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LES CADRES SOCIAUX DE LA SOCIOLOGIE MARXISTE Author(s): Henri Lefebvre Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 26, LES CADRES SOCIAUX DE LA SOCIOLOGIE (Janvier-Juin 1959), pp. 81-102 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689169 . Accessed: 17/06/2014 04:59 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 188.72.126.118 on Tue, 17 Jun 2014 04:59:51 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LES CADRES SOCIAUX DE LA SOCIOLOGIE MARXISTEAuthor(s): Henri LefebvreSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 26, LES CADRES SOCIAUXDE LA SOCIOLOGIE (Janvier-Juin 1959), pp. 81-102Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689169 .

Accessed: 17/06/2014 04:59

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LES CADRES SOCIAUX DE LA SOCIOLOGIE MARXISTE«1)

par Henri Lefebvre Maître de Recherches au C.N.R.S.

§ 1. Les questions posées. - Sous ce titre peuvent se traiter des questions diverses, encore que mêlées étroitement et réagissant les unes sur les autres.

Première question : Y a-l-il une sociologie chez Marx ? Si oui, où se trouve-t-elle, en quoi consiste-i-elle ? - A cette question, je réponds rapidement en renvoyant à d'autres travaux. Oui, il y avait dans les œuvres de Marx des indications sociologiques, et peut-être encore plus : le programme d'une sociologie. Où cela ? dans les œuvres de jeunesse, comme Ta montré G. Gurvitch. Cependant, je me sépare de G. Gurvitch sur un point assez impor- tant. Je pense que l'œuvre de la maturité de Marx, Le Capital, contient aussi une sociologie développée (2) ; Marx étudie par exemple la famille dans le cadre de la société globale (capitaliste) ; il décrit, analyse et reconstitue les rapports de groupes sociaux concrets : la ville et le village, les diverses classes. Bref, il atteint un processus social total. Dans l'analyse et la restitution de cette totalité, la sociologie est analogue à la physiologie, tandis que l'économie politique se compare à l'anatomie. Il reste que cette formule n'est qu'une métaphore, et que l'œuvre de Marx laisse ouverts beaucoup de problèmes, en particulier un problème méthodologique. Quels sont les rapports des sciences sociales, économie politique, histoire, sociologie, psychologie ?

Deuxième question : Y a-t-il une sociologie s1 inspirant de Marx, une sociologie marxiste ? - Si oui, où se trouve-t-elle ? Quel est son rapport exact avec la sociologie que nous pouvons aujourd'hui retrouver chez Marx ? Se correspondent-elles ? ou bien y a-t-il

(1) M. Lefebvre, souffrant au moment du colloque, a envoyé postérieure- ment ce texte, crue nous reproduisons ici.

(2) Note de la Direction. - C'est aussi la conviction de G. Gurvitch, expri- mée dans ses cours ronéographiés récents : Comte, Marx et Spencer, Paris, C.D.U., 1957, et La sociologie de Karl Marx, Paris, G.D.U., 1959.

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eu et y a-t-il encore des divergences, des malentendus, et lesquels ? A cette question, je réponds d'abord par un « oui et non ».

Oui, Marx a eu la plus grande influence sur la sociologie contem- poraine ; il passe à juste titre pour l'un des fondateurs de la socio- logie. Et cependant, cette influence a pris des formes diverses et même contradictoires. Et cependant, l'idée d'une « sociologie marxiste » ne peut s'accepter sans explicitations et sans réserves. L'idée d'une « science marxiste » a trop servi le dogmatisme pour ne pas laisser quelque méfiance. Enfin, ceux qui se réclament le plus fortement du marxisme se prononcent contre l'existence d'une science sociologique, ouvertement ou tacitement. Malgré l'autorité de Lénine, ils tendent à considérer le marxisme comme une philosophie, ou comme une économie politique.

Ce qui nous conduit à la troisième question. Quelle fui Valiilude vis-à-vis de la sociologie des groupes sociaux actifs s1 inspirant du marxisme ? Cette attitude fut-elle implicite ou explicite ? cons- tante ou changeante ? déterminée par une réflexion théorique ou bien par une idéologie résultant de la composition sociale de ces groupes, de leur structure intrinsèque et des « cadres sociaux » ayant adopté le marxisme comme idéologie ?

D'où la quatrième série de questions, à savoir V élude proprement sociologique des groupes actifs ayant adopté le marxisme. En quoi ces groupes relèvent-ils de la sociologie ? de quelle branche, sociologie de la connaissance ou sociologie politique ? La socio- logie qui pourrait les décrire et les expliquer est-elle la sociologie inspirée de Marx ? L'attitude de ces groupes vis-à-vis de la socio- logie en général et de la sociologie marxiste en particulier a-t-elle des raisons elles-mêmes sociologiques ? Lesquelles ? Ces raisons, causes ou motifs ont-ils un sens pour le sociologue ? Leur attitude apporte-t-elle quelque chose à la sociologie et quoi ?

Il est évident que les deux dernières séries de questions passent au premier plan si l'on étudie les cadres sociaux de la sociologie. Le classement des questions donné ci-dessus pourrait se modifier. Cependant, il n'est pas arbitraire. La réponse à la première question ne peut pas ne pas réagir sur la réponse aux deux dernières, et inversement. En fait, plusieurs groupes de grandes questions interfèrent : histoire du marxisme dans le monde moderne, histoire de la sociologie, et enfin sociologie des marxistes eux-mêmes. La boucle se referme, le cercle se clôt. Il s'agit bien d'élaborer une sociologie des sociologues. Seulement, ici, les sociologues se nomment : Marx, Lénine, Staline. Les milieux ou cadres sociaux interrogés se nomment : première, deuxième, troisième Internationale - partis socialistes - partis communistes d'U.R.S.S., de Chine, de Yougoslavie, de France, etc. C'est dire l'énormité du débat. Le cercle qui semblait se clore

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LA SOCIOLOGIE MARXISTE

s'ouvre démesurément et englobe la quasi-totalité de l'histoire contemporaine...

En fait et en vérité, ce que nous abordons ici, c'est un chapitre très important de l'histoire du dogmatisme marxiste. Sujet énorme, dont je crois pouvoir dire qu'il a lourdement pesé sur la pensée contemporaine, car ceux qui crurent lui échapper ou qui luttèrent contre lui rentraient dans ses cadres par le fait même de le prendre en considération et de le combattre...

§ 2. Dogmatisme et histoire. - Rien de plus difficile à atteindre et à reconstituer que l'histoire du dogmatisme. En effet, si toute connaissance doit découvrir du « caché », ce « caché » est particulièrement dur à déceler lorsqu'il se cache habilement, lorsqu'il se dissimule avec art et technicité, lorsqu'il sait brouiller les pistes et effacer les traces.

Par essence, tout dogmatisme nie sa propre histoire. Il se prétend et se veut solide, permanent, ou comme on dit dans le vocabulaire politique moderne : monolithique, coulé d'une seule pièce. La permanence devient toujours, expli- citement ou implicitement, la valeur suprême ; les stéréotypes, en dissimulant leur origine et surtout leur formation, se donnent pour des critères. Tout dogma- tisme par conséquent conteste son changement, ainsi que les conditions de son établissement. Or, il ne peut nier le changement (surtout quand il s'agit du marxisme, c'est-à-dire d'une théorie de l'histoire et du devenir universel !). Alors, le dogmatisme n'admet le changement qu'au compte-gouttes, si l'on peut dire. Il use et abuse largement des textes, des citations remontant aussi loin que possible dans sa propre historicité. Contrairement à la méthode scien- tifique, à l'esprit critique (et dans le cas du marxisme à la pensée dialectique), il emploie de plus en plus et de mieux en mieux la méthode d'autorité. Il n'en vient aux faits que pour vérifier les thèses. En bref, il n'accepte ses modifi- cations que dans des limites strictement déterminées par lui, c'est-à-dire par la permanence des attitudes, des institutions et surtout des hommes. Quels hommes ? Ceux qui ont l'autorité dans le dogmatisme et dont le dogmatisme justifie, bien entendu, l'autorité.

Le dogmatisme ne peut pas ne pas admettre qu'il n'y ait des situations nouvelles ; il ne peut pas ne pas reconnaître le temps et la temporalité. Mais il pose en « principe » que ce sont les maîtres du dogme qui déterminent la nou- veauté des situations, qui adaptent le dogme à ce qu'apporte le temps, donc en réservant soigneusement la pérennité des « principes » dogmatiques. Quel qu'il soit, le dogmatisme n'admet l'histoire et son histoire qu'écrite par lui. Tout dogmatisme commence donc par réécrire son histoire, par présenter son passé et ses antécédents en fonction de sa conservation et des buts du groupe social auquel son sort se lie. Il falsifie, s'il le faut, textes et documents. Le dogmatisme, à sa manière, veut maîtriser le temps ; il le maîtrise au moyen d'une forme qu'il veut stable ; il comporte dès lors inévitablement un formalisme. Il ne peut éviter les conséquences de la temporalité et d'abord le vieillissement des hommes et celui des idées. Mais il se propose de dominer et de maintenir en soi - à l'intérieur de soi - sa propre temporalité de manière à se conserver comme forme intacte de pensée et d'action. Or ce projet ne peut s'accomplir. Aucun dogmatisme, malgré les efforts les plus patients et les plus Menaces, n'a jamais pu absorber et résorber en soi le déroulement temporel. Tous les dogma- tismes furent et seront la proie du devenir. Le temps s'empare d'eux précisé- ment par et à travers leur effort pour résister au temps. L'histoire d'un dogma-

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tieme est ainsi l'histoire d'une détérioration, lente ou rapide, coupée de reprises et de rétablissements momentanés, aboutissant parfois à des crises et à des effondrements, parfois aussi à des métamorphoses profondes. Seulement, la détérioration d'un dogmatisme comporte son perfectionnement, son afïînement. Les dogmatiques accumulent une expérience ; ils se défendent de mieux en mieux, ils exécutent des opérations préventives. Ils fignolent dans les détails les affirmations et positions. Et c'est à travers ce fignolage que se poursuit la détérioration. Ne pourrait-on voir ici une loi historique ou même sociologique, une loi générale des formes, valables pour celles de l'art, de la culture, de la pensée philosophique, comme pour celles de la vie sociale ? Cette loi se formu- lerait : « La disparition des formes s'accompagne d'une élaboration, d'un perfectionnement, d'un achèvement de ces formes poussées jusqu'à l'extrême accomplissement. »

On ne saurait trop insister sur le caractère spécial, paradoxal, perfectionné du dogmatisme marxiste. Point de départ : la pensée de Marx, qui se situait et se situe aux antipodes du dogma- tisme, ce que ne cesse de répéter le dogmatique marxiste. Effecti- vement, il y a un siècle, qui aurait pu imaginer un dogmatisme marxiste ? Le marxisme se constituait en commençant par une critique radicale du dogmatisme antérieur, et particulièrement de l'hégélianisme. Il se donnait pour une critique concrète, à la fois théorique et pratique, philosophique, sociale, politique. Il supposait une critique radicale perpétuelle de l'existant pour le dépasser ; sa partie positive (constructive) impliquait sa partie négative (critique radicale) sans jamais l'abolir. Marx insistait sur l'urgence incessante de la critique radicale. Il posait en principe que la dialectique saisit les choses, les êtres, les situations, les formes et les structures par leur côté éphémère. Enfin, il mettait à l'alpha et à l'oméga de toute pensée l'idée du devenir universel, le devenir de toute réalité naturelle, sociale, culturelle ou « spiri- tuelle » !

En moins d'un siècle, ces affirmations si vives, et qui parais- saient si vivaces, se sont pétrifiées, figées7 changées en leur contraire : en dogmes. L'idée de l'universel devenir est devenue une formulation vide et immobile, une abstraction destinée à seulement justifier les prétentions des dogmatiques, à définir selon leurs convenances le devenir et le non-devenir, le provisoire et le durable. Et ainsi de suite. La critique radicale de l'État et la théorie du dépérissement de l'État se sont changées en idéologie d'État. La critique radicale de la bureaucratie, liée chez Marx à la critique théorique et pratique de l'État, est devenue l'idéo- logie favorite et justificatrice d'énormes bureaucraties étatiques (dont les chefs d'État eux-mêmes reconnaissent l'énormité et soulignent les abus). La critique des idéologies s'est changée en idéologie, la critique de l'existant en apologie « inconditionnée » d'un certain existant...

Cependant, le dogmatisme marxiste profitait d'une immense

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expérience : celle de deux ou trois mille ans de pensée et de pratique dogmatique, plus la sienne. Il savait, il sait donc qu'il lui faut ne pas apparaître comme dogmatique, et que, s'il apparaît dogmatique, il subira le discrédit des dogmatismes antérieurs et cessera de bénéficier du prestige de Marx. Nous avons donc assisté à la naissance d'une confusion presque indéchiffrable : un dogmatisme à terminologie anti-dogmatique, des principes statiques portant sur le devenir universel, etc.

Plue il avançait dans sa carrière politique, plus Staline critiquait le dogma- tisme (celui des autres, de ses sbires «t subordonnés), utilisant ainsi et le dogmatisme et les attaques contre le dogmatisme pour des opérations tor- tueuses, embrouillées, de type idéologico-policier. Plus le dogmatisme marxiste de tradition stalinienne se fige, plus les dogmatiques crient sur les toits que le dogmatisme et le marxisme ne vont pas ensemble, qu'ils ne sont pas dogma- tiques, et que ce sont les autres.

Il est d'autant plus difficile de s'y retrouver que Staline n'avait pas tort quand il s'affirmait non-dogmatique. Ce qui comptait pour lui, ce n'était ni le contenu théorique, ni l'analyse, ni la terminologie, ni la précision scientifique. Ce qui comptait pour lui, c'étaient les décisions d'action, la pratique politique d'après ses méthodes, les opérations idéologico-policières. Sous l'immobilité' apparente des « principes » et du vocabulaire, sous le sectarisme et le dogma- tisme apparents, la pratique politique était extrêmement empirique, changeante, fluctuante, bref opportuniste. Un langage marxiste sectaire et souvent « gau- chiste » couvrait des décisions « droitières ». Ce mixte de sectarisme théorique à usage interne et d'opportunisme dans l'action caractérise historiquement le stalinisme.

Pour désigner cette situation, on peut employer les termes : « ultra-dogma- tisme » ou « pseudo-dogmatisme », encore qu'ils ne soient pas satisfaisants. Cette analyse rapide nous permet d'entrevoir que l'important dans ce dogma- tisme, ce n'étaient pas tant les idées que les décisions, les principes que les hommes, les prétextes théoriques que les modalités d'organisation et d'action. Nous commençons à saisir l'importance des cadres sociaux.

Nous n'avons pas pour autant épuisé la question du dogmatisme. Seule l'histoire attentive du stalinisme (c'est-à-dire de l'État soviétique) permettrait d'expliquer la constitution du Corpus dogmatique. On peut supposer que les cadres sociaux dont il s'agit n'ont pas livré à la publicité beaucoup de documents authentiques permettant cette étude. Nous l'avons déjà souligné. Il y a lieu de supposer que les « cadres sociaux » ont systématiquement (tout ce qu'ils font et pensent, ils le font et pensent avec le plus extraordinaire esprit de système qui ait jamais existé) supprimé ou modifié les documents objectifs les concernant. Nous savons déjà que la plus grande difficulté de l'histoire des idées et des institutions vient de là : ni le plus admis, ni le plus exceptionnel ne figurent dans les documents, et le reste n'y figure que modifié. Un dogmatisme, disions-nous plus haut, n'accepte son histoire qu'écrite par lui, aménagée ou réaménagée selon les urgences de l'action et des projets, selon les exigences de sa conservation. Les groupes sociaux qui s'expriment dans et par un dogma- tisme pratiquent donc toujours un subjectivisme de groupe, même et surtout quand ils discourent sur les autres groupes, ou sur leur passé, et prétendent à la connaissance. Dans le cas du dogmatisme marxiste, il faut aller plus loin. Le subjectivisme (de classe, de parti, d'État) peut s'avérer incompatible avec sa propre idéologie, ou du moins avec les aspects scientifiques qui se mêlent à son idéologie. Les principes d'organisation peuvent entrer en contradiction avec les principes théoriques, et la discipline de groupe peut s'opposer au

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savoir dont se réclame le groupe. Plus encore. Les « cadres sociaux » qui se réclament du marxisme s'autorisent d'une conception scientifique de l'histoire Sachant que le dogmatisme doit écrire son histoire, les « cadres sociaux » en arrivent à prévoir Vhistoire qui devra s'écrire. Ils prévoient les déviations qui l'écriraient autrement. Ils donnent par avance la version officielle et la pré- parent autant qu'il se peut. Ils mènent le futur récit historique comme une opération idéologico-politique, comme un problème d'organisation. Ils créent leurs organes et forment leurs historiens. En ordonnant ainsi leurs chroniques, ils continuent la pratique qui consiste à rejeter les erreurs sur ceux qui les ont dénoncées et les échecs sur ceux qui ont voulu les éviter (et qu'on oblige, par discipline ou par violence, à les « assumer »). Dans cette pratique, on a tort d'avoir raison (contre l'autorité) et raison d'avoir tort (quand on a l'auto- rité). On sait développer le sentiment de culpabilité et l'utiliser. On sait à l'avance brouiller les cartes et entretenir le brouillage jusque dans le récit ultérieur, en accusant par exemple le droitier de gauchisme ou en condamnant le gauchiste pour déviation droitière, etc.

Ceci revient à dire que sociologiquemeni ces cadres constituent la structure d'un groupe très fort (classe ou fraction de classe, parti, État). Un tel groupe a les traits des groupes forts, qui visent d'abord à conserver leurs conditions d'existence, qui ont leur folklore, leurs fétiches, leurs manies. Dans le cas du marxisme devenu idéologie, ces cadres sociaux structurent un groupe qui vit au sein d'une société globale (bourgeoise ou non) avec ses objectifs propres, contre cette société ou avec elle, et les atteint à travers des luttes acharnées. Ceci revient à dire qu'une étude sociologique d'un tel groupe est aussi intéressante que difficile et peu compatible avec la conscience collective de ce groupe (« l'esprit de parti », comme on dit, cet esprit soigneuse- ment entretenu, posé comme critère de fidélité, donc fétichisé à l'intérieur du groupe considéré). Pour connaître un tel « esprit de parti », il est très indiqué de l'avoir partagé et de l'avoir perdu. Il faut arriver à le comprendre comme objet de connaissance, en tant qu'il se recommande de la connaissance et que cependant il exclut certains aspects de la connaissance et surtout de sa propre connaissance.

Faut-il indiquer que les méthodes d'approche dites de la « dynamique de groupe » n'ont aucune utilité ici, et même que la connaissance d'un groupe aussi puissant que réel manifeste le côté dérisoire de ces méthodes de la sociologie américaine ?

§ 3. La mise en place des cadres. - Vu la rareté des documents au sens strict, il est et il sera nécessaire de faire appel à des témoins et à des témoi- gnages. Ce qui ne va pas sans inconvénients. Des témoignages ? Rien de plus facile que de les contester, que de les démentir. Les faux témoins n'ont jamais manqué, surtout dans le secteur de l'histoire idéologique et politique. Le témoi- gnage, dans la plupart des cas, ne suscitera même pas une critique solide, mais une polémique dans laquelle on ne saura bientôt plus qui est de bonne foi et qui est de mauvaise foi, parce qu'il n'y a jamais ni bonne foi parfaite, ni complète mauvaise foi. Au témoignage le plus sincère se mêle toujours un élément

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de subjectivité partielle et partiale, inévitable puisque le témoignage relate le souvenir ou l'intervention d'un individu. Entre l'affirmation, la dénégation, l'allusion, le démenti, la contestation, on sait trop qu'il n'y a pas de barrières. Aussi l'élément subjectif est-il à la fois riche, fertile, inquiétant, source de clarté ou d'obscurités fréquentes. Dans les faits et les événements historiques auxquels un contemporain assista ou participa, ne lui arrive- t-il pas sans cesse de découvrir du nouveau, soit par la voie objective (textes, recoupements), soit par la voie subjective (réflexions, souvenirs) ? Ne peut-il même arriver à un tel « témoin » de s'apercevoir qu'il n'avait pas compris ce qu'il voyait, ce à quoi il participait ? Le passé vit, se transforme, se découvre en fonction du présent et même du possible et des projets. L'histoire du dogmatisme commence. Ceux qui l'ont subie commencent à peine à comprendre comment ils l'ont subie, comment ils y ont (de bon ou de mauvais gré) participé, comment des rébellions maladroites le consolidèrent et comment on y échappait par des côtés inattendus. La suite des événements éclaire les antécédents. La lumière historique et théorique a toujours un aspect rétroactif et rétrospectif. La réalisation de ce que rendirent possible des actes, des décisions, des événements, permet de comprendre ces actes, ces décisions, ces événements. La pensée par conséquent suit un circuit complexe qui va du passé au présent, et inverse- ment, donc de l'élément historique à l'élément plus sociologique, qu'il importe pourtant de ne pas mélanger.

Vers 1928 commença la stalinisation du mouvement révo- lutionnaire (ouvrier, marxiste) à l'échelle internationale. Staline venait de prendre la direction de la IIIe Internationale, après avoir éliminé Trotsky, Zinoviev et quelques autres. La mise en place de l'appareil stalinien s'accomplissait donc, c'est-à-dire la mise en place d'une bureaucratie politique, la même ou à peu près par sa structure et par son idéologie dans les pays où elle tenait le pouvoir et dans ceux où elle luttait contre l'ordre et le pouvoir existants. Constatation de la plus grande importance, puisqu'elle enveloppait dans une unité réelle le germe de contra- dictions internes. L'appareil politique des partis révolutionnaires allait reproduire l'appareil et les formes d'action d'un parti au pouvoir, dominant un État. La différence principale résiderait dans l'ampleur des moyens. Jusque-là le mouvement ouvrier révolutionnaire et son Parti ne représentaient qu'une « extrême- gauche » plus agitée et plus agitatrice, plus turbulente et plus efficace que les autres fractions et partis de la « gauche ».

Il serait ridicule, sociologiquement, de se représenter la mise en place d'un appareil, même très bureaucratique, comme une simple installation de bureaux : d'abord les locaux, puis les meubles, les fauteuils et le téléphone, enfin les gens. Ne confondons pas appareil politique révolutionnaire et administration, même s'ils tendent à se fondre. La stalinisation du Parti ne s'opérait pas sous le signe de Staline, dont personne ne parlait, qu'on ne connaissait guère et qui agissait par personnes interposées. La stalinisation s'opérait au nom de Lénine et du léninisme. Après avoir éliminé Trotsky et le « gauchisme », sous couvert de la

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pensée léniniste, Staline s'emparait de la direction politique avec des mots d'ordre gauchistes. En U.R.S.S., comme chacun le sait, il adoptait un programme gauchiste et brutal d'industriali- sation accélérée, d'accumulation rapide, de collectivisation brus- quée de la production agricole. Au dehors, donc en France comme en Allemagne, il imposait les slogans : « Classe contre classe... La social-démocratie et le réformisme, principal soutien social de la bourgeoisie... Le social-fascisme. » L'opportunisme et l'empirisme staliniens s'introduisaient donc sous couvert d'un extrémisme révolutionnaire, dont les conséquences devaient être désastreuses.

Or l'on sortait en France d'une période de fermentation ardente, celle qui avait donné sur le plan esthétique le surréalisme et diverses attitudes romantiques. A partir de 1925, le capita- lisme et la bourgeoisie, un moment très ébranlés (surtout en Alle- magne), rétablissaient une situation que la grande crise allait bientôt compromettre. Le romantisme révolutionnaire n'avait pas pour autant disparu, mais il se trouvait devant des problèmes nouveaux et acceptait la nécessité de l'organisation. L'appareil stalinien sut admirablement utiliser la situation ; il se présenta comme répondant à cette double exigence : l'action révolution- naire, la transformation du monde - l'organisation stable, puissante, solide. Il sut manœuvrer entre les tendances, celles que la consolidation capitaliste influençait, celles qui mainte- naient un révolutionnarisme souvent presque anarchisant. L'ap- pareil politique s'installa dans un climat encore romantique, celui du théâtre de Brecht en Allemagne, celui des romans d'André Malraux en France. Ο ironie ! Plus précisément encore, un certain nombre d'activistes de la IIIe Internationale qui s'occupèrent de la bolchevisation et de la stalinisation du Parti (français) avaient fait leur expérience et leurs preuves en Russie, en Allemagne, en Chine ou ailleurs. Ils bénéficiaient d'un prestige d'autant plus grand qu'ils étaient des inconnus, agissants, puis- samment outillés, et mystérieux. La grande fermentation asia- tique suppléait déjà, pour soutenir les élans défaillants, aux déficiences du mouvement européen.

Les cadres sociaux que je tente ici de décrire s'instaurent donc d'une manière très particulière. Leur caractère bureaucratique n'apparaît pas tout de suite ; je dirai même qu'il n'existe pas. L'appareil s'installe dans une période de vaste exaltation, de confusion, de contradictions profondes, encore mal connues et très peu dominées. C'est la période encore romantique, celle des héros, celle des révolutionnaires professionnels. C'est aussi une période de luttes de tendances et de fractions, lutte aiguë, ouverte, à la fois avérée et se passant dans l'ombre (entre trotskystes et staliniens, boukhariniens ou droitiers et staliniens, etc.). Les révolutionnaires créent alors le noyau organisa tionnel et aussi l'idéologie en lançant les mots d'ordre initiaux (classe contre classe, etc.). Ils captent ou tentent de capter les énergies révolutionnaires, de diriger l'action des diverses forces sociales opposées à l'ordre existant. Ils appliquent le schéma

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- génial sociologiquement - laissé par Lénine. Les révolutionnaires profes- sionnels constituent le noyau politique, tantôt légal ou semi-légal, tantôt clandestin ; autour de ce noyau, dans la classe ouvrière et au delà d'elle, dans la société entière qu'il s'agit de bouleverser, on crée des organisations de masses très souples, adaptées aux circonstances ; ces organisations ont un double but, un objectif immédiat (revendications, appels, défense de ceci ou de cela) et un objectif à long terme ; elles forment un réseau de façon à occuper des positions imprenables dans la réception et la transmission des renseignements politiques (informations) vers le noyau, et dans la communication des mots d'ordres et consignes vers la périphérie, vers l'ensemble de la société. Schéma admirable, prodigieusement efficace, dont on ne saurait trop dire qu'il était sociologique et qu'ainsi Lénine, par son génie politique et pratique, annonçait en les surclassant les études modernes sur les groupes, les communications, les informations.

Avec le stalinisme, en même temps que ces réseaux d'infor- mation et d'action politiques, les révolutionnaires professionnels installent aussi des appareils plus secrets dits appareils parallèles. Ici, d'ailleurs, on peut discuter. Dès Lénine, le bolchevisme avait son appareil parallèle, services financiers, services de renseigne- ments, c'est-à-dire de surveillance et de police, etc. Ce qui carac- térise le stalinisme, ce ne serait donc pas l'existence de l'appareil parallèle, mais son importance et ses tentatives de domination sur l'appareil politique (le noyau) qu'il double et qu'à l'origine il doit seulement aider, protéger et soutenir.

Après cette période vient celle des dirigeants, hommes publics, hommes d'État, qui apparaissent sur la scène en tant que chefs avérés du mouvement prolétarien et révolutionnaire. Ces chefs purent et peuvent être ceux qui ont créé la structure du mouve- ment, ou d'autres. Ils jouent le rôle d'hommes politiques ou de généraux d'armée (passant parfois de l'un à l'autre, suivant la situation et les exigences de la division du travail politique). Ils tendent nécessairement à mettre au premier plan une discipline militaire ; l'organisation se présente volontiers comme polyva- lente, apte à des tâches diverses, économiques ou militaires ; elle apparaît comme une armée, avec tactique ebastratégie, le militant et le soldat coïncidant. Le dogmatisme théorique se justifie par la discipline militaire, et inversement, ce qui met fin par divers moyens aux luttes de tendance, sinon aux luttes de clans et d'hommes.

On passe alors dans une dernière période, celle des permanents. Intégrés à un appareil d'État, ou bien à un appareil structuré à l'instar d'un État, ils ont des postes fixes. Ils se recrutent et ils ont de l'avancement d'après des critères fixes. Le premier de ces cri- tères, c'est évidemment celui du dévouement inconditionné à l'ap- pareil dont ils font partie. Le terme « inconditionné », incompatible avec une pensée dialectique, apparaît alors dans le vocabulaire (« fidélité inconditiomiée ») et surtout commence à « refléter » un climat, celui du dogmatisme croissant. Le second critère,

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c'est celui de l'expérience et de la pratique politique, c'est-à-dire de la manœuvre, de la finesse, de l'habileté, du machiavélisme politiques. Le troisième critère, c'est celui du savoir. On doit employer ce terme, pour bien le distinguer de la connaissance. C'est ce que fait Marx dans son analyse de la bureaucratie (Critique de la philosophie hégélienne de l'État). Les groupes sociaux agissants, et surtout les bureaucraties, disposent d'un savoir qui comporte des éléments de connaissance et aussi des ignorances, des refus, des fins de non-recevoir opposés à certaines connaissances. Ce savoir est un principe de conformisme, de sélec- tion, de promotion ; c'est aussi un principe d'action : un savoir- faire. Dans le savoir que nous analysons ici, la philosophie géné- rale joue un rôle décisif, en l'espèce le maiérialisme dialectique. Les luttes de tendance et de fractions se changent en luttes indi- viduelles et rivalités pour les promotions et le pouvoir, dans lesquelles les formulations « justes » du savoir ont une grande importance. Le dogmatisme bureaucratique, fortement teinté d'empirisme technocratique, se justifie philosophiquement et tient beaucoup à cette justification.

Les manifestations et la consolidation du caractère bureaucratique de l'appareil sont donc un produit du temps (de la « temporalité »). Un détermi- nisme, lié étroitement aux conséquences du fait temporel, du seul fait de durer,- déborde les consciences des acteurs ; ceux-ci sont aussi débordés par les conséquences de leurs actes (plus ou moins). Il y a donc là un correctif important à apporter dans la notion simplifiée de la croissance (du développe- ment) et dans la notion encore plus simplifiée du progrès. Il ne faut d'ailleurs pas aller trop loin en sens contraire et ne voir en la temporalité que détériora- tion, dissolution, fixation et cristallisation. Les processus ont toujours plus de complexité ; ils peuvent comporter ou rencontrer des éléments contradictoires qui compliquent le drame.

Soulignons le caractère abstrait de la « périodisation ». Les périodes n'appa- raissent pas partout, ni toujours de la même façon. Ceux qui participent au mouvement ne savent pas bien ce qui se passe, où ils en sont. Qui le sait ? Les cadres supérieurs. Et encore I II leur arrive plus d'une fois de se voir entraînés par le déterminisme et victimes de leurs propres décisions. Quant aux autres, les membres, actifs et passifs, on pourrait dire qu'ils sont passifs précisément en tant qu'actifs et « engagés » ; en tant qu'exécutants ils sont à la fois dupes et complices du processus. Plus ou moins mystifiés, les plus habiles - politi- quement parlant - sont les moins mystifiés ; ce qui ne les empêche pas de tomber un jour, en apprentis-sorciers, dans les rouages du terrible mécanisme qu'ils déclenchent et dont ils font partie.

§ 4. Le refus de la sociologie. - Un caractère important et capital pour notre propos de ce savoir, celui des cadres sociaux et politiques ainsi constitués, c'est le refus de la sociologie, la fin de non-recevoir opposée obstinément à la sociologie. Pour- quoi ? Tel est maintenant le problème.

Refus dont il faut à nouveau souligner le caractère paradoxal. Marx et Lénine ont annoncé la fin d«î l'État, la fin de la politique,

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et pour commencer la politique claire, à ciel ouvert, la science de la politique et sa critique la mettant à jour, donc sa dénonciation, prélude à sa disparition. Le mystère social va disparaître, la société devient transparente ainsi que Γ histoire. Dans cette transparence et vers elle convergent l'économie politique et la sociologie avec la psychologie et bien entendu l'histoire. Perfec- tionnant dans le sens de l'efficacité politique cet ensemble de concepts, Lénine en avait encore accentué l'élément sociologique ; la société n'étant pas transparente, il fallait la rendre transpa- rente à elle-même, dans sa totalité, pour la transformer révolu- tionnairement ; il était donc nécessaire de créer un dispositif d'informations et de communications.

Or, vers 1930, la thèse officielle était à peu près la suivante : « La sociologie n'existe pas comme science pour les marxistes- léninistes. La sociologie ne représente qu'une idéologie au service de l'impérialisme, un instrument de lutte contre le prolétariat révolutionnaire et contre le marxisme-léninisme. En Allemagne, avec Max Weber, Sombart, et bien d'autres, elle entretient le libéralisme petit-bourgeois. En France, avec Auguste Comte, Durkheim, Bougie, et bien d'autres, elle sert le radicalisme, le réformisme. 17 ne peut en être autrement. La sociologie étudie ce que nous voulons changer révolutionnairement : le capitalisme, la société bourgeoise. Par le seul fait de l'étudier, elle l'accepte, elle le consacre ; par le seul fait de le considérer comme objet de science, digne d'étude, elle le justifie et le consolide. Par essence donc, la sociologie va vers la contre-révolution et corrélativement, sur le plan idéologique, vers l'idéalisme, en séparant le social de l'économique - essentiel - et de l'historique. Elle se rend incompatible avec le matérialisme historique et dialectique. Aucune conciliation, aucun compromis n'est possible... »

II s'agissait d'une position théorique réfléchie, délibérée, argumentée, intégrée aux directives idéologiques. Une étude développée en trouverait les traces dans la revue Unter dem Banner des Marxismus et surtout dans les attaques contre des théoriciens considérés plus ou moins justement comme socio- logues : Wittvogel, Korsch, Mannheim, Lukàcs. Lorsqu'on objec- tait qu'il n'est pas mauvais de connaître ce que l'action doit changer, les responsables à l'idéologie répliquaient que seule l'économie politique pouvait assumer ce rôle. L'économie poli- tique, et elle seule, permettait d'après eux de connaître le capita- lisme, sa crise générale, le degré de sa décomposition, son inévi- table disparition sous la poussée des masses prolétariennes. La sociologie, à les croire, ne servait qu'à dissimuler ces vérités.

Comment cette attitude s'accommodait-elle avec les textes de Lénine, dans Ce que sont les amis du peuple où il déclare expres-

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sèment que le Capital contient une sociologie scientifique ? et comment s'accordait-elle avec le schéma léniniste de l'organisa- tion, si évidemment sociologique d'inspiration ? Impossible de répondre à cette question. Déjà la pratique et l'idéologie diffé- raient notablement, sans souci d'une cohérence logique ou dialectique. Une organisation sociologiquement basée et justifiée usait des forces sociales, en ne les étudiant pas comme telles (sinon indirectement), mais seulement à travers leur fonctionne- ment économique. Ce qui ne pouvait pas ne pas rétrécir le champ d'action, d'information et d'efficacité, sans que ce rétrécissement s'aperçoive à court terme.

Remarquons qu'en 1930 on ne connaissait pas ou presque pas les œuvres de jeunesse de Marx. Les Manuscrits de 1844 ne furent publiés qu'en 1932 et traduits pour la première fois en France (quelques fragments, dans la revue Avant-Poste) que l'année suivante. De plus, la propagande avait abondamment répandu les écrits polémiques de Lénine contre la social-démo- cratie. On lisait déjà Matérialisme et Empiriocrilicisme ; on ignorait les Cahiers sur la dialectique et même Ce que sont les amis du peuple.

Pendant les années suivantes, les publications nouvelles auraient dû saper par sa base le dogmatisme unilatéral. Les études marxistes auraient pu s'approfondir par la compréhension des textes anciens et récents. En fait, ce fut le contraire. L'écono- misme se durcit en se joignant avec une philosophie simplifiée, systématisée, rigide. Les tentatives pour empêcher cet appau- vrissement, par exemple en reprenant dans les œuvres de jeunesse de Marx le concept d'aliénation, n'eurent pas grand succès.

Sautons cette période. Arrivons en 1950. A ce moment, en plein jdanovisme, l'attitude des cadres sociaux considérés vis-à- vis de la sociologie se raidit considérablement. Elle s'exprime à peu près en ces termes : « Ce n'est pas assez d'affirmer que la sociologie n'est qu'une pseudo-science bourgeoise, qui élimine le matérialisme, le point de vue de classe, l'esprit de parti. Ce n'est pas assez de souligner qu'elle fournit des instruments idéologiques à la bourgeoisie dans la lutte de classes. Il faut aller plus loin. La sociologie devient, comme la psychologie, un instrument policier. Elle s'intègre aux services de renseignements ; ethno- graphes, sociologues, psychotechniciens, psychanalystes, psycho- logues, renseignent le patronat sur ce qui se passe dans les usines et aussi les gouvernements impérialistes sur ce qui se passe dans les masses. La sociologie fournit donc des moyens d'action immé- diate, sous une terminologie prétendument scientifique : socio- logie industrielle, relations humaines, étude des tensions. Il faut parler de sociologie policière ! »

Les promoteurs de cette violente attaque disposaient, recon-

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naissons-le, d'une importante documentation, en particulier sur les activités suspectes des sociologues américains dans les entre- prises, et sur les activités non moins suspectes de « missions d'étu- des » dans les pays sous-développés. Ils généralisaient ces faits.

Les discussions furent orageuses, acharnées. Elles durèrent longtemps, plusieurs années. Certains (parmi lesquels le signataire du présent article) estimaient qu'une sociologie non conformiste, non soumise aux exigences de la bourgeoisie impérialiste, tendant vers une connaissance objective approfondie des réalités sociales, était possible. Cependant, nous n'arrivions à voir clairement ni le rapport de la sociologie avec les autres sciences sociales (éco- nomie politique, histoire) ni son rapport avec la philosophie (matérialiste). Certains outils conceptuels manquaient, ou bien nous ne savions pas nous en servir (en particulier le concept de phénomène social, celui de niveau, etc.). Enfin, l'indépendance par rapport aux desseins impérialistes et à la politique bourgeoise aboutissait logiquement à réclamer l'indépendance de la science et du savant (le sociologue) vis-à-vis de tout organisme politique ou étatique, quitte à considérer ces organismes comme parties prenantes dans la connaissance. Ce qui posait des problèmes très difficiles, que personne ne pouvait résoudre et même ne voulait poser ouvertement et publiquement.

Les staliniens- j dano viens répondaient : « L'arbre se juge à ses fruits. Le critère de la pratique est souverain. La sociologie ? elle se juge d'après la pratique qui en découle. Celui qui nie le critère de la pratique a déjà abandonné le marxisme. Il y a des charlatans de la psychanalyse, donc la psychanalyse est du charlatanisme. Il y a des utilisations de la sociologie au service de la bourgeoisie, donc la sociologie sert le capitalisme. Il y a des utilisations pro- prement policières des procédés sociologiques d'enquête, donc nous avons raison de parler d'une sociologie policière. La lutte contre une pratique suppose que d'abord on arrache le masque idéologique qui la couvre. »

Les adversaires « marxistes » de la sociologie passaient ainsi du fait au droit, d'une critique à une affirmation, d'une contestation pratique à une position méthodologique. Nous leur répondions : « Mais vous n'êtes pas marxistes ! vous faites du pragmatisme, de l'empirisme. Sous prétexte de pratique, vous confondez la théorie et l'application, et vous réduisez la théorie à ses applications. Il y a aussi des charlatans en médecine, cela n'autorise pas à affirmer que la médecine se réduit au charlatanisme... »

De ces longues discussions, mêlées aux interminables et stériles controverses sur la « science bourgeoise » et la « science prolétarienne », sortit un texte de compromis, publié en 1953 dans La Nouvelle Critique (et d'ailleurs tronqué par le rédacteur en chef de cette revue, qui jugea bon de remplacer des cita- tions par des appréciations...). Ce texte attaquait très violemment certains concepts ou pseudo-concepts venus de la sociologie américaine, et notamment celui de continuum social. Ce pseudo-concept faisait alors des ravages dans la pensée sociologique européenne, en éliminant les discontinuités, les groupes, les classes, pour leur substituer des idées confuses, celles de strates ou de couches, celles de catégories de budgets ou de revenus, celles de genre de vie, etc. Se référant à Lénine, le même texte indiquait la possibilité d'une sociologie

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marxiste concrète, en particulier d'une sociologie de la classe ouvrière, complé- tant les études économiques globales ou différenciées considérées comme base de cette sociologie.

Ce programme n'a malheureusement pas été réalisé pour des raisons sur lesquelles il est inutile ici de s'appesantir. Dans la mesure où il a été abordé, ce fut en dehors du marxisme « officiel ».

Entre temps, l'hostilité contre la sociologie a fléchi. Le jdanovisme a perdu du terrain, et l'on sait ce qu'U advient du « stalinisme ». Les marxistes officiels, les soviétiques en particulier, viennent dans les Congrès internationaux de Sociologie, présentant des rapports dans lesquels l'idéologie, la propagande, les renseignements administratifs se mêlent à des efforts vers la connaissance scientifique.

Concessions plus apparentes que réelles. La question théorique n'a pas été réglée; elle n'a pas été posée dans son fonds. L'attitude fondamentale ne semble pas avoir changé. Elle s'atténue ; peut-être s'effrite-t-elle. L'oppo- sition de principe subsiste.

Pourquoi ? Il n'est pas facile de répondre. La lutte contre le dogmatisme, toujours difficile, l'est encore bien plus quand on a affaire à ce dogmatisme manœuvrier, qui excelle en opérations politiques (préventives ou punitives) et en diversions, qui sait s'atténuer pour rebondir, et qui couvre toujours ses fluctuations inévitables.

Le dogmatisme marxiste a mis longtemps au premier plan et met encore au premier plan la philosophie. Du matérialisme, il tire un critère. A toutes les questions, il répond par la profession de foi matérialiste. Le matérialisme répond à tous les problèmes : esthétiques, éthiques, sociologiques et bien entendu philosophiques.

Le dogmatique tient solidement cette arme, ce bouclier. On le juge, dans ses cadres sociaux, à sa fermeté. Il les dirige vers « l'adversaire » qu'il se désigne, quel qu'il soit (idéaliste, matérialiste dit vulgaire, marxiste non dogma- tique, etc.). Caché derrière le bouclier, il prépare des attaques de biais. Parfois, il lui arrive de fasciner « l'adversaire », de détourner son attention, de lui enlever ses moyens. En voici un bel exemple.

§ 5. Le renversement du marxisme. - Les dogmatiques marxistes (soviétiques, français, etc.) prennent les œuvres de jeunesse de Marx pour des œuvres philosophiques, encore impré- gnées d'hégélianisme, périmées à partir d'une certaine date. Cette date - supposée - indique le jour et l'heure où Marx aurait conçu le matérialisme dialectique, serait passé de la philosophie à la science (économique et historique), de la démocratie libérale à la révolution, de l'hégélianisme au marxisme. D'où le fameux problème - obsédant autant que scolastique - de la date, que les uns reculent, que les autres avancent.

Quant aux anti-dogmatiques (marxistes), ils considèrent très souvent les œuvres de jeunesse comme des œuvres philosophiques, valables comme telles et donnant comme telles la clef de la pensée marxiste. D'où des controverses entre dogmatiques et anti- dogmatiques, aussi variées que les discussions entre dogmatiques sur la fameuse date et celles entre anti-dogmatiques sur le sens philosophique exact de la pensée de Marx à ses débuts.

Tout s'éclaire autrement, se dégage du dogmatisme, le dépasse avec ses variantes (pseudo et ultra -dogmatisme) en même

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LA SOCIOLOGIE MARXISTE

temps que son contraire, l'anti-dogmatisme, si Ton observe que : a) Les œuvres de jeunesse de Marx contiennent la critique

radicale de l'existant, à savoir le Système hégélien et l'État dont il est la philosophie justificatrice ;

b) Marx annonce et prévoit que cette critique radicale de l'existant ne restera pas théorique et abstraite. Elle deviendra pratique par l'action révolutionnaire du prolétariat. La négativité théorique de la pensée critique radicalement et la négativité pratique (sociale) du prolétariat se rejoignent. Cette double négativité se transforme en action constructive et en pensée renouvelée. Ainsi le prolétariat se reconnaît théoriquement et pratiquement comme classe universelle, négativité historique décisive, tournant de l'histoire. Marx annonce donc, au nom du prolétariat et de la révolution totale, la fin de l'État et de la politique, la fin de la philosophie et des systèmes philoso- phiques, la fin des idéologies, la fin des classes sociales, bref la fin des aliénations et la réconciliation suprême entre l'homme et l'homme, entre l'homme et la nature ;

c) Loin d'être philosophiques, ces œuvres (de jeunesse) contiennent donc une critique décisive de la philosophie. A travers Hegel, considéré un peu rapidement par Marx comme aboutissement, apogée et terme de la philosophie, Marx vise la philosophie entière. Le prolétariat va rendre inutile la philo- sophie comme effort et aspiration vers le Vrai, vers la Justice, vers la Liberté. Il va réaliser la Vérité, la Justice, la Liberté, donc il va réaliser la philosophie. Il lui met fin et la rend inutile mais ne la rend pas vaine et absurde : il la dépasse. En ce dépasse- ment de la philosophie consiste le « renversement » de l'hégélia- nisme et du Système philosophique ;

d) En même temps que cette théorie capitale, les œuvres de jeunesse (jamais démenties par celles de la maturité) contiennent de multiples indications sociologiques, et notamment sur la sociologie de l'État, sur la sociologie des idéologies et de la philosophie, sur la sociologie de la famille, des rapports entre la campagne et la ville, entre l'individuel et le social (le privé et le public), etc. Tous les domaines de la sociologie y sont touchés par Marx : sociologie de la connaissance, sociologie politique, sociologie des besoins et de la vie quotidienne. Ces indications restent dispersées, non « systématisées » ; elles n'en sont pas moins précieuses ;

e) Parmi les indications les mieux élaborées se trouvent celles qui concernent l'État et la bureaucratie. Dans les traits sociolo- giques qui caractérisent la bureaucratie, Marx met ironiquement, nous l'avons déjà noté, l'accent sur le savoir. Avec la bureaucratie, sinon avec tous les groupes sociaux structurés au sein de la société

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HENRI LEFEBVRE

globale, la connaissance se dédouble en savoir et science ou connaissance proprement dite. De même, la pratique sociale se dédouble en empirisme immédiat (à court terme) et empirisme technologique et politique (à plus long terme), ce dernier se pro- posant avant tout de ménager et d'étendre les moyens d'action du groupe bureaucratique. La bureaucratie se sélectionne en fonction de ce savoir, c'est-à-dire en fonction d'un système d'épreuves et de concours. La hiérarchie bureaucratique se pré- sente toujours comme hiérarchie du savoir, ce qui la justifie. D'autre part, ce savoir ayant un contenu empirique permet aux bureaucrates une réelle efficacité. Des conflits plus ou moins profonds n'en sont pas moins inévitables entre savoir et connais- sance (cf. Crû. phil. État, trad, française, pp. 101 et sq.).

L'histoire du dogmatisme et du marxisme depuis un siècle apparatt alors sous un jour neuf, comme nous l'avions laissé entendre. Le marxisme, critique radicale de la philosophie et du système (hégélien), s'est transformé en philosophie dogmatique, en système philosophique. A son tour, le marxisme qui renversait l'hégélianisme a été renversé, si l'on peut ainsi s'exprimer, en arrière. On (le dogmatisme) l'a retourné vers le passé, vers l'hégélianisme. La théorie du devenir est devenue répétition immuable de quelques principes (sept d'après Staline). De même, chez Hegel, l'idée éternelle du devenir niait le devenir réel. Cri- tique radicale de l'État - de tout État - le marxisme a été changé en idéologie d'État, en philosophie officielle de l'État. Critique radicale des idéologies, le marxisme s'est chargé d'élé- ments idéologiques parasitaires de la connaissance. Enfin, ô der- nière ironie, la critique radicale de la bureaucratie et du savoir bureaucratique s'est changée en savoir d'une bureaucratie. Par ce renversement en arrière, le marxisme dogmatique revient au niveau de l'hégélianisme. Il redevient une philosophie de l'histoire et de la nécessité historique. Il tolère, en relation avec l'efficacité politique de l'État et du pouvoir, des éléments de science écono- mique. Il ne tolère pas la sociologie. Il ne l'admet pas. Il ne la considère pas comme une science. Il ne la conçoit pas et ne la comprend pas. Et cela en toute bonne foi : il se replace dans la situation où la sociologie n'existe pas encore !

Même si cet État, cette idéologie, cette philosophie, cette action politique présentent des éléments très nouveaux par rapport à ce qui existait il y a un siècle, même si cette bureau- cratie et ce savoir ne se réduisent pas à ce que visait la critique marxiste, même si les contradictions sont nouvelles, la méta- morphose du marxisme en son contraire par le « renversement en arrière » n'en est pas moins un fait accompli très remarquable. Au cours de ce retournement paradoxal, les indications socio-

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LA SOCÏOLOGtE MARXISTE

logiques laissées par Marx ont donné un refus de la sociologie. Le savoir de la bureaucratie d'État socialiste est essentielle-

ment une philosophie, comme d'ailleurs le savoir des anciennes bureaucraties d'État. Il est vrai que cette philosophie se définit comme matérialiste, par opposition aux idéalismes justificateurs des anciens États, des anciennes bureaucraties, des anciennes classes dirigeantes et dominantes. Pour certains cette différence est capitale. Sans entrer dans plus de détails, on peut considérer que sous un certain aspect cette différence est minime. Ce maté- rialisme est aussi une ontologie, une philosophie de l'Être, qui justifie l'être du pouvoir.

Le savoir bureaucratique portant sur « l'être » et justifiant l'être bureau- cratique, il en résulte que la bureaucratie en dispose. Dans son savoir entre l'idée qu'elle détient le savoir, le dispense, en dispose. Et c'est ainsi que le savoir bureaucratique, subjectivisme de groupe et de cadres sociaux définis, diffère de la connaissance et risque non seulement de s'opposer à la connaissance mais aux conditions objectives de la connaissance (libre discussion, notamment). La bureaucratie, surtout la bureaucratie politique (d'État), ne peut pas tolérer une connaissance dont elle ne soit pas maîtresse, et c'est ainsi qu'elle réduit la connaissance à un savoir, le sien. Si elle rencontre des éléments irréductibles ou simplement des problèmes insolubles pour elle, elle s'efforce de les contour- ner, de les contester, de les absorber ou de les réduire ; elle ne les admet que réduits, effacés, au compte-gouttes ; elle les aménage selon ses intérêts de corps constitué, selon ses vues, ses impératifs et ses conditions d'existence. Gela, jusqu'au jour où les contradictions entre le savoir et la connaissance s'accen- tuent par la rencontre des contradictions entre le pays officiel (bureaucratique) et le pays réel, entre l'appareil d'État et les forces sociales ascendantes. Cette rencontre modifie la dynamique des contradictions et permet (parfois) de les surmonter et de les résoudre de façon satisfaisante. Dans les pays socialistes, malgré l'État et son appareil bureaucratique, ces contradictions peuvent se résoudre sans violences massives ; le mot peuvent ne signifie pas que de telles violences n'aient pas été utilisées ; il signifie que, théoriquement parlant, la possibilité d'un développement pacifique (relativement) à l'intérieur de chaque nation a été réalisée révolutionnairement ; du moins nous pouvons l'admettre jusqu'à preuve du contraire, tout en refusant la thèse naïve d'après laquelle il n'y aurait plus dans ces pays de tensions et de contradictions entre les groupes et les classes. C'est ce qu'indique le distinguo maintenant « classique » chez les marxistes entre contradictions et antagonismes (de classe). Observons à nouveau qu'il n'y a pas de muraille de Chine séparant les contradictions anta- gonistiques de celles qui ne le seraient pas. Au sociologue d'étudier les tensions et contradictions. A la sociologie de se prononcer sur leur gravité.

La bureaucratie ne peut admettre qu'elle relève d'une connaissance. Pro- position qui peut s'inverser : le refus obstiné d'une connaissance, ici la socio- logie, prouve la constitution d'un savoir fermé, distinct de la connaissance, propriété d'un groupe social (avec ses cadres sociaux) qui tend à s'affirmer, donc à se fermer. Du côté bourgeois se rencontrent des phénomènes analogues, plus graves. La bureaucratie d'État, en poussant des racines ou des antennes jusque dans l'organisation de l'enseignement, tend également de ce côté à imposer son savoir technocratique. La situation est encore plus grave de ce côté. Car le savoir bureaucratique dans les pays socialistes appartient, semble- t-il, à une caste plutôt qu'à une classe ; les forces sociales qui s'y opposent peuvent frayer leur chemin sans violence, si ce que nous avons proposé plus

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HÈNRÏ LÈFEBVRÊ

haut est vrai. Dans les pays capitalistes, la bourgeoisie a toujours été la claêse qui nie les classes. Le savoir de la bureaucratie bourgeoise superpose ses illu- sions technocratiques à des illusions de classe profondément trompeuses et fausses. Dans les pays socialistes, les illusions technocratiques s'opposent à une connaissance : le marxisme.

La bureaucratie ne veut donc surtout pas d'une science qui décrirait et analyserait son savoir, son praticisme empiriste, son mélange d'illusions et de connaissance, bref la distance entre savoir et connaissance, entre empirisme technocratique et praxis cohérente. Lorsqu'elle trouve devant elle une connaissance ou une recherche dont relèveraient son existence sociale et son activité, elle ne peut que les nier. La bureaucratie refuse par définition au sociologue le droit de regard sur elle, sur la réalité sociale dont elle dispose, sur ses moyens d'action, sur sa structure interne et son fonctionnement. Elle le refuse même si son action pratique, à elle bureaucratie, est valable ; même si le sociologue ne peut rien contre elle ! Et cela quel que soit le recrutement social du groupe, prolétarien, paysan, bourgeois. L'origine passe au second plan devant le ciment général des encadrements sociaux, le savoir. La connaissance a pour elle d'être indispensable : hors la science, le savoir s'étiole et perd contact. La connaissance a contre elle d'être l'œuvre et la découverte d'individus, ceux qui cherchent, et de n'avoir pour support immédiat au mieux qu'une équipe. Elle doit chercher difficilement sa jonction avec les intérêts des groupes existants, des forces sociales, des classes et fractions de classe.

§ 6. La date de ce retournement. - Certains critiques du marxisme et de son développement dans l'histoire contem- poraine font partir de Lénine la systématisation (le renversement) dogmatique. Cette thèse ne tient pas. Pour Lénine, le Capital de Marx était, souvenons-nous-en, un ouvrage modèle de socio- logie. Il contenait une sociologie en même temps qu'une économie politique et une histoire. Pour Lénine, l'économie politique (et la critique de l'économie politique) permettait d'atteindre Vana- iomie de la société, le squelette ; seule la sociologie, correspondant à la physiologie de l'organisme, atteignait la vie. Ces formules ne résolvent pas tous les problèmes théoriques et méthodologiques ; elles n'en sont pas moins riches de sens, et en tout cas ne contes- tent pas la sociologie.

Jetons un nouveau coup d'œil sur la pensée politique de Lénine. Elle se fonde sur la distinction entre deux niveaux de conscience et de réalité :

a) La conscience spontanée, qui naît de la réalité économique, qui s'atteint à travers les luttes de classes (revendicatives), qui

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LA SOCIOLOGIE MABXISTE

relève de l'étude économique - mais que « l'économisme » isole - qui se déroule enfin sur le plan de la simple démocratie politique, mais que le « démocratisme » isole et réduit à ce niveau ;

b) La conscience politique, qui relève d'une connaissance totale de la société et par conséquent d'une connaissance de la société comme totalité. La lutte économique ne devient donc politique et l'action pour la démocratie ne s'élève à la lutte pour le socialisme que si des hommes capables de connaître l'ensemble de la société révèlent cet ensemble, en divulguent les mystères et secrets devant la classe ouvrière et devant ceux qui peuvent la rejoindre. Ce qui inclut la sociologie avec l'économie politique et au-dessus de celle-ci. Quels que soient les inconvénients de cette dualité chez Lénine et le danger de dogmatisme qu'impliquait sa position politique, il n'a pas évincé la sociologie. Loin de là.

La responsabilité du dogmatisme incomberait-elle seulement à Staline et au stalinisme ? Oui et non. Oui, pour ce qui concerne l'U.R.S.S. et le mouvement international révolutionnaire après les guerres mondiales. Non, en ce sens que la bureaucratisation remonte au parti allemand d'avant 1914 et à la IIe Internationale. Les meilleurs observateurs notèrent la « bonzification » du mou- vement ouvrier, syndical et politique. Engels écrivit à ce sujet des paroles très dures, semblant considérer ce fait comme une sorte de fatalité historique du mouvement, dès qu'il se légalise, s'organise et se donne des cadres sociaux, ce qui est inévitable et nécessaire. De même, Andler à ce sujet parle de « centralisation paternaliste » et dit que les militants de ce vieux socialisme (sauf ceux, quelque peu anarchisants et apocalyptiques, de Γ extrême- gauche) se voyaient comme des fonctionnaires à! Étal investis de pleins pouvoirs en matière sociale (Andler, Décomposition politique du socialisme allemand, p. 106). Remarque capitale. Sauf Lénine très peu de marxistes ont compris la théorie du dépérissement de l'État et la profondeur de la critique de l'État.

La théorie du fétichisme a un grand sens. Elle signifie que la force sociale des hommes et avant tout des travailleurs, séparée d'eux, aliénée, politisée, fonctionne réellement comme une force de la nature. L'homme moderne, par la connaissance et l'action, a défétichisé la nature. Or l'État n'a pas été encore défétichisé. L'action pratique inspirée de la critique marxiste n'a pas été menée à son terme. Loin de là. L'État se perçoit toujours comme une puissance multiple, mystérieuse, extérieure aux hommes, naturelle et pouvant donc s'incarner en un homme.

Pour comprendre comment le fétichisme de Γ État a pu se maintenir dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, il faudrait remonter très haut : jusqu'à Ferdinand Lassalle, celui que Heine appelait le t Messie du xixe siècle » et dont Sombart disait que le prolétariat allemand le canonisait. Lassalle conce-

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HENRI LEFEBVRE

vait le mouvement ouvrier d'une manière hiérarchique et centralisée. Il se croyait marxiste. De Marx il tirait sa fameuse « loi d'airain », d'après laquelle les salaires ne peuvent s'élever au-dessus du minimum vital, car une augmen- tation de salaire provoquerait une augmentation de population ouvrière, donc un afflux d'offre de travail, donc une baisse générale des salaires. A coup sûr Lassalle fut un de ces premiers « marxistes » à propos desquels Marx déclarait qu'il n'était pas marxiste. Lassalle n'avait pas compris la théorie de la valeur de la force de travail. Pour Marx, cette valeur n'est constante qu'abstraite- ment. En fait, elle varie selon les pays, les conditions historiques et pratiques. Le prix de la force de travail oscille autour de la valeur, selon l'état du marché (du travail). Le salaire oscille donc entre un minimum et un maximum, suivant la conjoncture et aussi suivant les forces sociales en présence et selon la capacité d'action de la classe ouvrière. Lassalle, chef politique, sautait de l 'économique (conçu non dialediquement) au politique en passant par-dessus le social, donc le sociologique. Lassalle, qui se croyait marxiste, restait hégélien. Il a écrit dans son Programme ouvrier que : Le but de VÊtat... est de réaliser la vocation de Vhumanité, c'est-à-dire la culture et son épanouissement jusqu'à la liberté. Ce fétichisme de l'État amenait naturellement Lassalle à accepter l'État existant, avec ses caractères - la bureaucratie - pour s'y insérer. Ce qui explique tristement les fameuses tractations avec Bismarck. En acceptant l'État sans critique radicale, Ferdinand Lassalle admettait le nationalisme, ou du moins le compromis avec lui. Il a fétichisé simultanément la politique, l'État, la nation. Il a donc créé le socialisme d'État. Son influence fut immense. Criti- quant le programme de Gotha, bien longtemps après la mort dramatique de Lassalle, Marx pouvait écrire : Malgré sa résonance démocratique, le programme est imprégné de part en part de la foi servile de Lassalle en VÊtat.

Pour apprécier l'influence de Lassalle sur les « cadres sociaux » que nous cherchons ici à comprendre et à expliquer, rappelons que Bernstein écrivit un livre sur Lassalle pour montrer que son héritage était plus précieux que jamais. La thèse lassallienne sur l'État apparaît à la réflexion comme la plus profon- dément révisionniste par rapport à la pensée authentique de Marx. On peut en conclure que :

a) Dans le mouvement ouvrier (révolutionnaire) il y a une lutte acharnée entre le lassallisme et le marxisme, qui se trouve à l'origine des oppositions entre le dogmatisme et le révisionnisme, et les domine en montrant que ces oppositions naissent sur le même terrain ;

b) Que le lassallisme marque une bifurcation historique très importante bien que lointaine, que par conséquent l'œuvre et la personnalité « héroïque » et « canonisée » de Lassalle donnent la clef d'une série de questions très impor- tantes pour notre époque ;

c) que le lassallisme a marqué des points beaucoup plus qu'on ne le croit généralement ; que les staliniens tendent la main au lassallisme par-dessus Lénine et Marx, et que cette conjonction se relie à l'étude des cadres sociaux du mouvement ouvrier à peine entamée ici.

§ 7. Sociologie des cadres sociaux. - Nous avons seule- ment montré comment et pourquoi ces cadres sociaux ont refusé la sociologie. Un second degré de connaissance consisterait en une sociologie de ces cadres sociaux, c'est-à-dire en une description et une analyse non seulement de leur savoir et de leurs refus du savoir, mais de leur structure et de leur fonctionnement interne.

Ce projet déborde de beaucoup et nos possibilités actuelles et le contenu du présent travail. Esquissons-le en indiquant quelques points :

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LA SOCIOLOGIE MARXISTE

a) Le mouvement ouvrier encadré (organisations syndicales, politiques et autres) constitue des groupes sociologiquement forts. Ces groupes comme tels entretiennent puissamment leurs pro- pres conditions d'existence. Ils ont leurs légendes, leur folklore (souvent humoristique vis-à-vis d'eux-mêmes, comme les groupes les plus forts), leurs saints et leurs héros, donc leurs illusions puériles ou sublimes, leurs origines mythiques, se mêlant aux adaptations successives nécessitées par les circonstances ;

b) Pour les observateurs extérieurs, ces groupes encadrés (et notamment le Parti politique, à la fois plus fortement encadré et réserve de cadres) ont beaucoup de traits des Églises : dogma- tisme, emploi de la méthode d'autorité - existence d'une «concep- tion du monde » maintenue envers et contre tout, se résumant en un catéchisme - existence d'hérésies et de sanctions contre les hérétiques, excommunications majeure ou mineure, etc.

Ces observations ne sont pas fausses, on pourrait les prolonger. On peut noter dans ces groupes sociaux, politiques ou non, mais plus fortement dans le Parti, de véritables rites (cérémonies, applaudissements, offrandes, culte des saints et des héros, c'est- à-dire des personnalités), des formes ^initiation (stages, épreuves, etc.). On peut surtout souligner le caractère incondi- tionné (irréversible, irrémédiable) donné peu à peu mais très vite à l'engagement dans le mouvement et le Parti. Un dévoue- ment sans limites, corps et âme, ne respectant aucun aspect de l'individu, ni dans son intellect ni dans sa vie privée, s'exige et se considère comme critère. Celui qui s'abaisse et s'humilie sans protestation (de sa pensée, de son individualité, voire de sa conscience) est considéré comme « meilleur » que celui qui se pose des problèmes, qui a des doutes. Le Parti devient ainsi un absolu, un Sujet (le Parti dit... le Parti veut...) ;

c) Cette description reste cependant superficielle. Elle ne tient pas compte d'une histoire qui rapproche ces groupes sociaux de tous les groupes combattants, actifs, donc souvent persécutés et traqués, mais qui a ses traits caractéristiques, profondément originaux.

Les analogies avec l'Église (par exemple l'étrange faculté d'adaptation et d'absorption des idéologies antécédentes, autre- fois le paganisme par l'Église, aujourd'hui le nationalisme) ne vont pas loin. Ce qui anime les organisations ouvrières, c'est le souffle proméihéen. Jusque dans la communauté, elles diffèrent des Églises par un caractère profane et même profanateur, radi- calement laïque. Si elles ressemblent aux Églises par la capacité de se structurer dans l'État en imitant l'État, et par la capacité de prendre en mains l'État, elles en diffèrent par l'idéologie. Cette idéologie consiste en une philosophie, non en une théologie,

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HENRI LE FE Β V RE

et cette ontologie s'affirme matérialiste. Par ailleurs, au dogma- tisme incontestable des Églises correspond le pseudo-dogmatisme ou l'ultra-dogmatisme des partis marxistes modernes. Le dogma- tisme n'est qu'un instrument, un moyen de gouverner, jamais une fin et un terme embarrassant ;

d) Ces groupes avec les « cadres » qui leur donnent une struc- ture solide n'en aboutissent pas moins à des contradictions internes. Ces contradictions sont d'autant plus profondes que les cadres sociaux prétendent s'en affranchir, s'ériger au-dessus d'elles, les dominer. Quand les dirigeants, bureaucratisés, imitent l'État, c'est-à-dire s'érigent en apparence au-dessus de la société (ici les membres) et se purifient en apparence des contradictions pour apparaître canonisés hors d'elles, alors les contradictions s'aggravent ; elles éclatent ou risquent d'éclater dangereusement.

Parmi ces multiples contradictions, plus ou moins conflic- tuelles selon les conjonctures et les structures, notons-en quelques- unes. D'abord la contradiction entre savoir et connaissance, ou plutôt dans le cas présent entre science et esprit de groupe ou de parti ; cette contradiction se résout mal ou se dissimule dans des formules comme « idéologie scientifique », ou « penseur collectif ». Elle va jusqu'à l'antagonisme le plus brutal quand l'esprit de parti conteste l'objectivité et la réduit à Pobjectivisme, quand il va jusqu'à nier la logique pour mieux dominer. Seconde contra- diction, entre la religiosité latente ou avérée - le culte des personnalités - et l'esprit profane, critique, laïque, prométhéen ou faustien, inhérent au mouvement. Autre contradiction entre le moralisme, inhérent à de tels groupes, instrument pour mainte- nir leur cohésion, et l'immoralisme dans les rapports avec les « ennemis de classe ». De même entre le dogmatisme à usage interne et les circonstances changeantes qui exigent des subtilités, des manœuvres.

Il y a aussi conflit fréquent entre la camaraderie de lutte, pro- fonde surtout à la base, et une « vision policière du monde », qui résulte souvent des conditions du combat, mais que les « cadres sociaux » utilisent pour tenir en mains la base, pour mener leurs intrigues personnelles, pour maintenir et accroître leur prestige et leur pouvoir ; ce qui s'accompagne d'une dramatisation sin- gulière, dont l'influence, la puissance, la suggestion sont .incontes- tables. Ces contradictions, et d'autres, culminent lorsque les dirigeants bureaucratisés emploient plusieurs langages, précisé- ment pour les dissimuler. Ce qui advint dans l'apogée et l'éclate- ment du stalinisme.

La présente liste n'est pas exhaustive, et l'analyse commence.

C.N.R.S.

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