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Les axiomatiques sont-elles un jeu? Par Roland Frai’ssC * Nous savons tous que la premibre en date des axiomatiques fut celle d‘Euclide, pour la gComCtrie ClCmentaire. Et que, jusqu’au dCbut du 198 sibcle, cette axiomatique fut considCrCe comme vraie, B la fois d’un point de vue expinmental (modble parfait de l’espace physique) et d’un point de vue rationnel (seule gComCtrie logiquement consistante). C‘est sans doute cette double signification de vCritC exPCrimentale et thCorique que recouvre l’apriorisme de Kant; ce dernier meurt en 1804, mais son apriorisme lui sur- vivra longtemps. Pour prCciser la doctrine alors rignante, il semble que, si un exPCrimen- tateur du dtbut du 198 sibcle avait rnes.uk, par une mCthode optique, les trois angles d’un triangle physique, avec une trbs grande prCcision, et s’il avait obtenu une somme des angles indiscutablement diffCrente de l’angle plat, on aurait conclu B une erreur de son dispositif ou B une propagation tordue de la lumibre, mais on n’aurait certainement pas mis en cause I’eucli- dianitC de 1’ ‘pace physique. D’un au ; cGtC, nous savons que les premiers mathtmaticiens qui se sont risquCs 2 nier l’axiome d’Euclide, Yon fait en w e d’obtenir une con- tradiction, donc de prouver ledit axiome par l’absurde. Les moins lucides pensbrent avoir trouvC la contradiction (Saccheri, Legendre); les plus lucides furent angoissCs, mCtaphysiquement traumatists, en ne la trouvant pas (Lambert). l’apparition des gComCtries non euclidiennes: 1829 pour Lobatchevski, 1832 pour Janos Bolyai, vers 1850 pour Riemann. Cette rtvolution logique dissocie la << vCritC >> thtorique, en distinguant une CcgCo- mCtrie absolue, d6finie par les axiomes classiques, sauf l’existence de la parallble; avec existence et unicitC du symttrique d‘un point pour une droite, donc existence d’au moins une perpendiculaire, mais pas son uniciti. Par * UniversitC de Marseille Nous en arrivons Dialectica Vol. 32, No 3-4 (1978)

Les axiomatiques sont-elles un jeu?

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Les axiomatiques sont-elles un jeu? Par Roland Frai’ssC *

Nous savons tous que la premibre en date des axiomatiques fut celle d‘Euclide, pour la gComCtrie ClCmentaire. Et que, jusqu’au dCbut du 198 sibcle, cette axiomatique fut considCrCe comme vraie, B la fois d’un point de vue expinmental (modble parfait de l’espace physique) et d’un point de vue rationnel (seule gComCtrie logiquement consistante). C‘est sans doute cette double signification de vCritC exPCrimentale et thCorique que recouvre l’apriorisme de Kant; ce dernier meurt en 1804, mais son apriorisme lui sur- vivra longtemps.

Pour prCciser la doctrine alors rignante, il semble que, si un exPCrimen- tateur du dtbut du 198 sibcle avait rnes.uk, par une mCthode optique, les trois angles d’un triangle physique, avec une trbs grande prCcision, et s’il avait obtenu une somme des angles indiscutablement diffCrente de l’angle plat, on aurait conclu B une erreur de son dispositif ou B une propagation tordue de la lumibre, mais on n’aurait certainement pas m i s en cause I’eucli- dianitC de 1’ ‘pace physique.

D’un au ; cGtC, nous savons que les premiers mathtmaticiens qui se sont risquCs 2 nier l’axiome d’Euclide, Yon fait en w e d’obtenir une con- tradiction, donc de prouver ledit axiome par l’absurde. Les moins lucides pensbrent avoir trouvC la contradiction (Saccheri, Legendre); les plus lucides furent angoissCs, mCtaphysiquement traumatists, en ne la trouvant pas (Lambert).

l’apparition des gComCtries non euclidiennes: 1829 pour Lobatchevski, 1832 pour Janos Bolyai, vers 1850 pour Riemann. Cette rtvolution logique dissocie la << vCritC >> thtorique, en distinguant une CcgCo- mCtrie absolue, d6finie par les axiomes classiques, sauf l’existence de la parallble; avec existence et unicitC du symttrique d‘un point pour une droite, donc existence d’au moins une perpendiculaire, mais pas son uniciti. Par

* UniversitC de Marseille

Nous en arrivons

Dialectica Vol. 32, No 3-4 (1978)

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exemple, dans la reprisentation sphCrique classique de Riemann, oij chaque <<point, est reprCsentC par une paire de points diamCtralement opposb, et chaque <<droite, par un grand cercle, le <<point, des p8les est son propre symttrique pour la <<droite>> Cquateur, et les adroites)) meridiens sont toutes perpendiculaires h 1’Cquateur. On complbte la gComCtrie absolue de trois faGons diffCrentes: (1) chez Riemann, inexistence de parallble, ce qui exige que deux perpendiculaires h une m2me droite se rencontrent (2) chez Eu- clide, unicitt de la perpendiculaire, donc existence de la parallkle, plus unicitC de la parallkle; (3) chez Lobatchevski, unicite de la perpendiculaire plus existence de deux droites limites appelCes parallbles, pour lesquelles et entre lesquelles aucune intersection n’existe. Cette dissociation est 1Cga- liste D par les preuves de consistance relative: si la gComCtrie euclidienne est consistante, alors chacune des deux autres, ttant reprksentable par un modble euclidien, est consistante; et inversement. En supplCment, apparait la dissociation entre la vCritC expirimentale concernant l’espace physique, et les vCritCs thCoriques possibles, et non plus nCcessaires. L’espace physique devient un objet d’Ctude expCrimentale, au mCme titre que les phCnombnes qui y sont plongCs. Evidemment la gComCtrie euclidienne reste encore long- temps le seul modble possible pour l’espace physique: l’arpentage et la gCodCsie peuvent continuer h se fonder sur elle. Mais avec la relativitC restreinte, c’est dCjh une gComCtrie pseudo-euclidienne qui prendra le relais, et avec la relativitC gCnCrale, une gComCtrie riemannienne.

Autre conskquence de la rCvolution logique du dCbut du 198: l’assimi- lation de chaque axiomatique 1 un jeu. L‘axiome d’Euclide n’Ctant plus logiquement nCcessaire, devient aussi arbitraire qu’une rbgle d’un jeu. La parfaite prCcision des rbgles et leur consistance, doivent permettre aux joueurs de savoir avec certitude si tel coup est permis, et h la fin de la partie, qui a gagnC. De faGon analogue, la parfaite prCcision des rbgles de raisonne- ment et leur consistance, doivent permettre au mathematicien de savoir avec certitude si telle << dtduction immCdiate, est permise, et h la fin du rai- sonnement, si tel CnoncC est prouv6. Notons dbs maintenant que seules les << dtductions immCdiates >> sont prCcis6es par des rbgles; la dkduction d’un thtorbme h partir des axiomes (augment& des dCfinitions, qui sont de simples abrbviations et pourraient Ctre supprimbes, par exemple dans un traitement mCcanique de la deduction) rksulte d‘une suite finie d’applications de rkgles de dCduction immtdiate. I1 est en gCnCral impossible de dCcider mtcaniquement si un CnoncC se dCduit ou non de prCmisses donnkes, alors qu’il est possible de dCcider s’il s’en dCduit immkdiatement.

Une autre notion intervient de fason importante, aussi bien dans les axiomatiques que dans les jeux: il s’agit de la complCtude. Une axiomatique

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est dite complkte, lorsque tout CnoncC concernant les notions figurant dans les axiomes, est soit prouvable, soit infirmable (sa nCgation Ctant prouvable). Nous pouvons dire, de facon analogue, qu’un jeu est complet lorsqu’il existe toujours au moins une stratCgie gagnante, pour un joueur ou pour l’autre. Par contre avec une axiomatique incomplkte, il existe des CnoncCs indicis, c’est-B-dire ni prouvables ni infirmables; dans un jeu incomplet, il existe des positions du jeu qui conduisent B la partie nulle, quelle que soit la stratCgie utilisCe; plus exactement, toute strattgie du premier joueur peut Ctre dCjouCe par le second, qui peut empkcher le premier de gagner, et inversement en Cchangeant les joueurs.

Puisque nous n’avons par16 que de gComCtrie ClCmentaire, signalons que I’axiomatique la mieux adaptCe B sa reprksentation, est complkte. I1 s’agit tout simplement de l’axiomatique du corps rCel, comprenant comme seules notions les relations ternaires (( somme >> et (< produit >). En plus des condi- tions de corps commutatif, les axiomes prCcisent qu’aucune somme de car- rts n’est Cgale B - 1, ce qui permet dCjB d’ordonner au moins partiellement les Cltments, en posant a < b lorsqu’il existe une somme de carrCs qui, ajou- tCe A a, donne b: ordre compatible avec l’addition puisque a < b entraine a + c < b + c, et mCme avec le corps en ce sens que a > 0 et b 2 0 entrainent a - b > 0. Les axiomes prCcisent que pour tout ClCment a il existe un b tel que b2 = a ou b2 = 4, exclusivement: il s’ensuit que l’ordre con- sidCrC est total. Enfin, pour chaque polyn6me f, nous avons un axiome affir- mant que, pour tous ClCments a, b, si f(a) < 0 < f(b), alors il existe un ClC- ment intermtdiaire c(a<c< b o u b < c < a ) qui annule f. Les d o m e s ainsi dCcrits sont en nombre infini, mais ils peuvent &re traitis mtcanique- ment: les logiciens disent qu’ils sont rtcursifs. Plus prCcisCment, ils peuvent Ctre raments ?I un nombre fini d’axiomes moyenant l’addition d’un nombre fini de notions supplCmentaires, en plus de la somme et du produit; cette facon ClCgante de dCfinir une axiomatique rCcursive, est due ?I Kleene (1952), dont la mCthode a CtC perfectionnke par Craig et Vaught (1958). Quant h la complCtude de l’axiomatique du corps riel, elle remonte ?I Tarski (1940).

Le lecteur se rendra vite compte dans quelle mesure la thCorie du corps rCel dCcrit la gComCtrie ClCmentaire, Cvidemment sous la forme analytique remontant B Descartes. Si par exemple nous voulons exprimer par un CnoncC en plus >> et (( multipliC par D, la propriCtC que les trois hauteurs d’un triangle concourent, nous partirons de six nombres riels a, a’, b, b’, c, c’, qui seront les coordonnCes de trois points A , B, C (non mentionnCs dans 1’CnoncC h obtenir); nous leur associerons deux composantes d’un vecteur AH orthogonal B BC, et de mCme deux composantes d’un BH orthogonal B CA et d’un CH orthogonal B AB, tout cela Ctant faisable par la seule utilisation

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de la somme et du produit avec les seules donnCes a, a’, 6, b’, c, c’; notant h, h’ les coordonnCes de l’orthocentre H, nous obtenons (h-u) (c-b) + (&--a’) (c’-b’) = 0, qu’il ne reste plus qu’d transformer en Climinant les -; et de meme en permutant ABC. L’existence des riels h et h’ pour tous a, a’, b, b’, c, c’ est la traduction de l’existence de l’orthocentre.

Du fait que la thtorie est rtcursive (traitable mkcaniquement) et com- plbte, un ordinateur convenablement programme pourra nous dire, pour chaque CnoncC concernant le corps rCel, s’il se dCduit des axiomes, ou si sa nCgation se dCduit des axiomes. Notre thCorie perd donc tout intCr6t du point de vue de la recherche, et certains ont saki cet argument pour dinier tout intCr6t B la gCornitrie ClCmentaire. 11s ont trop simplifiC le problbme, B mon avis. Une thCorie peut rester utile pkdagogiquement tout en Ctant stC- rile pour la recherche. Un Cminent informaticien me disait rCcemment que nous sommes encore loin du prototype d’une machine 1 raisonner sur le corps riel, que pour beaucoup de problbmes de gComCtrie ClCmentaire, cette machine fonctionnera plus lentement qu’un lycCen de force moyenne (il est vrai qu’elle donnera toujours le rksultat, sauf ennui technique), et qu’au mieux il faudra une trentaine d’annkes pour passer du prototype 1 une fabrication de sCrie B prix abordable pour les budgets des lyctes ou pour installer un petit nombre de gros ordinateurs-gCombtres avec, dans chaque lycCe, un terminal branch6 sur l’un d’eux.

Mais il y a plus grave, sur le plan thCorique: la gComCtrie dite ClCmen- taire est arbitrairement dClimitCe, lorsqu’on l’assimile B la thCorie du corps reel. En particulier, tout CnoncC faisant intervenir la notion d’entier naturel, sous sa forme gCnCrale, se trouve exclu par ladite assimilation. I1 est facile de dCfinir 0 comme Ctant l’unique nombre rCel u tel que u + u = u, puis 1 comme I’unique rCel v diffCrent de 0 et tel que v - v = v, puis 2 comme Ctant 1 + 1, et ainsi de suite pour 3, 4, . . . Mais aucune proposition du langage mathimatique usuel (calcul logique du premier ordre avec identitt), comprenant les seules notions (< somme x et c produit D avec les axiomes du corps rCel, ne peut dCfinir la notion d’entier, autrement dit ne peut 6tre vraie, et prouvable, pour un reel x , si et seulement si x est entier. Or cela exclut de notre gComCtrie euclidienne ClCmentaire, des thCorbmes assez fon- damentaux. Par exemple ce rCsultat classique, dQ 1 Farkas Bolyai, p2re et collaborateur de Janos Bolyai: &ant donnC deux triangles de mkme aire, il existe une dCcomposition de chacun en un nombre fini de triangles deux B deux disjoints, et une correspondance bijective entre les deux dCcomposi- tions, deux triangles correspondants Ctant Cgaux (par dCplacement: rotation ou translation). Pour le voir, on peut noter qu’une telle Cquivalence par dkcomposition est transitive, puis que deux parallClogrammes ayant en

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commun une base et ayant la m&me hauteur, peuvent &tre transform& l’un en l’autre en un nombre fini d’ttapes. En jouant sur un cBtC du parallClo- gramme puis sur l’autre, on transforme l’un en l’autre deux parallClogram- mes quelconques de mkme aire. Enfin le passage du triangle au parallClo- gramme est tvident. I1 est clair que I’on ne peut pas borner A un entier fix6 le nombre des sous-triangles de la dkcomposition: pour le voir, transformer un triangle de cBtC maximum 1 en un triangle de m&me aire et de cGtC maxi- mum n: la dkcomposition comprendra au moins n sous-triangles. La notion gtntrale d’entier est donc indispensable, et notre CnoncC ainsi que sa preuve sort du cadre gtomttrique (( tltmentaire >>. De meme, les notions de poly- gone ou de ligne briste sortent de ce cadre, ou plus simplement la notion d’ensemble fini de points ou de rtels.

Pour prtciser ce qui peut &tre dit en faveur de l’assimilation des axio- matiques i des jeux, nous distinguerons, avec les logiciens des anntes 1930 et suivantes, trois sortes de thCories.

Premibrement les thtories dtcidables, telles que la gComttrie ClCmen- taire, limitte selon Tarski B la thCorie du corps rCel. Alors, rappelons-le, cette thtorie est complbte, toute formule concernant l’addition et la multi- plication des rtels, est prouvable ou infirmable (sa ntgation &ant prouvable), B partir d’une suite infinie mais rtcursive d’axiomes, autrement dit une suite CnonGable par un ordinateur. Les rbgles du jeu de dtduction fonctionnent i plein, notre ordinateur dtcide, pour chaque formule, si elle est prouvCe ou infirmte.

Notons que la dCcidabilitC n’exige pas forctment la complCtude: simple- ment, pour une thtorie dtcidable mais incomplbte, l’ordinateur diiment programmt annonce, pour chaque formule, soit qu’elle est prouvable, soit qu’elle est infirmable, soit qu’elle est indtcise, c’est-A-dire ni prouvable ni infirmable. Pour avoir un exemple simple d’une telle thCorie dCcidable et incompl&te, il suffit de prendre l’intersection de deux thtories dtcidables, complbtes, et concernant des relations de m&me aritC, par exemple deux relations ternaires dont l’une est appelCe addition et l’autre multiplication. Plus prtcistment, prenons la thtorie du corps rCel dCji considCrCe, inter- sectte avec la thtorie du corps des entiers modulo 2 (concernant les seuls tltments 0,l munis de la multiplication usuelle et de I’addition dans laquelle 1 + 1 = 0). Pour cette thCorie intersection, tous les axiomes usuels du corps sont prouvables; par contre la formule Vx, y (x + x = y -I- y) = > (x = y) est indtcise, puisque vraie pour le corps rtel mais fausse pour celui des entiers modulo 2 oh 0 + 0 = 1 + 1 = 0.

Deuxihmement, nous avons les thtories indtcidables mais axiomatisables, telles que l’arithmttique tltmentaire fondCe sur les axiomes de Peano (1895),

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ou la thtorie des ensembles usuelle, celle de Cantor axiomatisCe par Zermelo (1908) puis Fraenkel (1922). Nous savons, par le thCorbme d’incomplCtude de Godel (1931), qu’une telle thtorie comprend forcCment des formules indb cises. Nous pouvons programmer un ordinateur qui Cnumbre successivement toutes les formules prouvables dans la thCorie. Si P est une formule quel- conque concernant les relations consid6rCes: addition et multiplication pour I’arithmCtique, appartenance pour la thCorie des ensembles; ou bien P est prouvable ou infirmable h partir des axiomes, et l’ordinateur finira par nous l’annoncer. Ou bien P est indCcise: alors l’ordinateur ne nous ren- seigne aucunement sur elle; nous resterons perp6tuellement dans l’incerti- tude, nous demandant si P est vraiment indCcise ou si sa dCmonstration ou rCfutation est tellement longue que l’ordinateur n’a pas encore eu le temps de l’obtenir, donc d’annoncer P ou d’annoncer sa nkgation. Ainsi, pour une telle thCorie, les rbgles du jeu de deduction ne fonctionnent qu’h sens unique, pour nous donner la certitude des formules prouvables ou infir- mables: les logiciens disent qu’il y a un algorithme d’CnumCration, mais non de dCcision.

Notons qu’en ce cas, si L est la longueur d’une formule, c’est-h-dire le nombre des symboles qui y figurent, en comptant toutes les occurrences, ou apparitions d’un mCme symbole en plusieurs places; et si les formules de longueur L ne sont pas toutes prouvables ou infirmables, ce qui est le cas gQCral; alors nous ignorerons toujours quelle est la dernibre formule de longueur L prouvable par notre ordinateur. Cependant cette formule existe, puisqu’il n’existe qu’un nombre fini de formules de longueur donnhe. Une telle situation a son analogue dans l’histoire humaine: aprhs notre mort, il existera une dernibre fois ou quelqu’un, un descendant ou un rat de biblio- thbque dernier lecteur de nos ceuvres Ccrites, parlera de nous. Mais per- sonne, pas mCme lui, ne saura qu’il s’agit de la dernibre fois avant notre chute dans l’oubli dkfinitif.

Troisibmement, nous avons les thCories non axiomatisables. Par exemple une thCorie complke de l’addition et multiplication entre entiers naturels. Les logiciens introduisent et Ctudient une telle thtorie complbte, dans la- quelle toute formule concernant l’addition et la multiplication des entiers appartient h la thCorie, h moins que ce soit sa nCgation qui lui appartienne. Quant au thCorbme d’incomplbtude de Godel (1931) dCjh citC, il prend alors la forme d’un thCorbme d’inaxiomatisabilitk, et prouve l’impossibilitC de programmer un ordinateur qui annoncerait successivement tous les th6o- rbmes, ou formules appartenant h la thCorie. Dans ces conditions, on peut se demander si une telle thCorie ne serait pas une pure abstraction, une

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curiosit6 utile au logicien professionnel, le jeu de dtduction devenant impra- ticable sur un tel exemple.

Cette opinion est h mon sens trop pessimiste; je crois seulement que, pour une thCorie non axiomatisable, le jeu de dCduction donne lieu h de perpktuelles remises en question. Pour pouvoir utiliser notre ordinateur, avec une thCorie complkte de l’addition et multiplication entre entiers natu- rels, partons des axiomes ‘ certains ’, qui seront par exemple ceux de Peano. Puis donnons-nous une suite infinie de tous les axiomes possibles, sans tenir compte pour le moment des contradictions qu’ils peuvent introduire; cette suite infinie &ant choisie rkcursive, de sorte que notre ordinateur puisse 1’CnumCrer: soit A,, A,, A,, . . . ces ‘projets d’axiomes’. Adoptons alors le principe des premikes prCfCrences, comme suit. Notre ordinateur dCduit un certain nombre, fini, de consiquences du premier axiome de Peano avec A,; puis des constquences des deux premiers axiomes peaniens avec A,; puis des conskquences de ces deux premiers peaniens avec A, et A,; puis des condquences des trois premiers peaniens avec A, seul, puis A, et A,, puis A, et A, et A,; et ainsi de suite. Lorsqu’une contradiction apparait, notre ordinateur ayant pris soin de noter les A, (i = 1, 2, 3, . . .) utilisCs pour chaque condquence, nous excluons du jeu le dernier A, de la suite A,, A,, . . ., Ai qui nous a conduit h contradiction; et nous travaillons dC- sormais sur la suite A,, A,, . . ., Aid,, Aj+,, Ai+2, . . . Toutefois l’exclusion de Ai ne sera dCfinitive que si la suite des operations ne fait apparaitre aucune contradiction h partir de A,, A,, . . . , Aj avec un rang j <i. En effet, si une telle contradiction apparait, alors non seulement Aj est CliminC du jeu, mais tous les A d’indices > j sont rChabilitCs, et nous travaillons dCsormais sur la suite A,, A,, . . . , Aj-,, Aj+,, Aj+,, . . . En s o m e , les exclusions ne se cumulent que dans la mesure oh elles interviennent dans l’ordre des indices, l’exclusion de A7 par exemple pouvant Qtre suivie de celle de A,, puis de celle de mais alors si l’exclusion de A,, intervient, restent seuls exclus A,, A,, et A17, le A,, Ctant rChabilit6.

De cette fason, le jeu de dkduction nous parait praticable sur ordinateur, meme pour certaines thCories non axiomatisables. I1 faut noter que l’arith- mCtique obtenue par ce principe des premikres prCfCrences, ne depend que la suite des Ai, et non du nombre des consCquences que l’on ordonne de dCduire h chaque Ctape. En fait, ou bien A, est compatible avec les axiomes peaniens et il est conservb, ou bien il est contradictoire avec eux et il finit par Stre exclu; puis ou bien A, est compatible avec les axiomes peaniens plus A, (suppos6 conservC), et il est Cgalement conserv6, ou bien il est contradictoire avec eux et finit par Stre exclu, et ainsi de suite. Le statut de chaque A, n’est toutefois jamais connu de fason dCfinitive, except6 le

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cas oii A, serait exclu (il le serait pour toujours), puis oii A,, et quelques autres seraient exclus sans qu’aucun A antCrieur ne soit conservC; mais dks lors qu’un Ai est conservC, le sort des A d’indices > i n’est jamais dCfinitive- ment connu, bien qu’il ait de moins en moins de chances de changer lorsque l’ordinateur accumule ses rksultats.

LB encore, le pseudo-algorithme ainsi dtfini par utilisation des pre- mibres prCfCrences, simule assez bien certains aspects de l’histoire humaine, avec ses excommunications parfois suivies de rkhabilitations, dont aucune n’est dkfinitivement assurCe. Ces variations de la ‘ conscience universelle ’ ttant plus friquentes en ce qui concerne les personnages rhcemment dCcC- dts, mais atteignant parfois des personnages trks anciens: Aristote et Con- fucius ont CtC longtemps adulCs, puis copieusement insultCs; les scientifiques paraissent avoir une cote plus sQre, ainsi que quelques philosophes: Socrate, aprks sa condamnation B mort, semble avoir CtC dkfinitivement rChabilitC; peut-ktre parce qu’il eut la prudence de ne rien Ccrire, sa mai‘eutique est toujours considCrCe comme une heureuse pCdagogie.

Nous pouvons situer au dCbut du sikcle l’apogCe de la conception ludique des axiomatiques (assimilation de chaque axiomatique B un jeu). Parlons maintenant de son dCclin, qui s’acdlkre B partir de l’explosion des grandes dkcouvertes logiques des annCes 1930. L‘apparition de nettes dis- semblances entre axiomatiques et jeux est like, B mon avis, au dkveloppe- ment, puis B 1’hCgCmonie de la sCmantique, au ditriment de la syntaxe. Le lecteur sait dCjB en quoi consiste la syntaxe: par analogie avec la syntaxe grammaticale, la syntaxe logique est l’btude de la formalisation, de la structure des formules, et des rbgles de dCduction immCdiate d’une formule B partir d’une ou plusieurs autres: par exemple la rbgle de ditachement, ou modus ponens, qui dCduit, de P et de << si P alors Q )>, la consCquence Q. En gros, du point de vue syntactique, une thCorie mathkmatique se rCduit a un systkme formel dont on dCveloppe les constquences en appliquant des rkgles formelles de dCduction, sans s’occuper de la signification des formules ainsi manipulCes.

La sCmantique, au contraire, B l’exemple de celle des philosophes et des linguistes, est centrCe sur l’ttude de la signification des formules. Du point de vue skmantique, 1’Ctude d’une thtorie exige la reprksentation des for- mules et la dCfinition de la << vCritC > ou fausset6 de certaines formules; ce qui exige en plus la reprksentation de la thCorie CtudiCe dans une autre, que l’on appelle une mCtathCorie. I1 est entendu que cette mCtathCorie n’est pas d’une autre nature que les autres thCories mathkmatiques, et qu’en par- ticulier, elle sera B son tour reprksentable dans une deuxikme mCtathCorie; et ainsi de suite.

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Cet aspect sCmantique apparait dCjB chez Hilbert (1904) avec les pre- mikres tentatives pour prouver la consistance de thCories trks simples; il devient t r b net chez Herbrand (1930) qui prouve la consistance d’une arithmktique amputke, et qui Cchoue devant les axiomes de rkcurrence. Ces demi-succks midchecs sont CclairCs par le thCorkme d’incomplttude de Godel (1931) dCjl citC: il en rCsulte qu’une preuve de consistance prCsuppose la consistance d’une mktathtorie strictement plus puissante que la thCorie Ctudite et reprCsentCe; du moins lorsque cette dernikre est assez indressante pour comprendre des ClCments d’arithmitique.

La stmanfique prend une forme rigoureuse et gCnCrale chez Tarski (Der Wahrheitsbegriff in den formalisierten Sprachen, 1936, traduction allemande d’un article polonais de 1931; on pourra consulter la traduction anglaise de Woodger 1956, Logic, semantics, metamathematics, ou la traduction fraqaise dirigte par Granger 1972, Logique, sCmantique, mCtamathCma- tique). La notion intuitive de ‘ valeur de vCritC ’, que tous utilisaient sans la concevoir clairement, est ici introduite pour la premikre fois avec rigueur et gtniralitt. Pour donner un exemple simple, B la formule suivante: Vx, y, z (axy A ayz) j a=, qui reprCsente usuellement la transitivitb, nous pouvons attribuer n’importe quelle relation binaire, que nous substituons B a; la valeur de vCritC prise par cette formule sera ‘ vrai ’ ou ‘ faux ’ selon que la relation binaire substitute B a, est transitive ou non; ainsi la formule prend la valeur ‘ faux ’ pour la relation y = x + 1 sur les entiers.

I1 serait inexact de parler d’une opposition entre syntaxe et sCmantique, en dehors de l’opposition entre logiciens Cpris de syntaxe et logiciens Cpris de stmantique. Parlons plut8t d’une absorption de la premibre par la se- conde. En effet, les notions de stmantique, et notamment la valeur de vtritt, rtsultent de l’approfondissement de la syntaxe. C‘est pour mieux savoir ce qu’est un systkme formel dCveloppC par des rkgles de dCduction, que les logiciens en sont arrivts B Ctudier ce systkme comme un Ctre math& matique, donc B le plonger dans une mttathborie. Le passage de la syntaxe ?i la stmantique est analogue au passage des mtthodes de rCsolution des tquations algtbriques, B la thtorie des corps. Au lieu de calculer si une formule logique donnte est consistante, ou dCduit telle autre formule, le sCmanticien s’attaque aux classes des relations qui vCrifient une formule; ainsi, en algkbre, au lieu de calculer les solutions d’une Cquation, l’algtbriste galoisien associe a chaque Cquation son corps de rupture. De mCme que la thCorie des corps Ctablit 1’impossibilitC de rCsoudre par radicaux 1’Cquation du cinquikme degrt, la sCmantique Ctablit des thCorkmes de limitation ou d’impossibilitt: le thCorkme d’incomplCtude de Godel, ou le thCorBme de Lowenheim (1915) ttendu par Skolem (1920) qui, en associant B chaque

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thCorie consistante un modBle fini ou dknombrable, nous interdit d’obtenir une thCorie caracthrisant l’infini non dCnombrable.

Quant h la reprtsentation d’une thCorie dans une autre, elle peut prendre diverses formes, qui n’ont jamais, h ma connaissance, CtC bien classCes et prtcistes par les logiciens. Disons que les reprCsentations les plus simples sont obtenues par interpretation de certaines difinitions. Par exemple, la reprCsentation de la gComCtrie sphCrique dans la gComCtrie euclidienne dCbute comme suit: on interprbte comme ‘ point ’ ce qui est ‘ en rCalitC ’ une paire de points diametralement opposis sur la sphbre; on interprbte comme ‘ droite ’ ce qui est ‘ en rCalitC ’ un grand cercle de la sphbre; moyennant quoi, par deux ‘ points ’ distincts passe une ‘ droite ’ et une seule, etc. Une reprksentation analogue est celle, due h Godel (1940), de la thCorie des ensembles munie de l’axiome de choix, dans la thCorie des ensembles sans le choix, par le moyen des ensembles constructibles. Des reprisentations plus sophistiquies et remontant h Godel, utilisent une numkrotation des formules; de sorte qu’h chaque procCdC de construction de formules, correspond une fonction d‘entiers: par exemple B la conjonction correspond une fonction f qui, pour tous entiers p, q, prend la valeur f(p, q) = numCro de la con- jonction de la formule numCro p avec la formule numCro q. Dautres rep&- sentations font appel A la valeur de vCrit6, et remontent donc h Tarski: si nous dCfinissons la valeur de vCritC d’une formule d’arithmitique, cela ne peut pas se faire dans le cadre de I’arithmCtique elle-meme, mais cela se fera, par exemple, dans le cadre de l’analyse ou d’une autre thCorie basbe sur un ensemble continupotent; disposant de la notion de nombre rCel, ou ce qui revient au meme, de la notion d’ensemble d’entiers, on pourra associer B chaque formule VxP(x) l’ensemble des formules P(O), P(1), P(2), . . . , puis l’ensemble des valeurs de vCritC prises par ces formules, et par cons&- quent on pourra dCfinir la valeur de VxP(x) comme Ctant ‘vrai’ si et seulement si celles de P(O), P(1), P(2), . . . sont toutes Cgales h ‘ vrai ’.

Voyons maintenant en quoi le dCveloppement et 1’hCgCmonie de la simantique conduisent B mettre en Cvidence une importante dissemblance entre axiomatiques et jeux. C‘est qu’il n’existe rien qui ressemble h une reprCsentation de chaque jeu dans un autre jeu. Les dames ont beau &tre un jeu plus simple que les Cchecs, elles n’en constituent pas un cas parti- culier, et ne sont d’aucune manibre reprCsentables au moyen des Cchecs ni d’aucun autre jeu. Si l’on veut absolument retrouver, pour les jeux, 1’Cqui- valent de la dualiti ‘ thCorie reprCsentCe et mCtathCorie reprksentante ’, on en est rCduit h faire appel, par exemple, h la thCorie des jeux; mais il s’agit d’une thCorie mathkmatique et non d’un jeu: on sort des limites que l’on s’Ctait donnCes. Ou bien, on considbrera c o m e un ‘ mCta-jeu ’ la recherche

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d’une programmation permettant d’utiliser un ordinateur comme machine B jouer; mais la comparaison entre cette programmation et le jeu, n’Cvoque que de loin les rapports de reprksentation d’une thCorie dans une mCta- thCorie; de plus, ici encore, on sort des limites donnCes, le ‘ mCta-jeu ’ n’est plus un jeu comme les autres. Ou pis encore, on prendra pour ‘mCta-jeu’ la description, axiomatique si possible, de l’une des sociCtCs dans lesquelles le jeu considCrC est apparu ou est pratiquC: un ‘mCta-jeu d’kchecs’ serait une description de la cour royale du grec Palambde (inventeur mythique des Cchecs), les rbgles de dkplacement des pibces du jeu seraient une image des rapports sociaux entre le vrai roi, la vraie reine, les bouffons, les gardes B cheval, les gardes de la tour, les huissiers ou les esclaves vivant B la cour, et leurs homologues du clan opposC. Inutile d’insister sur le caractbre dCli- rant d’une telle tentative, sauf peut-Ctre sur le plan de la littkrature ou de la psychologie.

Revenons aux consCquences du dkveloppement de la skmantique, pour signaler une autre dissemblance entre axiomatiques et jeux. I1 est normal d’Cnoncer les rbgles d’un jeu avant de jouer; dans la pratique, cela Cvite les divergences d’interprktations et les tricheries; du point de w e thtorique, l’en- semble des rbgles constitue la dCfinition du jeu, par exemple B l’intCrieur d’une thCorie des jeux. I1 est sous-entendu que les futurs joueurs ont une pratique suffisante de la logique usuelle pour dCduire, B partir des rkgles, les coups permis et les coups interdits.

Cet optimisme quant B la prCparation logique du joueur, n’est plus aussi fond6 lorsqu’il s’agit des rbgles de dkduction exposCes dans une mCta- thCorie. Pour comprendre ces rbgles et les utiliser, il faut dCjB savoir raison- ner, il faut savoir dCvelopper la mCtathCorie qui risque d’etre, on l’a vu, plus puissante donc plus subtile que la logique reprCsentCe par les rkgles exposCes. Cela n’est pas trbs visible dans la pratique usuelle, oa il suffit presque de savoir faire des substitutions dans certains schCmas de dCduc- tion, et de recopier des axiomes donnb. Mais cela devient plus net lorsqu’on Ctudie les procCdCs de raisonnement induits par la mCtathCorie sur la thCorie reprCsentCe.

Par exemple, supposons, ce qui est probable, que la conjecture de Fermat soit indCcise (ni prouvable ni infirmable par les axiomes de Peano, donc stmantiquement vraie bien que non dtductible). Alors il existe des arithmb tiques fermatiennes consistantes dans lesquelles xn + yn # zn pour tout entier n > 2 et tous entiers x, y, z non nuls. Mais il existe aussi des arithmCtiques antifermatiennes consistantes, dans lesquelles on dCfinit un ‘ plus petit ex- posant antifermatien ’ n > 2 pour lequel existent un x non nul, un y non nu1 et un z vCrifiant xn + y n = zn. Alors la premibre question qui vient B

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l’esprit du logicien, est de savoir si le plus petit exposant antifermatien peut Ctre construit sous la forme simple d’une somme de nombres 1, soit 1 + 1 + . . . + 1; rCponse oui, si la mCtathCorie est antifermatienne, car il suffit alors de considCrer, dans la mCtathCorie, le plus petit exposant anti- fermatien n, et de dire que l’on prend justement n tames Cgaux h 1 dans la somme considCrCe; rCponse non, si la mCtathCorie est fermatienne, auquel cas l’exposant n doit &re reprCsent6 par un symbole, comme les nombres e et x en analyse; ou encore, un rappel de sa dCfinition doit Ctre fait chaque fois que l’on utilise ledit exposant, pour se demander par exemple s’il est pair ou impair, premier ou non, etc. Nous voyons donc qu’une dissymCtrie logique accompagne 1’CnoncC de Fermat, comme d’ailleurs celui de Gold- bach (tout entier pair est-il la somme de deux entiers premiers) ou tous autres du m6me genre qui abondent en arithmktique. En effet, une mCta- thCorie antifermatienne ne peut reprksenter que des arithmktiques antiferma- tiennes, alors qu’une mCtathCorie fermatienne peut reprksenter aussi bien une arithmktique fermatienne qu’une antifermatienne, dans laquelle l’expo- sant en question ne peut pas &tre Ccrit sous forme d’une somme de 1; ni d’ailleurs sous numkration dtcimale usuelle, c’est-&-dire une somme de produits de nombres < 10 par des puissances de’ 10 dont les exposants seraient chacun une s o m e de 1.

Des Cvidences prCcCdentes, il rCsulte une diffirence fondamentale entre le dtveloppement, attendu pour les prochaines dCcennies, des arithmC- tiques non classiques, et le dkveloppement dCjh connu des gComCtries non euclidiennes ou des thCories des ensembles non zermelkennes (niant l’axiome du choix). Alors que la dCduction logique, ou, ce qui revient au m&me, l’en- semble des thkses logiques, ou formules toujours vraies, restait inchangC lorsqu’on passait d’une axiomatique des ensembles h une autre, d’une gCom6- trie A une autre; par contre, le passage d’une mCtathCorie reprksentante fer- matienne, h une antifermatienne, entrainera l’addition, aux thkses logiques usuelles, de nouvelles thkses que nous appellerons inusuelles; et il ne s’agira pas seulement de formules de longueur ‘antifermatienne’, mais bien de formules de longueur finie au sens usuel.

Par exemple, considCrons une arithmitique’ antifermatienne reprCsentCe dans une mCtathCorie elle-m$me antifermatienne. L‘utilisation, dCjh men- tionnCe, de sommes 1 + . . . + 1 comprenant un nombre de termes 1 qui sera fini mais antifermatien, revient h appliquer des rbgles logiques usuelles de substitution, un nombre de fois fini antifermatien. Autrement dit, cela revient h donner une preuve, de longueur antifermatienne, de la thbse lo- gique inusuelle suivante, dont la longueur est finie au sens usuel. I1 s’agit de la nCgation de l’antithbse inusuelle, conjonction des axiomes affirmant

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que, pour tous a, b existe un et un seul c = a + by un et un seul c = a by un et un seul c = ab; plus les axiomes de dCfinition rCcurrente de l’addition: a + 0 = a et a + (b + 1) = (a + b) + 1; de la multiplication: a 0 = 0 et a (b + 1) = (a - b) + a; de l’exponentiation: a0 = 1 et a @ + I ) = (ab) - a; plus les deux axiomes pCaniens a + 1 # 0 et a # b =$ a + 1 # b + 1, qui assu- rent les inCgalitCs des divers entiers; enfin la conjonction s’ach8vera par 1’CnoncC de Fermat, dont la nCgation rCsulte par ailleurs de l’application des prCcCdents axiomes dans notre mCtathCorie antifermatienne.

I1 parait maintenant normal qu’une mCtathCorie antifermatienne, plus riche en thbses et en antitheses reprCsentCes qu’une thCorie usuelle, rejette comme Ctant inconsistantes les arithmCtiques fermatiennes, cependant qu’une mCtathCorie fermatienne, qui ne reprCsente que les thbses et anti- thbses usuelles, tolbre comme Ctant consistantes aussi bien des arithmb- tiques fermatiennes que des antifermatiennes. En admettant m&me que les substitutions en nombre antifermatien soient reprksentables dans certaines mCtathCories fermatiennes, il s’agirait alors d’une suite infinie de substitu- tions; ce qui n’est pas contradictoire, semble-t-il, si nous revenons aux dCfinitions les plus usuelles de la finitude.

Rappelons A ce sujet qu’un ensemble a est fini selon Dedekind (1888) lorsqu’il n’existe aucune bijection de a sur un de ses sous-ensembles stricts (sous-ensembles distincts de a). Selon Tarski (1924)’ un ensemble a est fiN lorsque tout ensemble de parties xi de a, admet un ClCment minimal par inclusion, c’est-&dire un xo dont aucun xi n’est une partie stricte. Les deux dkfinitions sont Cquivalentes moyennant l’axiome du choix. Sans lui, la dCfinition de l’ensemble fini par Tarski est la plus forte, et Cquivaut 2 la (< dCfinition >> suivante, qui fait intervenir une condition arbitraire C: l’en- semble vide est fini; tout fini auquel on ajoute un ClCment, reste fhi; enfin une condition arbitraire C est vraie pour tout ensemble fini si C est vraie pour le vide et si C reste vraie pour l’addition d’un nouvel ClCment A un ensemble qui vCrifie C. On notera la resemblance de cette c dCfinition. avec le schCma d‘axiome de rCcurrence en arithmbtique, qui dCfinit la notion d’entier naturel.

I1 existe d’autres dbfinitions, moins connues et moins utiles, de la fini- tude. Toutes donnent lieu au ‘ paradoxe ’ suivant. Un mCme ensemble a peut &tre fini, en tant qu’C1Cment d’un modble d’une thCorie T des ensembles; ou d’une combinatoire, ou thCorie des ensembles finis. Cependant que a sera infini du point de vue d’une mCtathCorie qui reprksente T. Simplement parce que les bijections de a sur une de ses parties strictes (qui rendent a infini selon Dedekind), ou les ensembles de parties de a qui n’admettent pas d‘tlCment minimal (donc qui rendent a infini selon Tarski), existent dans

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la mCtathCorie reprksentante, mais sont exttrieurs au modble de la thtorie T representie. Ce << paradoxe D est analogue i celui de Lowenheim (1915) perfectionnk par Skolem (1920) sur les modbles dCnombrables des thCories des ensembles. En ce cas, devenu classique, a peut Ctre infini dCnombrable pour la mttathkorie reprksentante, et infini non dCnombrable pour la thCorie T reprCsentCe, simplement parce que les bijections de a sur l’ensemble des entiers, existent dans la mCtathCorie mais sont exttrieures B T.

Pour revenir h notre sujet des arithmetiques et des mCtathCories reprb sentantes, rien n’interdit, semble-t-il, l’existence d’une arithmCtique anti- fermatienne reprCsentCe dans une premibre mCtathCorie antifermatienne avec des thbes logiques inusuelles obtenues par un nombre fini antiferma- tien de substitutions; cette premihre mCtath6orie Ctant elle-mCme reprCsentCe dans une seconde mCtathCorie qui serait fermatienne (donc tolCrante), les substitutions considQ6es &ant en nombre infini du point de vue de ladite seconde mCtathCorie.

On peut traiter les considkrations pr6cCdentes de subtilitts relevant pour l’instant de la logique-fiction. I1 me para2t cependant impossible d’en 6carter la rkalisation, probable dans un proche avenir. I1 est, en condquence, im- possible de soutenir que, de m&me qu’un joueur apprend les rkgles du jeu par simple lecture de leur CnoncC, le mathdmaticien va apprendre B raisonner par la simple lecture de la liste des rkgles de dkduction; puisque, pour utili- ser ces rhgles, il lui faut dCjh maitriser le dCveloppement logique de la thCorie oh elles sont ntcessairement plongkes. MCme si, dans la pratique usuelle, il n’a qu’i recopier des axiomes et y faire des substitutions de formules << en nombre fini )>. En particulier, il est illusoire de vouloir donner, comme le faisait encore Bourbaki en 1954, une ((description de la mathkmatique formelle D placCe << au dtbut D de la mathimatique (livre 1, chapitre l), avec l’espoir que, thioriquement, la seule lecture de cette description nous rende apte B raisonner. I1 faut, au contraire, savoir dCji raisonner i l’int6- rieur d’une mCtamathCmatique, avant de pouvoir comprendre la description de la mathkmatique formelle. En somme, les rkgles de deduction ne se placent pas << avant )> la mathkmatique, mais elles constituent une image de la mathkmatique, qui lui est intkrieure. La conception de la logique consi- dCrCe comme << fondement >) de la mathkmatique, relke d’une illusion, du << complexe de Descartes 2 , lequel, si je l’ai tant soit peu compris, voulait fonder toute connaissance sur notre doute initial.

En faveur des prkvisions prCcCdentes: des axiomes presqu’aussi simples que Fermat, viennent d’etre prouvts indCcis par rapport i Paeno: voir Paris et Harrington, Handbook of math. logic, ed. North Holland, 1978.

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Terminons le prCsent article par une mise en garde et par des citations Mise en garde: quelle que soit la notion de reprksentation que nous consid6 rions entre thCorie et mCtathCorie (reprisentation par interprktations, par numCrotations des formules, par passage aux valeurs de vdritC), la compa- raison de puissance des thCories, qui lui est liCe, ne doit pas Ctre confondue, comme il est fait souvent, avec la comparaison de force ou de gCnCralitC des thCories. Une thCorie T Ctant donnte, une autre thtorie U est dite plus forte, ou moins gCnCrale que T lorsqu’elle est obtenue de T par addition de nouveaux axiomes (et T est dite plus faible ou plus gCnCrale que U). Par exemple, la thtorie T des ensembles sans l’axiome de l’infini, est plus faible et plus gtnCrale que la thCorie usuelle U des ensembles (munie de l’axiome de l’infini), et Cgalement plus faible que la thCorie C des ensembles finis, ou combinatoire, obtenue de T par addition de l’axiome affirmant que tout ensemble est fini: T constitue un ‘ tronc commun ’ pour U et pour la combinatoire C. Par ailleurs, du point de vue de la puissance de reprCsen- tation, U est plus puissante que T et C, mais T et C sont Cquivalentes en puissance de reprksentation. Pour reprCsenter C dans T, il suffit de relativi- ser chaque formule aux ensembles finis, autrement dit de remplacer chaque expression cc quel que soit l’ensemble x >> par <c quel que soit l’ensemble fini x >>; et Yon est assurC de ne pas travailler B vide du fait qu’il existe des ensembles finis dans la thCorie tronc commun T (les singletons, les paires, etc.), et que ce sont exactement les ensembles finis de C; alors que l’on ignore, dans T, s’il existe des ensembles infinis.

Passons enfin aux citations qui m’ont CtC aimablement communi- quCes par Maurice Loi, accompagnCes de cette remarque de bons sens, que les jeux, contrairement aux axiomatiques, n’ont jamais pu Ctre utilisCs par les physiciens pour mieux comprendre l’univers.

Citation de Diderot (ceuvres complktes, Paris 1875, 11, lo), en faveur de la resemblance entre mathkmatique et jeu: (( La chose du mathkmaticien n’a plus d’existence dans la nature que celle du joueur. C’est, de part et d’autre, une affaire de convention >>.

Citations extraites de la Revue de MCtaphysique et de Morale, 1904, tome 12, p. 1044, intervention de Couturat au cours d’un congrks internatio- nal. <( A ceux qui comparent les mathematiques au jeu d’Cchecs, M. Frege rCpond: il y a une difftrence capitale (. . .); c’est que les Cchecs et leurs dispositions sur 1’Cchiquier ne signifient rien, ne reprksentent rien d’autre, et surtout n’enveloppent aucune affirmation. De mCme, les symboles Ccrits sur le tableau ne sont pas simplement les pikces d’un jeu de patience: ils rep& sentent des concepts, des propositions et surtout, des implications rCellement pensCes par l’esprit; et si l’on peut logiquement passer d’une figure B l’autre,

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c’est pace que la proposition reprtsentCe par la premiere implique rielle- ment la proposition reprisentCe par la seconde (. . .) B. <( M. Couturat demande a ajouter une remarque importante, qui est la refutation dCcisive de tout nominalisme logique: c’est que la logique emploie au moins un principe non traduisible en symboles, a savoir le principe de substitution. Ce principe est le nerf de tout raisonnement: il exprime le pouvoir de ghiralisation de l’esprit, par oh celui-ci dCpasse tout symbolisme, en attribuant B des signes, toujours concrets et particuliers, une valeur universelle. Un tel principe Cchappe Cvidemment A l’objection nominaliste, et il est Ctranger et supCrieur

toute intuition )>.

REFERENCES

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Zeitschrift, vol. 22, p. 250-273. Godel, 1930 - Die Vollstandigkeit der Axiome des logischen Funktionenkalkiils -

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Beweisbarkeit mathematischer Satze nebst einem Theoreme iiber dichte Mengen - Skrifter utgit av Videnskapsselskapet i Kristiania - I. Math. natur. Klasse n. 4, 36 p.

Tarski, 1924 - Sur les ensembles finis - Fundamenta Math. vol. 6, p. 45-95. Tarski, 1936 - Der Wahrheitsbegriff in den formalisierten Sprachen - Studia Phil.,

vol. 1, p. 261-404 - Traduction anglaise 1956, Logic, semantics, metamathema- tics, Woodger Oxford, Clarendon Press, 471 p.; traduction francaise 1972, Logique, sCmantique, mCtamathCmatique, Granger, Paris, Armand Colin, p. 157-269.

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1, Description de la mathimatique formelle.

p. 447-470.

Dialectica Vol. 32, No 3 4 (1978)