, 13udapest John Benjamin$ 13. V., Amsterdam

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historique et politique. Le chant 7 de l'6pop6e est la premi0re 6bauche du futur Sidcle deLouis XIVet le chant 5 dit (par les roots de Henri III): "Londres est de tout temps l'6mule de Paris".

Les deux autobiographies sont des r6cits du v6cu, c'est pour- quoi leurs champs sont moins vastes que ceux de l'ensemble de son histoire contemporaine. Cependant, il est bien suprenant que Voltaire parle ~t peine de l'Angleterre, peut-Stre ne voulait-il pas r6p6ter les Lettres philosophiques. I1 y a cependant trois remarques qui sont importantes: Voltaire a fond6 la base de sa fortune en Angleterre, il a popularis6 la philosophie et la science anglaise; une troisi0me remarque touche de pros mon sujet, les autobiographies de Voltaire et les exp6riences dans la politique mondiale. Voltaire r6digea le manifeste du roi de France en faveur du prince Charles-t~douard. Le roi de France "n'envoie le duc de Richelieu ~t la t6te de ses troupes que parce que les Anglais les mieux intentionn6s ont demand6 cet appui, et il ne donne pr6cis6ment que le nombre de troupes qu'on lui demande, pr& h les retirer dos que la nation exigera leur 61oignement".

La descente en Angleterre, en 1746, n'a pas eu lieu, tout corn- me en 1805 ou en 1940, et c'est pourquoi le manifeste dort dans le tombeau du Comrnentaire historique presque totalement oubli6. Ce texte est un chef-d'0euvre de son genre. Sa qualit6 n'est pas surprenante, Voltaire ~tait le maitre de la propagande, et n'importe quelle propagande, et il le fit pour son ami, le duc de Richelieu. Ce qui me choque, c'est le commentaire dans le Commentaire Historique, r6dig6 trente arts apr0s le manifeste: "On volt, par les expressions de cette pi0ce, quelle fut dans tous les temps l'estime et l'inclination de l 'auteur pour la nation anglaise; et il a toujours persist~ dans ces sentiments". C'est une hypocrisie, digne de Fr6d6ric le Grand, h6ros principal tant des Mdrnoires que du Commentaire Historique.

Voici une remarque de Voltaire concernant Fr6d6ric le Grand. "Le roi de Prusse, quelque temps avant la mort de son p6re, s'6tait avis6 d'6crire contre les principes de Machiavel. Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la premi0re chose qu'il lui efit recommand~e aurait 6t6 d'6crire contre lui. Mais le

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prince royal n'y avait pas entendu tant de finesse. I1 avait 6crit de bonne foi dans le temps qu'il n'6tait pas encore souverain, et que son p~re ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique". Texte int6ressant sous son double aspect. Voltaire explique, voire apologise, par la bonne foi de Fr6d6ric, son propre r61e dans l'affaire de l'6dition de l'Anti-Machiavel. Et il explique le changement de caract~re de Fr6d6ric par l'acc6s au pouvoir. Donc, il s'agit de deux Fr6d6ric. L 'un est le prince et l 'autre est le roi. "Son p6re lui avait laiss6 soixante-six mille quatre cents hommes complets, d'excellentes troupes; il les augmentait, et paraissait avoir envie de s'en servir ~ la premi6re occasion". Voltaire, comme toujours, comme dans le Candide par exemple, r6dige tr~s rapidement. Le tempo de sa narration, la bri6vet6 extraordinaire des explications emp~chent quasiment de perce- voir la profondeur de son analyse. Nous autres, lecteurs du 20 e si6cle, nous ne sommes pas accoutum6s ~t la narration si rapide, si succincte. On se souvient de la rencontre avec Mao d6crite dans l'Anti-M6moires. Malraux, le m6morialiste, donne l'im- pression qu'il a beaucoup de mat6riel. Voltaire le m6morialiste donne l'impression qu'il a tr6s peu de mat6riel. En r6alit6 c'est le contraire.

L'autre chose est la validit6 des explications de Voltaire. On salt que le prince Eugene a tr6s t6t aperqu que Frdd6ric serait la terreur de ses voisins.

D'ailleurs, la validit6 d 'un jugement est toujours probt6mati- que. Voltaire dit ~t propos du cardinal Fleury: "il laissa la r6pu- tation d'un esprit fin et aimable plut6t que g6nie et passa avoir mieux connu la cour que l 'Europe" et "comme il n'avait aucun talent, il 6cartait tout ceux qui en avaient, dans quelque genre que ce pot ~tre".

Dans ses autobiographies Voltaire note qu'au d6but de la guerre de Succession d'Autriche, Fleury 6tait contre l'inter- vention fran~aise. Voltaire lui-m~me, plus d'une fois, regrette l'injure du contrat, bien que il ait eu des int6r&s dans la fourni- ture de viande et de munitions. Une page de l'Histoire de la Guerre de 1741 nous r6v~le l 'opinion de Voltaire.

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"On croyait que les arm&s de France et de Bavi6re victorieuses allaient assi6ger Vienne. I1 faut toujours faire ce que l 'ennemi craint. C'&ait un de ces coups d6cisifs, une de ces occasions que la fortune pr6sente une lois et qu'on ne retrouve plus. L'61ecteur de Bavi&e avait os6 concevoir l'esp6rance de prendre Vienne, mais il ne s'&ait point pr6par6 ~t ce si6ge. ( . . . ) Le cardinal de Fleury n'avait point port6 ses vues jusqu'~t lui donner cette capitale. ( . . . ) I1 voulait que la maison d'Autriche en perdant beaucoup ne ffit pas an6antie. I1 avait m~me confi6 ses vues au marquis de Beauvau, qui dit publiquement: 'Si nous prenons Vienne, nous ne sommes plus les mMtres des affaires'."

En lisant ce texte on a envie de dire que Voltaire connaissait la cour et Fleury l 'Europe. J'ai le sentiment d'ailleurs que Voltaire savait plus de Fleury qu'il n'avoue. Wilson prouve dans sa monographie magistrale que Fleury ne voulait pas la guerre contre Marie-Th6r~se parce qu'il se pr6parait, depuis des ann6es d6j~t, ~t la guerre d6cisive contre l'Angleterre, mais il ne se sentait pas pr&. Ren6 Pomeau affirme que la relation de Voltaire avec les groupes dominants anglais se rompirent vers la fin des ann&s trente. Je ne peux pas r6pondre ~t la question 6vidente: cela serait-il une pure coincidence ou la cons6quence de la politique du cardinal de Fleury ? La Henriade &ait, pourquoi l'oublier, entre autres, la justification le l'alliance anglaise du r6gent. En tous cas, les autobiographies ne fournissent aucune information de la fin de la relation de Voltaire avec les mi- lieux anglais, fii des desseins du cardinal de Fleury. Apr6s 1736, c'est-~-dire apr6s la premi6re lettre du prince Fr6d& tic, l'int6r& de Voltaire se tourne vers la Prusse.

Voltaire note plus d'une lois que ce po&e frangais, c'est-~-dire le roi de Prusse avait une francophobie profonde: "il regardait la France comme l'ennemie naturelle et la d6pr6datrice de l'Alle- magne". On pourrait emprunter plus d'une citation aux M~moires. Fr6d6ric, vers la fin de sa vie, a r6dig6 en fran~ais un livre sur la litt6rature allemande. En faisant la conclusion, il pr6voit le jour off la langue allemande ,ca dominer l 'Europe. Donc, Voltaire, sans en prendre conscience, aper~ut les rudi-

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ments d'une politique qui aurait un grand avenir: l'6tablissemen t de l'unit6 allemande sous l'6gide de la Prusse par l'aide de la francophobie.

Le gofit d6clar6 de Fr6d6ric pour les lettres frangaises a modifi6 en grande partie l'image tant de la Prusse que de l 'Em- pire. Une lettre de Voltaire, 6crite en 1735, un an avant l 'hom- mage de Fr6ddric, exprime l'image primitive: "Un homme qui aurait v6cu sous Louis XIV et qui reviendrait au monde ne reconnattrait plus les Fran~ais: il croirait que les Allemands ont conquis ce pays-ci. Les lettres p6rissent ~t vue d'~eil."

La question de la sinc6rit6, celle de la profondeur de la relation de Voltaire et de Fr6d6ric ne rel~vent pas de rues pro- blames. Je voudrais seulement exprimer rues hommages 5. Christiane Mervaud pour son ouvrage magistral intitul6 Voltaire et Frdddric 1I: une dramaturgie des Lumidres 1736-1778.

N6anmoins, il serait int6ressant d'6couter un t6moin du 18 * si6cle, Guibert, l 'auteur de la fameuse Tactique. C'est ainsi qu'il parle dans l'Eloge de Frdddric le Grand: "C'est au milieu des malheurs de sa jeunesse que Fr6d6ric commence ses liaisons avec Vol ta i re . . . Voltaire n'6tait pas alors parvenu au comble de cette renomm6e ol) il est mont6 si justement depuis, il n'avait alors compos6 ni Mahomet, ni La Henriade, ni Ie Sidcle de Louis )(IV, ni son histoire de Charles XII. Ainsi le jeune Fr6d6ric sut pr6voir dans ce que Voltaire &ait d6j~, ce qu'il deviendrait un j o u r . . . "

Malgr6 les impr6cisions surprenantes des donn6es de Guibert, Voltaire, vraiment, doit beaucoup ~t Fr6d~ric. Fr6d~ric a choisi Voltaire, celui-ci a augment6 sa 16gende et son autorit6. Le grand geste de Voltaire de quitter Potsdam est inimaginable sans les invitations r6it6r6es du roi. Et, par l'affaire de Francfort, Fr6d6ric rend, ~t son insu, un autre grand service ~t Voltaire. C'est l'affaire qui, en fin de compte, dramatise la rupture. En tout cas, Fr6d6ric a officiellement accept6 de la part de pouvoir l'6galit6 de la philosophie ou de la litt6rature d'allure philoso- phique. D'ailleurs, il est vrai que Fr6d6ric lui-m6me 6tait un po6te, un po6te par vocation.

Voltaire arr iva/ t Potsdam de Paris. "'If n'entrait jamais dans

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le palais ni femme, ni pr~tre. En un mot, Fr6d6ric vivait sans cour, sans conseil et sans culte." D'un c6t6, la d6cadence de la France, avec ses problames internes, les intrigues de la cour, du conseil et de l't~glise et, de l'autre c6t6, Fr6d6ric et l'efficacit6 de son ragne. Pour un frangais royaliste, la thase royale regoit dans la personnalit6 de Fr~d6ric la justification totale. Et ce Fr6d6ric assure une certaine s6curit6 ~t Voltaire m~me apras Francfort. Apr~s l'assasinat de la Barre, Voltaire "fled to Switzerland and conceived a plan of collection a body of philosophes in Cleves, under the protection of Frederick the Great". (Peter Gay).

L'I};tat c'est moi, croit Louis XIV. Mais entre lui et l'l~tat se trouve toujours le catholicisme, religion universelle, au moins en principe. Suivant les pas de son pare, Fr6d6ric inaugure la religion de l't~tat. Et la propagande philosophique ou pr6philo- sophique aide l'&ablissement de la religion d't~tat. "Fr~d6ric avait lu et relu La Henriade, cherchant des leqons de beau style et s'enthousiasmant pour les sentiments monarcbiques de l'ouvrage. I1 en cite des vers dans sa correspondance, et plus particuli~rement celui qui d6clarait: "Et qui meurt pour son roi, meurt toujours avec gloire", montrant qu'il attendait quelques services des belles-lettres." (Christiane Mervaud)

En ce moment il faut prendre conscience qu'au 18 e siacle (non sans pr6c6dent, bien stir) le gofit esth&ique devient une valeur 6thique. La politique de Fr~d6ric et son gotit pour la po6sie frappent les t~moins. En m~me temps le succ~s a une grande magie. "Le moyen de r6sister/t un roi victorieux, po&e, musicien et philosophe, et qui faisait semblant de m'aimer!

Je crus que je l 'aimais." Et m~me Voltaire devient dupe. T~moin clairvoyant, historien

de bon sens, il dit que l'origine de la Guerre de Sept Ans r6side dans le conflit anglo-fran~ais. Ensuite, il oublie simplement que l'Angleterre 6tait l'alli6 de la Prusse durant la Guerre de Sept Arts. Bien stir, Voltaire n'&ait pas proph6te, et il ne pouvait pas pr6voir la 16gende d'une Prusse isol6e et triomphante dont la cons6quence serait si t r ag ique . . .