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LES CLASSES SOCIALES ET LES CHANGEMENTS POLITIQUES RÉCENTS EN AFRIQUE NOIRE Author(s): Paul Mercier Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 38, LES CLASSES SOCIALES DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI (Janvier-Juin 1965), pp. 143-154 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689296 . Accessed: 15/06/2014 23:38 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.106 on Sun, 15 Jun 2014 23:38:24 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LES CLASSES SOCIALES ET LES CHANGEMENTS POLITIQUES RÉCENTS EN AFRIQUE NOIREAuthor(s): Paul MercierSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 38, LES CLASSESSOCIALES DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI (Janvier-Juin 1965), pp. 143-154Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689296 .

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LES CLASSES SOCIALES ET LES CHANGEMENTS POLITIQUES

RÉCENTS EN AFRIQUE NOIRE

par Paul Mercier

Rares sont les études qui jusqu'à présent, en Afrique au sud du Sahara, ont été directement consacrées au problème des classes sociales ; que ce soit dans la période coloniale proprement dite, ou dans celle qui a suivi la proclamation des indépendances poli- tiques, à partir de 1957. Sensiblement plus nombreuses ont été les recherches qui, sans se proposer de discuter ouvertement ce problème, ont collecté et traité des matériaux de grande utilité pour une telle discussion : enquêtes sur les nouvelles élites de l'instruction et de la réussite économique dégagées par l'effet de la colonisation (le concept d'élite étant d'ailleurs défini assez différemment selon les auteurs) (1) - enquêtes sur les aspirations et les prestiges professionnels, enquêtes sur les niveaux de vie et les budgets familiaux, analyses aussi des forces politiques en action au cours de la marche vers les indépendances et après l'obtention de celles-ci. En fin de compte, dans la masse consi- dérable des travaux effectués sur les sociétés africaines au cours de la période postérieure à la seconde guerre mondiale, à laquelle on s'en tiendra ici, les études de cet ordre occupent une place fort modeste.

Un récent Colloque a été tenu à l'Université d'Ibadan, sous les auspices de l'Institut international africain, sur le thème : Élites et classes sociales en Afrique. Il est sans doute significatif que la quasi-totalité des communications présentées à ce Colloque s'en soient tenues à l'analyse et à l'illustration de la première de ces notions. Il l'est aussi que tous les participants se soient mon- trés soucieux d'éviter tout emploi non contrôlé du terme de classe sociale, ou de signaler chaque occasion où il était utilisé

(1) Cf. par exemple les communications présentées au Colloque mentionné ci-dessous.

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par simple commodité. C'est là, même s'il apparaît purement négatif, un progrès marqué par rapport aux textes d'il y a dix ou douze ans, où souvent prévalaient des emplois très flous de ce terme (1). Symptôme, entre autres, d'un approfondissement de ce rapprochement qui s'est opéré entre les africanistes, de formation anthropologique pour la plupart, et la sociologie. On touche là l'un des points qu'il faut prendre en considération si l'on veut rendre compte, et de la rareté des travaux consacrés au problème des classes sociales dans le contexte africain, signalée il y a un instant, et des déficiences que longtemps ils ont présen- tées. Celles-ci reflétaient pour une part les imprécisions, les gau- cheries, d'anthropologues travaillant dans un domaine de recherche nouveau pour eux, et qui n'avaient pas suffisamment converti leurs perspectives de recherche, éprouvé les instruments conceptuels qu'ils devaient employer. Pour une part aussi de la spécificité de leur objet d'étude, manifestant des traits, maintes fois soulignés, qui en rendent plus difficile la lecture : multiplicité des cadres de référence, ambiguïté des statuts et des prestiges, alternances dans les comportements, etc. Dans l'ensemble, les pro- grès de la réflexion dans ce domaine ont consisté à examiner avec une rigueur croissante les possibilités d'application du concept de classe sociale, et à en récuser l'emploi dans le type de société considéré ; au plus pouvait-on distinguer dans certains cas des classes sociales « en germe ». Ceci, en tout cas, au cours de la période coloniale. On se demandera ici si, en conséquence des changements politiques intervenus dans les dernières années, le problème posé comporte déjà de nouvelles données.

Si la littérature sociologique africaniste est, quant à ce thème, assez restreinte, une abondante littérature politique africaine s'est développée, dans la dernière décennie surtout, qui a fait une large place à la discussion sur l'existence ou l'inexistence de classes sociales dans les sociétés africaines d'aujourd'hui. Litté- rature de forme variée : essais, déclarations, formulations doctri- nales émanant de la direction des partis, etc. Sauf rares exceptions - quelques textes où une grille prétendument marxiste, fort simpliste et rigide, est plaquée sur les réalités africaines (2) - les auteurs politiques africains concluent à l'absence de classes sociales proprement dites en Afrique. C'est très récemment, on y reviendra plus loin, que la contestation des pouvoirs établis, par certains éléments de la jeune génération africaine, a commencé à se conjuguer avec une remise en cause de cette conclusion. Elle

(1) Cf. P. Mercier, Aspects des problèmes de stratification sociale dans l'Ouest africain, Cahiers Internationaux de Sociologie. 1954.

(2) Par exemple Mahjemout Diop, Introduction à la vie politique africaine. Paris, 1955.

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demeure la base des réflexions sur le « socialisme africain » et des essais de définition officiels de celui-ci. Si, malgré la forte impré- gnation marxiste de la plupart des leaders africains, le marxisme est, dans l'ensemble, rejeté - quitte à en retenir certains thèmes (ainsi celui de l'aliénation), certains éléments de langage et cer- taines techniques d'organisation - c'est non seulement parce qu'il apparaît comme une « idéologie étrangère » (1) inapte à résoudre les problèmes spécifiquement africains, mais encore, et surtout, parce qu'un socialisme africain ne peut se définir qu'en dehors d'une perspective de lutte des classes (2). Des hommes aussi différents par ailleurs que MM. Leopold Senghor, Sekou Touré et Julius Nyerere s'accordent aisément sur ce point. Avec bien d'autres, ils soulignent, en particulier, qu'on ne peut parler en Afrique d'une classe ouvrière, et que l'on ne peut s'attendre à ce qu'elle soit le moteur de l'édification du socialisme. Quelques- uns, cependant, n'excluent pas qu'elle puisse se constituer un jour, en fonction de nouvelles transformations économiques, et jouer un tel rôle dans l'avenir, comme le révèlent ces remarques de M. Kouyaté, ministre malien : « ... nos pays s'ouvrent à l'initia- tive privée étrangère. Un prolétariat naîtra. Si aujourd'hui les classes n'existent pas, les ouvriers de demain, nés du capital privé, se croiront destinés au rôle historique de classe révolutionnaire. L'affirmation de l'inexistence des classes est une constatation actuelle, mais qui peut-être demain ne se vérifiera pas » (3). Cette « constatation demeure au cœur de toutes les justifications du système du parti unique et de la légitimité des équipes diri- geantes d'aujourd'hui ».

La concordance qui s'est établie (4) entre les positions des sociologues africanistes et des politiques africains repose essen- tiellement sur l'acceptation par les uns et les autres d'un même diagnostic sur les sociétés proprement coloniales (5). La colo-

(1) L. S. Senghor reproche aux jeunes marxistes du Sénégal d'être insuf- fisamment « décolonisés », dans la mesure où ils acceptent une théorie poli- tique d'importation.

(2) Ce concept était encore retenu par de nombreux militants politiques et syndicalistes africains avant 1956. Voir à ce sujet les intenses discussions qui aboutirent à son rejet officiel par les syndicalistes ex-cégétistes lors de leur Congrès historique de Go tonou.

(3) Communication au Colloque sur les voies africaines du socialisme, Dakar, 1962.

(4) Assez tardivement, lj. ci-aessus, n. -¿. (5) 11 s y ajoute chez les Africains la reference a la tradition « socialiste »

de leurs peuples. On connaît le texte de J. Nyerere : « La société africaine était parvenue à ce résultat : riches et pauvres y étaient les uns et les autres en sûreté. Les catastrophes naturelles entraînaient certes la famine. Mais la famine existait pour tous, riches comme pauvres. Nul n'était privé de nourri- ture ou de dignité humaine par simple manque de richesse personnelle. Chacun pouvait compter sur la richesse de la communauté dont il était membre. C'était le socialisme. C'est le socialisme » (texte publié dans Présence africaine, 1961).

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nisation, par les transformations qu'elle a apportées sur les plans économique, éducationnel, religieux, etc., a déclenché des pro- cessus de différenciation sociale radicalement nouveaux. Elle a favorisé la naissance d'une nouvelle stratification sociale - sur la base de la profession, des revenus, du mode de vie, du genre de vie, etc. Mais elle limitait elle-même l'ampleur de cette diffé- renciation, en ne permettant aux Africains, dans le meilleur des cas, qu'une participation restreinte à ses bénéfices : participation toujours mineure au pouvoir politique, à la puissance écono- mique. Les rapports de domination caractéristiques de la colo- nisation constituaient en eux-mêmes un frein à l'apparition d'un système diversifié de classes. L'opposition au colonisateur, parfois ouverte, parfois cachée, inégalement consciente, retenait la société africaine de se diviser à l'intérieur d'elle-même (1). « La bipar- tition de la société coloniale selon des lignes raciales, qu'elle soit ou non reconnue et affirmée par une politique de ségrégation, demeure... un fait plus important que toute autre division en groupements plus diversifiés. En période de crise aiguë, elle passe au premier plan, et tend à effacer, dans les deux populations en présence, les antagonismes internes » (2). L'indépendance poli- tique survenant - et quelles que soient les séquelles, parfois importantes, de la situation coloniale - cet ensemble de freins va-t-il, au moins partiellement, être levé ? Des tendances nou- velles peuvent-elles déjà être décelées, qui laisseraient présager la constitution d'un système de classes - qui serait, bien entendu, spécifique du type de société considéré ? La lutte pour l'indépen- dance a été conduite, non par une bourgeoisie proprement dite, ni par une aristocratie traditionnelle en tant que telle (3), mais par les éléments que l'on dénommait communément « évolués » ou « lettrés ». Ils ont formé, sans qu'aucune contestation s'élève au départ, la couche dirigeante et l'appareil politique des nou- veaux États. Ils nient toute coupure entre eux et les autres couches de la population, se définissent comme les porte-parole et les exécutants de la volonté de celles-ci, seuls aptes à assurer la construction nationale et le développement - généralement de type socialiste. Mais la vie de nombre de ces nouveaux États a été marquée, au cours de ces quelques années, de conflits,

(1) L'une des manifestations de ce fait pouvant être le souci des couches sociales caractérisées par leur modernité et leur occidentalisation de se rat- tacher à la tradition africaine. G. Tardits le signale à propos de la partici- pation des « élites lettrées » de Porto-Novo aux cérémonies religieuses tradi- tionnelles (Les nouvelles élites entre leur tradition et V Occident Paris, 1956).

(2) P. Mercier, ibid. (3) Sauf exception, par exemple en Nigeria de l'Ouest, et plus encore

en Nigeria du Nord. Et encore les porte-parole de cette aristocratie faisaient-ils en même temps partie de 1' « élite lettrée ».

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CLASSES ET CHANGEMENTS POLITIQUES

parfois d'une grande intensité, dont certains au moins révèlent que cette image a été vite contestée. Des groupes se dessinent, souvent encore peu consistants, quelquefois fugitivement - à l'occasion d'une crise particulièrement intense - qui s'opposent par leurs intérêts et leur idéologie au groupe relativement homogène qui s'est assuré le monopole de la gestion politique. Les conflits entre de tels groupes prennent une allure partiel- lement évocatrice de conflits de classes, et en tout cas tendent à être interprétés comme tels par certains au moins des élé- ments qui attaquent ce monopole. Il y a sur ce plan des faits nouveaux qui doivent être considérés avec attention, même si l'interprétation qui vient d'être mentionnée est, présentement, contestable.

Les opposants aux régimes issus de l'indépendance, dans plusieurs pays africains, critiquent avec violence 1' « embour- geoisement » et la tendance à la fermeture sur elle-même que manifeste la nouvelle couche dirigeante, définie comme compre- nant, avec les responsables et les représentants politiques, les hauts fonctionnaires et les membres des professions libérales. On verra plus loin quel est le sens de la première de ces critiques. La seconde invite à poser d'abord, de façon générale, le problème de la mobilité dans les sociétés africaines actuelles. Les couches sociales qu'a dégagées le processus de différenciation déclenché par la colonisation tendent, dans de nombreux cas, à se cristal- liser. Déjà en 1954, l'enquête menée dans l'agglomération daka- roise faisait ressortir que, parmi les employés et fonctionnaires d'une part, les membres des professions libérales dans un sens large d'autre part, les pères de 75 % d'entre eux appartenaient à ces mêmes catégories ; et que 60 % des ouvriers étaient fils d'ouvriers - pour ne mentionner ici que les catégories moder- nistes. Le cas des villes du Sénégal est certes particulier : la profondeur historique de la colonisation y est plus grande que dans la plupart des autres régions d'Afrique occidentale. Mais des travaux récents, en d'autres pays, confirment cette réduction de la mobilité sociale, malgré l'apparition, après l'indépendance, d'ouvertures nouvelles vers des postes élevés - par la mise en place d'une administration, par certains développements écono- miques, etc. G. Jahoda, au cours de recherches conduites au Ghana (1), a remarqué qu'une discordance sensible apparaissait déjà entre la mobilité réelle et la perception que les jeunes Gha- néens en avaient : cette perception est dès maintenant beaucoup

(1) G. Jahoda, Social aspirations, magic and witchcraft in Ghana : a social psychological interpretation, Communication présentée au Colloque : Elites et classes sociales en Afrique, Ibadan, 1964.

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trop optimiste (1). Dans leurs travaux consacrés aux Yoruba de Nigeria occidentale, P. Lloyd (2) et B. Levine (3) notent des faits du même ordre concernant 1' « élite lettrée ». A Ibadan, parmi ceux qui détiennent des diplômes universitaires, 60 % seu- lement étaient les fils d'hommes ayant reçu une éducation pri- maire complète, et 25 % seulement étaient fils d'hommes ayant reçu une éducation postprimaire. Mais l'exploitation par cette « élite lettrée » des privilèges qu'elle détient (4) semble conduire à une inégalisation des chances sinon devant l'instruction du moins devant l'accession aux postes de prestige et d'autorité. On retrouvera plus loin ce problème. Étudiant les méthodes d'éducation d'une part des mères ayant un niveau d'instruction élevé, d'autre part des mères illettrées, B. Levine conclut que cette étude « semble indiquer l'émergence dans une génération d'un groupe assez homogène, plus distinct de ses compatriotes que ne l'étaient les parents des membres de ce groupe, qui étaient eux-mêmes recrutés dans l'ensemble de la population » (5). Ces faits relatifs au freinage de la mobilité générale, et à la ferme- ture au moins de la couche dirigeante telle qu'elle a été définie plus haut, sont de plus en plus fréquemment signalés. L'étude des réseaux de relations sociales (6) et du recrutement des asso- ciations (7) conduit à des conclusions du même ordre que celles des travaux qui viennent d'être mentionnés.

D'autres facteurs continuent à jouer, cependant, qui ralen- tissent cette tendance. Si, en Afrique du Sud, E. Hellmann pou- vait noter que « la lecture de la colonne des faire-part de la presse africaine donne l'impression que de plus en plus les mariages

(1) « Leur perspective sociale connaît une distorsion contraire à celle des parents de la classe ouvrière inférieure en Grande-Bretagne : elle est raccourcie, de sorte que, l'instruction étant donnée, il n'y a qu'un petit pas à faire pour atteindre les emplois du plus haut niveau... Ce n'est pas seulement question d'ignorance, mais provient du fait que des chances exceptionnelles ont conduit à la montée météorique d'individus ayant une telle base aux statuts les plus élevés. De tels cas, perçus sélectivement, sont au premier plan de la conscience, malgré la plus simple vérité que d'autres, en beaucoup plus grand nombre, étaient issus de familles déjà lettrées » {op. cit., G. Jahoda).

(2) P. Lloyd, Class consciousness among the Yoruba, Ibadan, 1964. (3) B. Levine, Education and family life in the development of class among

the Yoruba, Ibadan, 1964. (4) Sur le plan politique et sur le plan économique. Cf. infra. (ñ) B. Levine, od. cit. (6) Aussi bien à Dakar en 1960 qu'à Salisbury, Rhodésie du Sud, en 1964.

Cf. M. Lukhero, The social characteristics of an emergent elite in Harare, Ibadan, 1964.

[/) il semDie qu n y aiL ia une granae aiversue ae situations, ei n resie quelque chose de cette ambiguïté qui était signalée dans les études sur I' « élite lettrée » en situation proprement coloniale. Elle avait conscience de constituer un groupement à part et un groupement supérieur, aspirant à la richesse et au pouvoir. Mais elle avait en même temps le souci de souligner les responsabilités et les devoirs liés à son rôle de leader. Cf. par exemple G. Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, 1955.

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n'échappent pas aux considérations de classe », la situation en Afrique de l'Ouest demeure, presque partout, sensiblement diffé- rente. La persistance des formes traditionnelles du choix de Tépouse empêche que se développe une endogamie de groupes définissables par une identité de statut. La nouvelle génération peut les accepter de mauvaise grâce, mais la rébellion et la rupture avec les groupes de parenté sont rares à ce niveau (1). Des change- ments se dessinent, mais ne sont pas encore fortement affirmés. Ceci introduit au problème plus général posé par le maintien des liens traditionnels, relations de parenté, appartenance ethnique, etc. L'enquête de C. Tardits à Porto-Novo en a souligné l'importance. Consacrée à 1' « élite lettrée » (2), elle « a fait res- sortir que la persistance des liens traditionnels entre la fraction lettrée de la population et le milieu non évolué était l'un des traits saillants de la situation. Qu'ils aient été acceptés avec faveur ou défaveur, ces liens constituaient une limite aux effets des différenciations sociales qui se manifestaient dans les occupa- tions, le niveau des revenus, les modes d'existence et la partici- pation à la vie publique » (3). Il s'agit, il est vrai, ici, d'une « élite lettrée » définie dans un sens beaucoup plus large que celui qui est retenu, par exemple, par P. Lloyd à propos de la Nigeria ; relativement hétérogène, elle déborde amplement la couche diri- geante nouvelle. Les conditions de l'habitat dans une ville tradi- tionnelle comme Porto-Novo - en « concessions » lignagères - contribuent à maintenir la solidité des disciplines de parenté. La situation est très différente dans les villes nées de la coloni- sation : les relations de parenté - dans et hors de la ville - y sont agissantes, mais de façon moins cohérente (4). Même dans certaines villes traditionnelles, la nouvelle couche dirigeante au moins est spatialement séparée du reste de la population - dans des quartiers administratifs et résidentiels - et, si elle ne rompt pas avec les obligations de parenté - aide aux jeunes pour leurs études, aide aux parents âgés - son style de vie particulier la conduit à prendre, de plus en plus, ses distances (5). Il reste difficile de prévoir à quel rythme s'effectuera cette séparation. L'acceptation des disciplines de parenté a sa contrepartie

(1) Cf. P. Mercier, L'agglomération dakaroise, Dakar, 1954 ; G. Jahoda. Love, marriage and social change, Africa, 1959.

(2) G. Tardits, Porto-Novo : les nouvelles generations africaines entre leurs traditions et V Occident, Paris, 1958. L'enquête a porté sur les individus ayant poursuivi leurs études au moins jusqu'au niveau du certificat d'études primaires.

3) G. Tardits, ibid. 4) Cf. G. Balandier, op. cit. ; P. Mercier, V agglomération dakaroise... 5) Cf. P. Lloyd, Elite of Ibadan, Seminar on Ibadan in the changing

Nigerian scene, 1964.

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avantageuse : l'utilisation, sur le plan politique en particulier, des réseaux lignagers, des clientèles lignagères, a été souvent signalée (1). Si elle se manifestait avec le plus d'intensité dans la période du multipartisme et de compétition électorale - presque partout achevée - elle intervient encore dans les concurrences récentes entre dirigeants politiques (2). Quant à l'appartenance ethnique, elle continue à jouer un rôle non négligeable. Rôle complexe d'ailleurs (3). Certes, un net contraste apparaît entre les ruraux et les éléments les moins modernistes des villes d'une part, où la conscience de l'appartenance ethnique est une compo- sante essentielle des comportements, et les éléments modernistes (employés, fonctionnaires, étudiants, professions libérales), où elle s'efface partiellement. Ainsi, au Sénégal, les mariages inter- ethniques, pratiquement inexistants en campagne, sont peu fré- quents - moins de 20 % - chez les pêcheurs, les manœuvres, les commerçants de Dakar, plus nombreux chez les ouvriers - plus de 25 % - beaucoup plus chez les employés, fonction- naires, membres des professions libérales - de 35 à 45 %. L'étude des réseaux de relations sociales et de la composition des groupes d'amis donnait des résultats de même sens quant à ces diverses catégories. La couche dirigeante actuelle est, dans la grande majorité des cas, hétérogène ethniquement, et les faits d'opposi- tion directe à ce niveau se sont, en son sein, passablement atté- nués (4). Mais la poussée de la masse de la population peut les réactiver en cas de crise. Les événements qui, au Dahomey, à la fin de 1963, ont abouti à un changement de régime et d'équipe dirigeante, et sur lesquels on aura à revenir plus loin, sont carac- téristiques de ce point de vue. Si par certains aspects, dans la capitale du pays, ils semblaient préfigurer un conflit entre classes, ils révélaient aussi la persistance des grandes divisions ethniques. La population de Porto-Novo se soulevait, en partie, contre la direction « étrangère » de l'équipe gouvernementale, et cette

(1) Cf. P. Mercier, La vie politique dans les centres urbains du Sénégal, Cahiers Internationaux de Sociologie. 1959, et C. Tardits, op. cit.

(2) Et dans la compétition pour les emplois administratifs ou autres. Le « cousinage » est souvent dénoncé par les oppositions politiques.

(3) Et « appartenance ethnique » n'a pas partout le même sens. Ainsi, dans la région occidentale de Nigeria, c'est l'appartenance aux sous-groupes de l'ethnie Yoruba qui est à considérer, moins que l'appartenance à des ethnies différentes.

(4) Ils semblent, dans certains cas, conserver une grande intensité. Voir par exemple les indications fournies par D. Levine à propos de l'Ethiopie : « Les préjugés, les ressentiments et les rivalités traditionnels entre les différents groupes ethniques de l'Ethiopie ont diminué mais non disparu parmi les Ethiopiens ayant reçu une instruction moderne... Si ces attitudes tendent à se subordonner aux orientations nationalistes au cours des études supérieures, elles émergent à nouveau dans la compétition pour les emplois et les prestiges dans le secteur moderne... » [Class consciousness and class solidarity in the new Ethiopian elite, Ibadan, 1964).

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action avait un écho dans la partie méridionale du pays, tandis que les ethnies du Nord se dressaient pour tenter de défendre leurs représentants. Eussent-ils été personnellement opposés à cette traduction du conflit en termes ethniques, les dirigeants dahoméens ne pouvaient pas ne pas l'accepter au moins partiel- lement. Ainsi les freins traditionnels à une division des sociétés africaines en groupements du type classe demeurent-ils, partout, présents ; non seulement aux niveaux qui viennent d'être men- tionnés, mais souvent à celui, qui le sera plus loin, de la percep- tion globale de la société par les Africains eux-mêmes.

Mais il ne s'agit que de freins, dont le jeu est sans doute appelé à se relâcher. La tendance à une accentuation des divisions est clairement repérable, en particulier dans les faits de contestation des pouvoirs politiques actuels. On a noté que la couche diri- geante tendait à se fermer sur elle-même. L'indépendance a contribué, dans une certaine mesure, à accroître la distance entre elle et les autres couches de la population. L'écart entre les revenus de l'une et des autres, en particulier, s'est souvent sensi- blement accru. Ceux de la première ont été généralement déter- minés par des standards européens, tandis que ceux des secondes ne connaissaient pas de changements marqués (1). Disposant de revenus élevés, et d'importants avantages en nature, la couche dirigeante tend d'autre part à monnayer son pouvoir politique en influence et en puissance économique, entre autres par l'obtention de la propriété foncière et de la propriété immobi- lière (2). Cette cumulation des pouvoirs est un facteur essentiel dans le déclenchement de nombreux conflits récents. Ceci cor- respond à l'une des deux voies d'évolution que le Dr Kouyaté distinguait dans le texte déjà cité : « Deux voies s'ouvrent alors à cette catégorie (des détenteurs du pouvoir politique au moment de l'indépendance) : l'embourgeoisement ou une construction sociale basée sur l'intérêt commun et dont le bénéfice irait d'abord aux plus démunis... si cette couche s'engage dans la voie de l'embourgeoisement, le pays stagne... C'est une régression sur le plan historique » (3). Les termes sont modérés. Les oppo- sitions dénoncent souvent l'embourgeoisement et l'enrichisse- ment de manière bien plus violente (4) et les masses expriment

(1) Par exemple, en Nigeria et au Ghana, les hauts fonctionnaires ont bénéficié d'une augmentation des traitements décidée avant l'indépendance en faveur des fonctionnaires expatriés, pour en faciliter le recrutement.

(¿) jues iaits ae cet orare sont signales en coie a ivoire, au uanomey, en Nigeria.

(3) Voir n. 3, p. 145. (4) Cf. à titre d'exemple, le texte de C. Obama publié par Jeune Afrique

en janvier 1964, dans le cadre du débat organisé sur le thème du parti unique : « Accéder à la magistrature suprême, c'est avoir libre accès à la grotte d' Aladin. On s'est précipité sur les monceaux d'or et de pierreries. On a pensé qu'ils

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souvent leur écœurement sans ambages. Les promesses d'un retour à l'austérité abondent dans les déclarations des dirigeants politiques, mais n'ont été que dans quelques cas suivies d'effet (1). Les abus de pouvoir sont quelquefois réprimés, mais plus souvent il ne s'agit que de menaces (2).

Aussi la majorité des conflits politiques de ces dernières années ont-ils dressé contre l'actuelle couche dirigeante, sinon les masses rurales sur lesquelles les actions découlant de la contes- tation des formes du pouvoir, jusqu'à présent, engrènent mal (3), du moins l'ensemble des salariés, employés et fonctionnaires subalternes, ouvriers, encadrés par les syndicats (4). Deux cas significatifs peuvent être cités en exemple (5). Si la « révolution » dahoméenne de la fin de 1963 mettait en jeu, comme on l'a signalé plus haut, d'autres facteurs, il est clair cependant que les forces syndicales ont pu exploiter et orienter une rébellion née pour de tout autres raisons qu'une revendication d'une répression des abus et d'une augmentation des salaires (6). La nouvelle équipe gouvernementale portée au pouvoir après l'élimination du Prési- dent Maga et l'intervention de l'armée qui imposa son arbi- trage (7) ne pouvait prendre assise qu'en promettant et l'une (8) et l'autre. Les salariés et leurs syndicats apparaissaient donc comme un groupement de contestation efficace, capable de jouer sur la coupure entre la couche dirigeante et la masse de la popu- lation, et d'entraîner celle-ci à un changement de ses allégeances. La crise nigérienne de juin-juillet 1964, marquée par une grève générale suivie avec discipline pendant plusieurs semaines, révèle des faits du même ordre. Et en particulier un clivage à l'intérieur de ce qui apparaissait encore il y a une quinzaine d'années comme le groupe homogène de l'élite lettrée, dont les éléments

étaient sans maître, qu'on pouvait y puiser, à volonté. Ce qui a été fait. Et pour faire honneur à son pays, on s'est érigé un palais fabuleux... Mais bientôt on s'est trouvé à court d'or ! On a pensé au peuple pour une fois ! On a aug- menté les impôts sans augmenter les salaires ! »

(1 En Guinée, par exemple, réduction des salaires des fonctionnaires. (2 Pourtant, dans des cas extrêmes de corruption, l'équipe dirigeante peut

tenter de s'épurer elle-même, sans heurt. La démission de tel ministre séné- galais a eu récemment ce sens.

(3) La coupure entre villes, relativement privilégiées, et campagnes, s'affirme.

(4) Dont il faut rappeler qu'ils ont été souvent en flèche par rapport aux partis politiques dans le développement de l'idée nationaliste.

(5) II est d'autres types de conflits, par exemple au Mali : rébellion d'une élite commerçante frustrée dans ses intérêts par un début de socialisation.

(6) Au départ, il s'agissait d'une protestation contre le traitement privilégié accordé à un député accusé de meurtre.

(7) Le rôle de l'armée dans les nouveaux Etats africains ne peut être ici évoqué.

(8) Soit l'arrestation - qui s'est faite - et la mise en jugement - qui n'est pas encore intervenue - des dirigeants déchus accusés de corruption.

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CLASSES ET CHANGEMENTS POLITIQUES

les moins bien pourvus rejoignent les ouvriers, pour constituer le groupe de ceux qui s'estiment frustrés des bénéfices de l'indé- pendance. Un parti politique s'est créé en Nigeria qui s'efforce de tirer parti de ce sentiment, qui met l'accent sur la corruption des détenteurs du pouvoir et invite les dépossédés - les have nots - à se faire les agents d'un changement radical de la société. Ce Parti socialiste des Ouvriers et des Paysans se définit comme celui des « classes laborieuses, ouvriers, paysans, intellectuels, petits commerçants, artisans, et de tous les dépossédés de la société nigérienne » qui doivent se dresser contre « les classes supérieures riches, féodaux, bourgeoisie, qui protègent les intérêts des investisseurs, des monopoles et des exploiteurs étrangers » (1). Mais il ne semble pas qu'il morde sensiblement sur une masse paysanne qui représente près de 90 % de la population, et qui demeure fragmentée à l'extrême : P. Lloyd, considérant la région occidentale de Nigeria, note que « les allégeances traditionnelles aux groupes de parenté et de localité demeurent essentielles ; des groupements nationaux ou même provinciaux basés sur les inté- rêts agricoles ou artisanaux n'existent pas » (2).

Ce fait, important, n'est que l'un de ceux qui, malgré l'inten- sité des ressentiments contre les équipes dirigeantes et des affron- tements d'intérêts, malgré l'approfondissement des divisions à l'intérieur des sociétés africaines, conduisent à répondre néga- tivement aux questions qui étaient posées plus haut. Les groupes que l'on a vus en conflit ne sont encore, malgré la multiplicité des écarts qui, entre eux, se sont accrus, que de pâles esquisses de ce que pourraient être, dans ce contexte, des classes sociales. Le décalage entre villes et campagnes, entre secteur moderne et secteur traditionnel de l'économie, demeure grand ; et de tels conflits ne mettent directement en jeu qu'une très faible minorité de la population. Les groupes de contestation qui se dressent contre les détenteurs du pouvoir restent marqués d'une grande ambiguïté : les éléments « lettrés » - employés, petits fonction- naires - s'opposent violemment à la couche dirigeante mais continuent à la prendre comme groupe de référence (3). Cette couche dirigeante se considère comme la seule garante d'une

(1) Ce parti est légal. (2) P. Lloyd, Class consciousness among the Yoruba... (3) « Ainsi la catégorie sociale dont on attendrait qu'elle fournisse l'oppo-

sition la plus organisée à l'élite et la critique la plus forte de ses privilèges, est composée au contraire d'hommes qui aspirent à entrer dans les rangs de l'élite et qui ont de grands espoirs de réussite éventuelle... Plus encore, quand ils échouent ils sont portés à en trouver la cause dans les actes de sorcellerie de leur propre parenté, ou dans l'usage plus efficace cjue leurs concurrents ont fait de la corruption et du patronage ; ils sont moms portés à critiquer la structure de la société » (P. Lloyd, ibid.).

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unité nationale qui se construit péniblement ; elle se décrit comme une élite directement issue des divers secteurs - ethniques ou autres - de la population, et toujours capable de sentir et d'exprimer les aspirations de celle-ci ; elle refuse l'étiquette de « classe » que certains opposants lui attribuent, et diffuse une idéologie basée essentiellement sur la vision d'une société sans classes. Cette idéologie justifie avec le système du parti unique, sa propre permanence ; si elle présente un décalage sensible par rapport à la réalité, en niant même des divisions et des oppositions manifestes, elle reste acceptée par la très grande majorité de la population - d'autant plus aisément qu'elle rejoint, en de nom- breuses régions de l'Afrique, l'image que l'on se fait de la société traditionnelle, et souvent la réalité de celle-ci, qui excluait toute cristallisation d'une stratification horizontale. La double persis- tance d'une image de la société traditionnelle et d'une image de la société colonisée, qui l'une et l'autre excluaient toute division profonde à l'intérieur d'elles-mêmes, masque en partie l'appro- fondissement actuel de cette division, et contribuera sans doute pour un temps assez long à en atténuer les manifestations et les effets.

École Pratique des Hautes Études (VIe Section), Paris.

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