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LES DEUX SAVOIRS DU PSYCHANALYSTE. En hommage à Octave Mannoni Frédéric de Rivoyre Pas sans savoir Impossible de ne pas en savoir quelque chose. Comme le réel pâtit du signifiant, le psychanalyste pâtit d’un savoir qui se dépose en lui dans son expérience quotidienne des cures. Impossible donc d’ignorer que de sa psychanalyse et de son expérience clinique le psychanalyste en retire un savoir. La question qui se pose à partir de ce constat que le psychanalyste n’est pas sans savoir est de saisir la spécificité de ce savoir là. Ce qui aura des conséquences sur les modalités de sa transmission, si tant est qu’un savoir se caractérise aussi par sa transmissibilité. C’est de là que je partirai pour indiquer quelques pistes de réflexion sur la question de la formation des psychanalystes. Cette question concerne au premier chef le rôle que le savoir occupe dans la transmission de la psychanalyse. En effet pour seulement éclairer les enjeux d’une formation des psychanalystes il est nécessaire de situer quel est le type de savoir concerné par cette transmission. On partira, là encore, d’un postulat : l’acquisition d’un savoir par le psychanalyste étant indissociable 1

Les deux savoirs du psychanalyste

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LES DEUX SAVOIRS DU PSYCHANALYSTE.

En hommage à Octave Mannoni

Frédéric de Rivoyre

Pas sans savoir

Impossible de ne pas en savoir quelque chose.Comme le réel pâtit du signifiant, le psychanalyste pâtit d’un savoir qui se dépose en lui dans son expérience quotidienne des cures. Impossible donc d’ignorer que de sa psychanalyse et de son expérience clinique le psychanalyste en retire un savoir. La question qui se pose à partir de ce constat que le psychanalyste n’est pas sans savoir est de saisir la spécificité de ce savoir là. Ce qui aura des conséquences sur les modalités de sa transmission, si tant est qu’un savoir se caractérise aussi par sa transmissibilité.

C’est de là que je partirai pour indiquer quelques pistes de réflexion sur la question de la formation des psychanalystes.Cette question concerne au premier chef le rôle que le savoir occupe dans la transmission de la psychanalyse.En effet pour seulement éclairer les enjeux d’une formation des psychanalystes il est nécessaire de situer quel est le type de savoir concerné par cette transmission. On partira, là encore, d’un postulat : l’acquisition d’un savoir par le psychanalyste étant indissociable de sa propre expérience de la cure, il en résulte que ce savoir n’est pas un savoir classique, semblable à celui qui se transmet dans les universités.Il en diffère notamment par la manière dont ce savoir s’énonce sous forme orale comme écrite. Un séminaire n’est pas un enseignement professoral mais bien une parole qui s’adresse à des auditeurs dont on attend le retour d’une parole insue. Un article de psychanalyse ne traitera pas de la réussite d’un protocole mais d’une ouverture singulière dans un « vieux » problème, sans prétendre toutefois à la nouveauté il revendique

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une approche subjective qui ne correspond pas à l’édification d’un savoir scientifique.Freud, en vieux sage, disait à Groddeck, « Vous devriez vous demander d’où vous vient cette prétention à toujours vouloir être le premier ».Conseil que nous ferons notre sous cette forme: la vérité au sens scientifique n’intéresse pas les psychanalystes, le savoir analytique s’échange sur les bords d’un réel dont l’inaccessibilité demeure constante. Peut-être que les avancées du savoir analytique ont modifié le réel en question, tout comme les avancées de la physique ont modifié le monde, c’est plus que probable mais il n’en reste pas moins que le réel des analystes après Lacan n’est plus un monde à conquérir comme les éléments fondamentaux que recherchent dans leurs circuits souterrains les physiciens du C.E.R.N., le réel des analystes est en soi , de par l’existence du langage, une dimension impossible à chiffrer, à coder ou pire expliquer.Ce savoir est donc d’un type particulier, mieux, on postulera ici avec Freud que ce savoir est double.

De nos antécédents

Ce double savoir est une découverte que Freud fit en 1897 ! Je vous propose donc de nous y reporter.

Jusqu’en 1896, on peut considérer que Freud, d’après sa correspondance avec Fliess, est en train d’élaborer un savoir nouveau que nous pouvons situer très précisément. Il élabore à partir de sa clinique des hystériques notamment une théorie qui vise à faire pendant sur le plan psychologique de la théorie biologique de Fliess. À aucun moment il ne revendique le souhait de fonder seul une théorie. Il envisage au contraire, dès le début de sa correspondance, de réussir avec Fliess ce qu’il peine à produire avec Breuer, c’est à dire une œuvre commune. Il rêve de trouver le moyen de produire une théorie reliant le biologique avec le psychique et pense qu’il a besoin de s’appuyer sur un médecin biologiste, non seulement pour crédibiliser son apport mais aussi parce qu’il croit profondément qu’il ne possède pas les atouts pour y parvenir seul. Ses échecs passés dans la neurologie, la découverte des qualités de la coca, l’en ont convaincu.

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C’est donc ainsi qu’il fait de Fliess son frère aîné en recherche théorique. Il croit, il espère fabriquer une théorie à deux têtes alors qu’il fabrique en fait ce que Lacan désignera de cette formule décisive « un sujet supposé savoir ». Fliess , c’est manifeste en de nombreux endroits, est celui qui représente le savoir pour Freud, celui auquel il suppose un savoir tel qu’il lui sacrifiera sa santé et celle d’une patiente (l’histoire d’Emma Eckstein), histoire connue. Rappelez vous que le célébrissime rêve de l’injection faite à Irma concerne l’opération d’Emma Eckstein par Fliess.Fliess incarne donc cet autre du transfert sans le savoir, il laisse Freud s’investir dans les codes fliessiens, 23 pour l’homme, 28 pour la femme avec une bienveillance pas neutre du tout ! Freud calcule tout selon ces codes, le rythme de ses migraines, de ses bronchites, de ses rapports sexuels, des naissances des enfants etc. Il croit y trouver les clés d’une vérité sur l’homme. Bref il éprouve un transfert très positif.Il devient un disciple, organise des conférences et publie les articles de Fliess. Et puis, c’est là que bien sûr l’histoire nous concerne puisque la psychanalyse n’est pas encore inventée, il faut un geste, un événement pour que le transfert d’insu devienne conscient et que débute son analyse. Car la psychanalyse est d’abord l’analyse du transfert.Ce déclenchement me semble pouvoir être rapporté à la mort du père de Freud dans la nuit du 23 au 24 octobre 1896. Mort suivie d’une période de désorientation extrêmement pénible pour Freud qui ne pensait pas être autant bouleversé par cet événement. Il fait un rêve prémonitoire qu’il n’interprète pas comme tel : « on est prié de fermer les yeux ». Il le lit comme un rêve de culpabilité, « auto reproche » qui vient chez le survivant. A mon sens , ce rêve est bien plus que cela, il préfigure un nouveau savoir que Freud découvrira ensuite. Un nouveau savoir qui s’énonce ainsi : il faut fermer les yeux pour changer de scène psychique. Là se situera l’outil du psychanalyste, son savoir doit être oublié pour être réinventé à chaque fois.Mais nous n’en sommes pas encore là.

La lettre 52

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Ce qui suit ce rêve apparaît comme une construction théorique « un petit morceau de spéculation » dit Freud.C’est le 6 décembre après une journée où Freud a travaillé comme il aime c’est à dire comme une brute, qu’il écrit à Fliess la lettre dite 52.Umschrift, tel est le mot que Freud écrit pour Fliess, traduction, transcription. Chaque transcription des traces mnésiques dans l’appareil psychique transforme le matériel d’origine et le rend nouveau.La conséquence de ce nouveau savoir sera : il n’y a donc pas d’indice de vérité dans l’inconscient, il n’y a que des transcriptions , des versions différentes, des fictions renvoyant à une origine à jamais perdue. Innaccessible.

Et comme il n’existe que des transcriptions jamais définitives, toujours partielles, il n’y a au fond que des trahisons, des reniements, des démentis dans les successives versions de la réalité psychique.Alors Freud en tire la conclusion qu’ il n’a plus besoin de croire « aux neurotica » (1897) , et il abandonne ce qu’il a fondé pour soutenir son transfert à Fliess et poursuit désormais son travail dans son auto analyse. Et s’il n’y a plus de vérité dans la science qu’incarne Fliess, Freud destitue son idole de sa place et se tourne vers lui-même, c’est ainsi que débute son auto analyse.Il en sortira avec l’intuition d’une combinatoire de trois termes au moins sur lesquels fonder un indice de théorie générale psychanalytique : c’est l’oedipe. (1897)Cette combinatoire à trois, Lacan lui donnera toute son ampleur par la suite avec la triade Réel.Symbolique.Imaginaire.

De la transmission

On pourra dire que Freud découvre vraiment très tôt que le savoir du psychanalyste est double au sens où tout savoir analytique est voué à la transcription, à la traduction, sur le modèle de la mémoire inconsciente. Il n’y a donc pas de savoir autre que sous la forme d’une fiction en attente de traduction ou de modification. C’est pourquoi le savoir du psychanalyste est semblable à celui du traducteur , il intervient entre deux textes dont aucun ne contient plus de vérité que l’autre. La

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traduction y a autant de valeur que le texte de base. La vérité gît par conséquent dans le double savoir de ces textes. C’est à cette difficulté essentielle que se heurte la transmission de la psychanalyse depuis toujours.Et le fait est qu’ aucune des associations de psychanalyse actuelles n’échappe aux écueils que la singularité de ce double savoir impose dans sa transmission.Que ce savoir s’élabore dans le transfert constitue en effet sa qualité et son défaut à la fois. Les dispositifs de transmission indirecte tentent d’y répondre, la difficulté résidant essentiellement dans le passage au public d’un savoir venu de la cure . Le passage du privé au public devrait pouvoir s’effectuer sans que la place du sujet supposé savoir ne soit escamotée. Ce qui revient à penser que chaque analyste doit pouvoir réinventer pour lui-même le savoir que son collègue lui transmet dans son transfert de travail.Mais le groupe et sa cohésion sont en jeu, et les effets d’inertie, de conservatisme propres aux groupes sont hostiles à la psychanalyse en tant que pratique de l’interprétation dans le transfert .

Le mode de transmission qui correspondra à ce savoir sera, selon moi, forcément double lui aussi. S’il s’invente à chaque fois qu’il se transmet, lui correspond logiquement une structure en forme de mot d’esprit, où la vérité réside précisément dans cette confrontation de deux savoirs dont la rencontre touche l’auditeur en même temps que son locuteur.Il en résulte qu’ un travail de transmission de la psychanalyse ressemblerait au mieux à un happening surréaliste !

Soyons chacun le père Ubu de la horde des psychanalystes….

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