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LES COMPAGNIES AÉRIENNES ENTRE LA NATION ET LA MONDIALISATION Pierre Biplan La Découverte | Hérodote 2004/3 - N°114pages 56 à 70
ISSN 0338-487X
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-herodote-2004-3-page-56.htm
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Biplan Pierre, « Les compagnies aériennes entre la nation et la mondialisation »,
Hérodote, 2004/3 N°114, p. 56-70. DOI : 10.3917/her.114.0056
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Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.
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Les compagnies aériennes entre la nation et la mondialisation
Pierre Biplan*
Depuis vingt ans, le monde des compagnies aériennes est en perpétuel change-ment : des compagnies agonisent ou meurent, d’autres naissent pleines de pro-messes ; certaines fusionnent ; des alliances mondiales voient le jour, d’autres sedéfont ; on ne parle que de privatisation, déréglementation, libéralisation, tout celapour le plus grand bien présumé du consommateur ; les compagnies connaissentdes hauts et des bas, au gré des événements géopolitiques, des chocs pétroliers,des « retournements de conjoncture » et des attentats dont elles constituent unecible de choix depuis bien avant le 11 septembre 2001 1.
L’ambition modeste de cet article est d’éclairer ce théâtre et notamment sousl’angle géopolitique qui est celui d’Hérodote.
Libéralisation plutôt que déréglementation
À la fin de la Seconde Guerre mondiale a été mise en place une organisation dutransport aérien civil avec notamment la création de l’OACI (Organisation del’aviation civile internationale qui rassemble les États), de l’IATA (International
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* Pierre Biplan est un expert en transport. Il a collaboré au tout début d’Hérodote (n° 3,juillet-septembre 1976) en livrant un article intitulé « L’aviation civile : outil stratégique etidéologique ».
1. Attentat contre un DC8 d’UTA à N’Djamena le 10 mars 1984 ; explosion d’un 747 de laPan Am à Lockerbie le 21 décembre 1988 ; explosion en vol du DC10 d’UTA au-dessus duTchad le 19 septembre 1989.
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Air Transport Association qui elle réunit les compagnies) et la signature de laConvention de Chicago (le 7 décembre 1944).
Le but de ce système était de permettre un développement ordonné du trans-port aérien respectant notamment la souveraineté des États quant à leur ciel et àleur territoire. On pressentait, suite aux progrès techniques accomplis pendant laguerre et avec les progrès économiques qui allaient résulter de la situation de paix,que le transport aérien allait se développer considérablement. Mais on voyait bienaussi son côté stratégique et politique aux confins du militaire, l’aviation commer-ciale et l’aviation militaire se partageant le même ciel. Ont alors été établis le prin-cipe des « droits de trafic » négociés entre les États pour leurs compagnies, les« libertés de l’air 2 » permettant aux compagnies de prendre tel ou tel trafic entretel ou tel territoire, et toutes les procédures qui régissent le transport aérien tant auplan technique qu’au plan de l’exploitation ou que dans le domaine commercial.
Pendant une trentaine d’années, le système a fonctionné selon deux principes :chacun est maître chez soi (pour le trafic domestique incluant les colonies et pos-sessions) et les relations entre États se règlent de façon bilatérale. L’accès descompagnies au marché, les « routes aériennes » ouvertes, les fréquences des vols,les capacités en sièges, étaient négociés en bilatéral entre États et les tarifs entrecompagnies. En Europe, les relations entre deux pays étaient confiées à un duo-pole formé par les deux compagnies nationales qui se partageaient gentiment lemarché.
Ce système fut remis en cause d’abord aux États-Unis sous la pression deslibéraux jugeant que ce système entravait le développement, empêchait la concur-rence avec ses effets vertueux sur les coûts et les prix, mais aussi suite à la guerredu Viêt-nam qui laissait inemployés de nombreux avions et pilotes. C’est ainsiqu’en 1978, sous la présidence de Jimmy Carter, donc avant Reagan, fut votél’Airline Deregulation Act qui libéralisa totalement le transport domestique etamena le gouvernement américain à écorner la situation dominante de Pan Am etTWA dans les relations internationales en permettant à d’autres compagnies(American, etc.) de « sortir ». Et les États-Unis eurent dès lors la volonté d’expor-ter leur système libéral dans le reste du monde.
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2. La Convention de Chicago a défini les six libertés de l’air : 1) le droit de survol d’un paystiers ; 2) le droit d’atterrir pour des raisons non commerciales ; 3) la liberté de transporter du tra-fic du pays A de la compagnie vers un autre pays B ; 4) la liberté d’acheminer du trafic de Bvers A ; 5) la liberté de transporter du trafic entre le territoire de B de/vers celui d’un troisièmeÉtat C ; 6) la liberté de transporter entre B et C via A. Ont été ajoutées ensuite les libertésconcernant le « cabotage », c’est-à-dire le trafic domestique à l’intérieur du territoire d’un autrepays soit consécutivement à un vol A-B ou non (stand alone cabotage).
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Mais la remise en cause du système en Europe vint moins de la pression idéo-logique des États-Unis que d’un arrêt de la Cour de justice européenne de 1985(dit arrêt Nouvelles Frontières, car provenant d’une contestation de ce voyagiste)qui jugea que les règles de concurrence du traité de Rome s’appliquaient bien autransport aérien qui jusque-là s’y était soustrait. Dès lors s’engagea un processusde libéralisation progressive du transport aérien au sein de l’Union européennequi s’échelonnera de 1986 à 1997 au travers de trois « paquets » de mesures. Le1er janvier 1993 le transport intracommunautaire était totalement libéralisé et il enfut de même pour le transport intérieur (cabotage) le 1er avril 1997.
Mais les libertés restent encadrées : l’autorisation de créer une compagniedemeure subordonnée à des garanties de stabilité financière et de fiabilité tech-nique dans chaque pays ; la liberté de créer des lignes est limitée par l’obtention de« slots » (ou créneaux d’atterrissage) sur les grandes plates-formes ; la libertétarifaire s’arrête au dumping, en principe du moins...
Certes, les Américains ont essayé de négocier en bilatéral des accords ditsd’open sky – plus libéraux que les accords existants – avec un grand nombre depays notamment européens et y sont souvent parvenus notamment avec les petitsÉtats voyant par là le moyen de valoriser leurs hubs 3 ; les grands États se sontmontrés plus circonspects mais y sont venus pour permettre aux alliances des’épanouir.
Si aujourd’hui l’intra-américain et l’intra-européen sont libéralisés, et sil’Atlantique nord est très « assoupli », il n’en va pas de même forcément pour lereste du monde qui reste régi par des accords traditionnels. Cependant la libertétarifaire a progressé.
Cette progression de la libéralisation et ce changement des règles du jeu n’ontpas fait disparaître pour autant les intérêts nationaux. Et l’on a bien vu que, dansce domaine comme dans d’autres, les plaidoyers libéraux américain ou anglaissont clairement au service de leurs intérêts et de leurs compagnies : les États-Unisétant forts de leur puissance aéronautique, construite sur le premier marché dumonde (l’intra EU représente 1/3 du trafic mondial en passagers ✕ kilomètrestransportés) ; la Grande-Bretagne étant de son côté le premier marché d’Europe(avec un trafic aéroportuaire presque double de celui de la France).
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3. Un hub est un aéroport organisé pour faciliter les correspondances entre les vols arrivantet partant par vagues successives, de façon à diminuer les relations point à point entre les mul-tiples autres escales. De « hub and spokes » qui signifie « moyeu et rayons » dans une roue.
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Privatisation plutôt que dénationalisation
Il n’est pas de secteur d’activité qui ait été autant marqué par l’empreinte« nationale » que le transport aérien. Et c’est encore le cas.
En témoignent les noms, devenus des marques, que les principales compagniesde chaque pays arborent : la plupart du temps ils reprennent le nom du pays (AirFrance) ou de la nationalité (British Airways), même aux États-Unis (American).
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PAVILLON HAUT !
Air France, British Airways, Alitalia, Austrian, Swiss (qui a succédé à Swissair),American, US Airways, Air Canada, AeroMexico, Aerolinas Argentinas, JapanAirlines, Korean, Air China, Air Algérie, Royal Air Maroc, Qatar Airways, etc.Environ la moitié des 268 compagnies membres de l’IATA, et ce sont les princi-pales, portent le nom de leur pays en clair, ou de leur nationalité, ou bien enfin l’in-tègrent dans un sigle plus ou moins sous-titré ou décodé : ANA – All NipponAirways –, TAP – Air Portugal, TAROM (Transporturile Aeriene Romane) et il yeut Sabena, sigle dans lequel il y a du belge...
On observe aussi que tous les pays neufs, comme ceux issus de l’ex-URSSs’empressent de créer des compagnies qui portent le nom du pays : Air Kazakhstan,Air Ukraine, Armenian International Airways, etc.
S’ajoutent à cela les compagnies dont le nom renvoie à des « territoires histo-riques » : Cathay – nom donné par Marco Polo à la Chine – pour la compagnie deHong-Kong qui fut fondée à Shanghai en 1946, Iberia qui exprime un certain impé-rialisme espagnol vis-à-vis de leur proche voisin...
Rares sont les exceptions à cet ancrage national et territorial des compagnies :KLM (Compagnie royale d’aviation en néerlandais) aussitôt précisée par RoyalDutch Airline ; Lufthansa (qui associe l’air et la « hanse »), marque souvent précé-dée de Deutsch dans sa communication ; Aeroflot ; Aer Lingus (flotte aérienne engaélique), Olympic dont tout le monde comprend qu’elle est grecque surtout cetteannée ; LOT, compagnie polonaise, qui viendrait de la contraction d’Aerolloyd,compagnie privée dont elle est issue, comme Malev qui semble provenir de Maszovletà moins que ce ne soit de Magyar ; Garuda (compagnie indonésienne) dont le nomdésigne un oiseau mythique ennemi des serpents dans la mythologie indienne.
Ne nous privons pas du plaisir d’observer qu’en dehors des noms de pays ou denationalité abondent, dans les noms de compagnies, les références géographiques.Ainsi ceux qui rattachent la compagnie à sa région d’origine : Adria (compagnieslovène), Delta (qui fut à l’origine une compagnie qui faisait de l’épandage agricoledans le delta du Mississipi), Gulf Air, Middle East Airlines (compagnie libanaise),Scandinavian (compagnie multinationale des pays scandinaves) ; ou ceux quiindiquent sa zone d’intervention ou ses ambitions : Air Atlas (c’est une grande
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compagnie de fret américaine), Air Austral, Continental, Northwest, sans oublierles noms très impérialistes de compagnies aujourd’hui disparues : Pan Am et TWA(Trans World Airlines) etc. ; ou ceux qui font joli : Meridiana.
Moins évidents sont les noms de la grande compagnie australienne Qantas, quisignifie Queensland and Northern Territory Aerial Service Limited, ou de la compa-gnie brésilienne Varig qui est l’abréviation de Viaçao Aera Rio Grandense.
Finalement, à l’exception notable de United, les marques ni nationales ni géo-graphiques sont laissées aux compagnies secondaires ou spécialisées (charter, fret,low-cost), telles que Virgin, EasyJet, Condor, Volare... N’oublions pas non plusles disparues : Air Inter qui évoquait la vocation interrégionale de la compagniedomestique française ; et UTA, Union de Transports Aériens, qui à défaut del’originalité avait le mérite de la brièveté...
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La plupart des compagnies sont ou ont été des compagnies nationales, à capi-taux publics, sauf aux États-Unis. Ce fut la règle en Europe de l’Ouest commebien sûr dans les pays de l’Est et dans les pays en voie de développement.
Soit les compagnies furent créées ab initio sur une initiative gouvernementale,soit elles résultèrent d’une nationalisation de compagnies privées en proie à desdifficultés et/ou parce que le caractère stratégique du transport aérien est apparu àce moment aux yeux des responsables. Ainsi la création d’Air France en 1933,fusion de cinq compagnies privées (Aéropostale, Air Orient, Air Union, la CIDNAet Lignes Farman), résulte-t-elle d’une initiative étatique (Pierre Cot, alorsministre de l’Air du gouvernement Daladier) dans un contexte de crise écono-mique, suivie de sa nationalisation en 1946.
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des compagnies créées ourecréées en Europe et au-delà, le furent sous une impulsion étatique et avec unemajorité de capitaux d’État ou publics. Il en fut de même dans les nouveaux paysdécolonisés, pour qui la création d’une compagnie aérienne nationale a représentéune manifestation forte de souveraineté. Bien souvent cela a abouti à de micro-compagnies, possédant quelques avions, assez dépendantes de la compagnienationale de l’ancienne puissance coloniale. Air Afrique a été une tentative origi-nale de compagnie multinationale (initialement créée par onze nations en 1961)– très liée à UTA puis Air France – qui est morte (en 2002) de la gabegie résultantnotamment du sureffectif lié au clientélisme exercé par chacune des nations (voiredes ethnies) la composant.
Mais les compagnies aériennes n’ont pas échappé au vaste mouvement de libé-ralisation économique parti des États-Unis, comme on l’a vu, et relayé par l’Unioneuropéenne à partir de 1987. C’est d’ailleurs cette année-là que, la première,British Airways fut privatisée par le gouvernement de Margaret Thatcher qui enfit un symbole fort de sa politique de retour des entreprises au privé. À sa suite, la
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plupart des compagnies européennes furent également privatisées – souvent enplusieurs étapes – dans les années 1990. Air France dont le capital avait été ouvertau privé en 1999 vient d’être privatisée par le biais de la fusion avec KLM.Aujourd’hui, seules Aer Lingus, Alitalia, Finnair, SAS, Olympic (en survie) res-tent avec une majorité publique au capital. Le mouvement a également concernél’Asie : ainsi Japan Airlines a-t-elle été privatisée en 1987.
Parallèlement, les crises et la concurrence ont entraîné un processus de« consolidation » du transport aérien au sein de nombreux États : ainsi British Air-ways a-t-il absorbé successivement British Caledonian et Dan Air, tandis qu’AirFrance rachetait UTA et par là prenait le contrôle d’Air Inter, et qu’Alitalia agré-geait Aero Transporti Italiani et Avianova.
Par la suite, chaque compagnie « major » a entrepris de racheter ou de prendrele contrôle des compagnies régionales de son pays dans l’objectif de mieux ali-menter son hub et aussi d’écarter la menace de concurrents éventuels qui auraientpu tomber dans de mauvaises mains étrangères. Il faut d’ailleurs noter que les ten-tatives des majors étrangères dans les autres pays se sont soldées par des échecs :tour à tour British, Lufthansa, KLM, Swissair ont perdu beaucoup d’argent àvouloir reprendre TAT, Air Liberté ou Air Littoral.
Aux États-Unis la période de floraison de nouvelles compagnies suscitée par la« dérégulation » a été suivie depuis vingt-cinq ans par un phénomène de concen-tration quasi continu : on est passé de 23 à 8 compagnies (d’envergure nationale),chute non compensée par quelques naissances (Jet Blue et les low-cost descompagnies major). Bref le taux de mortalité est supérieur au taux de natalité.
Privatisation ne signifie pas pour autant « dénationalisation ». En effet tous lespays au monde ont mis en œuvre des dispositifs visant à protéger la nationalité deleurs compagnies aériennes, afin de préserver les droits de trafic qui relèvent à cejour de prérogatives étatiques. Même aux États-Unis, la législation fédérale est,dans ce domaine comme dans bien d’autres, particulièrement protectionniste : elledispose que les trois-quarts des droits de vote d’une compagnie aérienne doiventêtre détenus ou contrôlés par des ressortissants américains et que les deux tiers dumanagement et du conseil d’administration doivent être américains. En Europe, lelieu principal d’activité ou le siège social du propriétaire de la compagnie aériennedoivent être situés dans l’Union européenne. La compagnie doit être détenuemajoritairement par un ou plusieurs pays de l’Union européenne ou par des res-sortissants d’un ou plusieurs de ces pays. Et plus spécifiquement en France desdispositions ont été prises récemment pour protéger la nationalité française d’AirFrance, dans le cadre de sa privatisation.
On voit bien que, malgré ce courant fort et universel, de privatisation le trans-port aérien reste une activité de nature sinon régalienne du moins d’intérêt straté-gique national, intérêt auquel s’ajoute un attachement sentimental toujours vivace.
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En témoignent les mobilisations nationales, associant gouvernement, patronat oule grand public, qui se sont produites pour sauver Sabena et Swissair de la dispa-rition (elles ont repris vie sous les noms de SN-Brussels et Swiss) ; et auparavantAir France fut sauvée de la faillite en 1993, en recevant 20 milliards de francs del’État pour se remettre à flot, ce qui parut légitime (en France du moins, sauf peut-être au Figaro Magazine). Plus récemment (juin 2004), Alitalia vient de recevoirl’appui du gouvernement italien qui a apporté sa garantie à un prêt de 400 millionsd’euros. Les Grecs luttent pour maintenir leur compagnie nationale OlympicAirways en mauvaise situation depuis des années.
Les compagnies leaders de chaque pays demeurent toujours porteuses dupavillon national au sens symbolique et même physique. Les « livrées » des avionsdes compagnies major rappellent d’une manière ou d’une autre le drapeau national,et ce n’est pas près de changer. Un mouvement d’indignation souleva les Britan-niques lorsque British Airways entreprit de faire disparaître l’Union Jack de laqueue de ses avions pour lui substituer des œuvres d’art cosmopolites par les-quelles la direction de BA voulait manifester le caractère mondial de la compa-gnie. Elle fut forcée de faire machine arrière et de revenir sinon au drapeau dumoins à une oriflamme plus classique.
Des alliances plutôt que des fusions
À l’origine l’objet des compagnies nationales était de permettre à chaque paysde « se projeter vers l’extérieur » (à l’export pourrait-on dire) et de « s’ouvrir aumonde » (à l’import). Chaque compagnie a construit son réseau en fonctiond’abord des intérêts nationaux, des zones d’influence du pays (les anciensempires), des liens économiques et culturels et de plus en plus des « marchés »,cela va sans dire.
Mais la mondialisation contemporaine, qui a démarré à la fin des années 1970et a pris son essor dans les années 1990, a changé la donne. Elle s’est traduite parune extension sans précédent des rayons d’action des firmes multinationales etune diversification accrue des besoins de leurs dirigeants et cadres en termes dedestinations. De sorte qu’une seule compagnie n’est plus à même de répondre auxbesoins du marché et même de son marché national. Et plus généralement, il estapparu comme évident à chaque compagnie qu’aucune n’était et ne serait enmesure d’avoir une couverture mondiale comme l’aurait voulu le marché. En effetle transport aérien est un secteur fortement capitalistique : les avions coûtent cher(un avion long courrier coûte de 100 à 150 millions d’Euros) et les aéroportsaussi, contrairement à ce que peuvent faire croire les low-cost qui vendent l’avionau prix du taxi... Et c’est aussi un secteur lourdement logistique qui nécessite des
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« bases » pour les appareils, leur entretien et le personnel navigant qu’il est ruineuxde multiplier (un des problèmes d’Alitalia est d’avoir deux bases : Milan et Rome),surtout dans des pays différents. Seules les gigantesques compagnies américainespeuvent se permettre d’avoir plusieurs hubs étant donné la taille du pays et dumarché américain.
Dès lors la seule façon de répondre à l’exigence de mondialisation, de manièreéconomique et dans le respect du caractère national de chaque compagnie et desdroits de trafic, était de s’allier avec d’autres compagnies, et cela plutôt que defusionner, en raison des droits de trafic nationaux et de la fierté nationale quis’attache aux compagnies.
Ces alliances se traduisent par un accord « chapeau » entre les compagniespour des durées assez longues (de l’ordre de dix ans) et par de multiples accordsbilatéraux thématiques. Quelquefois elles s’accompagnent de prises de partici-pation ou d’échanges capitalistiques : ainsi British a pris 9 % d’Iberia et American1 % ; Air France et Alitalia ont pris des participations croisées de 2 %. Mais ceciest plutôt l’exception et n’apparaît pas comme une nécessité.
La fusion entre Air France et KLM est un cas unique à ce jour, et on a bien vuqu’elle n’est pas totale pour les raisons qui viennent d’être rappelées : en fait, estconstituée une holding Air France-KLM qui contrôle deux sociétés d’exploitationindépendantes. On sauve ainsi les apparences pour l’opinion hollandaise. Ceschéma est peut-être reproductible (demain avec Alitalia ?).
L’autre grande raison des alliances a été la libéralisation (ou déréglementation)que nous avons traitée plus haut. À une situation de partage organisé des lignes,des fréquences et des capacités, et de concertation des tarifs a succédé un régimede concurrence extrêmement agressif qui a entraîné une guerre des prix (et parfoisdes services) et partant, une forte pression sur les coûts.
Dans ces conditions, les alliances sont aussi apparues comme la réponse adé-quate. Elles permettent en effet aux compagnies d’étendre leur réseau à moindrecoût grâce à la connexion entre leurs hubs et grâce au code-sharing (partage decodes qui permet de vendre un même vol physique sous de multiples codes com-pagnies et autant de numéros de vol) ; cette extension est un peu virtuelle, mais« elle marche » au niveau de la vente ; ainsi Air France affiche 119 destinationsaux États-Unis grâce au partage de codes avec Delta, alors même qu’elle ne des-sert en propre que 12 escales « gateways ». Par ailleurs, ces alliances favorisent lamise en commun des moyens dans les différentes villes et escales du monde, lescompagnies se représentant ou s’assistant les unes les autres (agences, comptoirs,salons, opérations) et les amènent à faire des achats en commun. Elles permettentaussi de combiner les systèmes de fidélisation des compagnies et donc de s’appor-ter mutuellement des clients généralement fréquents ; ainsi Skyteam, l’alliance dontAir France est membre, affiche 54 millions de clients fidélisés, beaucoup plus que
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les 6 millions de membres de Fréquence Plus. D’autre part, sous réserve d’immu-nité antitrust américaine ou d’exemptions européennes, les compagnies peuventse concerter sur leurs politiques de vente et de tarification et mieux faire face àleurs concurrents. Enfin, les compagnies membres d’une alliance s’efforcent detraiter de façon cohérente et continue leurs clients communs.
On le voit les alliances présentent de grands avantages et apportent des béné-fices substantiels pour les compagnies. Ils sont plus évidents que les « bénéficesclients » qu’elles s’évertuent à mettre en avant. D’ailleurs les clients ne sont pasdupes et perçoivent bien que les alliances sont davantage faites pour les compa-gnies que pour eux. Cependant ces fameux « bénéfices clients » existent : un plusgrand choix de vols, de meilleurs horaires car coordonnés, plus de « miles »gagnés, plus de salons pour les hommes d’affaires, etc.
Toujours est-il que les alliances apparaissent aujourd’hui comme une formulesolide et pérenne, cela après bien des tâtonnements.
Les alliances aujourd’hui : un trio
Les alliances ne sont pas nées immédiatement de la mondialisation et de lalibéralisation. La première apparaît en 1997, la dernière en 2000. En effet leurmaturation a été lente et précédée par des travaux d’approche entre partenairespotentiels et des expérimentations partielles de coopérations.
Ainsi au début des années 1990, Air France, sous la présidence de BernardAttali, s’était rapprochée de Lufthansa, avait pris le contrôle de Sabena et de CSAet avait exploré du côté américain (Air Canada, Continental et Aeromexico déjà).Mais il fallut attendre presque dix ans de plus et le redressement d’Air Francepour voir cette recherche d’alliance se concrétiser. Aujourd’hui trois alliancesdominent le paysage mondial : Oneworld, Star Alliance et Skyteam.
Le tableau ci-après en indique les partenaires et en donne les principales carac-téristiques 4.
Des trois alliances, Star est à la fois la plus ancienne, la plus puissante par lenombre et selon les différents critères, et la plus intégrée. Skyteam, la plus récenteet la plus petite, possède actuellement la meilleure « dynamique » ; elle faitpresque jeu égal avec Oneworld et, après l’intégration de KLM, Continental etNorthwest, elle la dépassera et deviendra aussi importante que Star.
Ces trois alliances se sont dégagées progressivement au cours des dernièresannées, d’autres ayant échoué et s’étant dissoutes. C’est le cas de Qualiflyer,
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4. D’après les sites internet des alliances, juin 2004.
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Alliances Star Alliance Oneworld SkyteamDate de création Mai 1997 Février 1999 Juin 2000Nb de membres 15 8 6
Partenaires : Air Canada Aer Lingus AeromexicoAir New Zeland American* Air France*ANA (Japon) British Airways* AlitaliaAsiana (Corée) Cathay Pacific CSAAustrian Finnair Delta*Bmi (GB) Iberia KoreanLOT (Pologne) Lan ChileLufthansa* QuantasScandinavianSingaporeSpanairThaïUnited*US AirwaysVarig
Membres futurs SAA (Afrique du Sud) En septembre 2004TAP – Air Portugal KLMBlue 1 Continental
Northwestet à moyen termeAeroflot (2005 ?)China SouthernTAM
Nb de pays desservis 132 134 110
Nb de destinations 755 576 500
Nb de vols quotidiens 14 048 7 256 7 900
Nb total d’appareils 2 477 1 855 1 169
Passagers/an (millions) 360 223 212
Passagers ✕ km Transportés (milliards) 640 499 370 environ
Part du trafic mondial(PKT – 2001) 23 % 17 % 13 %
* En gras les « piliers ».
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l’« alliance des petits », que Swissair (qui était partenaire de Delta mais a été évin-cée par Air France comme pilier européen) avait entrepris de construire autourd’elle et qui rassemblait onze compagnies : Swissair, Sabena, TAP, AOM, TurkishAirlines, Crossair, LOT, Portugalia, Air Littoral, Volare, et Air Europe. Au total,deux suisses, deux portugaises, deux françaises, et quelques autres. Bref uneauberge... espagnole ! Cette alliance n’a pas survécu au « crash » de Swissair et deSabena en 2001. De toute façon, constituée seulement d’européens (en y mettantla Turquie !) et sans aucune grande compagnie, elle avait peu de poids et son succèsparaissait improbable.
Aujourd’hui deux de ses membres sont « morts » (AOM et Air Littoral) et seulsse sont « recasés » LOT dans Star, Austrian et TAP (en cours) dans Oneworld.Swiss vient d’être « libéré de ses engagements » d’entrer dans Oneworld.
L’autre alliance disparue, un an plus tard, est Wings qui avait été constituée parKLM et Northwest Airlines rejoints par Continental Airlines qui avait « flirté »avec Alitalia. KLM et Northwest avaient pris de fortes participations croisées(réduites depuis) et s’étaient lancés dans un travail de « convergence ». Mais cettealliance était trop réduite, sans partenaire asiatique et chacun était à la recherchede partenaires plus solides sur son propre continent : KLM, après avoir tenté unefusion avec Alitalia, s’est mariée avec Air France (non sans avoir hésité avecBritish Airways) ; et Northwest s’est rapprochée de l’autre esseulé, Continental.Et tous doivent rentrer à l’automne 2004 dans Skyteam, qui comptera dès lorstrois des cinq plus grandes compagnies américaines aux côtés du plus gros euro-péen que constitue désormais l’ensemble Air France et KLM.
À noter que les alliances sont un peu différentes dans le domaine du fret : sipour Skyteam la composition des équipes est la même, en revanche l’allianceappelée WOW, composée de Lufthansa, SAS, Singapore Airlines et JAL (JapanAirlines), semble indépendante de Star dont elles sont membres (sauf JAL). Tandisque Oneworld semble ignorer le fret.
Pourquoi un tel avec un tel ? La composition des équipes
Comme en politique internationale, les raisons qui expliquent la compositiondes alliances sont multiples. Les choix faits individuellement et collectivementont répondu à un certain nombre d’impératifs.
Premier impératif : l’alliance doit avoir un pilier sur chacun des continents quicomptent dans l’économie mondialisée, donc un partenaire américain, un partenaireeuropéen, un partenaire asiatique. Deuxième impératif : les réseaux doivent se com-pléter, s’imbriquer harmonieusement sans trop de recouvrement (ou overlapping)de façon à assurer une couverture planétaire optimum, pour maximiser les apports
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mutuels de trafic et les économies de moyens ; les compagnies et leurs hubs nedoivent être ni trop loin ni trop près et présenter une complémentarité de destina-tions. Troisième impératif : choisir des partenaires en bonne santé avec des capaci-tés de développement notamment dans leur hub (Air France avait l’atout deCharles-de-Gaulle) ; bref éviter « les aveugles et les paralytiques »...
À ces impératifs s’ajoutent en ordre décroissant, selon moi, les facteurs desympathie entre dirigeants (le fit), de proximité culturelle, d’attirance historique,de compatibilité des images, de « partage des valeurs ». Ces facteurs sont loind’être négligeables, particulièrement les premiers, les derniers pouvant être un peu« fabriqués » ex post...
Il faut bien voir aussi que les choix se sont faits de façon successive, progres-sive, les choix des premiers « joueurs » réduisant les possibilités des « joueurs »suivants et les choix des uns réagissant sur ceux des autres. Ce jeu stratégique deconstitution des alliances tient à la fois du « Kriegspiel » (« il vaut mieux avoir untel avec soi que contre soi » et « le pape, combien de divisions ? »), du jeu de go(occuper l’espace avec un minimum de moyens) et du bal parquet (« il faut sedécider, il ne va plus rester que les moches »).
Si l’on s’en tient aux membres fondateurs des alliances, on peut discernerparmi les facteurs ci-dessus quels furent les déterminants. Dans chaque cas, ontrouve un couple fondateur unissant l’un des trois leaders américains et l’un destrois leaders européens.
Pour Star, le couple fondateur, Lufthansa-United, s’adjoint deux voisins, AirCanada et SAS, et choisit Thai dont le hub de Bangkok est une plaque tournanteimportante vers l’Asie du Sud-Est et l’Océanie.
Chez Oneworld, le couple fédérateur est American et British Airways – uni parune proximité idéologique d’entreprise privée performante pure et dure. Pour fairepièce à Air Canada, ils choisissent son concurrent Canadian Airlines (dont Ameri-can avait 33 % et qui a été depuis absorbé par Air Canada). Cathay – compagnieprivée très « british » (Swire Group) de Hong Kong – sera le pilier asiatique etQuantas, dans laquelle British a une participation importante depuis 1992, le pointd’appui en Océanie.
S’agissant de Skyteam, le couple de base prit du temps pour se former, AirFrance hésitant (ou faisant semblant) entre Delta – le troisième grand aux États-Unis – et Continental, moins gros mais plus performant (après avoir été sous« chapitre XI », c’est-à-dire en redressement) et d’une culture plus sympathique.Le choix de Korean fut un peu un choix par défaut, Thai puis ANA étant « casés »,Singapore inclinant déjà vers Star et Japan ne voulant pas se marier... Quant àAeromexico, c’était depuis longtemps un partenaire de Delta. L’arrivée de KLMet Northwest va d’ailleurs renforcer utilement l’alliance sur l’Asie.
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La carte des alliances
Davantage qu’un tableau, la carte ci-dessus révèle les densités, les présencesou absences. Ce qui frappe c’est la concentration des compagnies membres desalliances sur l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest, et dans une moindremesure sur l’Asie de l’Est plus l’Océanie ; c’est-à-dire sur les pays développés etquelques pays émergents, ceux qui émettent et reçoivent les plus gros trafics depassagers ou de fret. Ceci n’a rien d’étonnant et le recouvrement de cette carteavec celle du commerce mondial ou des investissements directs à l’étranger estfrappant. L’Afrique est hors-jeu, de même que le Moyen-Orient, l’Asie centrale,l’Inde et l’Indonésie. L’Amérique latine, l’Europe de l’Est sont faiblement repré-sentées et la Chine ne l’est que par une compagnie de Hong Kong.
Toutefois, cette situation va rapidement évoluer, comme en témoigne le tableausupra, avec l’intégration de SAA (Afrique du Sud), Aeroflot, China Southern,TAM (Brésil) dans les différentes alliances. Mais dans le même temps, la densitéva encore s’accroître en Europe de l’Ouest avec TAP, KLM et aux États-Unis avecContinental et Northwest.
Enfin, il faut voir qu’autour de chaque alliance avec ses membres se constitueun second cercle, plus ou moins officialisé, de compagnies affiliées et de compagniesassociées. Les premières sont les filiales et compagnies régionales. Les secondessont des compagnies secondaires qui n’ont pas le rayonnement des grandes, peuventrenforcer l’alliance et en profiter mais qui ne veulent pas en assumer les charges.Air France pense ainsi associer Malev, Royal Air Maroc, Tunisair, Middle EastAirlines, Air Mauritius, etc. On voit là se profiler un concept dont l’application estenvisagée concernant l’Union européenne. Une fois de plus l’aérien rejoint ladiplomatie.
Parmi les grandes compagnies mondiales toutes sont membres d’une alliance,ou vont le devenir à court terme, sauf Japan Airlines. Cette grande compagniepréfère depuis longtemps passer des accords bilatéraux avec les uns et les autresen fonction de ses intérêts sans s’intégrer dans une alliance plutôt qu’une autre.C’est là un comportement atypique qui s’explique par l’insularité, la difficulté qu’ily a pour les étrangers à pénétrer le marché japonais. Tel n’a pas été le compor-tement d’ANA (All Nippon Airways), compagnie certes moins forte. Cependantcette politique de non-choix de JAL ne semble pas pour l’instant lui nuire.
Ainsi après trente ans de turbulences, ponctuées par quatre chocs pétroliers,marquées par au moins autant de crise, on voit que le paysage s’organise : troispuissantes alliances de compagnies. Les alliances ont permis le « changementd’échelle » requis par la libéralisation et la mondialisation. La sélection paraîtfaite. Chaque alliance place ses pions sur l’échiquier mondial et s’efforce d’être
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efficace malgré le nombre croissant de ses membres respectifs. Les trois pôlesvont encore grossir ce qui, à l’instar de l’Europe, nécessitera un second cercle, aux« marches » de chaque empire.
Pour autant les compagnies nationales demeurent porteuses de la fierté desnations et des peuples. La plupart essaient, dans ce nouveau cadre des alliances,de tirer leur épingle du jeu, de défendre leur zone, quitte à faire quelques abandonsde souveraineté, de lignes et d’escales propres. Les autres à l’extérieur essaient desurvivre. Dans le premier cas, il paraît possible que des regroupements du type AirFrance-KLM se produisent spécialement en Europe : les mêmes avec Alitalia ;Austrian ou SAS avec Lufthansa. Dans le second cas, il est probable que certainescompagnies disparaîtront ou seront vassalisées en sauvant les apparences. Ainsiaura été trouvé le chemin entre nation et mondialisation.
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