Upload
simon-bouquet
View
212
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Les deux paradigmes éditoriaux de la linguistique générale de Ferdinand de SaussureAuthor(s): Simon BouquetSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 51 (1998), pp. 187-202Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758563 .
Accessed: 18/06/2014 17:28
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp
.JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range ofcontent in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new formsof scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].
.
Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand deSaussure.
http://www.jstor.org
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
CFS 51 (1998 [1999]), pp. 187-202
Simon Bouquet
LES DEUX PARADIGMES ?DITORIAUX DE LA LINGUISTIQUE G?N?RALE DE FERDINAND DE SAUSSURE
1. La ?linguistique g?n?rale? de Saussure, dans Voptique de la philosophie des sciences
Tout d'abord, je voudrais pr?ciser le titre de mon expos?. Ce queje d?signe par
l'expression ?la linguistique g?n?rale de Ferdinand de Saussure? est un corpus constitu? par trois types de textes: (1) des textes autographes de Saussure1, (2) les
notes prises par ses ?tudiants lors des trois sessions de cours intitul?es ? linguis
tique g?n?rale? donn?es ? Gen?ve entre 1907 et 1911, (3) le texte publi? en 1916
1 Parmi ces textes, je laisse de c?t? les travaux techniques de grammaire compar?e (r??di t?s pour une leur majeure partie dans le Recueil des publications scientifiques de 1922), les recherches sur les l?gendes et les anagrammes et d'autres textes de r?flexion philosophique ou
psychologique comme les textes sur la philosophie hindoue (manuscrits de Harvard, publi?s partiellement dans la deuxi?me moiti? du XXe si?cle), m?me s'il appara?t sporadiquement dans ces travaux des propositions pouvant ?tre consid?r?es comme de ? linguistique g?n?rale ?. Il en va de m?me d'autres cours genevois (notamment le cours sur l'?tymologie grecque et latine de 1911-1912 et les deux cours sur la grammaire compar?e
- phon?tique et morphologie
- de 1909-1910). J'ai ?galement laiss? de c?t? la correspondance (publi?e de mani?re partielle et
dispers?e) qui peut parfois comporter des ?l?ments int?ressant la linguistique g?n?rale saussu rienne.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
188 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
sous le titre Cours de linguistique g?n?rale. De l'expression linguistique g?n?rale elle-m?me, ici, on peut dire ceci: c'est l'intitul? administratif, donn? semble-t-il
par Saussure lui-m?me, des sessions de cours genevoises. Cette expression -
influenc?e par Y Allgemeine Sprachwissenschaft allemande - est, certes, courante
en fran?ais au tournant du si?cle; son contenu n'en est pas pour autant stabilis?.
Sylvain Auroux a montr?, ? partir d'un examen des ouvrages produits en allemand, en anglais et en fran?ais de 1870 ? 1930, qu'elle se rapporte ? cinq classes non dis
jointes de r?f?rents : (i) des pr?sentations de la linguistique et de ses r?sultats ; (ii) des trait?s sur le langage ? tendance plus ou moins vulgarisatrice ; (iii) des ency clop?dies concernant l'ensemble des langues; (iv) des discussions m?thodolo
giques ; (v) des monographies sur des cat?gories utilis?es par la discipline2. Pour ce
qui est de Saussure, il ne se sera jamais pr?occup?, ni lors de ses cours, ni dans aucun ?crit connu, de d?finir de mani?re explicite cette expression. Ses ?tudiants
t?moignent qu'il ?voquait plut?t la vis?e de cet enseignement comme ?une philo sophie de la linguistique ?3. Pour mon propos, qui concerne l'histoire ?ditoriale des
textes, je prendrai le parti de consid?rer l'expression linguistique g?n?rale comme
?tant propre ? d?signer un ensemble de r?flexions au sein du domaine sp?cifique de la production intellectuelle de Saussure. Et j'adopterai, pour d?limiter les champs de ce domaine, l'optique de la philosophie des sciences. Selon ce parti et selon cette
optique, la linguistique g?n?rale saussurienne peut ?tre regard?e comme corres
pondant ? trois champs de savoir.
Le premier champ est celui d'une r?flexion sur les principes d'une science exis
tante, dont le linguiste genevois ?tait un expert: la grammaire compar?e, incluant, crucialement, ce qu'on appelait alors la phon?tique historique. La r?flexion de
Saussure, en ce qu'elle a en l'occurrence de g?n?ral, porte sur les conditions de
possibilit? de cette science. On peut parler ici, strictement, d'une pens?e relevant elle-m?me de la philosophie des sciences, ou de l'?pist?mologie (au sens fran?ais de ce mot)
- dans la mesure ou, r?p?tons-le, c'est d'une science existante qu'il s'agit. Le deuxi?me champ est celui d'une r?flexion sur une discipline ? venir, con?ue comme susceptible de devenir aussi scientifique que la grammaire compa r?e - ou, si l'on veut, une r?flexion sur la r?organisation scientifique d'une disci
pline embryonnaire et dispers?e. Cette discipline nouvelle est, selon Saussure, pro mise ? traiter scientifiquement du signifi? : autrement dit, dans ses propres termes,
2 ?La notion de linguistique g?n?rale?, Antoine Meillet et la linguistique de son temps, Histoire, Epist?mologie, Langage, 10-11, 1988, p. 43.
3 Cf. entretien Riedlinger du 19 janvier 1909 (cit? par R. Godei : SM, p. 30) et P.-F. Regard, pr?face ? Contribution ? V?tude des pr?positions dans la langue du Nouveau Testament, E. Leroux, Paris, 1919, p. 6.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Simon Bouquet : Deux paradigmes ?ditoriaux de la linguistique 189
d'une s?mantique linguistique4 propre ? retrouver notamment des objets de la lexi
cologie, de la morphologie et de la syntaxe. Il a ?voqu?, ? plusieurs reprises, pour cette science l'appellation de grammaire
- ce terme ?tant pris dans une acception tr?s large. On ne peut plus parler ici, stricto sensu, d'?pist?mologie, dans la mesure o? il ne s'agit plus d'analyser les conditions d'existence d'une science actuelle, mais de faire le pari d'une science future.5 On pourra, en demeurant dans l'optique de la philosophie des sciences, parler de pari ?pist?mologique ou encore d'?pist? mologie programmatique. Le troisi?me champ de la linguistique g?n?rale saussu rienne est celui d'une r?flexion primitive sur le fait de la signification linguistique, r?flexion ?tendue parfois ? la question plus g?n?rale de l'existence des syst?mes de signes humains. Cette r?flexion, Saussure la qualifie lui-m?me, ? de nombreuses
reprises, de philosophique, la distinguant par l?, de fa?on tranch?e, de son ?pist? mologie programmatique (alors m?me que cette derni?re s'appuie sur cette
r?flexion). Pour d?signer ce troisi?me champ, j'emploie le terme de m?taphysique,
pris dans une acception, fond?e sur la philosophie des sciences, dans laquelle ce terme d?signe un champ de savoir compl?mentaire
- au sens ensembliste - de celui
dont r?pond l'?pist?mologie. (On peut ici, de fa?on peut-?tre plus intuitive bien que moins claire, parler de philosophie du langage, comme il est arriv? ? Saussure de
le faire.6)
C'est donc ? l'ensemble de ces domaines que j'attacherai l'?tiquette de linguis
tique g?n?rale - et qu'a ?t? couramment attach?e, de fait, cette ?tiquette, quand
bien m?me la partition de ces domaines n'?tait-elle pas ?voqu?e dans les termes
que je propose. Il est clair, par ailleurs, que si ces trois domaines de r?flexion de la
pens?e saussurienne, pris proposition par proposition, ob?issent ? une logique qui
permet de les distinguer, il arrive, bien souvent, que leurs propositions s'entrecroi
sent au sein des m?mes textes. Outre le fait que la logique de la philosophie des
sciences est, par d?finition, applicable r?troactivement ? des textes qui parlent de
science du langage, on notera que Saussure ?tait, visiblement, fort int?ress? par le
mouvement philosophique du tournant du si?cle commun?ment appel? la critique
4 Cf. mon Introduction ? la lecture de Saussure, Payot, Paris, 1997, p. 262, n. 2. 5 Cf. cet aphorisme des Notes Item:
S'il y a des r?alit?s psychologiques, et s'il y a des r?alit?s phonologiques, aucune des deux s?ries s?par?es ne saurait donner naissance au moindre fait linguistique.
- Pour
qu'il y ait fait linguistique, il faut l'union de deux s?ries, mais une union d'un genre par ticulier, - dont il serait absolument vain de vouloir explorer en un seul instant les carac t?res, ou dire d'avance ce qu'elle sera. (Cours de linguistique g?n?rale, Edition Engler, tome 2, p. 36, fragment 3310.6) 6 Cf. entretien Gautier du 6 mai 1911, cit? par R. Godei dans Les sources manuscrites,
p. 30.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
190 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
des sciences, mouvement qui a particip? ? la naissance de l'?pist?mologie moderne. Une note in?dite de sa main t?moigne de cet int?r?t7: c'est une liste d'ou
vrages qu'il a ?tablie - probablement en vue d'un achat de volumes par la biblio
th?que de l'universit? de Gen?ve dont il a assum? un moment la direction. On voit la place importante qu'y tient la philosophie contemporaine des sciences.8 Au verso de cette liste, on trouve une classification des domaines philosophiques, manifestement spontan?e, qui t?moigne ?galement de la place accord?e par Saussure ? la philosophie des sciences.
Avant d'aborder l'histoire des ?ditions des textes saussuriens de linguistique
g?n?rale, ce qui constitue mon propos central, je vais rappeler tr?s bri?vement
l'?tat des textes existants.
2. Les textes saussuriens de linguistique g?n?rale
Je r?partis ces textes, ainsi que je l'ai pr?cis? en commen?ant, en trois cat?
gories.
Ve cat?gorie de textes: les textes autographes de Saussure. Parmi ces textes, on trouve : le manuscrit des trois le?ons inaugurales de la chaire de grammaire com
par?e, lues en novembre 1891 ? l'universit? de Gen?ve, qui constitue, avec les
aphorismes, le seul texte autographe achev? de linguistique g?n?rale dont nous
disposions; plusieurs s?ries d'aphorismes cons?cutifs de datation incertaine (au total, une centaine de s?quences dont la forme et la dimension ?voquent ? certains
?gards les Investigations philosophiques de Wittgenstein), qui, de par le genre qui est le leur, peuvent ?tre consid?r?s comme des textes passablement achev?s
(Saussure en donne par ailleurs une d?finition : ? Quelques v?rit?s qui se retrouvent
[]. - Ne parlons ni d'axiomes, ni de principes, ni de th?ses. Ce sont simplement et
au pur sens ?tymologique des aphorismes, des d?limitations - des limites entre les
quelles se retrouve constamment la v?rit?, d'o? que l'on parte ?9) ; le brouillon d'un
long article inachev?, ?crit en 1894 sur la demande de Y American Philological Association, pour un recueil d'hommage au sanskritiste Whitney; de nombreux textes plus courts, g?n?ralement fragmentaires et inachev?s mais toujours tr?s
denses, parmi lesquels figurent plusieurs s?ries d'?bauches pour un livre (ces textes
7 Biblioth?que publique et universitaire de Gen?ve, note manuscrite Ms. fr. 3957/4.
8 Le mouvement de la critique des sciences, initi? dans les ann?es 1870 par des penseurs comme Emile Boutroux, produira au tournant du si?cle des r?flexions comme celle d'Henri Poincar? et d'Andr? Lalande. Ce mouvement est ? l'origine notamment de l' uvre d'Emile Meyerson et de sa critique par Alexandre Koyr?. Boutroux, Poincar? et Lalande figurent dans la liste de la note manuscrite de Saussure.
9 Cours de linguistique g?n?rale, Edition Engler, tome 2, p. 42, fragment 3328.5.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Simon Bouquet : Deux paradigmes ?ditoriaux de la linguistique 191
ne peuvent, en g?n?ral, pas ?tre dat?s avec pr?cision)10; enfin, des notes prises en vue de cours, notamment en vue des cours genevois intitul?s ? linguistique g?n? rale ? (ces notes ayant ?t?, dans leur majorit?, d?truites au fur ? mesure de leur uti
lisation). Ces textes sont conserv?s en grande majorit? ? la Biblioth?que publique et universitaire de Gen?ve. Certains sont conserv?s ? la Houghton Library de l'uni versit? d'Harvard.
2e cat?gorie de textes: les notes d'?tudiants des cours genevois de linguistique g?n?rale. Il en demeure aujourd'hui : 2 versions pour le cours de 1907 ; 3 versions
pour le cours de 1908-1909 ; 5 versions pour le cours de 1910-11 (toutes conser
v?es ? la Biblioth?que publique et universitaire de Gen?ve).
3e cat?gorie de textes: le texte r?dig? par Bally et Sechehaye intitul? Cours de linguistique g?n?rale.
3. Les ?ditions de ces textes et le ?double paradigme ?ditorial?
J'en viens maintenant aux ?ditions de ces textes. Mon intention n'est pas de
prendre en compte toutes les parutions des textes saussuriens de linguistique g?n? rale11, mais de relever les ?v?nements ?ditoriaux qui, en langue fran?aise et, en
r?gle g?n?rale, sous la forme achev?e d'un livre, auront balis? la diffusion de la
pens?e saussurienne et auront servi de r?f?rence ? la critique (ou devraient se mon
trer propre ? lui servir de r?f?rence, si l'on consid?re les ?ditions les plus r?centes et a fortiori les futures ?ditions). Selon ce crit?re, on pourra consid?rer les ?v?ne
ments suivants: (1) 1916: le Cours de linguistique g?n?rale r?dig? par Bally et
Sechehaye avec la collaboration d'A. Riedlinger12; (2) 1957 : R. Godei, Les sources
manuscrites du Cours de linguistique g?n?rale de Ferdinand de Saussure13 - publi
cation ? laquelle il convient d'ajouter celles, procur?es en 1954 et 1957, toujours par Godei, de l'introduction du deuxi?me cours (en 1954) et de certains auto
graphes de Saussure (en 1957); (3) 1968: le tome 1 de l'?dition critique de R. Engler titr?e Cours de linguistique g?n?rale14', (4) 1974: le tome 2 de l'?dition
10 Ces textes concernent la phon?tique et la phonologie, la morphologie, la grammaire compar?e, l'?pist?mologie programmatique de la linguistique, la s?miologie, etc.
11 Par exemple - et au premier chef - les documents publi?s dans les Cahiers Ferdinand
de Saussure. On trouvera un relev? des publications dans les bibliographies saussuriennes de R. Engler, K. Koerner et G. Redard.
12 F. de Saussure, Cours de linguistique g?n?rale publi? par C. Bally et A. Sechehaye avec la collaboration d'A. Riedlinger, Payot, Launanne-Paris.
13 Droz, Gen?ve (ci-apr?s : SM).
14 Otto Harrassowitz, Wiesbaden.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
192 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
critique de R. Engler titr?e Cours de linguistique g?n?rale: appendice15; (5) 1993/1997 : l'?dition des premier et troisi?me cours, puis du deuxi?me cours, par
Eisuke Komatsu16; (6) 1999/2001 : l'?dition critique ? venir des trois cours et des ?crits dans leur ordre naturel17. Je voudrais d?velopper la th?se suivante : ces ?v? nements auront concouru, de fa?on parfois assez paradoxale et m?l?e, ? cr?er deux
objets distincts - correspondant ? ce que j'appellerai deux paradigmes ?ditoriaux.
Le premier paradigme ?ditorial - duquel rel?vent l'?dition de 1916, les Sources
manuscrites de R. Godei et les deux tomes de l'?dition de R. Engler -
peut ?tre nomm? ainsi : celui du Cours de linguistique g?n?rale comme uvre. Le caract?re
remarquable de ce paradigme est qu'il revient, fondamentalement, ? construire et ?
l?gitimer la pens?e de Saussure dans sa dimension d'une ?pist?mologie program
matique de la linguistique. Le second paradigme peut ?tre nomm?, par contraste, celui des le?ons orales et des autographes de Saussure comme uvre. Ce second
paradigme ?ditorial, auquel contribuent aussi les travaux cit?s de Godei et
d'Engler, trouve son aboutissement logique dans la publication des notes de cours
et des textes autographes dans leur continuit? originale. Son caract?re sp?cifique est qu'il sert la pens?e saussurienne, sans op?rer aucun tri, dans toutes les dimen
sions qui sont les siennes: celle d'une ?pist?mologie programmatique de la lin
guistique, mais aussi celle d'une philosophie des sciences (en l'occurrence d'une
?pist?mologie de la grammaire compar?e) et celle d'une philosophie du langage (ou, pour utiliser ma terminologie, d'une m?taphysique).
Je vais maintenant ?tayer la th?se de ce double paradigme en examinant l'his toire des ?ditions - et en commen?ant par envisager l'?v?nement fondateur du pre
mier paradigme, la publication du Cours de linguistique g?n?rale en 191618.
15 Otto Harrassowitz, Wiesbaden. 16 Cours de linguistique g?n?rale, premier et troisi?me cours d'apr?s les notes de
Riedlinger et Constantin, Collection Recherches Universit? Gakushuin, Gakushuin, 1993; Deuxi?me cours de linguistique g?n?rale (1908-1909) d'apr?s les cahiers d'Albert Riedlinger et Charles Patois, Edited & translated by E. Komatsu & G. Wolf, Oxford, Pergamon Press, 1997.
17 S. Bouquet; S. Bouquet et R. Engler, ?ds. Biblioth?que de philosophie, Gallimard, Paris.
18 Mon analyse, quant ? au premier paradigme, peut sembler a priori paradoxale. En effet : d'une part, le texte de 1916 n'exclut pas totalement les dimensions d'une ?pist?mologie de la grammaire compar?e et d'une m?taphysique inh?rentes ? la pens?e saussurienne; et d'autre part, surtout, les ?ditions de 1957, 1968 et 1974 permettent justement un acc?s plus complet ? ces dimensions. Mais l'analyse que je propose doit s'entendre comme celle d'une tendance de
fond qui aura pr?sid? aux choix faits dans l'?laboration de ces ?ditions et qu'aura confirm? l'histoire de leur r?ception. C'est pourquoi j'emploie le terme de paradigme, emprunt? ? un courant ?sociologique? d'histoire des sciences.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Simon Bouquet: Deux paradigmes ?ditoriaux de la linguistique 193
4.1. Le Cours de linguistique g?n?rale de 1916
La question de l'attribution du Cours, dans son ensemble et dans le d?tail de ses
propositions, ? Ferdinand de Saussure aura suscit?, ? c?t? de l'?tude m?ticuleuse, de nombreuses controverses sans grand int?r?t. Car les choses sont claires: d'une
part le nom de Ferdinand de Saussure figure comme celui de l'auteur du livre, d'autre part ce sont Bally et Sechehaye qui l'ont r?dig?. J.-C. Milner r?sume
?l?gamment la situation: ?En fait, le Cours fonctionne bien comme une uvre
depuis sa publication ; pourtant, il n'en est pas une, si une uvre est con?ue comme
un texte attribuable, de part en part et dans le d?tail, ? un auteur. Il est vrai qu'on
peut renverser la proposition : puisque le Cours fonctionne de fait comme une
uvre, alors il prouve mat?riellement que la notion d' uvre ne suppose pas, contrairement ? ce qu'on croit, l'auteur comme pr?alable. C'est bien plut?t l'in verse: Saussure est devenu r?troactivement l'auteur du Cours, bien qu'il n'en ait, au sens strict, pas ?crit une ligne.19? Que le nom de Ferdinand de Saussure figure comme celui de l'auteur du Cours n'a pas emp?ch? ceux qui ont ?t? appel?s
- et qui se sont appel?s eux-m?mes -, de fa?on un peu singuli?re en l'occurrence, ses
?diteurs de pr?senter de mani?re tr?s claire leur situation vis-?-vis de ce texte. A
partir des notes d'?tudiants, ils se sont livr?s, disent-ils, ? ?une recr?ation?, ? ?un
travail d'assimilation et de reconstruction ?, ? la tentative de ? dresser un tout orga
nique?. Ils ?crivent encore dans leur pr?face que ?sur chaque point, en p?n?trant
jusqu'au fond de chaque pens?e particuli?re, il fallait, ? la lumi?re du syst?me tout entier, essayer de voir sous sa forme d?finitive en la d?gageant des variations, des
flottements inh?rents ? la le?on parl?e, puis l'ench?sser dans son milieu naturel, toutes les parties ?tant pr?sent?es dans un ordre conforme ? l'intention de Y auteur
(c'est moi qui souligne ce terme)?. Et ils concluent en revendiquant ? la responsa bilit? tout enti?re ? du texte - non seulement quant ? leur interpr?tation des notes
d'?tudiants, mais quant ? la conception m?me du livre -, ce qui, dans le cas pr?sent, est bien loin d'?tre une simple formule conventionnelle.
Aussi, si le Cours peut ?tre consid?r? comme l' uvre de Ferdinand de
Saussure, c'est en tout cas comme une uvre bien particuli?re. Cette particularit? s'enracine dans la vision et dans la volont? de Bally et Sechehaye. Ceux-ci,
quelques semaines apr?s la mort de Saussure, apr?s avoir consult? des notes d'?tu
diants et quelques autographes du linguiste disparu, vont, d'une part, imaginer un
livre et, d'autre part, infl?chir le contenu de ce livre vers une pure ?pist?mologie
programmatique de la linguistique, ?laguant quelque peu ce qui dans les textes ori
ginaux ressortit ? une r?flexion ?pist?mologique au sens strict (autrement dit ? une
?pist?mologie de la grammaire compar?e) et, bien plus syst?matiquement, ce qui
19 ?Retour ? Saussure?, Lettres sur tous les sujets, Le perroquet, N? 12, avril 1994, p. 4.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
194 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
ressortit ? une m?taphysique (la cons?quence en sera une r?duction, dans le Cours, de la place tenue par la s?miologie dans les le?ons orales et dans les autographes). Si la r?daction du Cours aura ?t? une uvre men?e conjointement par les deux col
l?gues (et si, comme le note Godei, Bally se sera souvent rang? ? l'avis de
Sechehaye dans l'interpr?tation des notes d'?tudiants), Bally semble avoir jou? un
r?le crucial dans le projet initial - dans la conception de l' uvre ? cr?er. Deux
t?moignages r?cemment retrouv?s en attestent. Ils datent tous deux de 1913
(Saussure ?tant mort le 22 f?vrier 1913). Un premier t?moignage remonte au mois
de mai. C'est une lettre de Bally ? Meillet (que j'ai d?couverte dans les papiers de ce dernier au Coll?ge de France il y a quelques ann?es). Bally y prend vigoureuse ment parti contre un projet d'?dition des le?ons de Saussure d'apr?s les cahiers d'?tudiants -
projet con?u avec l'appui de Meillet par un auditeur des cours de lin
guistique g?n?rale, Paul Regard20. Ce projet consistait en une publication, partielle, des notes de Regard. Si, par retour de courrier, Meillet r?pond ? Bally : ?(...) le pro
jet que j'avais esquiss? avec le jeune Regard est abandonn? ; ce projet a toujours ?t? subordonn? ? votre agr?ment, et, d?s l'instant que vous avez d'autres vues, il ne
doit pas en ?tre question ?21, l'examen de la correspondance entre Bally et Meillet, tout au long des ann?es suivantes, n'en montre pas moins que le savant parisien aurait, sans aucun doute, pr?f?r? une ?dition philologiquement fid?le aux le?ons.22 Bally, lui, ne voit pas les choses ainsi et, lorsqu'il critique le projet de Regard en mai 1913, c'est d?j? sa vision qu'il d?fend: un livre reconstruit, et non la publi cation des notes d'?tudiants. Un second t?moignage, issu lui aussi des archi ves Meillet, corrobore le premier. C'est une lettre de Marie de Saussure, veuve
de Ferdinand, remerciant Meillet pour sa notice n?crologique. La lettre, dat?e du 30 novembre, se termine ainsi: ?Quant au cours de linguistique g?n?rale, je crois
que Monsieur Bally fera pour le mieux et qu'en tout cas il vous soumettra son pro
jet.?23 Ainsi, en novembre 1913, le titre du livre, qui refl?te sa conception, existe
20 ? Correspondance Bally-Meillet (1906-1932)?, Cahiers Ferdinand de Saussure, n? 43, 1989, p. 102-103.
21 Ibid, p. 103-104.
22 Cf. la lettre du 31 mai: ?En principe, j'ai de tr?s gros scrupules contre les publications posthumes, et c'est en grande partie pour cela que j'avais indiqu? ? Regard le projet que vous savez. J'aurais peut-?tre un peu plus de scrupules encore contre la contamination de cours
divers? (ibid., p. 104). Cette position puriste s'exprime aussi ? propos du Recueil (qui, publi? en 1922, ?tait pr?t des 1914 et dont la publication fut retard?e par la guerre) : ? Pourquoi ne pas garder la terminologie, un peu insolite de l'auteur?? (lettre ? Bally du 24 mai 1914, ibid., p. 110); ?Je pense qu'il convient de laisser subsister la l?g?re incoh?rence dans l'emploi des italiques. A mon avis, la r?impression doit ?tre le plus fid?le possible ? (lettre ? Bally du 28 mai 1914, ibid., p. 110).
23 ?Documents retrouv?s dans les archives d'Antoine Meillet au Coll?ge de France?, CES. N? 40, 1986, p. 9.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Simon Bouquet: Deux paradigmes ?ditoriaux de la linguistique 195
d?j?: c'est ?le cours de linguistique g?n?rale ?; et Bally en est le ma?tre d' uvre
incontest?.
La confrontation des positions de Meillet et de Bally met en ?vidence combien la vision de l'?l?ve genevois de Saussure a d? ?tre claire et ferme. Dans cette
vision, plus encore que de d?gager le propos saussurien ? des variations et des flot tements inh?rents ? la le?on parl?e?, il s'agissait d'unifier et de simplifier ce pro
pos : l? o? Saussure, dans ses ?crits et dans ses cours, ?laborait une m?ditation de
philosophie des sciences ? propos de la grammaire compar?e, ou se livrait ? une
r?flexion m?taphysique parfois effil?e et h?sitante, le Cours se devait de r?duire la
pens?e saussurienne au pur programme m?thodologique d'une linguistique future.
C'est ? ce prix que la ?recr?ation? du Cours pouvait avoir lieu. Aussi le Cours ne
pouvait-il na?tre, et accomplir la virtualit? de l'?pist?mologie programmatique saussurienne, qu'en tronquant de son caract?re multiforme et foisonnant, li? ? son
esprit exploratoire, la parole qui avait tenu ses auditeurs sous son charme. On se
souvient que Meillet retra?ait ainsi les cours parisiens du jeune auteur du M?moire:
?Il semblait n'apporter jamais ? son cours une v?rit? toute faite; il avait soigneu sement pr?par? tout ce qu'il avait ? dire, mais ne donnait ? ses id?es un aspect d?fi
nitif qu'en parlant et il arr?tait sa forme au moment m?me o? il s'exprimait; l'au
diteur ?tait suspendu ? cette pens?e en formation qui se cr?ait encore devant lui et
qui, au moment m?me o? elle se formulait de la mani?re la plus rigoureuse et la
plus saisissante, laissait attendre une formule plus pr?cise et plus saisissante
encore.?24 Ce style du discours oral de Saussure - qui n'est pas sans offrir bien des
parent?s avec le style de ses ?crits, inachev?s, biff?s, modifi?s, et avec l'obscure
clart? de ses aphorismes -, on en a, par chance, une trace ?crite dans les cahiers
d'?tudiants. Et, ? lire ces cahiers, on comprend que Regard ait pu dire apr?s la paru tion du Cours: ? Un ?l?ve qui a entendu lui-m?me une part importante des le?ons de Ferdinand de Saussure sur la linguistique g?n?rale, et connu plusieurs des docu
ments sur lesquels repose la publication, ?prouve n?cessairement une d?sillusion ?
ne plus retrouver le charme exquis et prenant des le?ons du ma?tre. Au prix de
quelques redites, la publication des notes de cours n'aurait-elle pas conserv? plus fid?lement la pens?e de Ferdinand de Saussure, avec sa puissance, avec son origi nalit? ? Et les variations elles-m?mes que les ?diteurs paraissent avoir craint de
mettre au jour n'auraient-elles pas offert un int?r?t singulier??25 Si Regard est d??u
par le Cours, il en va de m?me de Riedlinger, quand bien m?me ce dernier, contrai
rement ? Regard, n'a jamais fait ouvertement part de sa d?ception; une lettre
(in?dite ? ma connaissance) ?crite en 1957, soixante ans apr?s qu'il a entendu les
24 N?crologie de Ferdinand de Saussure.
25 Contribution ? V?tude..., op. cit., p. 11-12.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
196 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
cours de linguistique g?n?rale, en conserve cependant la trace. C'est une r?ponse ?
son ancien condisciple Gautier qui l'a pri? d'?crire un article sur Saussure pour la
Tribune de Gen?ve. Riedlinger d?cline l'invitation en ces termes, bien injustes ?
l'?gard de Bally :?I1 me serait impossible de donner une id?e de la vraie grandeur de F. de S. sans le comparer ? Bally et, par cons?quent, rabaisser ce dernier. Je
m'explique: Bally a sabr? la linguistique g?n?rale, ce que le travail en cours de
Godei d?montrera sans discussion possible. (...) Plus grave encore est la sup
pression compl?te de la magnifique introduction de 100 pages du deuxi?me cours, que Godei m'a demand? par lettre l'autorisation de publier in extenso
d'apr?s mes notes. Vous vous rappelez sans doute que Bally avait d?cr?t? que le
chapitre sur 'unit?s et identit?s' n'?tait pas clair, et vous l'aviez soutenu. Godei, lui, voit dans cette introduction la quintessence de la pens?e saussurienne. Mais Bally, tr?s dou? par ailleurs pour l'observation des faits linguistiques, n'avait pas le sens
philosophique de son ma?tre.?26 Ainsi s'exprime le sentiment secret du colla borateur ? l'?dition du Cours. Riedlinger, comme Regard, n'a pas retrouv? dans le texte de Bally et Sechehaye cet enseignement que Saussure lui-m?me, dans un
entretien priv? en 1909, lui avait pr?sent? comme ?un cours philosophique de
linguistique? - ce que le professeur appelait encore, selon le t?moignage de
Regard, ? une philosophie de la linguistique ?. Et c'est ? juste titre que les auditeurs des le?ons ont ?t? d??us : quant ? deux des champs de r?flexion que j'ai mention n?s - une ?pist?mologie, au sens strict, et une m?taphysique, au sens que j'ai pro pos?
- le Cours a en effet amput? des rameaux de la parole originale du ma?tre
genevois.
Mais si la nostalgie des ?tudiants s'explique, leur critique du texte de 1916 porte ? faux. Car on ne peut pas reprocher cette amputation ? Bally et Sechehaye. Cette
amputation ?tait n?cessaire, en cela qu'il ?tait n?cessaire de n'?tre pas fid?le ? la lettre des le?ons et des ?crits, de n'?tre pas fid?le, m?me, ? la complexit? de la pen s?e saussurienne, pour ?tre fid?le ? Saussure d'une autre mani?re: en simplifiant son discours et en l'unifiant, pour accomplir l'?nonciation de l'?pist?mologie pro grammatique de la linguistique contenue dans cette pens?e. On peut penser que Bally et Sechehaye ne portaient pas ? la philosophie des sciences le m?me int?r?t
aigu que leur ma?tre, et ont agi ici de mani?re intuitive, ? partir d'un simple point de vue de linguiste
- le plus pertinent qui soit en l'occurrence. Quoi qu'il en soit, l'acte audacieux qui a ?t? le leur - concevoir et recr?er l'?pist?mologie program
matique saussurienne comme un tout organique - ne saurait ?tre jug? qu'? l'aune
de ce qu' il a produit : et il a produit le livre de linguistique le plus prestigieux de son
26 Biblioth?que publique et universitaire de Gen?ve, Papiers L. Gautier - C'est ? l'obli
geance de Madame C. Mejia que je suis redevable de la connaissance de cette lettre.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Simon Bouquet : Deux paradigmes ?ditoriaux de la linguistique 197
?poque. On ne doit pas pour autant cacher que le texte de 1916 - ind?pendamment du point de vue monolithique n?cessaire qui a pr?sid? ? sa r?daction - pr?te parfois le flanc ? des erreurs d'interpr?tation, et ceci ? propos de questions importantes, comme la d?finition de l'arbitraire linguistique, la d?finition de la valeur, ou la d?finition du rapport entre la langue et la parole. Ces points faibles sont le corr?l?t de la hardiesse des ?diteurs, qui n'ont pas h?sit? ? entrer v?ritablement dans le r?le de coauteurs pour cr?er le livre qu'ils avaient imagin?. Il convient de se rappeler que leur pr?face se termine par ces mots : ?La critique saura-t-elle discerner entre
le ma?tre et ses interpr?tes? Nous lui saurions gr? de porter sur nous les coups dont il serait injuste d'accabler une m?moire qui nous est ch?re ? et de ne pas tenir cette
d?claration, ici encore, pour une formule de convention, mais de la consid?rer comme l'expression d'une pleine conscience. Permettre cette critique du Cours
que souhaitaient Bally et Sechehaye, c'est l' uvre ? laquelle se sont vou?s R. Godei et R. Engler.
4.2. Les Sources manuscrites de R. Godei
Si les positions respectives de Meillet et de Bally, qui ont ?t? ?voqu?es, pr?fi gurent les deux paradigmes ?ditoriaux, il ne s'agissait en 1913, ?videmment, que
d'objets ?ditoriaux virtuels. Il en va tout autrement dans les ann?es 50. Le para
digme du Cours est ?tabli : le livre a connu le succ?s qu'on sait, et ce succ?s ne se
d?ment pas. Ceci ?tant, la th?orie saussurienne fait l'objet de critiques et on y rel?ve d'apparentes contradictions. Une ex?g?se du texte de 1916 est devenue
n?cessaire. Le travail de R. Godei va ?tre le point de d?part et le guide de cette ex?
g?se. Son ouvrage de 1957 - Les sources manuscrites du Cours de linguistique
g?n?rale de Ferdinand de Saussure - demeure toutefois d'une irr?ductible singu larit? : d'une part, inventaire philologique, cet ouvrage r?pertorie tous les manus
crits disponibles (notes d'?tudiants et textes autographes), ?tablit leur correspon dance avec le Cours, et esquisse un index de leur terminologie; d'autre part, il
pr?sente ces textes en panachant des r?sum?s, des citations, des analyses de leurs
divergences avec le Cours, ainsi qu'? travers un long chapitre discutant, d'un point de vue th?orique, de probl?mes d'interpr?tation. Dans l'optique d'une histoire ?di
toriale vue comme la concurrence du paradigme du Cours en tant qu uvre et de
celui des le?ons orales et des autographes en tant qu uvre, il est clair que Godei
a contribu? aux deux, les ayant en outre th?matis?s. Ce sont d'ailleurs ces deux
paradigmes qu'il ?voque d'entr?e dans sa pr?face, apr?s avoir fait mention des
documents saussuriens nouveaux auxquels il a eu acc?s : ? Il e?t ?t? naturel de pr? senter le r?sultat de ces recherches sous la forme d'une ?dition critique du Cours de
linguistique g?n?rale, ou dans une introduction ? une ?dition des manuscrits. Des
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
198 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
circonstances toutes personnelles m'ont impos? un proc?d? diff?rent.27?28 Et, si le
sp?cimen d'?dition critique donn? par Godei est celui d'une ?dition du Cours, non
des manuscrits, il n'en mentionne pas moins qu'?une ?dition critique du Cours est
difficilement s?parable de la publication des principaux manuscrits : le lecteur de
l'apparat critique [tel que Godei en a propos? le sp?cimen (S.B.)] n'y trouverait
trop souvent que des fragments distraits de leur contexte original et n'aurait pas le
moyen de juger dans quelle mesure l'arrangement nouveau [c'est-?-dire celui du
Cours (S.B.)] refl?te exactement une pens?e dont la d?marche, ? tout moment, a ?t?
corrig?e.?29 Ainsi, chez Godei, les deux paradigmes ?ditoriaux sont parfaitement
d?sign?s : d'une part, il y a lieu de r?aliser une nouvelle ?dition du Cours, compor tant en notes de bas de page des informations sur les sources manuscrites: c'est
l'?dition dont il pr?sente le sp?cimen (cette ?dition ?tant probablement vou?e, dans son esprit, ? remplacer l'?dition Payot); d'autre part, les manuscrits doivent ?tre
publi?s sous forme de livre - il en avait lui-m?me donn? un avant-go?t en pr?sen tant dans les Cahiers Ferdinand de Saussure la centaine de pages de l'introduction
du deuxi?me cours, puis une partie des notes autographes.
Certains indices r?v?lent toutefois que Godei, en 1957, alors m?me qu'il pr?ne le d?veloppement des deux paradigmes ?ditoriaux, manque de recul vis-?-vis du
paradigme du Cours - en d'autres termes qu'il demeure influenc?, dans la lecture
des manuscrits qu'il d?couvre, par l'image monolithique d'un Saussure penseur d'une ?pist?mologie programmatique de la linguistique, c'est-?-dire, en bref, pen seur du Cours. Le premier indice est le titre m?me de son livre, les Sources manus
crites du Cours de linguistique g?n?rale. Ce titre est parfaitement ambigu au regard d'une des analyses que contient l'ouvrage : celle des textes que Godei intitule Notes concernant la linguistique g?n?rale
- que j'ai appel?s plus haut textes auto
graphes. Ces ?crits de Saussure, comme Godei le remarque et comme leur ?tude le
montre, n'ont, pour la plupart, pas servi ? Bally et Sechehaye dans l'?laboration de leur texte. A ?tre pr?sent?s sous l'appellation g?n?rale de sources manuscrites du
Cours, ces textes voient leur importance et leur dimension originale dans la pens?e saussurienne implicitement r?duites, alors que, de fait, ils t?moignent, souvent plus que les notes de cours, du caract?re polyphonique de cette pens?e : ce sont, tout par ticuli?rement, des textes cruciaux au regard de l'?pist?mologie de la grammaire
27 SM., p. 10 (Pr?face).
28 Godei ne consid?re son ouvrage que comme pr?paratoire de ces ?ditions critiques : ? Il va de soi que des observations g?n?rales et des exemples, m?me nombreux et soigneusement choisis [des proc?d?s des ?diteurs] ne mettent pas le lecteur du Cours en mesure d'appr?cier exactement [leur] apport et de discerner, dans le texte par eux r?dig?, ce qui provient des manuscrits et ce que leur z?le y a introduit? (SM., p. 121).
29 SM., p. 102.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Simon Bouquet: Deux paradigmes ?ditoriaux de la linguistique 199
compar?e et de la m?taphysique que d?veloppe le linguiste genevois. Le second indice est l'appellation m?me de Notes choisie par Godei pour d?signer l'ensemble des autographes (et sp?cialement l'appellation Notes Item choisie pour titre des cahiers d'aphorismes). Ce terme, notes, met subrepticement ces ?crits sur le m?me
pied que des notes de cours (notes du professeur ou notes des ?tudiants), renfor?ant un statut, trompeur en l'occurrence, de ?sources du Cours de linguistique g?n? rale?. Deux autres indices tiennent, plus profond?ment, ? la position critique dans
laquelle Godei aborde la lecture des textes. D'une part, il laisse explicitement de
c?t?, dans sa pr?sentation des textes, ?beaucoup de d?veloppements sur les
langues indo-europ?ennes, les familles et les groupes, la g?ographie linguistique et
la question des dialectes [qui peuvent] sans inconv?nient ?tre simplement signal?s ? leur place ?30, autrement dit, il contribue, ? sa mani?re, ? ce que la dimension
d'une ?pist?mologie de la grammaire compar?e soit m?connue dans la r?flexion
saussurienne. D'autre part, alors m?me qu'il a vu dans l'introduction du deuxi?me cours ? la quintessence ? de la pens?e de Saussure, il passe ? c?t? de ce qui est lon
guement th?matis? dans cette introduction comme la ?base s?miologique?. Il en
fera ainsi lui-m?me l'aveu vingt-cinq ans plus tard : ? J'ai eu tort de ne pas mettre ?
la place qui lui ?tait due la s?miologie et de n'en parler en quelque sorte qu'en pas sant (...) C'est l'introduction du deuxi?me cours qui laisse voir le mieux comment
devrait s'ordonner une pr?sentation de la linguistique saussurienne: la s?miologie devrait y ?tre au premier plan.?31 Autrement dit, il contribue ? renforcer l'?viction
de la dimension m?taphysique de la pens?e saussurienne - ou si l'on veut parler dans les propres termes de Saussure: de la dimension philosophique. Si tous ces
indices t?moignent de ce que Godei reste pour une part sous l'influence du Cours, cela explique que son ouvrage, tout en faisant conna?tre les textes originaux, aura,
parfois contre la le?on des manuscrits, renforc? le paradigme du Cours comme
uvre. Que la lecture de Godei soit influenc?e par le Cours, cela se comprend ais?ment, ? l'?poque surtout: l'?pist?mologie programmatique ?nonc?e par le livre
de 1916 demeurait, en soi, un objet fascinant et une sp?culation propre ? inspirer la
science linguistique vivante. En d'autres termes, il y avait lieu de d?fendre cette
?pist?mologie programmatique, et la d?fense ? la fois la plus urgente et la plus effi cace consistait ? renforcer le paradigme du Cours. Cela est explicite dans la pr?face de l'ouvrage de 1957, qui se pr?sente comme ?une confrontation du Cours avec
ses sources manuscrites?32, entendant permettre ?la preuve de la conscience et de
l'intelligence que les deux disciples ont mises au service de la pens?e de leur
30 SM., p. 10-11 (Pr?face).
31 R. Godei, ?Retractatio?, CES. N? 35, 1982, p. 30. 32
SM., p. 9 (Pr?face).
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
200 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
ma?tre? . Cette pr?sentation de Godei aura influenc? toute une g?n?ration de r?flexions th?oriques sur la pens?e saussurienne - nombre de ces r?flexions ayant, y compris apr?s la parution de l'?dition critique de R. Engler, trouv? dans l'ouvrage de Godei leur seule r?f?rence quant aux textes saussuriens originaux.
4.3. L'?dition critique de R. Engler
Le projet d'?dition critique con?u par Godei, et dont son travail a jet? les bases, sera, on le sait, repris et men? ? bien par R. Engler
- aboutissant ? la parution, en
1968, d'une imposante ?dition critique du Cours de linguistique g?n?rale, compl? t?e par un Appendice en 1974. On peut consid?rer qu'avec Engler, les ?tudes saus
suriennes entrent, apr?s ce qu'on peut appeler leurs ?ann?es de jeunesse? god? liennes, dans leur phase de maturit?: contrairement ? l'ouvrage de 1957, l' uvre
d'Engler distingue nettement critique philologique et critique th?orique. Son tra
vail philologique (principalement l'?dition critique de 1968-1974 et le Lexique de la terminologie saussurienne de 196834) s'est accompagn? d'un travail de critique
th?orique capital pour les ?tudes saussuriennes (comprenant plus de 30 articles
parus entre 1962 et 1997, sans compter l'analyse critique de la bibliographie saus
surienne qu'il a procur?e tout au long de cette m?me p?riode). Pour ce qui est de
l'?dition critique, il s'agit d'un ouvrage qui va bien au-del? du principe que Godei
avait illustr? par un sp?cimen35, puisqu'il pr?sente, de mani?re synoptique, sur une
double page, toutes les sources du Cours de linguistique g?n?rale36. Cette ?dition
est explicitement l'?dition critique du Cours de linguistique g?n?rale. Elle s'ins
crit, de ce fait, dans le premier paradigme ?ditorial. A cette logique, r?pond la dis
continuit? des fragments des cahiers d'?tudiants, distribu?s selon l'ordre lin?aire
des s?quences du Cours auxquelles ces fragments sont rattach?s. A cette logique
r?pond ?galement l'architecture de l'?dition en deux tomes, le second tome servant
d'appendice au premier et soumettant de nouveau certains textes autographes
33 SM., p. 11 (Pr?face).
34 Spectrum, Utrecht-Anvers.
35 D'une certaine mani?re, c'est T. De Mauro qui r?alisera le projet de Godei dans ses notes de commentaire donn?es en 1967 pour l'?dition du Cours de linguistique g?n?rale.
36 Le texte de 1916 est donn? dans sa continuit? en premi?re colonne, fragment? en 3281 segments, en regard desquels figurent les sources: fragments des cahiers d'?tudiants issus des trois cours (auxquels s'ajoutent des cahiers inconnus de Bally et Sechehaye), brouillons de cours de Saussure et quelques rares autres fragments de textes autographes
- tous ces fragments (parfois limit?s ? quelques mots) ?tant rapproch?s du texte du Cours sur la base de l'analyse ?tablie par Godei. L'appendice, titr? Cours de linguistique g?n?rale et sous titr?, dans la tradi tion god?lienne Notes de F de Saussure sur la linguistique g?n?rale, donne le reste (c'est-? dire la grande majorit?) des autographes.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
Simon Bouquet: Deux paradigmes ?ditoriaux de la linguistique 201
(comme les conf?rences de 1891 ou F article sur Whitney) ? une fragmentation cons?cutive ? l'utilisation, dans le premier tome, d'une partie de ces textes.
Si cette ?dition, prise dans son ensemble, appartient donc bien au premier para digme, elle n'en participe pas moins au second en cela qu'elle donne acc?s, pour la
premi?re fois, aux textes originaux dans leur quasi-int?gralit?. On y trouve en effet, d'une part, tous les ?crits de Saussure sur la linguistique g?n?rale disponibles ?
l'?poque de sa parution37, d'autre part, tous les cahiers d'?tudiants des cours de lin
guistique g?n?rale disponibles - cahiers qu'elle permet en outre de comparer entre
eux38. Elle n'en autorise pas pour autant une lecture ais?e de ces cahiers - donc des
le?ons de Saussure - dans leur continuit? naturelle ; on ne peut bien ?videmment
pas lui en faire grief : son but premier demeure le rapprochement du Cours et de ses sources. En cela, elle peut ?tre consid?r?e comme l'ach?vement du premier para digme ?ditorial.
4.4. Les ?ditions des cours dans leur continuit? naturelle
Le second paradigme, imagin? par Meillet et par Godei, celui des le?ons publi?es dans leur continuit?, est longtemps rest? largement virtuel : de fait, il aura
fallu attendre jusqu'en 1993 pour que paraisse, sous forme de livre, la premi?re ?di tion (partielle) des le?ons genevoises dans leur continuit?. Cette ?dition, ?tablie par E. Komatsu, concerne une partie du premier cours et le troisi?me cours, se limite ? un seul cahier d'?tudiant et ne comporte ni variantes, ni r?el apparat critique, ni -
ce qui est plus handicapant - aucun syst?me de correspondance permettant de rap
procher le texte de l'?dition de 1968. Il en va de m?me de l'?dition Komatsu/Wolf du deuxi?me Cours (1997).
Je mentionnerai enfin l'?dition critique ? laquelle je travaille - que nous avons
con?ue, R. Engler et moi, rejoignant en cela l'esprit du projet de R. Godei, comme
le compl?ment naturel de l'?dition critique du Cours. Cette ?dition pr?sentera les
trois sessions de le?ons genevoises de linguistique g?n?rale dans la continuit? natu
relle de leur ?nonciation. Un cahier d'?tudiant - Riedlinger pour le premier cours,
Constantin pour le deuxi?me et le troisi?me cours - constituera le texte de base,
compl?t? en notes de bas de page par les variantes significatives des autres cahiers.
De fait, c'est le principe dont Godei a donn? un sp?cimen pour une ?dition critique du Cours qui est appliqu? ici ? une ?dition critique des manuscrits. Un appareil de
correspondance permettra d'utiliser, en compl?ment de cette ?dition, l'?dition cri
37 A r exception des manuscrits de Harvard. 38 A Pexception des fragments num?rot?s 3348, 3349 et 3350, pr?vus pour une livraison
ult?rieure.
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions
202 Cahiers Ferdinand de Saussure 51 (1998)
tique synoptique de 1968, pour avoir acc?s aux divers cahiers d'?tudiants dans leur texte int?gral et, du m?me coup, au Cours de linguistique g?n?rale. De la sorte, si cette ?dition ? venir appara?t comme une mise en uvre du second paradigme, elle se relie aussi, par son syst?me de correspondance, au premier paradigme
5. En conclusion
Pour conclure ce survol de plus de 100 ans d'histoire des textes saussuriens de
linguistique g?n?rale, puisque le premier texte remonte ? 1891, et de leur ?dition,
je voudrais insister sur un point. Si l'on parle parfois aujourd'hui, ? propos de
Saussure, d'un ?retour aux textes?, et si les ?carts entre le Cours et les textes ori
ginaux continuent d'?tre un objet d'analyse, il doit ?tre bien clair, ? mon sens, que ce type de d?marche ne devrait avoir pour motivation et ne saurait avoir pour
cons?quence de remplacer un paradigme par un autre: il y a bien (j'esp?re l'avoir
montr?) en l'?tat actuel de l'histoire des id?es en linguistique deux paradigmes ?di toriaux - deux paradigmes textuels - entretenant des rapports ?troits et complexes.
De fait, aucun linguiste ne peut m?conna?tre l'importance du premier paradigme -
le paradigme du Cours en tant qu' uvre. Les textes originaux, s'ils sont les objets privil?gi?s du second paradigme, apportent d'ailleurs aussi des arguments tr?s s?rieux confirmant la valeur de la pens?e saussurienne comme ?pist?mologie pro
grammatique de la linguistique, voire des arguments ajoutant de la valeur ? cet
aspect de cette pens?e, et permettant notamment de d?passer une appropriation de Saussure par le structuralisme. De ce point de vue, le ?retour aux textes?, alors m?me qu'il remet en question telle ou telle interpr?tation de Bally et Sechehaye, atteste, ? chaque fois avec de nouvelles raisons, que ces deux linguistes ont fait
uvre de visionnaires en cr?ant le livre de 1916. Quant au second paradigme, on
peut faire le pari qu'il aura, dans les d?cennies ? venir, un r?le ? jouer au regard de l'histoire et de la philosophie des sciences humaines et des sciences cogniti ves - en
d'autres termes, que ces domaines sont vou?s ? ?tre f?cond?s par la red?couverte de la r?flexion de Saussure, consid?r?e dans ses dimensions, quelque peu sous-esti m?es voire m?connues, d'une ?pist?mologie au sens strict et d'une philosophie (ou une m?taphysique) de la linguistique.
Adresse de Vauteur.
13, rue Dispan F-94240 L'Hay-les-Roses
This content downloaded from 91.229.248.154 on Wed, 18 Jun 2014 17:28:22 PMAll use subject to JSTOR Terms and Conditions