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LES NOUVELLES CLASSES MOYENNES EN ALLEMAGNE Author(s): René König Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 39, LES CLASSES SOCIALES DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI (suite) (Juillet-décembre 1965), pp. 73-90 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689768 . Accessed: 15/06/2014 20:00 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.73.34 on Sun, 15 Jun 2014 20:00:44 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LES CLASSES SOCIALES DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI (suite) || LES NOUVELLES CLASSES MOYENNES EN ALLEMAGNE

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LES NOUVELLES CLASSES MOYENNES EN ALLEMAGNEAuthor(s): René KönigSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 39, LES CLASSESSOCIALES DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI (suite) (Juillet-décembre 1965), pp. 73-90Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689768 .

Accessed: 15/06/2014 20:00

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LES NOUVELLES CLASSES MOYENNES EN ALLEMAGNE

par René König

Pour comprendre la structure d'une société complexe nous ne pouvons pas nous limiter à une image instantanée de l'état présent, car nous risquerions de perdre de vue les couches plus profondes de cette société. Il nous faut donc, à tout prix, remonter dans l'histoire jusqu'au point d'où prennent leur départ les principales tendances structurelles que nous voulons analyser dans leur état présent.

En nous intéressant aux changements structuraux de la société allemande de 1945 jusqu'à nos jours, nous ne pourrons donc pas nous limiter à une étude des développements sociaux de cette période, si importants qu'ils puissent paraître à un observateur contemporain. Nous devrons, au contraire, élargir le cadre général de notre étude. Ceci revient à dire que nous devrons remonter bien au-delà de 1945, pour certains problèmes même jusqu'au commencement du siècle, pour mieux comprendre la constellation structurelle d'aujourd'hui. Cette manière de voir les choses s'éloigne essentiellement du point de vue de la conscience historique immédiate d'un acteur contemporain pour qui les événements au jour le jour forment en effet la matière historique qui seule intéresse, car c'est bien vis-à-vis de ces événements qu'il doit mener sa vie, prendre ses dispositions, etc. Ainsi, il sera naturellement incliné à surestimer l'importance des événements actuels, ce qui devient particulièrement clair dès qu'un Allemand d'aujourd'hui pense à l'année 1945. Pour lui, c'est « l'année zéro », et il est fort naturel que, pour lui, cette date représente en même temps la fin absolue du passé et le commencement d'une nouvelle époque de l'histoire allemande et par conséquent aussi une nouvelle phase du développement de la société allemande.

Un sociologue par contre, qui a appris à se méfier des données immédiates de la conscience, plongée entièrement dans le devenir,

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et qui connaît la force de persévérance d'une structure sociale établie avec ses ingrédients transcendant l'actualité de la vie vécue, hésitera à accepter une vue pareille. Surtout s'il s'agit d'une société industrielle avancée qui présente comme trait essentiel un haut degré de bureaucratisation. Max Weber avait déjà fait remarquer qu'une bureaucratie bien établie est « presque indestructible ». Voilà un fait contribuant grandement à la force de survivance d'un cadre social spécifique et reliant ainsi le présent non seulement au passé immédiat, mais aussi à un passé plus éloigné, jusqu'au moment peut-être où ses aspects bureau- cratiques ont pris naissance. Ceci nous mène à nous demander si nous ne devons pas admettre l'existence de certains traits de la société allemande demeurés identiques après 1945 à ce qu'ils étaient avant, qui n'ont par conséquent pas été modifiés par la seconde guerre mondiale, et qui n'ont peut-être même pas été touchés par la guerre de 1914-1918.

Afin de rendre compréhensible une semblable situation, il n'est nullement nécessaire de recourir à l'image d'une structure immobile ou d'un organisme social prétendu immortel, subor- donné aux individus mortels. Il suffit de concéder que dans toute société nous trouvons un complexe d'idées, diffusées par certaines organisations sociales comme l'école et les systèmes d'éducation, par les traditions culturelles qui forment pour ainsi dire le patri- moine d'une société, par les idéologies nationales et politiques, et qui sont manipulées par une propagande presque inconsciente dès qu'elles ont acquis un certain profil. Les hommes dispa- raissent, les idées demeurent. Et, comme les hommes contem- porains agissent selon certaines motivations qui leur paraissent impliquer un caractère obligatoire, il est tout naturel que cer- taines constellations sociales d'ordre structurel aient tendance à survivre, aussi longtemps que les idées fondamentales qui les cimentent restent encore vivantes. Ce qui sera d'autant plus le cas que la société en question disposera d'organisations cultu- relles développées et systématisées dans un corps bureaucratique, comme c'est la règle dans les sociétés industrielles avancées. - A cela s'ajoute naturellement l'infrastructure matérielle d'une société, infrastructure qui contribue efficacement à ses capacités de survivance. Mais il ne faut pas se faire une idée trop naïve du rôle de cette infrastructure matérielle dans une société donnée, c'est-à-dire de ses richesses matérielles : appareillage, machines, techniques et procédés. Je vous donnerai un exemple : en 1945, un nombre impressionnant d'usines avaient été détruites en Allemagne. Le système des transports était gravement endom- magé. En outre, une série d'ateliers de production avaient été démontés. Ainsi, théoriquement, l'Allemagne de l'année zéro

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était privée d'une grande partie de son infrastructure matérielle et de ses moyens de production. Pouvons-nous conclure de ce fait indéniable qu'après 1945 l'Allemagne avait cessé d'être une société industrielle avancée ? Quand on parle d'infrastructure matérielle d'une société, il ne faut donc pas se limiter à ses possessions au sens le plus étroit du mot, à ses richesses maté- rielles, mais envisager davantage ce qu'elle peut encore produire. Ainsi, les démontages d'usines, les destructions de matériel ne présentent aucune perte tant qu'on ne fait pas disparaître l'engre- nage d'idées qui permettent de construire les machines, ni les organisations vouées à l'application de ces idées. Au contraire, les démontages de ce genre peuvent même devenir extrêmement utiles à la société éprouvée, en tant qu'ils la libèrent d'un seul coup d'un appareillage périmé qui s'oppose par sa présence au progrès technique. Ainsi la défaite totale accompagnée de la destruction totale de l'infrastructure matérielle devient finale- ment la voie conduisant à la réforme totale du système de production dans la mesure où la structure particulière de cette société industrielle avancée n'a pas été touchée. C'est bel et bien ce qui est arrivé en Allemagne après 1945.

Cette situation explique une multitude de détails qui peuvent être définis sans difficulté. Ainsi, par exemple, le fait que, dans la production agraire, la population active - qui diminue régu- lièrement depuis le commencement du xxe siècle et même déjà au xixe siècle - a continué à diminuer en Allemagne entre les deux guerres, et que ce mouvement se poursuit régulièrement depuis 1945. Cela va radicalement à l'encontre de ce qu'on aurait pu attendre et qui avait été prédit et même postulé par certains observateurs et politiciens, à savoir un retour de l'Alle- magne à un mode de production agraire. Même immédiatement après 1945 et à l'époque des démontages, cela n'a jamais été le cas. Ainsi le pourcentage de la population active dans l'agri- culture, qui atteignait en 1939 en Allemagne occidentale, 14,9 % du total de la population active, en est descendu jusqu'à 10 % en 1955, tandis qu'il s'élevait encore à 22 % au commencement du siècle. Tous les signes qui semblaient indiquer, au courant des événements historiques que l'on connaît, une diminution du potentiel industriel de l'Allemagne, devaient donc induire en erreur un observateur qui se serait fié à la seule évidence de l'histoire événementielle, sans tenir compte de l'influence des structures sociales et de leurs superstructures d'un type particulier

Ceci vaut d'ailleurs également pour certaines prophéties curieuses des conservateurs allemands qui, de 1929 à la prise du pouvoir par le national-socialisme, pensaient pouvoir prédire

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la fin de l'industrialisation et le retour de l'Allemagne à la production agraire au service d'une « Volk »-culture, tout comme les observateurs pessimistes allemands ou étrangers qui, après 1945, partageaient cette opinion. Ils se sont tous également trompés en confondant des conjonctures temporaires avec des structures séculaires. Ces dernières n'ont été touchées ni par les événements chaotiques de 1945, ni par les différents groupes qui ont été au pouvoir en Allemagne entre 1914 et aujourd'hui. C'est ainsi que devient explicable la rapidité de la remontée industrielle de la République fédérale après la réforme monétaire du mois de juin 1948 et sous l'influence du Plan Marshall, comme nous l'avons déjà souligné plus haut.

On pourrait sans doute remarquer qu'un observateur avisé aurait pu arriver aux mêmes conclusions après une réflexion suffisamment prolongée, parce que certaines tendances générales, certains besoins relativement constants et surtout certaines habitudes de comportement exercent également leur influence sur la production industrielle, de manière que celle-ci manifeste, après les catastrophes, une tendance à s'élever et à atteindre au moins l'ancien niveau, sinon un niveau supérieur. Cette observation générale se réfère cependant plutôt au confort purement matériel au sens étroit du terme, dont dispose une société donnée, mais n'apporte aucune réponse à la question beaucoup plus importante de savoir si la structure de la société, considérée en fonction de la stratification, devra pour autant rester la même. On pourrait, en principe, s'imaginer qu'une société soit capable de se régénérer, au moins partiellement, après une défaite totale comme celle de 1945, mais que sa struc- ture souffre d'une simplification, d'une déstructuration dans le sens d'un changement, au moins partiel, de l'état de différen- ciation atteint avant la catastrophe. On pourrait même parler de « redifférenciation » de la société qui pourrait retourner à un état plus rudimentaire. Certes, nous trouvons beaucoup de signes d'une évolution de ce genre immédiatement après 1945, mais ils caractérisent plutôt un état passager de crise aiguë, sans pour cela toucher à la structure interne de la société. Si grave qu'ait pu être la crise qui a ébranlé l'Allemagne vers la fin de la guerre et dans les deux années qui suivirent, cette crise resta cependant extérieure aux principales conditions d'existence d'une société industrielle avancée. Ainsi on parla dans le temps d'un nivellement de la société allemande d'après-guerre et cette manière de voir peut même avoir survécu chez certains « cri- tiques culturels » contemporains, mais ce nivellement n'en resta pas moins un état passager, très vite remplacé par un mouvement vers une différenciation sociale nouvelle qui ne faisait que conti-

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nuer, ce qui s'était déjà préparé avant la guerre, et même dès le commencement du siècle. Ceci ne vaut pas seulement pour les lignes générales, mais également pour les détails, comme nous allons nous efforcer de le montrer dans ce qui va suivre.

Certes, on avait déjà prédit une simplification future de la structure des sociétés industrielles dès la moitié du xixe siècle, surtout sous l'influence de Karl Marx et d'autres sociologues- philosophes. Mais on pensait alors à une simplification qui aurait représenté une adaptation de la société tout entière à ses couches inférieures, dans le sens d'une « prolétarisation » générale. Au xxe siècle, cette idée de simplification de la structure des sociétés industrielles a bien survécu, mais, sous l'influence de nouvelles données technologiques, économiques, politiques et sociales, le sens de cette simplification a commencé à se modifier. La vision catastrophique d'une prolétarisation pour tous fut remplacée à certains moments par le rêve et l'espoir également utopiques de la richesse pour tous. Mais ces idées fantastiques n'eurent qu'une courte durée, et furent remplacées bientôt par une conception infiniment plus réaliste d'un nivel- lement vers le milieu de la société, c'est-à-dire vers les classes moyennes.

Cette nouvelle situation se fit jour d'abord aux États-Unis où elle a transformé totalement l'ancienne structure sociale de la société industrielle dans sa première phase d'évolution, dès 1920, pour influencer peu après certaines sociétés euro- péennes. Ainsi, l'idée d'un nivellement caractéristique de la structure de la société industrielle par une prolétarisation géné- rale fut suivie de celle d'un rassemblement vers les classes moyennes, au sens du « juste milieu ».

Dès qu'on rapproche ces constatations générales des faits, ce qui est partout le principal devoir du sociologue, on peut se rendre compte rapidement de leur insuffisance. Si nous voulions présenter d'abord le résultat de ce qui va suivre afin de mettre en avant un contraste éclatant, nous dirions que les sociétés industrielles avancées, loin de se simplifier, de se niveler dans leurs structures, se sont au contraire différenciées de plus en plus, en devenant bien plus complexes qu'au xixe siècle. Ainsi, il est de plus en plus, aujourd'hui, impossible, même pour un observateur averti, d'en donner un tableau synoptique. Voilà ce que pourrait signifier le terme de société « pluraliste », qui évoque, comme un des principaux problèmes de notre temps, la question de savoir comment ces structures d'une complexité de plus en plus grande pourraient jamais atteindre une inté- gration effective. Nous nous limitons à indiquer ce problème sans le poursuivre.

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La complication croissante de la société contemporaine, qui s'annonce dès le commencement du siècle pour s'accentuer de plus en plus après la première guerre mondiale et après 1945, se manifeste dans toutes les parties de cette société. Peut-être y a-t-il encore une couche supérieure relativement homogène dans nos sociétés, mais il me paraît que son rôle dans la vie publique devient de moins en moins important (bien entendu, je ne parle pas ici de son pouvoir, mais seulement de son prestige social). Voilà une différence remarquable entre la société alle- mande contemporaine et celle de la fin du xixe siècle qui pré- sentait certains traits de féodalisme adaptés à l'économie moderne. Comme dans l'ancien féodalisme, cette classe supé- rieure des « Junker » avait tendance à se mettre en scène publi- quement, à se mettre au service de la conspicuous consumption, comme aurait dit Thorstein Veblen. Les horreurs artistiques et surtout architecturales qui ont marqué l'unification du Reich sous Bismarck et la dynastie des Hohenzollern sont un témoi- gnage de ce féodalisme capitaliste et de son incapacité de créer une atmosphère culturelle satisfaisante et spécifique. Ce style, en effet, n'est rien d'autre que la démonstration d'une incapacité totale d'adaptation aux exigences de la civilisation moderne. Mais il reste le témoignage d'une prise de conscience de cette classe supérieure et d'un besoin de se mettre en scène devant le reste de la société.

Par contre, les classes supérieures d'aujourd'hui ne ressentent plus aucun besoin de se faire valoir publiquement, bien au contraire : elles se cachent par une espèce de mimétisme qui les rapproche plutôt des classes moyennes. Ceci, bien entendu, est un trait commun de toutes les sociétés industrielles avancées ; en effet, aujourd'hui le féodalisme représentatif ne survit que dans les sociétés sous-développées où il est devenu un moyen d'intégration nationale. Les nouveaux riches des sociétés indus- trielles ne posent aucun problème, parce qu'ils sont incapables de développer une manière de vivre spécifique. Ils ne vivent que des fragments culturels qu'ils tirent d'un peu partout sans trop se soucier d'une unité ou d'une cohérence de style. Pour être juste, il faut admettre que ces nouveaux riches n'ont pas encore eu le temps de prendre conscience de leur existence. Mais, par ailleurs, on peut se demander si la mobilité de ces nouvelles couches supérieures n'est pas telle qu'elles n'auront jamais le temps d'élaborer une culture spécifique. Aux États- Unis, dans les régions du Nord et de l'Est, nous pouvons constater la formation d'une nouvelle aristocratie des affaires au lendemain de la guerre civile. Je doute cependant qu'une semblable situation puisse se reproduire en Allemagne, étant donné que les nouveaux

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riches allemands sont apparus dans une phase plus avancée de la société industrielle, alors que la mobilité sociale était telle qu'elle rendait impossible toute stabilisation d'une fortune acquise, condition indispensable pour l'élaboration d'une culture spécifique. Ici, je voudrais me rallier tout à fait à l'opinion de M. Ralf Dahrendorf qui parle d'une capitulation totale des élites allemandes en 1945 et qui souligne la nécessité pour l'Allemagne, après la destruction des anciennes élites par le national-socia- lisme - qui n'était au fond qu'un groupe d'aventuriers et n'a laissé aucun héritage intellectuel - de créer pour ainsi dire ex nihilo une nouvelle classe supérieure. Dans les conditions actuelles en Allemagne, ce problème paraît plus ou moins inso- luble. Je pense cependant, et ceci est une des thèses principales de cette communication, que nous pouvons bien nous passer de rechercher une solution à ce problème. En effet, la couche supérieure est devenue une minorité si réduite dans les sociétés industrielles très avancées qu'on peut fort bien la négliger. Ceci n'exclut d'ailleurs nullement que cette minorité ne se fasse peut-être valoir à une échelle internationale. Mais ce n'est pas la question qui nous préoccupe ici.

Gomme les classes supérieures sont aussi les classes dirigeantes, ce qui suppose l'existence d'un système de valeurs particulières, nous devons compter avec une restructuration de l'orientation morale et, de façon plus générale, culturelle de la société après la disparition des anciennes élites, restructuration qui ne vise plus les couches supérieures, mais bien les classes moyennes. Voilà exactement la raison pour laquelle le développement structurel des classes moyennes devient un problème primordial. A quoi s'ajoute la restructuration de la société sous le régime de la « démocratie de masses ». Ce terme devient symptomatique du changement des fonctions dirigeantes dans les sociétés indus- trielles avancées, en général. Mais comme les classes moyennes, en Allemagne, sont arrivées au pouvoir avec un grand retard sur les autres sociétés industrielles, en Europe occidentale comme en Amérique du Nord, cette situation a créé un manque d'orien- tation culturelle spontanée dans la société allemande contem- poraine. Étant donné que le processus de différenciation des classes moyennes allemandes est encore en pleine évolution et que leurs mouvements de déstructuration et de restructuration se développent en fonction des multiples interférences des struc- tures partielles et globales, les valeurs et les idées particulières manquent de profil et de clarté. D'autre part, cette évolution n'étant pas conditionnée par les événements historiques de l'après-guerre, mais bien plutôt par la restructuration d'une société industrielle avancée, il paraît inévitable que la société

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allemande traverse une période d'hésitations vagues et de déci- sions ambiguës. Elle partage d'ailleurs cette difficulté avec d'autres sociétés européennes. Au xixe siècle, ces sociétés ont dû faire face à une certaine simplification des systèmes de valeurs et d'idées sous l'influence de la phase democratico-liberale de la société industrielle. Or les problèmes contemporains consistent dans la systématisation du polythéisme des valeurs qui surgissent spontanément de l'évolution des sociétés industrielles avancées et créent encore journellement des constellations entièrement nouvelles et insolites, auxquelles il faut trouver une solution adéquate.

C'est ainsi que nous nous trouvons amenés à nous concentrer sur les classes moyennes. Ceci n'exclut aucunement que nous ne devions prendre également en considération l'ancienne classe inférieure : la classe ouvrière. Mais l'essentiel de la situation actuelle réside dans le fait que la classe ouvrière, comme les classes moyennes, se trouve soumise au même processus de différenciation que nous avons déjà signalé. Non seulement nous nous trouvons en face d'une ascension sociale considérable de la classé ouvrière qui, de nos jours, est devenue une partie importante de la société globale, mais nous devons encore ajouter à cette ascension collective une différenciation avancée. Je suis même de l'avis que, sous peu, certains secteurs de la classe ouvrière possédant une formation professionnelle et tech- nique précise s'élèveront au même niveau économique, social, politique et culturel que les strates les plus favorisées des classes moyennes. - Un signe intéressant dans cette direction me semble être la tendance nette vers le remplacement du salaire hebdomadaire par un salaire mensuel et par conséquent un contrat de travail annuel. Cela implique, en effet, une restruc- turation complète des anciennes classes inférieures. Un ouvrier qualifié d'aujourd'hui bien préparé à sa besogne ne peut être comparé à l'ancien ouvrier manœuvre manquant complètement de tout entraînement. Non seulement l'apprentissage technique, de plus en plus élaboré, rapproche beaucoup l'ouvrier de certains groupes de techniciens qui reçoivent une formation spécialisée dans des écoles techniques d'un niveau assez élevé, mais encore son salaire va également en croissant.

Les véritables classes inférieures d'aujourd'hui se composent surtout de manœuvres non spécialisés, qui d'ailleurs dimi- nuent en nombre depuis environ 80 ans. Si l'on pouvait dire au xixe siècle que le manœuvre était le représentant typique de l'ouvrier industriel, la situation s'est complètement renversée aujourd'hui : l'ouvrier ayant reçu une certaine préparation professionnelle s'est définitivement séparé des ouvriers non

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qualifiés. Ainsi, ce n'est pas seulement la classe supérieure qui a subi un changement total, mais également la classe inférieure. Elle aussi a, d'ailleurs, diminué en nombre. Dans les sociétés industrielles avancées, on constate que 20 % environ de tous les ouvriers appartiennent au groupe des manœuvres, ce qui constitue 10 % de la population active totale. Bien entendu, ce ne sont que des indications approximatives, car on peut observer une mobilité sociale intense, surtout dans les strates limitrophes des différentes classes. Mais toutes les statistiques concordent quant au fait du rapetissement extrême de la classe ouvrière inférieure. Signalons que dans la production agricole, l'effectif des manœuvres se maintient depuis des décades, avec une grande continuité, au même niveau. En 1955, ce groupe comptait en Allemagne 3,8 % de la population active, contre 3,9 % en 1939. Voilà pour les véritables prolétaires défavorisés de notre temps. Nous nous trouvons même devant une pénurie de manœuvres dans plusieurs pays européens, parmi lesquels la République fédérale, ce qui a provoqué depuis plusieurs années déjà une importation de plus en plus grande de manœuvres étrangers.

A part ces deux groupes de prolétaires défavorisés, nous trouvons aussi en Allemagne, dans la classe inférieure, une multitude d'autres personnes représentant les strates basses provenant de classes différentes, qui se recrutent principalement parmi les réfugiés des pays de l'Est et de l'Allemagne de l'Est. Mais il faut ici bien distinguer, parce qu'on ne peut nullement dire que la situation des réfugiés soit dans tous les cas défavo- risée. Au contraire, on pourrait soutenir que la majorité écra- sante des réfugiés s'est fort bien adaptée et a vigoureusement participé au développement de la vie économique de l'Allemagne fédérale entre 1950 et 1960, au moins en ce qui concerne les réfugiés encore jeunes. Les classes inférieures défavorisées sont donc constituées surtout par des personnes âgées, dépourvues de moyens suffisants de subsistance. Le paupérisme des sociétés industrielles avancées frappe en général les personnes de plus de 65 ans, ce qui a provoqué la création d'une assurance vieillesse. En Allemagne fédérale, cette classe se caractérise, comme nous l'avons dit, par le fait qu'elle se compose surtout de réfugiés.

Nous devons donc prendre comme point de départ le fait qu'une nouvelle classe inférieure est apparue en Allemagne, dans laquelle on ne peut plus compter la majeure partie de la classe ouvrière. Celle-ci cherche au contraire à se rapprocher des classes moyennes. Ceci est vrai surtout en ce qui concerne l'orientation vers les valeurs et les idées spécifiques qui tendent

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à se rapprocher de plus en plus dans les couches supérieures des ouvriers de celles de certaines strates des classes moyennes. Aux États-Unis, ce processus s'est déjà réalisé entre 1920 et 1930, de manière que les différences extérieures du comportement d'un ouvrier jouissant d'une formation professionnelle et d'un membre quelconque des classes moyennes tendent à disparaître. Cette constatation s'applique également à d'autres sociétés industrielles avancées, en Europe, surtout à la Suède, aux Pays- Ras et à la Suisse. Nous pouvons affirmer que le même processus s'annonce en République fédérale allemande. Nous devons cepen- dant admettre qu'il se heurte ici à certains obstacles, dont l'analyse est fort intéressante parce qu'elle jette une lumière sur l'état de la moralité publique et plus généralement sur la mentalité culturelle de l'Allemagne contemporaine.

Il faut admettre que l'évolution que nous venons d'esquisser est gravement entravée en Allemagne par la survivance de valuations spécifiques de l'ancienne bourgeoisie, valuations qui, d'une part, limitent l'auto-estime de l'ouvrier parce qu'il ne peut intégrer les idées et valeurs qui lui sont propres dans ce système de valeurs périmées, et qui, d'autre part, font apparaître une tendance à séparer certains groupes relevant des classes moyennes des ouvriers qualifiés et a fortiori des ouvriers spécia- lisés sous le fallacieux prétexte que les membres de ces groupes accomplissent un travail non manuel. Par contre, il est incontes- table que, de nos jours, une restructuration de beaucoup de groupes d'employés et d'ouvriers s'est réalisée, surtout sous l'influence de nouvelles évolutions technologiques, qui ont consi- dérablement modifié les frontières entre le travail manuel et non manuel. Ainsi on pourrait dire que les activités purement manuelles de l'ouvrier qualifié, comme d'une partie des ouvriers spécialisés, sont en train de disparaître et d'être remplacées par des activités intellectuelles et morales (ponctualité, concentra- tion, précision, compréhension des processus techniques très complexes, etc.). D'autre part, la division entre les multiples groupes d'employés semble se simplifier sous l'influence de l'automation, de telle sorte que les ouvriers qualifiés ont besoin d'un entraînement bien supérieur à celui de certaines catégories d'employés. Si l'on pouvait différencier facilement, il y a un demi-siècle, les professions manuelles et non manuelles en les attribuant à la classe ouvrière et à la classe moyenne (en y incluant les divisions entre employés de grades variés), ceci ne présente plus aucun sens de nos jours. De nouveaux modes de travail s'annoncent avec de nouvelles orientations vers des valeurs spécifiques et correspondant à une nouvelle structure de la société globale.

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Naturellement, cette évolution a déjà été observée à plusieurs reprises, et on a souvent tenté de l'expliquer en s'appuyant sur des termes traditionnels. C'est ainsi qu'on a avancé, en Alle- magne, la théorie d'une « société nivelée des classes moyennes » (nivellierte Mitielstandsgesellschaft) , auxquelles on attribue une tendance structurelle vers un nivellement de plus en plus avancé. Certes, si nous comparons la société allemande après 1945 avec celle du xixe siècle, nous pouvons admettre que cette consta- tation est dans une certaine mesure justifiée. Il est indéniable que les distances entre les niveaux les plus élevés et les niveaux les plus bas ont considérablement diminué, que les revenus et les salaires ont une tendance prononcée à se rencontrer autour d'une dimension moyenne. C'est là un des effets d'une « démo- cratisation » croissante, si bien qu'il est impossible de comparer la situation structurelle d'aujourd'hui avec celle du milieu du xixe siècle. Mais en même temps, nous sommes plus que jamais intéressés à suivre le mouvement vers la différenciation qui se fait sentir dans ce nouveau monde "économico-social qui s'éloigne de plus en plus du nivellement prétendu.

Il est certainement vrai que les distances entre les hommes vont diminuant dans les « démocraties de masses » qui nous sont contemporaines. Mais s'ensuit-il qu'il n'y aurait plus aucune division entre les groupes sociaux ? Certainement pas. Même si nous devions trouver certaines traces d'un système homogène de valeurs, il faut toujours compter avec une multitude de forces objectives, telles que la diversité des professions, la stratification des classes sociales et les différenciations selon les conjonctures sociales, économiques et politiques qui séparent de plus en plus les hommes dans une société moderne. Nous ne pouvons donc nullement conclure de l'égalité devant la loi, qui est un principe inaliénable de toute démocratie, à une égalité réelle. Au contraire, le principe de l'égalité devant la loi devient nécessaire parce que les hommes sont divisés par leur position sociale ou économique et qu'ils disposent d'un pouvoir inégal selon la diversité de leurs situations sociales respectives, etc. Nous ne pouvons donc croire à un nivellement général de ces démocraties de masses, comme le prétendent certains critiques culturels. Bien au contraire, nous voyons dans les sociétés contemporaines une différenciation de plus en plus avancée des orientations professionnelles, des car- rières, des cycles d'études à suivre, des niveaux de vie, des expectations, des espoirs et des intérêts politiques. Même si la grande majorité des hommes se concentre autour des classes moyennes, prédominantes dans nos sociétés, le milieu ne manque pas pour autant de différenciation.

Nous devons surtout nous rendre compte que dans l'état

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actuel des choses, même des différences infimes peuvent créer des séparations profondes. Dans les sociétés contemporaines, les divisions valent surtout par les nuances et non pas tant par des coupures profondes. Nous sommes tous d'accord aujourd'hui qu'un certain niveau de situation économique est nécessaire pour sauvegarder la dignité de l'homme. Ceci crée naturellement pour un nombre élevé de citoyens une base de départ, relative- ment homogène, comme nous pouvons surtout l'observer dans la manière de consommer des différentes couches sociales. En effet, nous exigeons aujourd'hui un minimum de produits écono- miques relevant des nouvelles techniques industrielles même dans les logements les plus simples. Un certain confort hygiénique et sanitaire nous paraît indispensable. Même la nourriture a été touchée par cette évolution : un nombre grandissant de produits alimentaires deviennent accessibles à une partie toujours crois- sante de la population. Tout cela va de soi, et nous sommes plus ou moins convaincus qu'il s'agit là d'un postulat moral de la plus haute importance : il faut rendre accessibles au plus grand nombre possible d'hommes les produits matériels pour une vie confortable. La démocratie n'est pas seulement un système politique dans lequel le plus grand nombre possible de citoyens participent au pouvoir public, mais elle implique égale- ment un standard de vie élevé dont devra bénéficier le plus grand nombre possible de citoyens. - C'est aussi la raison de la tendance observable dans toutes les sociétés démocratiques d'élever les salaires les plus bas au-dessus de leur valeur écono- mique réelle pour que les individus de cette catégorie atteignent une situation économique et sociale où ils puissent se respecter eux-mêmes et donner une bonne éducation à leurs enfants. D'autre part, les salaires excédant de beaucoup la moyenne sont considérés comme immoraux dans les sociétés industrielles démocratiques, ce qui entraîne chez les bénéficiaires de ces salaires, comme nous l'avons vu plus haut, une tendance à cacher leur véritable situation économique. C'est certainement une des différences les plus remarquables entre le féodalisme capitaliste du xixe siècle et la démocratie de masses dans les sociétés industrielles avancées. Nous devons signaler aussi une aversion toujours croissante contre l'inégalité des chances due à la naissance et à l'héritage ; voilà pourquoi les sociétés démo- cratiques ont tendance à éliminer ce facteur d'inégalité en frappant l'héritage d'impôts très lourds dont l'action est pour ainsi dire prohibitive.

Mais l'égalité des conditions matérielles de la vie, ainsi que la tendance à créer une situation économique aussi confortable que possible pour un nombre toujours croissant d'individus,

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n'ont aucune influence sur les différences intellectuelles, émotives et culturelles des hommes. Celles-ci se développent en indépen- dance parfaite de cette condition générale d'un confort croissant pour tous. On ne peut pas davantage conclure à un nivellement général, parce que la plupart des hommes sont forcés de vendre leur travail. L'indépendance de certains groupes appartenant à l'ancienne classe moyenne est en effet en train de disparaître, peut-être même a-t-elle déjà disparu. Même les professions académiques et libérales deviennent de plus en plus dépen- dantes des nécessités du marché, ou leurs représentants devien- nent des fonctionnaires, ce qui entrave également leur soi- disant « indépendance ».

Mais tous ces critères n'ont qu'un caractère général et par conséquent formel auquel s'oppose une multitude de différen- ciations sociales concrètes, et ceci même à l'intérieur d'une seule profession. Prenons par exemple la profession médicale. A côté de l'ancien type de médecin indépendant dont le revenu peut être fort maigre, nous rencontrons des types variés de médecins- fonctionnaires dans les différents services médicaux de l'État, qui jouissent d'un revenu régulier et assez élevé, ainsi que d'un prestige souvent considérable ; en plus, il faut tenir compte de différents types de médecins employés par les grandes entre- prises industrielles, jouissant de revenus variables, mais plutôt maigres et d'un prestige également réduit. Enfin, on ne doit pas oublier les médecins assistants des hôpitaux, dont le revenu est insignifiant et le prestige très élevé, sans parler des directeurs des grandes cliniques avec des revenus très élevés et un prestige social correspondant. En somme, la profession médicale s'est nettement différenciée et a engendré une multitude de groupes spécifiques dont nos grands-pères n'ont même pas rêvé. En plus, nous devons compter avec un clivage régional important entre la ville et la campagne. Dans les grandes villes, les médecins se trouvent dans une toute autre situation, due à la concurrence et à l'importance du marché urbain, que les médecins de petites villes ou de campagne. La situation de ces derniers a subi cer- taines modifications, au cours des trois ou quatre dernières décennies. Leur prestige auprès de la population des villages reste toujours élevé, mais on les appelle de plus en plus souvent pour des visites nocturnes, ce que l'on n'aurait pas osé autrefois, étant donné que le médecin, au village, faisait partie des « nota- bles » qu'on estimait bien supérieurs aux paysans. Il semble qu'il s'agit ici d'un changement important dans le système du pouvoir villageois, même si cette nouvelle habitude découle entre autres du fait que certains médecins ont, probablement, vendu leurs services durant la période de disette de 1945-1948,

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contre une rémunération « en nature », c'est-à-dire contre du beurre, de la viande, etc.

Indépendamment de toutes ces questions de détails, nous devons nous rendre compte que le fait de dépendre d'un marché, et même d'un certain nivellement du revenu, n'a aucune influence sur la différenciation dans la vie privée. Cette différenciation apparaît même comme plus importante si nous distinguons, avec Gollin Clark, les domaines du travail dans les secteurs primaire, secondaire et tertiaire. Le secteur primaire embrasse la production originaire de l'agriculture, etc., le secteur secon- daire la production industrielle et le secteur tertiaire les profes- sions plus générales, y compris les professions libérales. Il saute aussi aux yeux qu'un employé du secteur primaire (par exemple un inspecteur d'une grande exploitation agricole), du secteur secondaire (par exemple un dessinateur technique dans un bureau de construction) ou du secteur tertiaire (par exemple un fonctionnaire des P. T. T.) représentent trois types d'activités totalement différentes et incomparables, bien que leurs repré- sentants figurent tous les trois sous la rubrique des « employés ». Nous ajouterions même qu'il faudrait au fond développer encore davantage cette distinction classique de Clark en y ajoutant le secteur des « services proprement dits », comme secteur quater- naire. Ici nous rencontrons les productions immatérielles satis- faisant la consommation culturelle du public, ses loisirs, etc. Le trait essentiel de ces professions est qu'il leur faut présenter les productions de ce secteur directement au consommateur, dans la plupart des cas par les moyens d'une action toute per- sonnelle, de manière que l'élément humain devient ici prépon- dérant. Gomme ces professions se trouvent concentrées, surtout dans les grandes villes, elles portent toutes l'empreinte d'un esprit urbain très prononcé.

En outre, nous trouvons bien d'autres critères de différen- ciation que nous ne pouvons pas tous analyser ici. Qu'il suffise d'en énumérer quelques-uns, qui nous paraissent importants pour la période d'après-guerre. Pour commencer par la classe ouvrière, nous voudrions surtout évoquer ici la différenciation extrême de l'ensemble des ouvriers possédant une formation professionnelle, ainsi que la stratification qui en découle. Nous pouvons même observer aujourd'hui deux systèmes qui inter- fèrent : celui du xixe siècle et celui du xxe siècle. Le xixe siècle se caractérise par la trinité classique manœuvre-ouvrier, ouvrier spécialisé, ouvrier qualifié ; ici, l'ouvrier spécialisé n'était qu'un manœuvre, tout juste entraîné par un apprentissage de quelques heures, de quelques jours ou de quelques semaines. Au xxe siècle, nous rencontrons d'abord les survivances de ce même système,

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mais il s'y ajoute un type nouveau d'ouvrier spécialisé, qui n'est pas tant caractérisé par la possession de certaines habiletés, mais bien plutôt par une compréhension et une connaissance avancées de processus techniques compliqués, en liaison, surtout, avec les besoins des organisations industrielles, qu'on appelle en allemand die Betriebe et en français les entreprises. Aux États- Unis, ce type d'ouvrier a de plus en plus tendance à devenir l'ouvrier représentatif de notre temps. Il commence à se faire remarquer en Allemagne également. Il est fort intéressant de voir que les ouvriers de ce genre se recrutent dans les couches sociales les plus diverses. De ces ouvriers jouissant d'une forma- tion technique préalable, on attend surtout de l'intelligence, de la responsabilité, de la ponctualité et une certaine sociabilité ; on leur applique donc des critères tout à fait nouveaux. Remar- quons que nos écoles sont fort mal préparées pour la formation technique de ce nouveau genre d'ouvriers.

Nous trouvons une différenciation analogue dans le groupe des employés. Ici, nous pouvons même faire une remarque qui caractérise d'un seul coup ce nouveau groupe professionnel. Gomme les employés se sont multipliés dans la structure des sociétés industrielles avancées depuis 1880 environ, au point d'atteindre une véritable explosion démographique, ils ont également manifesté dès leur apparition massive une différen- ciation très grande. Quant à leur augmentation en nombre, nous pouvons compter en Allemagne, en 1882, 1 employé sur 21 ouvriers ; en 1895, 1 employé sur 13 ouvriers. Donc voici un premier bond en avant, au cours de douze ans, qui nous paraît assez important. Nous nous rendons compte de nouveau a quel point il est vrai que certaines évolutions contemporaines ont leurs racines dans un passé assez lointain. En 1939, nous trou- vons 1 employé sur 4 ouvriers, et en 1958 dans la République fédérale, sans Berlin et sans la Sarre, 1 employé sur 2,5 ouvriers. Nous sommes bien en présence d'une augmentation énorme qui se traduit également dans les chiffres absolus.

En tant que profession, les employés se présentent, dès le début de leur apparition en force, comme divisés en une variété extrême de groupes, en commençant par ceux qui se lient à un apprentissage minime (vendeuse, sténo-dactylo, etc.), pour culminer avec les groupes exigeant une formation technique exceptionnelle. On pourrait peut-être les classer selon le pouvoir de décision qui leur est propre dans l'exécution de leur activité spécifique. Ici, nous trouvons par exemple les « managers » - les « technocrates » de différents genres dont le pouvoir de décision est presque toujours plus grand que celui des propriétaires des moyens de production. Ils payent bien souvent leur pouvoir

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autoritaire par des crises cardiaques... D'autre part, nous ren- controns dans les bureaux automatisés des professions très subalternes ; celles-ci sont souvent occupées par des jeunes filles qui n'ont pas l'intention de passer leur vie dans cette situation, mais qui restent au foyer après leur mariage. Malgré leur manque de qualifications professionnelles, on ne peut cependant pas pré- tendre qu'elles se trouvent sur la voie de la « prolétarisation », étant donné que le « bureau » comme tel paraît créer une ambiance qui prédispose plutôt à la promotion dans les classes moyennes et à un certain niveau de vie culturelle.

Selon l'importance très variée des positions professionnelles, nous pouvons constater aussi des conceptions et des niveaux de vie fort différents. Ceci se fait remarquer jusque dans les détails du comportement durant les loisirs, dans la prépondérance de différentes activités : lecture de livres ou de magazines, audi- tion d'émissions radiophoniques ou télévisées, préférence pour le film, le théâtre, le concert, pour les visites de musées, d'expo- sitions de toute sorte, etc., mais aussi des habitudes de sortir le soir ou le dimanche, de recevoir des amis, des relations d'af- faires ou des collègues à domicile, de prendre part à des associa- tions de différents genres, y compris les associations syndicales, partis politiques, etc. A part cela, nous rencontrons également des différences au point de vue de la consommation. En principe, les niveaux dans ce domaine ont augmenté pour tout le monde, comme nous l'avons dit plus haut. Mais indépendamment de cette élévation générale du standard de vie, nous pouvons constater en plus que le caractère de la consommation varie grandement de groupe professionnel en groupe professionnel. En outre, les styles mêmes de consommation varient avec l'âge, avec le degré d'instruction, etc.

Si les manières de vivre sont différentes, il va de soi que la mobilité sociale varie également selon les différents groupes professionnels. Malheureusement, la recherche dans ce domaine est encore peu avancée. Mais nous pouvons quand même faire ressortir quelques tendances. Ainsi, il semble que certaines professions, qui étaient assez recherchées dans le passé à cause de la sécurité qu'elles présentaient, ont perdu de nos jours en prestige et en stabilité. D'autre part, les professions, présupposant un niveau élevé d'apprentissage préalable, sont préférées aux autres. Certaines professions qui jouaient un rôle important dans le passé ont même presque complètement disparu. Citons comme exemple les services domestiques. La raison de la véritable désertion que cette profession a subie se trouve probablement dans le manque d'organisation rationnelle de la famille-ménage, ce qui rend impossible la réglementation des heures de travail,

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des loisirs et du temps libre. Ainsi, nous trouvons une désertion plus ou moins totale du personnel domestique dans toutes les sociétés industrielles avancées, en faveur de l'industrie ou d'autres professions. La raison en est une nouvelle conception de l'indé- pendance de l'homme ou de la femme en dehors des heures de travail. Le résultat est que le peu de familles qui peuvent s'offrir le luxe d'une « bonne » ont recours à des étrangères.

Ici comme ailleurs, nous rencontrons une différenciation toute nouvelle du sentiment immédiat de la vie, qui s'oppose très clairement au nivellement prétendu. Car si nous avons bien affaire à une dépendance économique de la majorité écrasante des hommes, nous constatons que parallèlement à une différen- ciation sociale renforcée, se fait jour une importance croissante de la dimension privée et personnelle de la vie quotidienne, inconnue dans le passé. C'est ainsi que nous voyons se développer une véritable polarisation entre le travail ou l'activité écono- mique, d'une part, et les loisirs ainsi que les manifestations de la vie privée et toute personnelle, d'autre part. Si la pression que nous subissons dans notre vie professionnelle a augmenté sensiblement dans le monde contemporain, nous nous sommes créé en même temps des échappatoires qui nous ouvrent de nouveaux horizons d'existence.

La plus grande difficulté que l'analyse structurelle de la société contemporaine rencontre en Allemagne réside dans une divergence criante entre les faits sociaux extérieurs et les moyens d'évaluation culturelle de ces derniers. Ceci provoque non seule- ment des difficultés pour la recherche, malgré que cette dernière se soit bien développée au cours des dix dernières années, mais empêche surtout l'adaptation socio-culturelle à cette nouvelle réalité, parce que certaines idées et valeurs culturelles sont diffusées, ce qui facilite plutôt la critique des faits mentionnés que leur explication. Il faut surtout se garder d'une certaine interprétation qui refuse de reconnaître la « normativité des faits ». Or la nouvelle réalité sociale ne se compose pas seulement de « faits » nouveaux et de simples données matérielles, mais, bien au contraire, aussi de nouvelles valeurs qui n'ont pas été reconnues et conceptualisées par les classes bourgeoises tradi- tionnelles en Allemagne.

Il est certainement vrai que l'adaptation à une constellation purement matérielle ne pourra jamais être posée comme un postulat moral acceptable. Mais ce n'est pas notre propos. Contentons-nous de mentionner qu'une nouvelle morale est en voie de formation, suite au changement structurel de la société allemande, tout comme les sociétés du xixe siècle avaient déve- loppé leur morale. En parlant aujourd'hui des changements

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structuraux de la République fédérale après 1945, nous ne pou- vons donc nullement nous limiter à une enumeration des change- ments matériels et statistiques, mais nous devons également tenir compte de l'apparition de nouvelles valeurs. C'est que la culture elle-même est en train de changer et il devient de la plus haute importance de rendre consciente cette nouvelle culture qui, seule, permettra de différencier la société actuelle de celle du passé. Il ne s'agit ici aucunement de changements superficiels, mais bien plutôt d'une évolution séculaire, amorcée déjà vers la fin du xixe siècle et qui n'a fait que se précipiter après 1945. Je dirais même que la fonction des vingt années qui se sont écoulées depuis « l'année zéro » consiste plutôt dans la prise de conscience adéquate de ces changements, que dans ces changements eux-mêmes, qui s'étaient déjà manifestés bien avant le conflit mondial de 1939. Il est important de contribuer à la création d'une conscience de ce genre, parce que c'est la seule voie qui permette de donner aux individus une plus grande assurance dans leurs décisions morales, assurance dont ils man- quent encore aujourd'hui, comme nous l'avons relevé ci-dessus.

Université de Cologne.

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