LES DIABOLIQUES JULES BARBEY D'AUREVILLY PRÉFACE DE

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LES DIABOLIQUES

JULES BARBEY D'AUREVILLY

PRFACE DE LA PREMIERE DITION DES DIABOLIQUES

Voici les six premires !Si le public y mord, et les trouve son got, on publiera prochainement les six autres ; car elles sont douze, - comme une douzaine de pches, - ces pcheresses ?Bien entendu qu'avec leur titre de DIABOLIQUES, elles n'ont pas la prtention d'tre un livre de prires ou d'Imitation chrtienne... Elles ont pourtant t crites par un moraliste chrtien, mais qui se pique d'observation vraie, quoique trs hardie, et qui croit - c'est sa potique, lui que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu'elle donne l'horreur des choses qu'elle retrace. Il n'y a d'immoral que les Impassibles et les Ricaneurs. Or, l'auteur de ceci, qui croit au Diable et ses influences dans le monde, n'en rit pas, et il ne les raconte aux mes pures que pour les en pouvanter.Quand on aura lu ces DIABOLIQUES, je ne crois pas qu'il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralit d'un livre est l...Cela dit, pour l'honneur de la chose, une autre question.Pourquoi l'auteur a-t-il donn ces petites tragdies de plain-pied ce nom bien sonore - peut tre trop - de Diaboliques ?... Est-ce pour les histoires elles-mmes qui sont ici ? ou pour les femmes de ces histoires ?...Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n'en a t invent. On n'en a pas nomm les personnages : voil tout! On les a masqus, et on a dmarqu leur linge. L'alphabet m'appartient , disait Casanova, quand on lui reprochait de ne pas porter son nom. L'alphabet des romanciers, c'est la vie de tous ceux qui eurent des passions et des aventures, et il ne s'agit pas de combiner, avec la discrtion d'un art profond, les lettres de cet alphabet-l. D'ailleurs, malgr le vif de ces histoires prcautions ncessaires, il y aura certainement des ttes vives, montes par ce titre de DIABOLIQUES, qui ne les trouveront pas aussi diaboliques qu'elles ont l'air de s'en vanter. Elles s'attendront des inventions, des complications, des recherches, des raffinements, tout le tremblement du mlodrame moderne, qui se fourre partout, mme dans le roman. Elles se tromperont, ces mes charmantes!... Les DIABOLIQUES ne sont pas des diableries : ce sont des DIABOLIQUES, - des histoires relles de ce temps de progrs et d'une civilisation si dlicieuse et si divine, que, quand on s'avise de les crire, il semble toujours que ce soit le Diable qui ait dict !... Le Diable est comme Dieu. Le Manichisme, qui fut la source des grandes hrsies du Moyen Age, le Manichisme n'est pas si bte. Malebranche disait que Dieu se reconnaissait l'emploi des moyens les plus simples. Le Diable aussi.Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les DIABOLIQUES ? N'ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mriter ce doux nom ? Diaboliques. il n'y en a pas une seule ici qui ne le soit quelque degr. Il n'y en a pas une seule qui on puisse dire srieusement le mot de Mon Ange ! sans exagrer.Comme le Diable, qui tait un ange aussi, mais qui a culbut, - si elles sont des anges, c'est comme lui, - la tte en bas, le... reste en haut. Pas une ici qui ne soit pure, vertueuse, innocente. Monstres mme part, elles prsentent un effectif de bons sentiments et de moralit bien peu considrable. Elles pourraient donc s'appeler aussi les Diaboliques, sans l'avoir vol... On a voulu faire un petit muse de ces dames, - en attendant qu'on fasse le muse, encore plus petit, des dames qui leur font pendant et contraste dans la socit, car toutes choses sont doubles ! L'art a deux lobes, comme le cerveau. La nature ressemble ces femmes qui ont un oeil bleu et un oeil noir. Voici l'oeil noir dessin l'encre - l'encre de la petite vertu.

On donnera peut-tre l'oeil bleu plus tard.

Aprs les DIABOLIQUES, les CLESTES... si on trouve du bleu assez pur...Mais y en a-t-il ?

JULES BARBEY D'AUREVILLY.

Paris, 1er mai 1874.

LE RIDEAU CRAMOISI

Really.

Il y a terriblement d'annes, je m'en allais chasser le gibier d'eau dans les marais de l'Ouest, - et comme il n'y avait pas alors de chemins de fer dans le pays o il me fallait voyager, je prenais la diligence de *** qui passait la patte-d'oie du chteau de Rueil et qui, pour le moment, n'avait dans son coup qu'une seule personne. Cette personne, trs remarquable tous gards, et que je connaissais pour l'avoir beaucoup rencontre dans le monde, tait un homme que je vous demanderai la permission d'appeler le vicomte de Brassard. Prcaution probablement inutile ! Les quelques centaines de personnes qui se nomment le monde Paris sont bien capables de mettre ici son nom vritable...Il tait environ cinq heures du soir. Le soleil clairait de ses feux allentis une route poudreuse, borde de peupliers et de prairies, sur laquelle nous nous lanmes au galop de quatre vigoureux chevaux dont nous voyions les croupes muscles se soulever lourdement chaque coup de fouet du postillon, image de la vie qui fait toujours trop claquer son fouet au dpart !Le vicomte de Brassard tait cet instant de l'existence o l'on ne fait plus gure claquer le sien... Mais c'est un de ces tempraments dignes d'tre Anglais (il a t lev en Angleterre), qui, blesss mort, n'en conviendraient jamais et mourraient en soutenant qu'ils vivent. On a dans le monde, et mme dans les livres, l'habitude de se moquer des prtentions la jeunesse de ceux qui ont dpass cet ge heureux de l'inexprience et de la sottise, et on a raison, quand la forme de ces prtentions est ridicule ; mais quand elle ne l'est pas, - quand, au contraire, elle est imposante comme la fiert qui ne veut pas dchoir et qui l'inspire, je ne dis pas que cela n'est point insens, puisque cela est inutile, mais c'est beau comme tant de choses insenses !... Si le sentiment de la Garde qui meurt et ne se rend pas est hroque Waterloo, il ne l'est pas moins en face de la vieillesse, qui n'a pas, elle, la posie des baonnettes pour nous frapper.Or, pour des ttes construites d'une certaine faon militaire, ne jamais se rendre est, propos de tout, toujours toute la question, comme Waterloo !Le vicomte de Brassard, qui ne s'est pas rendu (il vit encore, et je dirai comment, plus tard, car il vaut la peine de le savoir), le vicomte de Brassard tait donc, la minute o je montais dans la diligence de ***, ce que le monde, froce comme une jeune femme, appelle malhonntement un vieux beau . Il est vrai que pour qui ne se paie pas de mots ou de chiffres dans cette question d'ge, o l'on n'a jamais que celui qu'on parat avoir, le vicomte de Brassard pouvait passer pour un beau tout court. Du moins, cette poque, la marquise de V..., qui se connaissait en jeunes gens et qui en aurait tondu une douzaine, comme Dalila tondit Samson, portait avec assez de faste, sur un fond bleu, dans un bracelet trs large, en damier, or et noir, un bout de moustache du vicomte que le diable avait encore plus roussie que le temps... Seulement, vieux ou non, ne mettez sous cette expression de beau, quel le monde a faite, rien du frivole, du mince et de l'exigu qu'il y met, car vous n'auriez pas la notion juste de mon vicomte de Brassard, chez qui, esprit, manires, physionomie, tout tait large, toff, opulent, plein de lenteur patricienne, comme il convenait au plus magnifique dandy que j'aie connu, moi qui ai vu Brummell devenir fou, et d'Orsay mourir !C'tait, en effet, un dandy que le vicomte de Brassard.S'il l'et t moins, il serait devenu certainement marchal de France. Il avait t ds sa jeunesse un des plus brillants officiers de la fin du Premier Empire. J'ai ou dire, bien des fois, ses camarades de rgiment, qu'il se distinguait par une bravoure la Murat, complique de Marmont. Avec cela, - et avec une tte trs carre et trs froide, quand le tambour ne battait pas, - il aurait pu, en trs peu de temps, s'lancer aux premiers rangs de la hirarchie militaire, mais le dandysme !... Si vous combinez le dandysme avec les qualits qui font l'officier : le sentiment de la discipline, la rgularit dans le service, etc., etc., vous verrez ce qui restera de l'officier dans la combinaison et s'il ne saute pas comme une poudrire ! Pour qu' vingt instants de sa vie l'officier de Brassard n'et pas saut, c'est que, comme tous les dandys, il tait heureux. Mazarin l'aurait employ, - ses nices aussi, mais pour une autre raison : il tait superbe.Il avait eu cette beaut ncessaire au soldat plus qu' personne, car il n'y a pas de jeunesse sans la beaut, et l'arme, c'est la jeunesse de la France ! Cette beaut, du reste, qui ne sduit pas que les femmes, mais les circonstances elles-mmes, - ces coquines, - n'avait pas t la seule protection qui se ft tendue sur la tte du capitaine de Brassard. Il tait, je crois, de race normande, de la race de Guillaume le Conqurant, et il avait, dit-on, beaucoup conquis... Aprs l'abdication de l'Empereur, il tait naturellement pass aux Bourbons, et, pendant les Cent Jours, surnaturellement leur tait demeur fidle. Aussi, quand les Bourbons furent revenus, la seconde fois, le vicomte fut-il arm chevalier de Saint-Louis de la propre main de Charles X (alors MONSIEUR). Pendant tout le temps de la Restauration, le beau de Brassard ne montait pas une seule fois la garde aux Tuileries, que la duchesse d'Angoulme ne lui adresst, en passant, quelques mots gracieux. Elle, chez qui le malheur avait tu la grce, savait en retrouver pour lui.Le ministre, voyant cette faveur, aurait tout fait pour l'avancement de l'homme que Madame distinguait ainsi ; mais avec la meilleure volont du monde, que faire pour cet enrag dandy qui - un jour de revue - avait mis l'pe la main, sur le front de bandire de son rgiment, contre son inspecteur gnral, pour une observation de service ?...C'tait assez que de lui sauver le conseil de guerre. Ce mpris insouciant de la discipline, le vicomte de Brassard l'avait port partout. Except en campagne, o l'officier se retrouvait tout entier, il ne s'tait jamais astreint aux obligations militaires. Maintes fois, on l'avait vu, par exemple, au risque de se faire mettre des arrts infiniment prolongs, quitter furtivement sa garnison pour aller s'amuser dans une ville voisine et n'y revenir que les jours de parade ou de revue, averti par quelque soldat qui l'aimait, car si ses chefs ne se souciaient pas d'avoir sous leurs ordres un homme dont la nature rpugnait toute espce de discipline et de routine, ses soldats, en revanche, l'adoraient. Il tait excellent pour eux. Il n'en exigeait rien que d'tre trs braves, trs pointilleux et trs coquets, ralisant enfin le type de l'ancien soldat franais, dont la Permission de dix heures et trois quatre vieilles chansons, qui sont des chefs-d'oeuvre, nous ont conserv une si exacte et si charmante image. Il les poussait peut-tre un peu trop au duel, mais il prtendait que c'tait l le meilleur moyen qu'il connt de dvelopper en eux l'esprit militaire. Je ne suis pas un gouvernement, disait-il, et je n'ai point de dcorations leur donner quand ils se battent bravement entre eux ; mais les dcorations dont je suis le grand-matre (il tait fort fiche de sa fortune personnelle), ce sont des gants, des buffleteries de rechange, et tout ce qui peut les pomponner sans que l'ordonnance s'y oppose. Aussi, la compagnie qu'il commandait effaait-elle, par la beaut de la tenue, toutes les autres compagnies de grenadiers des rgiments de la Garde, si brillante dj.C'est ainsi qu'il exaltait outrance la personnalit du soldat, toujours prte, en France, la fatuit et la coquetterie, ces deux provocations permanentes, l'une par le ton qu'elle prend, l'autre par l'envie qu'elle excite. On comprendra, aprs cela, que les autres compagnies de son rgiment fussent jalouses de la sienne. On se serait battu pour entrer dans celle-l, et battu encore pour n'en pas sortir.Telle avait t, sous la Restauration, la position tout exceptionnelle du capitaine vicomte de Brassard. Et comme il n'y avait pas alors, tous les matins, comme sous l'Empire, la ressource de l'hrosme en action qui fait tout pardonner, personne n'aurait certainement pu prvoir ou deviner combien de temps aurait dur cette martingale d'insubordination qui tonnait ses camarades, et qu'il jouait contre ses chefs avec la mme audace qu'il aurait jou sa vie s'il ft all au feu, lorsque la rvolution de 1830 leur ta, s'ils l'avaient, le souci, et lui, l'imprudent capitaine, l'humiliation d'une destitution qui le menaait chaque jour davantage. Bless grivement aux Trois Jours, il avait ddaign de prendre du service sous la nouvelle dynastie des d'Orlans qu'il mprisait. Quand la rvolution de Juillet les fit matres d'un pays qu'ils n'ont pas su garder, elle avait trouv le capitaine dans son lit, malade d'une blessure qu'il s'tait faite au pied en dansant - comme il aurait charg - au dernier bal de la duchesse de Berry. - Mais au premier roulement de tambour, il ne s'en tait pas moins lev pour rejoindre sa compagnie, et comme il ne lui avait pas t possible de mettre des bottes, cause de sa blessure, il s'en tait all l'meute comme il s'en serait all au bal, en chaussons vernis et en bas de soie, et c'est ainsi qu'il avait pris la tte de ses grenadiers sur la place de la Bastille, charg qu'il tait de balayer dans toute sa longueur le boulevard. Paris, o les barricades n'taient pas dresses encore, avait un aspect sinistre et redoutable. Il tait dsert. Le soleil y tombait, d'aplomb, comme une premire pluie de feu qu'une autre devait suivre, puisque toutes ces fentres, masques de leurs persiennes, allaient, tout l'heure, cracher la mort... Le capitaine de Brassard rangea ses soldats sur deux lignes, le long et le plus prs possible des maisons, de manire que chaque file de soldats ne fut expose qu'aux coups de fusil qui lui venaient d'en face, - et lui, plus dandy que jamais, prit le milieu de la chausse. Ajust des deux cts par des milliers de fusils, de pistolets et de carabines, depuis la Bastille jusqu' la rue de Richelieu, il n'avait pas t atteint, malgr la largeur d'une poitrine dont il tait peut-tre un peu trop fier, car le capitaine de Brassard poitrinait au feu, comme une belle femme, au bal, qui veut mettre sa gorge en valeur, quand, arriv devant Frascati, l'angle de la rue de Richelieu, et au moment o il commandait sa troupe de se masser derrire lui pour emporter la premire barricade qu'il trouva dresse sur son chemin, il reut une balle dans sa magnifique poitrine, deux fois provocatrice, et par sa largeur, et par les longs brandebourgs d'argent qui y tincelaient d'une paule l'autre, et il eut le bras cass d'une pierre, - ce qui ne l'empcha pas d'enlever la barricade et d'aller jusqu' la Madeleine, la tte de ses hommes enthousiasms. L, deux femmes en calche, qui fuyaient Paris insurg, voyant un officier de la Garde bless, couvert de sang et couch sur les blocs de pierre qui entouraient, cette poque-l, l'glise de la Madeleine laquelle on travaillait encore, mirent leur voiture sa disposition, et il se fit mener par elles au Gros Caillou, o se trouvait alors le marchal de Raguse, qui il dit militairement : Marchal, j'en ai peut-tre pour deux heures ; mais pendant ces deux heures-l, mettez-moi partout o vous voudrez ! Seulement il se trompait... Il en avait pour plus de deux heures. La balle qui l'avait travers ne le tua pas. C'est plus de quinze ans aprs que je l'avais connu, et il prtendait alors, au mpris de la mdecine et de son mdecin, qui lui avait expressment dfendu de boire tout le temps qu'avait dur la fivre de sa blessure, qu'il ne s'tait sauv d'une mort certaine qu'en buvant du vin de Bordeaux.Et en en buvant, comme il en buvait ! car, dandy en tout, il l'tait dans sa manire de boire comme dans tout le reste...il buvait comme un Polonais. Il s'tait fait faire un splendide verre en cristal de Bohme, qui jaugeait, Dieu me damne !une bouteille de bordeaux tout entire, et il le buvait d'une haleine ! Il ajoutait mme, aprs avoir bu, qu'il faisait tout dans ces proportions-l, et c'tait vrai ! Mais dans un temps o la force, sous toutes les formes, s'en va diminuant, on trouvera peut-tre qu'il n'y a pas de quoi tre fat. Il l'tait la faon de Bassompierre, et il portait le vin comme lui.Je l'ai vu sabler douze coups de son verre de Bohme, et il n'y paraissait mme pas ! Je l'ai vu souvent encore, dans ces repas que les gens dcents traitent d'orgies , et jamais il ne dpassait, aprs les plus brlantes lampes, cette nuance de griserie qu'il appelait, avec une grce lgrement soldatesque tre un peu pompette , en faisant le geste militaire de mettre un pompon son bonnet. Moi, qui voudrais vous faire bien comprendre le genre d'homme qu'il tait, dans l'intrt de l'histoire qui va suivre, pourquoi ne vous dirais-je pas que je lui ai connu sept matresses, en pied, la fois, ce bon braguard du XIXe sicle, comme l'aurait appel le XVe en sa langue pittoresque. Il les intitulait potiquement les sept cordes de sa lyre , et, certes, je n'approuve pas cette manire musicale et lgre de parler de sa propre immoralit ! Mais, que voulez-vous ? Si le capitaine vicomte de Brassard n'avait pas t tout ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire, mon histoire serait moins piquante, et probablement n'euss-je pas pens vous la conter.Il est certain que je ne m'attendais gure le trouver l, quand je montai dans la diligence de *** la patte-d'oie du chteau de Rueil. Il y avait longtemps que nous ne nous tions vus, et j'eus du plaisir rencontrer, avec la perspective de passer quelques heures ensemble, un homme qui tait encore de nos jours, et qui diffrait dj tant des hommes de nos jours. Le vicomte de Brassard, qui aurait pu entrer dans l'armure de Franois P. et s'y mouvoir avec autant d'aisance que dans son svelte frac bleu d'officier de la Garde royale, ne ressemblait, ni par la tournure, ni par les proportions, aux plus vants des jeunes gens d' prsent. Ce soleil couchant d'une lgance grandiose et si longtemps radieuse, aurait fait paratre bien maigrelets et bien plots tous ces petits croissants de la mode, qui se lvent maintenant l'horizon ! Beau de la beaut de l'empereur Nicolas, qu'il rappelait par le torse, mais moins idal de visage et moins grec de profil, il portait une courte barbe, reste noire, ainsi que ses cheveux, par un mystre d'organisation ou de toilette... impntrable, et cette barbe envahissait trs haut ses joues, d'un coloris anim et mle. Sous un front de la plus haute noblesse, - un front bomb, sans aucune ride, blanc comme le bras d'une femme, - et que le bonnet poil du grenadier, qui fait tomber les cheveux comme le casque, en le dgarnissant un peu au sommet, avait rendu plus vaste et plus fier, le vicomte de Brassard cachait presque, tant ils taient enfoncs sous l'arcade sourcilire, deux yeux tincelants, d'un bleu trs sombre, mais trs brillants dans leur enfoncement, et y piquant comme deux saphirs taills en pointe ! Ces yeux-l ne se donnaient pas la peine de scruter, et ils pntraient. Nous nous prmes la main, et nous causmes. Le capitaine de Brassard parlait lentement, d'une voix vibrante qu'on sentait capable de remplir un Champ-de-Mars de son commandement. lev ds son enfance, comme je vous l'ai dit, en Angleterre, il pensait peut-tre en anglais ; mais cette lenteur, sans embarras du reste, donnait un tour trs particulier ce qu'il disait, et mme sa plaisanterie, car le capitaine aimait la plaisanterie, et il l'aimait mme un peu risque. Il avait ce qu'on appelle le propos vif. Le capitaine de Brassard allait toujours trop loin, disait la comtesse de F..., cette jolie veuve, qui ne porte plus que trois couleurs depuis son veuvage : du noir, du violet et du blanc. Il fallait qu'il ft trouv de trs bonne compagnie pour ne pas tre souvent trouv de la mauvaise. Mais quand on en est rellement, vous savez bien qu'on se passe tout, au faubourg Saint-Germain !Un des avantages de la causerie en voiture, c'est qu'elle peut cesser quand on n'a plus rien se dire, et cela sans embarras pour personne. Dans un salon, on n'a point cette libert. La politesse vous fait un devoir de parler quand mme, et on est souvent puni de cette hypocrisie innocente par le vide et l'ennui de ces conversations o les sots, mme ns silencieux (il y en a), se travaillent et se dtirent pour dire quelque chose et tre aimables. En voiture publique, tout le monde est chez soi autant que chez les autres, - et on peut sans inconvenance rentrer dans le silence qui plat et faire succder la conversation la rverie... Malheureusement, les hasards de la vie sont affreusement plats, et jadis (car c'est jadis dj) on montait vingt fois en voiture publique, - comme aujourd'hui vingt fois en wagon, - sans rencontrer un causeur anim et intressant... Le vicomte de Brassard changea d'abord avec moi quelques ides que les accidents de la route, les dtails du paysage et quelques souvenirs du monde o nous nous tions rencontrs autrefois avaient fait natre, - puis, le jour dclinant nous versa son silence dans son crpuscule. La nuit, qui, en automne, semble tomber pic du ciel, tant elle vient vite ! nous saisit de sa fracheur, et nous nous roulmes dans nos manteaux, cherchant de la tempe le dur coin qui est l'oreiller de ceux qui voyagent. Je ne sais si mon compagnon s'endormit dans son angle de coup ; mais moi, je restai veill dans le mien.J'tais si blas sur la route que nous faisions l et que j'avais tant de fois faite, que je prenais peine garde aux objets extrieurs, qui disparaissaient dans le mouvement de la voiture, et qui semblaient courir dans la nuit, en sens oppos celui dans lequel nous courions. Nous traversmes plusieurs petites villes, semes, et l, sur cette longue route que les postillons appelaient encore : un fier ruban de queue en souvenir de la leur, pourtant coupe depuis longtemps. La nuit devint noire comme un four teint, - et, dans cette obscurit, ces villes inconnues par lesquelles nous passions avaient d'tranges physionomies et donnaient l'illusion que nous tions au bout du monde... Ces sortes de sensations que je note ici, comme le souvenir des impressions dernires d'un tat de choses disparu, n'existent plus et ne reviendront jamais pour personne. A prsent, les chemins de fer, avec leurs gares l'entre des villes, ne permettent plus au voyageur d'embrasser, en un rapide coup d'oeil, le panorama fuyant de leurs rues, au galop des chevaux d'une diligence qui va, tout l'heure, relayer pour repartir. Dans la plupart de ces petites villes que nous traversmes, les rverbres, ce luxe tardif, taient rares, et on y voyait certainement bien moins que sur les routes que nous venions de quitter. L, du moins, le ciel avait sa largeur, et la grandeur de l'espace faisait une vague lumire, tandis qu'ici le rapprochement des maisons qui semblaient se baiser, leurs ombres portes dans ces rues troites, le peu de ciel et d'toiles qu'on apercevait entre les deux ranges des toits, tout ajoutait au mystre de ces villes endormies, o le seul homme qu'on rencontrt tait - la porte de quelque auberge - un garon d'curie avec sa lanterne, qui amenait les chevaux de relais, et qui bouclait les ardillons de leur attelage, en sifflant ou en jurant contre ses chevaux rcalcitrants ou trop vifs... Hors cela et l'ternelle interpellation, toujours la mme, de quelque voyageur, ahuri de sommeil, qui baissait une glace et criait dans la nuit, rendue plus sonore force de silence : O sommes-nous donc, postillon ?... rien de vivant ne s'entendait et ne se voyait autour et dans cette voiture pleine de gens qui dormaient, en cette ville endormie, o peut-tre quelque rveur, comme moi, cherchait, travers la vitre de son compartiment, discerner la faade des maisons estompe par la nuit, ou suspendait son regard et sa pense quelque fentre claire encore cette heure avance, en ces petites villes aux moeurs rgles et simples, pour qui la nuit tait faite surtout pour dormir. La veille d'un tre humain, - ne ft-ce qu'une sentinelle, - quand tous les autres tres sont plongs dans cet assoupissement qui est l'assoupissement de l'animalit fatigue, a toujours quelque chose d'imposant.Mais l'ignorance de ce qui fait veiller derrire une fentre aux rideaux baisss, o la lumire indique la vie et la pense, ajoute la posie du rve la posie de la ralit. Du moins, pour moi, je n'ai jamais pu voir une fentre, - claire la nuit, - dans une ville couche, par laquelle je passais, sans accrocher ce cadre de lumire un monde de penses,- sans imaginer derrire ces rideaux des intimits et des drames... Et maintenant, oui, au bout de tant d'annes, j'ai encore dans la tte de ces fentres qui y sont restes ternellement et mlancoliquement lumineuses, et qui me font dire souvent, lorsqu'en y pensant, je les revois dans mes songeries : Qu'y avait-il donc derrire ces rideaux ? Eh bien, une de celles qui me sont restes le plus dans la mmoire (mais tout l'heure vous en comprendrez la raison) est une fentre d'une des rues de la ville de ***, par laquelle nous passions cette nuit-l. C'tait trois maisons - vous voyez si mon souvenir est prcis - au-dessus de l'htel devant lequel nous relayions ; mais cette fentre, j'eus le loisir de la considrer plus de temps que le temps d'un simple relais. Un accident venait d'arriver une des roues de notre voiture, et on avait envoy chercher le charron qu'il fallut rveiller. Or, rveiller un charron, dans une ville de province endormie, et le faire lever pour resserrer un crou une diligence qui n'avait pas de concurrence sur cette ligne-l, n'tait pas une petite affaire de quelques minutes...Que si le charron tait aussi endormi dans son lit qu'on l'tait dans notre voiture, il ne devait pas tre facile de le rveiller... De mon coup, j'entendais travers la cloison les ronflements des voyageurs l'intrieur, et pas un des voyageurs de l'impriale, qui, comme on le sait ont la manie de toujours descendre ds que la diligence arrte, probablement (car la vanit se fourre partout en France, mme sur l'impriale des voitures) pour montrer leur adresse remonter, n'tait descendu... Il est vrai que l'htel devant lequel nous nous tions arrts tait ferm. On n'y soupait point. On avait soup au relais prcdent. L'htel sommeillait, comme nous. Rien n'y trahissait la vie. Nul bruit n'en troublait le profond silence... si ce n'est le coup de balai, monotone et lass, de quelqu'un (homme ou femme... on ne savait ; il faisait trop nuit pour bien s'en rendre compte) qui balayait alors la grande cour de cet htel muet, dont la porte cochre restait habituellement ouverte. Ce coup de balai tranard, sur le pav, avait aussi l'air de dormir, ou du moins d'en avoir diablement envie ! La faade de l'htel tait noire comme les autres maisons de la rue o il n'y avait de lumire qu' une seule fentre... cette fentre que prcisment j'ai emporte dans ma mmoire et que j'ai l, toujours, sous le front !...La maison, dans laquelle on ne pouvait pas dire que cette lumire brillait, car elle tait tamise par un double rideau cramoisi dont elle traversait mystrieusement l'paisseur, tait une grande maison qui n'avait qu'un tage, - mais plac trs haut... C'est singulier ! fit le vicomte de Brassard, comme s'il se parlait lui-mme, on dirait que c'est toujours le mme rideau ! Je me retournai vers lui, comme si j'avais pu le voir dans notre obscur compartiment de voiture ; mais la lampe, place sous le sige du cocher, et qui est destine clairer les chevaux et la route, venait justement de s'teindre... Je croyais qu'il dormait, et il ne dormait pas, et il tait frapp comme moi de l'air qu'avait cette fentre ; mais, plus avanc que moi, il savait, lui, pourquoi il l'tait ! Or, le ton qu'il mit dire cela - une chose d'une telle simplicit ! - tait si peu dans la voix de mon-dit vicomte de Brassard et m'tonna si fort, que je voulus avoir le coeur net de la curiosit qui me prit tout coup de voir son visage, et que je fis partir une allumette comme si j'avais voulu allumer mon cigare. L'clair bleutre de l'allumette coupa l'obscurit.Il tait ple, non pas comme un mort... mais comme la Mort elle-mme.Pourquoi plissait-il ?... Cette fentre, d'un aspect si particulier, cette rflexion et cette pleur d'un homme qui plissait trs peu d'ordinaire, car il tait sanguin, et l'motion lorsqu'il tait mu, devait l'empourprer jusqu'au crne, le frmissement que je sentis courir dans les muscles de son puissant corps, touchant alors contre mon bras dans le rapprochement de la voiture, tout cela me produisit l'effet de cacher quelque chose... que moi, le chasseur aux histoires, je pourrais peut-tre savoir en m'y prenant bien. Vous regardiez donc aussi cette fentre, capitaine, et mme vous la reconnaissiez? lui dis-je de ce ton dtach qui semble ne pas tenir du tout la rponse et qui est l'hypocrisie de la curiosit.- Parbleu ! si je la reconnais ! fit-il de sa voix ordinaire, richement timbre et qui appuyait sur les mots.Le calme tait dj revenu chez ce dandy, le plus carr et le plus majestueux des dandys, lesquels - vous le savez !- mprisent toute motion, comme infrieure, et ne croient pas, comme ce niais de Goethe, que l'tonnement puisse jamais tre une position honorable pour l'esprit humain. Je ne passe pas par ici souvent, continua donc, trs tranquillement, le vicomte de Brassard, et mme j'vite d'y passer. Mais il est des choses qu'on n'oublie point. Il n'y en a pas beaucoup, mais il y en a. J'en connais trois : le premier uniforme qu'on a mis, la premire bataille o l'on a donn, et la premire femme qu'on a eue. Eh bien, pour moi, cette fentre est la quatrime chose que je ne puisse pas oublier. Il s'arrta, baissa la glace qu'il avait devant lui... tait-ce pour mieux voir cette fentre dont il me parlait ?... Le conducteur tait all chercher le charron et ne revenait pas. Les chevaux de relais, en retard, n'taient pas encore arrivs de la poste. Ceux qui nous avaient trans, immobiles de fatigue, harasss, non dtels, la tte pendant dans leurs jambes, ne donnaient pas mme sur le pav silencieux le coup de pied de l'impatience, en rvant de leur curie. Notre diligence endormie ressemblait une voiture enchante, fige par la baguette des fes, quelque carrefour de clairire, dans la fort de la Belle-au-Bois dormant. Le fait est, dis-je, que pour un homme d'imagination, cette fentre a de la physionomie.- Je ne sais pas ce qu'elle a pour vous, reprit le vicomte de Brassard, mais je sais ce qu'elle a pour moi. C'est la fentre de la chambre qui a t ma premire chambre de garnison. J'ai habit l... Diable ! il y a tout l'heure trente-cinq ans ! derrire ce rideau... qui semble n'avoir pas t chang depuis tant d'annes, et que je trouve clair, absolument clair, comme il l'tait quand... Il s'arrta encore, rprimant sa pense ; mais je tenais la faire sortir. Quand vous tudiez votre tactique, capitaine, dans vos premires veilles de sous-lieutenant ?- Vous me faites beaucoup trop d'honneur, rpondit-il.J'tais, il est vrai, sous-lieutenant dans ce moment-l, mais les nuits que je passais alors, je ne les passais pas sur ma tactique, et si j'avais ma lampe allume ces heures indues, comme disent les gens rangs, ce n'tait pas pour lire le marchal de Saxe.- Mais, fis-je, prestement comme un coup de raquette, c'tait, peut-tre, tout de mme, pour l'imiter ? Il me renvoya mon volant. Oh ! dit-il, ce n'tait pas alors que j'imitais le marchal de Saxe, comme vous l'entendez... a n'a t que bien plus tard. Alors, je n'tais qu'un bambin de sous-lieutenant, fort pingl dans ses uniformes, mais trs gauche et trs timide avec les femmes, quoiqu'elles n'aient jamais voulu le croire, probablement cause de ma diable de figure... je n'ai jamais eu avec elles les profits de ma timidit. D'ailleurs, je n'avais que dix-sept ans dans ce beau temps-l. Je sortais de l'cole militaire. On en sortait l'heure o vous y entrez prsent, car si l'Empereur, ce terrible consommateur d'hommes, avait dur, il aurait fini par avoir des soldats de douze ans, comme les sultans d'Asie ont des odalisques de neuf. S'il se met parler de l'Empereur et des odalisques, pens-je, je ne saurai rien. Et pourtant, vicomte, repartis-je, je parierais bien que vous n'avez gard si prsent le souvenir de cette fentre, qui luit l-haut, que parce qu'il y a eu pour vous une femme derrire son rideau !- Et vous gagneriez votre pari, monsieur, fit-il gravement.- Ah ! parbleu ! repris-je, j'en tais bien sr ! Pour un homme comme vous, dans une petite ville de province o vous n'avez peut-tre pas pass dix fois depuis votre premire garnison, il n'y a qu'un sige que vous y auriez soutenu ou quelque femme que vous y auriez prise, par escalade, qui puisse vous consacrer si vivement la fentre d'une maison que vous retrouvez aujourd'hui claire d'une certaine manire, dans l'obscurit !- Je n'y ai cependant pas soutenu de sige.., du moins militairement, rpondit-il, toujours grave ; mais tre grave, c'tait souvent sa manire de plaisanter, - et, d'un autre ct, quand on se rend si vite, la chose peut-elle s'appeler un sige?... Mais quant prendre une femme avec ou sans escalade, je vous l'ai dit, en ce temps-l, j'en tais parfaitement incapable... Aussi ne fut-ce pas une femme qui fut prise ici : ce fut moi ! Je le saluai ; - le vit-il dans ce coup sombre ? On a pris Berg-op-Zoom, lui dis-je.- Et les sous-lieutenants de dix-sept ans, ajouta-t-il, ne sont ordinairement pas des Berg-op-Zoom de sagesse et de continence imprenables !- Ainsi, fis-je gaiement, encore une madame ou une mademoiselle Putiphar...- C'tait une demoiselle, interrompit-il avec une bonhomie assez comique.- A mettre la pile de toutes les autres, capitaine ! Seulement ici, le Joseph tait militaire... un Joseph qui n'aura pas fui...- Qui a parfaitement fui, au contraire, repartit-il, du plus grand sang-froid, quoique trop tard, et avec une peur ! ! ! Avec une peur me faire comprendre la phrase du marchal Ney que j'ai entendue de mes oreilles et qui, venant d'un pareil homme, m'a, je l'avoue, un peu soulag : Je voudrais bien savoir quel est le Jean-f... (il lcha le mot tout au long) qui dit n'avoir jamais eu peur !... - Une histoire dans laquelle vous avez eu cette sensation-l doit tre fameusement intressante, capitaine !- Pardieu ! fit-il brusquement, je puis bien, si vous en tes curieux, vous la raconter, cette histoire, qui a t un vnement, mordant sur ma vie comme un acide sur de l'acier, et qui a marqu jamais d'une tache noire tous mes plaisirs de mauvais sujet... Ah ! ce n'est pas toujours profit que d'tre un mauvais sujet ! ajouta-t-il, avec une mlancolie qui me frappa dans ce luron formidable que je croyais doubl de cuivre comme un brick grec.Et il releva la glace qu'il avait baisse, soit qu'il craignt que les sons de sa voix ne s'en allassent par l, et qu'on n'entendt, du dehors, ce qu'il allait raconter, quoiqu'il n'y et personne autour de cette voiture, immobile et comme abandonne ; soit que ce rgulier coup de balai, qui allait et revenait, et qui raclait avec tant d'appesantissement le pav de la grande cour de l'htel, lui semblt un accompagnement importun de son histoire ; - et je l'coutai, - attentif sa voix seule, - aux moindres nuances de sa voix, - puisque je ne pouvais voir son visage, dans ce noir compartiment ferm, - et les yeux fixs plus que jamais sur cette fentre, au rideau cramoisi, qui brillait toujours de la mme fascinante lumire, et dont il allait me parler : J'avais donc dix-sept ans, et je sortais de l'cole militaire, reprit-il. Nomm sous-lieutenant dans un simple rgiment d'infanterie de ligne, qui attendait, avec l'impatience qu'on avait dans ce temps-l, l'ordre de partir pour l'Allemagne, o l'Empereur faisait cette campagne que l'histoire a nomme la campagne de 1813, je n'avais pris que le temps d'embrasser mon vieux pre au fond de sa province, avant de rejoindre dans la ville o nous voici, ce soir, le bataillon dont je faisais partie ; car cette mince ville, de quelques milliers d'habitants tout au plus, n'avait en garnison que nos deux premiers bataillons... Les deux autres avaient t rpartis dans les bourgades voisines. Vous qui probablement n'avez fait que passer dans cette ville-l, quand vous retournez dans votre Ouest, vous ne pouvez pas vous douter de ce qu'elle est - ou du moins de ce qu'elle tait il y a trente ans - pour qui est oblig, comme je l'tais alors, d'y demeurer. C'tait certainement la pire garnison o le hasard - que je crois le diable toujours, ce moment-l ministre de la guerre - pt m'envoyer pour mon dbut. Tonnerre de Dieu !quelle platitude ! Je ne me souviens pas d'avoir fait nulle part, depuis, de plus maussade et de plus ennuyeux sjour.Seulement, avec l'ge que j'avais, et avec la premire ivresse de l'uniforme, - une sensation que vous ne connaissez pas, mais que connaissent tous ceux qui l'ont port, - je ne souffrais gure de ce qui, plus tard, m'aurait paru insupportable. Au fond, que me faisait cette morne ville de province ?... Je l'habitais, aprs tout, beaucoup moins que mon uniforme, - un chef-d'oeuvre de Thomassin et Pied, qui me ravissait! Cet uniforme, dont j'tais fou, me voilait et m'embellissait toutes choses ; et c'tait - cela va vous sembler fort, mais c'est la vrit ! - cet uniforme qui tait, la lettre, ma vritable garnison ! Quand je m'ennuyais par trop dans cette ville sans mouvement, sans intrt et sans vie, je me mettais en grande tenue, - toutes aiguillettes dehors, et l'ennui fuyait devant mon hausse-col ! J'tais comme ces femmes qui n'en font pas moins leur toilette quand elles sont seules et qu'elles n'attendent personne. Je m'habillais... pour moi. Je jouissais solitairement de mes paulettes et de la dragonne de mon sabre, brillant au soleil, dans quelque coin de Cours dsert o, vers quatre heures, j'avais l'habitude de me promener, sans chercher personne pour tre heureux, et j'avais l des gonflements dans la poitrine, tout autant que, plus tard, au boulevard de Gand, lorsque j'entendais dire derrire moi, en donnant le bras quelque femme : Il faut convenir que voil une fire tournure d'officier ! Il n'existait, d'ailleurs, dans cette petite ville trs peu riche, et qui n'avait de commerce et d'activit d'aucune sorte, que d'anciennes familles peu prs ruines, qui boudaient l'Empereur, parce qu'il n'avait pas, comme elles disaient, fait rendre gorge aux voleurs de la Rvolution, et qui pour cette raison ne ftaient gure ses officiers. Donc, ni runions, ni bals, ni soires, ni redoutes. Tout au plus, le dimanche, un pauvre bout de Cours o, aprs la messe de midi, quand il faisait beau temps, les mres allaient promener et exhiber leurs filles jusqu' deux heures, - l'heure des Vpres, qui, ds qu'elle sonnait son premier coup, raflait toutes les jupes et vidait ce malheureux Cours. Cette messe de midi o nous n'allions jamais, du reste, je l'ai vue devenir, sous la Restauration, une messe militaire laquelle l'tat-major des rgiments tait oblig d'assister, et c'tait au moins un vnement vivant dans ce nant de garnisons mortes ! Pour des gaillards qui taient comme nous, l'ge de la vie o l'amour, la passion des femmes, tient une si grande place, cette messe militaire tait une ressource. Except ceux d'entre nous qui faisaient partie du dtachement de service sous les armes, tout le corps d'officiers s'parpillait et se plaait l'glise, comme il lui plaisait, dans la nef. Presque toujours nous nous campions derrire les plus jolies femmes qui venaient cette messe, o elles taient sres d'tre regardes, et nous leur donnions le plus de distractions possible en parlant, entre nous, mi-voix, de manire pouvoir tre entendus d'elles, de ce qu'elles avaient de plus charmant dans le visage ou dans la tournure. Ah ! la messe militaire !J'y ai vu commencer bien des romans. J'y ai vu fourrer dans les manchons que les jeunes filles laissaient sur leurs chaises, quand elles s'agenouillaient prs de leurs mres, bien des billets doux, dont elles nous rapportaient la rponse, dans les mmes manchons, le dimanche suivant! Mais, sous l'Empereur, il n'y avait point de messe militaire. Aucun moyen par consquent d'approcher des filles comme il faut de cette petite ville o elles n'taient pour nous que des rves cachs, plus ou moins, sous des voiles, de loin aperus ! Des ddommagements cette perte sche de la population la plus intressante de la ville de ***, il n'y en avait pas... Les caravansrails que vous savez, et dont on ne parle point en bonne compagnie, taient des horreurs. Les cafs o l'on noie tant de nostalgies, en ces oisivets terribles des garnisons, taient tels qu'il tait impossible d'y mettre le pied, pour peu qu'on respectt ses paulettes... Il n'y avait pas non plus, dans cette petite ville o le luxe s'est accru maintenant comme partout, un seul htel o nous puissions avoir une table passable d'officiers, sans tre vols comme dans un bois, si bien que beaucoup d'entre nous avaient renonc la vie collective et s'taient disperss dans des pensions particulires, chez des bourgeois peu riches, qui leur louaient des appartements le plus cher possible, et ajoutaient ainsi quelque chose la maigreur ordinaire de leurs tables et la mdiocrit de leurs revenus. J'tais de ceux-l. Un de mes camarades qui demeurait ici, la Poste aux chevaux, o il avait une chambre, car la Poste aux chevaux tait dans cette rue en ce temps l. - tenez ! quelques portes derrire nous, et peut-tre, s'il faisait jour, verriez-vous encore sur la faade de cette Poste aux chevaux le vieux soleil d'or moiti sorti de son fond de cruse, et qui faisait cadran avec son inscription : Au SOLEIL LEVANT ! - Un de mes Camarades m'avait dcouvert un appartement dans son voisinage, - cette fentre qui est perche si haut, et qui me fait l'effet, ce soir, d'tre la mienne toujours, comme si c'tait hier ! Je m'tais laiss loger par lui. Il tait plus g que moi, depuis plus longtemps au rgiment, et il aimait piloter dans ces premiers moments et ces premiers dtails de ma vie d'officier, mon inexprience, qui tait aussi de l'insouciance ! Je vous l'ai dit, except la sensation de l'uniforme sur laquelle j'appuie, parce que c'est encore l une sensation dont votre gnration congrs de la paix et pantalonnades philosophiques et humanitaires n'aura bientt plus la moindre ide, et l'espoir d'entendre ronfler le canon dans la premire bataille o je devais perdre (passez-moi cette expression soldatesque!) mon pucelage militaire, tout m'tait gal ! Je ne vivais que dans ces deux ides, - dans la seconde surtout, parce qu'elle tait une esprance, et qu'on vit plus dans la vie qu'on n'a pas que dans la vie qu'on a. Je m'aimais pour demain, comme l'avare, et je comprenais trs bien les dvots qui s'arrangent sur cette terre comme on s'arrange dans un coupe-gorge o l'on n'a qu' passer une nuit. Rien ne ressemble plus un moine qu'un soldat, et j'tais soldat ! C'est ainsi que je m'arrangeais dans ma garnison. Hors les heures des repas que je prenais avec les personnes qui me louaient mon appartement et dont je vous parlerai tout l'heure, et celles du service et des manoeuvres de chaque jour, je vivais la plus grande partie de mon temps chez moi, couch sur un grand diable de canap de maroquin bleu sombre, dont la fracheur me faisait l'effet d'un bain froid aprs l'exercice, et je ne m'en relevais que pour aller faire des armes et quelques parties d'impriale chez mon ami d'en face : Louis de Meung, lequel tait moins oisif que moi, car il avait ramass parmi les grisettes de la ville une assez jolie petite fille, qu'il avait prise pour matresse, et qui lui servait, disait-il, tuer le temps... Mais ce que je connaissais de la femme ne me poussait pas beaucoup imiter mon ami Louis.Ce que j'en savais, je l'avais vulgairement appris, l o les lves de Saint-Cyr l'apprennent les jours de sortie... Et puis il y a des tempraments qui s'veillent tard... Est-ce que vous n'avez pas connu Saint-Rmy, le plus mauvais sujet de toute une ville, clbre par ses mauvais sujets, que nous appelions le Minotaure , non pas au point de vue des cornes, quoiqu'il en portt, puisqu'il avait tu l'amant de sa femme, mais au point de vue de la consommation ?...- Oui, je l'ai connu, rpondis-je, mais vieux, incorrigible, se dbauchant de plus en plus chaque anne qui lui tombait sur la tte. Pardieu ! si je l'ai connu, ce grand rompu de Saint-Rmy, comme on dit dans Brantme !- C'tait en effet un homme de Brantme, reprit le vicomte. Eh bien, Saint-Rmy, vingt-sept ans sonns, n'avait encore touch ni un verre ni une jupe. Il vous le dira, si vous voulez ! A vingt-sept ans, il tait, en fait de femmes, aussi innocent que l'enfant qui vient de natre, et quoiqu'il ne ttt plus sa nourrice, il n'avait pourtant jamais bu que du lait et de l'eau.- Il a joliment rattrap le temps perdu ! fis-je.- Oui, dit le vicomte, et moi aussi ! Mais j'ai eu moins de peine le rattraper ! Ma premire priode de sagesse, moi, ne dpassa gure le temps que je passai dans cette ville de *** ; et quoique je n'y eusse pas la virginit absolue dont parle Saint-Rmy, j'y vivais cependant, ma foi! comme un vrai chevalier de Malte, que j'tais, attendu que je le suis de berceau... Saviez-vous cela ? J'aurais mme succd un de mes oncles dans sa commanderie, sans la Rvolution qui abolit l'Ordre, dont, tout aboli qu'il ft, je me suis quelquefois permis de porter le ruban. Une fatuit ! Quant aux htes que je m'tais donns, en louant leur appartement, continua le vicomte de Brassard, c'tait bien tout ce que vous pouvez imaginer de plus bourgeois. Ils n'taient que deux, le mari et la femme, tous deux gs, n'ayant pas mauvais ton, au contraire. Dans leurs relations avec moi, ils avaient mme cette politesse qu'on ne trouve plus, surtout dans leur classe, et qui est comme le parfum d'un temps vanoui. Je n'tais pas dans l'ge o l'on observe pour observer, et ils m'intressaient trop peu pour que je pensasse pntrer dans le pass de ces deux vieilles gens la vie desquels je me mlais de la faon la plus superficielle deux heures par jour, - le midi et le soir, - pour dner et souper avec eux. Rien ne transpirait de ce pass dans leurs conversations devant moi, lesquelles conversations trottaient d'ordinaire sur les choses et les personnes de la ville, qu'ils m'apprenaient connatre et dont ils parlaient, le mari avec une pointe de mdisance gaie, et la femme, trs pieuse, avec plus de rserve, mais certainement non moins de plaisir. Je crois cependant avoir entendu dire au mari qu'il avait voyag dans sa jeunesse pour le compte de je ne sais qui et de je ne sais quoi, et qu'il tait revenu tard pouser sa femme... qui l'avait attendu. C'taient, au demeurant, de trs braves gens, aux moeurs trs douces, et de trs calmes destines.La femme passait sa vie tricoter des bas ctes pour son mari, et le mari, timbr de musique, racler sur son violon de l'ancienne musique de Viotti, dans une chambre galetas au-dessus de la mienne... Plus riches, peut-tre l'avaient ils t. Peut-tre quelque perte de fortune qu'ils voulaient cacher les avait-elle forcs prendre chez eux un pensionnaire ; mais autrement que par le pensionnaire, on ne s'en apercevait pas. Tout dans leur logis respirait l'aisance de ces maisons de l'ancien temps, abondantes en linge qui sent bon, en argenterie bien pesante, et dont les meubles semblent des immeubles, tant on se met peu en peine de les renouveler !Je m'y trouvais bien. La table tait bonne, et je jouissais largement de la permission de la quitter ds que j'avais, comme disait la vieille Olive qui nous servait, les barbes torches , ce qui faisait bien de l'honneur de les appeler des barbes aux trois poils de chat de la moustache d'un gamin de sous-lieutenant, qui n'avait pas encore fini de grandir ! J'tais donc l environ depuis un semestre, tout aussi tranquille que mes htes, auxquels je n'avais jamais entendu dire un seul mot ayant trait l'existence de la personne que j'allais rencontrer chez eux, quand un jour, en descendant pour dner l'heure accoutume, j'aperus dans un coin de la salle manger une grande personne qui, debout et sur la pointe des pieds, suspendait par les rubans son chapeau une patre, comme une femme parfaitement chez elle et qui vient de rentrer. Cambre outrance, comme elle l'tait, pour accrocher son chapeau cette patre place trs haut, elle dployait la taille superbe d'une danseuse qui se renverse, et cette taille tait prise (c'est le mot, tant elle tait lace !) dans le corselet luisant d'un spencer de soie verte franges qui retombaient sur sa robe blanche, une de ces robes du temps d'alors, qui serraient aux hanches et qui n'avaient pas peur de les montrer, quand on en avait... Les bras encore en l'air, elle se retourna en m'entendant entrer, et elle imprima sa nuque une torsion qui me fit voir son visage ; mais elle acheva son mouvement comme si je n'eusse pas t l, regarda si les rubans du chapeau n'avaient pas t froisss par elle en le suspendant, et cela accompli lentement, attentivement et presque impertinemment, car, aprs tout, j'tais l, debout, attendant, pour la saluer, qu'elle prt garde moi, elle me fit l'honneur de me regarder avec des yeux noirs, trs froids, auxquels ses cheveux, coups la Titus et ramasss en boucles sur le front, donnaient l'espce de profondeur que cette coiffure donne au regard... Je ne savais qui ce pouvait tre, cette heure et cette place. Il n'y avait jamais personne dner chez mes htes... Cependant elle venait probablement pour dner. La table tait mise, et il y avait quatre couverts... Mais mon tonnement de la voir l fut de beaucoup dpass par l'tonnement de savoir qui elle tait, quand je le sus... quand mes deux htes, entrant dans la salle, me la prsentrent comme leur fille qui sortait de pension et qui allait dsormais vivre avec eux. Leur fille ! Il tait impossible d'tre moins la fille de gens comme eux que cette fille-l ! Non pas que les plus belles filles du monde ne puissent natre de toute espce de gens. J'en ai connu... et vous aussi, n'est-ce pas ? Physiologiquement, l'tre le plus laid peut produire l'tre le plus beau. Mais elle ! entre elle et eux, il y avait l'abme d'une race... D'ailleurs, physiologiquement, puisque je me permets ce grand mot pdant, qui est de votre temps, non du mien, on ne pouvait la remarquer que pour l'air qu'elle avait, et qui tait singulier dans une jeune fille aussi jeune qu'elle, car c'tait une espce d'air impassible, trs difficile caractriser. Elle ne l'aurait pas eu qu'on aurait dit : Voil une belle fille ! et on n'y aurait pas plus pens qu' toutes les belles filles qu'on rencontre par hasard, et dont on dit cela, pour n'y plus penser jamais aprs. Mais cet air... qui la sparait, non pas seulement de ses parents, mais de tous les autres, dont elle semblait n'avoir ni les passions, ni les sentiments, vous clouait... de surprise, sur place... L'Infante l'pagneul, de Vlasquez, pourrait, si vous la connaissez, vous donner une ide de cet air-l, qui n'tait ni fier, ni mprisant, ni ddaigneux, non ! mais tout simplement impassible, car l'air fier, mprisant, ddaigneux, dit aux gens qu'ils existent, puisqu'on prend la peine de les ddaigner ou de les mpriser, tandis que cet air-ci dit tranquillement : Pour moi, vous n'existez mme pas. J'avoue que cette physionomie me fit faire, ce premier jour et bien d'autres, la question qui pour moi est encore aujourd'hui insoluble : comment cette grande fille-l tait-elle sortie de ce gros bonhomme en redingote jaune-vert et gilet blanc, qui avait une figure couleur des confitures de sa femme, une loupe sur la nuque, laquelle dbordait sa cravate de mousseline brode, et qui bredouillait ?... Et si le mari n'embarrassait pas, car le mari n'embarrasse jamais dans ces sortes de questions, la mre me paraissait tout aussi impossible expliquer. Mlle Albertine (c'tait le nom de cette archiduchesse d'altitude, tombe du ciel chez ces bourgeois comme si le Ciel avait voulu se moquer d'eux), Mlle Albertine, que ses parents appelaient Alberte pour s'pargner la longueur du nom, mais ce qui allait parfaitement mieux sa figure et toute sa personne, ne semblait pas plus la fille de l'un que de l'autre... A ce premier dner, comme ceux qui suivirent, elle me parut une jeune fille bien leve, sans affectation, habituellement silencieuse, qui, quand elle parlait, disait en bons termes ce qu'elle avait dire, mais qui n'outrepassait jamais cette ligne-l... Au reste, elle aurait eu tout l'esprit que j'ignorais qu'elle et, qu'elle n'aurait gure trouv l'occasion de le montrer dans les dners que nous faisions. La prsence de leur fille avait ncessairement modifi les commrages des deux vieilles gens. Ils avaient supprim les petits scandales de la ville. Littralement, on ne parlait plus cette table que de choses aussi intressantes que la pluie et le beau temps.Aussi Mlle Albertine ou Alberte, qui m'avait tant frapp d'abord par son air impassible, n'ayant absolument que cela m'offrir, me blasa bientt sur cet air-l... Si je l'avais rencontre dans le monde pour lequel j'tais fait, et que j'aurais d voir, cette impassibilit m'aurait trs certainement piqu au vif... Mais pour moi, elle n'tait pas une fille qui je puisse faire la cour... mme des yeux. Ma position vis--vis d'elle, moi en pension chez ses parents, tait dlicate, et un rien pouvait la fausser... Elle n'tait pas assez prs ou assez loin de moi dans la vie pour qu'elle pt m'tre quelque chose... et j'eus bientt rpondu naturellement, et sans intention d'aucune sorte par la plus complte indiffrence, son impassibilit. Et cela ne se dmentit jamais, ni de son ct ni du mien. Il n'y eut entre nous que la politesse la plus froide, la plus sobre de paroles. Elle n'tait pour moi qu'une image qu' peine je voyais; et moi, pour elle, qu'est-ce que j'tais ?... A table, - nous ne nous rencontrions jamais que l, - elle regardait plus le bouchon de la carafe ou le sucrier que ma personne... Ce qu'elle y disait, trs correct, toujours fort bien dit, mais insignifiant, ne me donnait aucune clef du caractre qu'elle pouvait avoir. Et puis, d'ailleurs, que m'importait ?... J'aurais pass toute ma vie sans songer seulement regarder dans cette calme et insolente fille, l'air si dplac d'Infante... Pour cela, il fallait la circonstance que je m'en vais vous dire, et qui m'atteignit comme la foudre, comme la foudre qui tombe, sans qu'il ait tonn ! Un soir, il y avait peu prs un mois que Mlle Alberte tait revenue la maison, et nous nous mettions table pour souper. Je l'avais ct de moi, et je faisais si peu d'attention elle que je n'avais pas encore pris garde ce dtail de tous les jours qui aurait d me frapper : qu'elle ft table auprs de moi au lieu d'tre entre sa mre et son pre, quand, au moment o je dpliais ma serviette sur mes genoux...non, jamais je ne pourrai vous donner l'ide de cette sensation et de cet tonnement ! je sentis une main qui prenait hardiment la mienne par-dessous la table. Je crus rver... ou plutt je ne crus rien du tout... Je n'eus que l'incroyable sensation de cette main audacieuse, qui venait chercher la mienne jusque sous ma serviette ! Et ce fut inou autant qu'inattendu ! Tout mon sang, allum sous cette prise, se prcipita de mon coeur dans cette main, comme soutir par elle, puis remonta furieusement, comme chass par une pompe, dans mon coeur ! Je vis bleu... mes oreilles tintrent.Je dus devenir d'une pleur affreuse. Je crus que j'allais m'vanouir... que j'allais me dissoudre dans l'indicible volupt cause par la chair tasse de cette main, un peu grande, et forte comme celle d'un jeune garon, qui s'tait ferme sur la mienne. - Et comme, vous le savez, dans ce premier ge de la vie, la volupt a son pouvante, je fis un mouvement pour retirer ma main de cette folle main qui l'avait saisie, mais qui, me la serrant alors avec l'ascendant du plaisir qu'elle avait conscience de me verser, la garda d'autorit, vaincue comme ma volont, et dans l'enveloppement le plus chaud, dlicieusement touffe... Il y a trente-cinq ans de cela, et vous me ferez bien l'honneur de croire que ma main s'est un peu blase sur l'treinte de la main des femmes ; mais j'ai encore l, quand j'y pense, l'impression de celle-ci treignant la mienne avec un despotisme si insensment passionn ! En proie aux mille frissonnements que cette enveloppante main dardait mon corps tout entier, je craignais de trahir ce que j'prouvais devant ce pre et cette mre, dont la fille, sous leurs yeux, osait... Honteux pourtant d'tre moins homme que cette fille hardie qui s'exposait se perdre, et dont un incroyable sang-froid couvrait l'garement, je mordis ma lvre au sang dans un effort surhumain, pour arrter le tremblement du dsir, qui pouvait tout rvler ces pauvres gens sans dfiance, et c'est alors que mes yeux cherchrent l'autre de ces deux mains que je n'avais jamais remarques, et qui, dans ce prilleux moment, tournait froidement le bouton d'une lampe qu'on venait de mettre sur la table, car le jour commenait de tomber... Je la regardai... C'tait donc la soeur de cette main que je sentais pntrant la mienne comme un foyer d'o rayonnaient et s'tendaient le long de mes veines d'immenses lames de feu ! Cette main, un peu paisse mais aux doigts longs et bien tourns, au bout desquels la lumire de la lampe, qui tombait d'aplomb sur elle, allumait des transparences roses, ne tremblait pas et faisait son petit travail d'arrangement de la lampe, pour la faire aller, avec une fermet, une aisance et une gracieuse langueur de mouvement incomparables !Cependant nous ne pouvions pas rester ainsi... Nous avions besoin de nos mains pour dner... Celle de Mlle Alberte quitta donc la mienne ; mais au moment o elle la quitta, son pied, aussi expressif que sa main, s'appuya avec le mme aplomb, la mme passion, la mme souverainet, sur mon pied, et y resta tout le temps que dura ce dner trop court, lequel me donna la sensation d'un de ces bains insupportablement brlants d'abord, mais, auxquels on s'accoutume, et dans lesquels on finit par se trouver si bien, qu'on croirait volontiers qu'un jour les damns pourraient se trouver frachement et suavement dans les brasiers de leur enfer, comme les poissons dans leur eau... Je vous laisse penser si je dnai ce jour-l, et si je me mlai beaucoup aux menus propos de mes honntes htes, qui ne se doutaient pas, dans leur placidit, du drame mystrieux et terrible qui se jouait alors sous la table. Ils ne s'aperurent de rien ; mais ils pouvaient s'apercevoir de quelque chose, et positivement je m'inquitais pour eux... pour eux, bien plus que pour moi et pour elle. J'avais l'honntet et la commisration de mes dix-sept ans... Je me disais : Est-elle effronte ? Est-elle folle ? Et je la regardais du coin de l'oeil, cette folle qui ne perdait pas une seule fois, durant le dner, son air de Princesse en crmonie, et dont le visage resta aussi calme que si son pied n'avait pas dit et fait toutes les folies que peut dire et faire un pied, - sur le mien ! J'avoue que j'tais encore plus surpris de son aplomb que de sa folie. J'avais beaucoup lu de ces livres lgers o la femme n'est pas mnage. J'avais reu une ducation d'cole militaire. Utopiquement du moins, j'tais le Lovelace de fatuit que sont plus ou moins tous les trs jeunes gens qui se croient de jolis garons, et qui ont ptur des bottes de baisers derrire les portes et dans les escaliers, sur les lvres des femmes de chambre de leurs mres. Mais ceci dconcertait mon petit aplomb de Lovelace de dix-sept ans. Ceci me paraissait plus fort que ce que j'avais lu, que tout ce que j'avais entendu dire sur le naturel dans le mensonge attribu aux femmes. - sur la force de masque qu'elles peuvent mettre leurs plus violentes ou leurs plus profondes motions. Songez donc !elle avait dix-huit ans ! Les avait-elle mme ?... Elle sortait d'une pension que je n'avais aucune raison pour suspecter, avec la moralit et la pit de la mre qui l'avait choisie pour son enfant. Cette absence de tout embarras, disons le mot, ce manque absolu de pudeur, cette domination aise sur soi-mme en faisant les choses les plus imprudentes, les plus dangereuses pour une jeune fille, chez laquelle pas un geste, pas un regard n'avait prvenu l'homme auquel elle se livrait par une si monstrueuse avance, tout cela me montait au cerveau et apparaissait nettement mon esprit, malgr le bouleversement de mes sensations... Mais ni dans ce moment, ni plus tard, je ne m'arrtai philosopher l-dessus.Je ne me donnai pas d'horreur factice pour la conduite de cette fille d'une si effrayante prcocit dans le mal. D'ailleurs, ce n'est pas l'ge que j'avais, ni mme beaucoup plus tard, qu'on croit dprave la femme qui - au premier coup d'oeil - se jette vous ! On est presque dispos trouver cela tout simple, au contraire, et si on dit : La pauvre femme! c'est dj beaucoup de modestie que cette piti ! Enfin, si j'tais timide, je ne voulais pas tre un niais !La grande raison franaise pour faire sans remords tout ce qu'il y a de pis. Je savais, certes, n'en pas douter, que ce que cette fille prouvait pour moi n'tait pas de l'amour.L'amour ne procde pas avec cette impudeur et cette impudence, et je savais parfaitement aussi que ce qu'elle me faisait prouver n'en tait pas non plus. Mais, amour ou non, ce que c'tait, je le voulais !... Quand je me levai de table, j'tais rsolu... La main de cette Alberte, laquelle je ne pensais pas une minute avant qu'elle et saisi la mienne, m'avait laiss, jusqu'au fond de mon tre, le dsir de m'enlacer elle tout entire, comme sa main s'tait enlace ma main ! Je montai chez moi comme un fou, et quand je me fus un peu froidi par la rflexion, je me demandai ce que j'allais faire pour nouer bel et bien une intrigue, comme on dit en province, avec une fille si diaboliquement provocante. Je savais peu prs - comme un homme qui n'a pas cherch le savoir mieux - qu'elle ne quittait jamais sa mre ; qu'elle travaillait habituellement prs d'elle, la mme chiffonnire, dans l'embrasure de cette salle manger, qui leur servait de salon ; - qu'elle n'avait pas d'amie en ville qui vnt la voir, et qu'elle ne sortait gure que pour aller le dimanche la messe et aux vpres avec ses parents. Hein ?ce n'tait pas encourageant, tout cela !... Je commenais me repentir de n'avoir pas un peu plus vcu avec ces deux bonnes gens que j'avais traits sans hauteur, mais avec la politesse dtache et parfois distraite qu'on a pour ceux qui ne sont que d'un intrt trs secondaire dans la vie ; mais je me dis que je ne pouvais modifier mes relations avec eux, sans m'exposer leur rvler ou leur faire souponner ce que je voulais leur cacher... Je n'avais, pour parler secrtement Mlle Alberte, que les rencontres sur l'escalier quand je montais ma chambre ou que j'en descendais ; mais, sur l'escalier, on pouvait nous voir et nous entendre... La seule ressource ma porte, dans cette maison si bien rgle et si troite, o tout le monde se touchait du coude, tait d'crire ; et puisque la main de cette fille hardie savait si bien chercher la mienne par-dessous la table, cette main ne ferait sans doute pas beaucoup de crmonies pour prendre le billet que je lui donnerais, et je l'crivis. Ce fut le billet de la circonstance, le billet suppliant, imprieux et enivr, d'un homme qui a dj bu une premire gorge de bonheur et qui en demande une seconde... Seulement, pour le remettre, il fallait attendre le dner du lendemain, et cela me parut long ; mais enfin il arriva, ce dner ! L'attisante main, dont je sentais le contact sur ma main depuis vingt-quatre heures, ne manqua pas de revenir chercher la mienne, comme la veille, par-dessous la table. Mlle Alberte sentit mon billet et le prit trs bien, comme je l'avais prvu. Mais ce que je n'avais pas prvu, c'est qu'avec cet air d'Infante qui dfiait tout par sa hauteur d'indiffrence, elle le plongea dans le coeur de son corsage, o elle releva une dentelle replie, d'un petit mouvement sec, et tout cela avec un naturel et une telle prestesse, que sa mre qui, les yeux baisss sur ce qu'elle faisait, servait le potage, ne s'aperut de rien, et que son imbcile de pre, qui lurait toujours quelque chose en pensant son violon, quand il n'en jouait pas, n'y vit que du feu.- Nous n'y voyons jamais que cela, capitaine ! interrompis-je gaiement, car son histoire me faisait l'effet de tourner un peu vite une leste aventure de garnison ; mais je ne me doutais pas de ce qui allait suivre ! Tenez ! pas plus tard que quelques jours, il y avait l'Opra, dans une loge ct de la mienne, une femme probablement dans le genre de votre demoiselle Alberte. Elle avait plus de dix-huit ans, par exemple ; mais je vous donne ma parole d'honneur que j'ai vu rarement de femme plus majestueuse de dcence.Pendant qu'a dur toute la pice, elle est reste assise et immobile comme sur une base de granit. Elle ne s'est retourne ni droite, ni gauche, une seule fois ; mais sans doute elle y voyait par les paules, qu'elle avait trs nues et trs belles, car il y avait aussi, et dans ma loge moi, par consquent derrire nous deux, un jeune homme qui paraissait aussi indiffrent qu'elle tout ce qui n'tait pas l'opra qu'on jouait en ce moment. Je puis certifier que ce jeune homme n'a pas fait une seule des simagres ordinaires que les hommes font aux femmes dans les endroits publics, et qu'on peut appeler des dclarations distance. Seulement quand la pice a t finie et que, dans l'espce de tumulte gnral des loges qui se vident, la dame s'est leve, droite, dans sa loge, pour agrafer son burnous, je l'ai entendue dire son mari, de la voix la plus conjugalement imprieuse et la plus claire : Henri, ramassez mon capuchon ! et alors, par-dessus le dos de Henri, qui s'est prcipit la tte en bas, elle a tendu le bras et la main et pris un billet du jeune homme, aussi simplement qu'elle et pris des mains de son mari son ventail ou son bouquet. Lui s'tait relev, le pauvre homme ! tenant le capuchon - un capuchon de satin ponceau, mais moins ponceau que son visage, et qu'il avait, au risque d'une apoplexie, repch sous les petits bancs, comme il avait pu... Ma foi ! aprs avoir vu cela, je m'en suis all, pensant qu'au lieu de le rendre sa femme, il aurait pu tout aussi bien le garder pour lui, ce capuchon, afin de cacher sur sa tte ce qui, tout coup, venait d'y pousser !- Votre histoire est bonne, dit le vicomte de Brassard assez froidement; dans un autre moment, peut-tre en aurait-il joui davantage ; mais laissez-moi vous achever la mienne. J'avoue qu'avec une pareille fille, je ne fus pas inquiet deux minutes de la destine de mon billet. Elle avait beau tre pendue la ceinture de sa mre, elle trouverait bien le moyen de me lire et de me rpondre. Je comptais mme, pour tout un avenir de conversation par crit, sur cette petite poste de par-dessous la table que nous venions d'inaugurer, lorsque le lendemain, quand j'entrai dans la salle manger avec la certitude, trs caresse au fond de ma personne, d'avoir sance tenante une rponse trs catgorique mon billet de la veille, je crus avoir la berlue en voyant que le couvert avait t chang, et que Mlle Alberte tait place l o elle aurait d toujours tre, entre son pre et sa mre... Et pourquoi ce changement?... Que s'tait-il donc pass que je ne savais pas ?... Le pre ou la mre s'taient-ils douts de quelque chose ? J'avais Mlle Alberte en face de moi, et je la regardais avec cette intention fixe qui veut tre comprise. Il y avait vingt-cinq points d'interrogation dans mes yeux ; mais les siens taient aussi calmes, aussi muets, aussi indiffrents qu' l'ordinaire. Ils me regardaient comme s'ils ne me voyaient pas. Je n'ai jamais vu regards plus impatients que ces longs regards tranquilles qui tombaient sur vous comme sur une chose. Je bouillais de curiosit, de contrarit, d'inquitude, d'un tas de sentiments agits et dus.., et je ne comprenais pas comment cette femme, si sre d'elle-mme qu'on pouvait croire qu'au lieu de nerfs elle et sous sa peau fine presque autant de muscles que moi, semblt ne pas oser me faire un signe d'intelligence qui m'avertt, - qui me fit penser, - qui me dt, si vite que ce pt tre, que nous nous entendions, - que nous tions connivents et complices dans le mme mystre, que ce ft de l'amour, que ce ne ft pas mme de l'amour !... C'tait se demander si vraiment c'tait bien la femme de la main et du pied sous la table, du billet pris et gliss la veille, si naturellement dans son corsage, devant ses parents, comme si elle y et gliss une fleur ! Elle en avait tant fait qu'elle ne devait pas tre embarrasse de m'envoyer un regard. Mais non ! Je n'eus rien. Le dner passa tout entier sans ce regard que je guettais, que j'attendais, que je voulais allumer au mien, et qui ne s'alluma pas ! Elle aura trouv quelque moyen de me rpondre , me disais-je en sortant de table et en remontant dans ma chambre, ne pensant pas qu'une telle personne pt reculer, aprs s'tre si incroyablement avance ; - n'admettant pas qu'elle pt rien craindre et rien mnager, quand il s'agissait de ses fantaisies, et parbleu ! franchement, ne pouvant pas croire qu'elle n'en et pas au moins une pour moi ! Si ses parents n'ont pas de soupon, me disais-je encore, si c'est le hasard qui a fait ce changement de couvert table, demain je me retrouverai auprs d'elle... Mais le lendemain, ni les autres jours, je ne fus plac auprs de Mlle Alberte, qui continua d'avoir la mme incomprhensible physionomie et le mme incroyable ton dgag pour dire les riens et les choses communes qu'on avait l'habitude de dire cette table de petits-bourgeois. Vous devinez bien que je l'observais comme un homme intress la chose. Elle avait l'air aussi peu contrari que possible, quand je l'tais horriblement, moi ! quand je l'tais jusqu' la colre, - une colre me fendre en deux et qu'il fallait cacher ! Et cet air, qu'elle ne perdait jamais, me mettait encore plus loin d'elle que ce tour de table interpos entre nous ! J'tais si violemment exaspr, que je finissais par ne plus craindre de la compromettre en la regardant, en lui appuyant sur ses grands yeux impntrables, et qui restaient glacs, la pesanteur menaante et enflamme des miens ! Etait-ce un mange que sa conduite? Etait-ce coquetterie? N'tait-ce qu'un caprice aprs un autre caprice... ou simplement stupidit ?J'ai connu, depuis, de ces femmes tout d'abord soulvement des sens, puis aprs, tout stupidit ! Si on savait le moment ! disait Ninon. Le moment de Ninon tait-il dj pass ? Cependant, j'attendais toujours... quoi ? un mot, un signe, un rien risqu, voix basse, en se levant de table dans le bruit des chaises qu'on drange, et comme cela ne venait pas, je me jetais aux ides folles, tout ce qu'il y avait au monde de plus absurde. Je me fourrai dans la tte qu'avec toutes les impossibilits dont nous tions entours au logis, elle m'crirait par la poste ; - qu'elle serait assez fine, quand elle sortirait avec sa mre, pour glisser un billet dans la bote aux lettres, et, sous l'empire de cette ide, je me mangeais le sang rgulirement deux fois par jour, une heure avant que le facteur passt par la maison... Dans cette heure-l je disais dix fois la vieille Olive, d'une voix trangle : Y a-t-il des lettres pour moi, Olive ? laquelle me rpondait imperturbablement toujours : Non, monsieur, il n'y en a pas. Ah ! l'agacement finit par tre trop aigu !Le dsir tromp devint de la haine. Je me mis har cette Alberte, et, par haine de dsir tromp, expliquer sa conduite avec moi par les motifs qui pouvaient le plus me la faire mpriser, car la haine a soif de mpris. Le mpris, c'est son nectar, la haine ! Coquine lche, qui a peur d'une lettre ! me disais-je. Vous le voyez, j'en venais aux gros mots. Je l'insultais dans ma pense, ne croyant pas en l'insultant la calomnier. Je m'efforai mme de ne plus penser elle que je criblais des pithtes les plus militaires, quand j'en parlais Louis de Meung, car je lui en parlais ! car l'outrance o elle m'avait jet avait teint en moi toute espce de chevalerie, - et j'avais racont toute mon aventure mon brave Louis, qui s'est tire-bouchonn sa longue moustache blonde en m'coutant, et qui m'avait dit, sans se gner, car nous n'tions pas des moralistes dans le 27e : - Fais comme moi ! Un clou chasse l'autre. Prends pour matresse une petite cousette de la ville, et ne pense plus cette sacre fille-l ! Mais je ne suivis point le conseil de Louis. Pour cela, j'tais trop piqu au jeu si elle avait su que je prenais une matresse, j'en aurais peut-tre pris une pour lui fouetter le coeur ou la vanit par la jalousie. Mais elle ne le saurait pas.Comment pourrait-elle le savoir ?... En amenant, si je l'avais fait, une matresse chez moi, comme Louis, son htel de la Poste, c'tait rompre avec les bonnes gens chez qui j'habitais, et qui m'auraient immdiatement pri d'aller chercher un autre logement que le leur ; et je ne voulais pas renoncer, si je ne pouvais avoir que cela, la possibilit de retrouver la main ou le pied de cette damnante Alberte qui, aprs ce qu'elle avait os, restait toujours la grande Mademoiselle Impassible. - Dis plutt impossible ! disait Louis, qui se moquait de moi. Un mois tout entier se passa, et malgr mes rsolutions de me montrer aussi oublieux qu'Alberte et aussi indiffrent qu'elle, d'opposer marbre marbre et froideur froideur, je ne vcus plus que de la vie tendue de l'afft, - de l'afft que je dteste, mme la chasse ! Oui, monsieur, ce ne fut plus qu'afft perptuel dans mes journes ! Afft quand je descendais dner, et que j'esprais la trouver seule dans la salle manger comme la premire fois ! Afft au dner, o mon regard ajustait de face ou de ct le sien qu'il rencontrait net et infernalement calme, et qui n'vitait pas plus le mien qu'il n'y rpondait! Afft aprs le dner, car je restais maintenant un peu aprs dner voir ces dames reprendre leur ouvrage, dans leur embrasure de croise, guettant si elle ne laisserait pas tomber quelque chose, son d, ses ciseaux, un chiffon, que je pourrais ramasser, et en les lui rendant toucher sa main, - cette main que j'avais maintenant travers la cervelle ! Afft chez moi, quand j'tais remont dans ma chambre, y croyant toujours entendre le long du corridor ce pied qui avait pitin sur le mien, avec une volont si absolue. Afft jusque dans l'escalier, o je croyais pouvoir la rencontrer, et o la vieille Olive me surprit un jour, ma grande confusion, en sentinelle ! Afft ma fentre - cette fentre que vous voyez - o je me plantais quand elle devait sortir avec sa mre, et d'o je ne bougeais pas avant qu'elle ft rentre, mais tout cela aussi vainement que le reste !Lorsqu'elle sortait, tortille dans son chle de jeune fille, un chle raies rouges et blanches : je n'ai rien oubli !sem de fleurs noires et jaunes sur les deux raies, elle ne retournait pas son torse insolent une seule fois, et lorsqu'elle rentrait, toujours aux cts de sa mre, elle ne levait ni la tte ni les yeux vers la fentre o je l'attendais ! Tels taient les misrables exercices auxquels elle m'avait condamn !Certes, je sais bien que les femmes nous font tous plus ou moins valeter, mais dans ces proportions-l ! Le vieux fat qui devrait tre mort en moi s'en rvolte encore ! Ah ! je ne pensais plus au bonheur de mon uniforme ! Quand j'avais fait le service de la journe, - aprs l'exercice ou la revue, - je rentrais vite, mais non plus pour lire des piles de mmoires ou de romans, mes seules lectures dans ce temps-l. Je n'allais plus chez Louis de Meung. Je ne touchais plus mes fleurets. Je n'avais pas la ressource du tabac qui engourdit l'activit quand elle vous dvore, et que vous avez, vous autres jeunes gens qui m'avez suivi dans la vie ! On ne fumait pas alors au 27e, si ce n'est entre soldats, au corps de garde, quand on jouait la partie de brisque sur le tambour... Je restais donc oisif de corps, me ronger.., je ne sais pas si c'tait le coeur, sur ce canap qui ne me faisait plus le bon froid que j'aimais dans ces six pieds carrs de chambre, o je m'agitais comme un lionceau dans sa cage, quand il sent la chair frache ct. Et si c'tait ainsi le jour, c'tait aussi de mme une grande partie de la nuit. Je me couchais tard. Je ne dormais plus. Elle me tenait veill, cette Alberte d'enfer, qui me l'avait allum dans les veines, puis qui s'tait loigne comme l'incendiaire qui ne retourne pas mme la tte pour voir son feu flamber derrire lui ! Je baissais, comme le voil, ce soir, - ici le vicomte passa son gant sur la glace de la voiture place devant lui, pour essuyer la vapeur qui commenait d'y perler, - ce mme rideau cramoisi, cette mme fentre, qui n'avait pas plus de persiennes qu'elle n'en a maintenant, afin que les voisins, plus curieux en province qu'ailleurs, ne dvisageassent pas le fond de ma chambre.C'tait une chambre de ce temps-l, - une chambre de l'Empire, parquete en point de Hongrie, sans tapis, o le bronze plaquait partout le merisier, d'abord en tte de sphinx aux quatre coins du lit, et en pattes de lion sous ses quatre pieds, puis, sur tous les tiroirs de la commode et du secrtaire, en cames de faces de lion, avec des anneaux de cuivre pendant de leurs gueules verdtres, et par lesquels on les tirait quand on voulait les ouvrir. Une table carre, d'un merisier plus rostre que le reste de l'ameublement, dessus de marbre gris, grillage de cuivre, tait en face du lit, contre le mur, entre la fentre et la porte d'un grand cabinet de toilette ; et, vis--vis de la chemine, le grand canap de maroquin bleu dont je vous ai dj tant parl... A tous les angles de cette chambre d'une grande lvation et d'un large espace, il y avait des encoignures en faux laque de Chine, et sur l'une d'elles on voyait, mystrieux et blanc, dans le noir du coin, un vieux buste de Niob d'aprs l'antique, qui tonnait l, chez ces bourgeois vulgaires. Mais est-ce que cette incomprhensible Alberte n'tonnait pas bien plus? Les murs lambrisss, et peints l'huile, d'un blanc jaune, n'avaient ni tableaux, ni gravures. J'y avais seulement mis mes armes, couches sur de longues pattes-fiches en cuivre dor. Quand j'avais lou cette grande calebasse d'appartement, - comme disait lgamment le lieutenant Louis de Meung, qui ne potisait pas les choses, - j'avais fait placer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires, de livres et de papiers : c'tait mon bureau. J'y crivais quand j'avais crire... Eh bien, un soir, ou plutt une nuit, j'avais roul le canap auprs de cette grande table, et j'y dessinais la lampe, non pas pour me distraire de l'unique pense qui me submergeait depuis un mois, mais pour m'y plonger davantage, car c'tait la tte de cette nigmatique Alberte que je dessinais, c'tait le visage de cette diablesse de femme dont j'tais possd, comme les dvots disent qu'on l'est du diable. Il tait tard. La rue, - o passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse, - comme aujourd'hui, - l'une minuit trois quarts et l'autre deux heures et demie du matin, et qui toutes deux s'arrtaient l'htel de la Poste pour relayer, - la rue tait silencieuse comme le fond d'un puits. J'aurais entendu voler une mouche ; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elle devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannels de ce rideau, d'une forte toffe de soie croise, que j'avais t de sa patre et qui tombait devant la fentre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu'il y et alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, c'tait moi qui le faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c'tait elle que je dessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle proccupation enflamme ! Tout coup, sans aucun bruit de serrure qui m'aurait averti, ma porte s'entrouvrit en fltant ce son des portes dont les gonds sont secs, et resta moiti entrebille, comme si elle avait eu peur du son qu'elle avait jet ! Je relevai les yeux, croyant avoir mal ferm cette porte qui, d'elle-mme, inopinment, s'ouvrait en filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit ceux qui veillent et de rveiller ceux qui dorment. Je me levai de ma table pour aller la fermer ; mais la porte entrouverte s'ouvrit plus grande et trs doucement toujours, mais en recommenant le son aigu qui trana comme un gmissement dans la maison silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur, Alberte ! - Alberte qui, malgr les prcautions d'une peur qui devait tre immense, n'avait pu empcher cette porte maudite de crier ! Ah ! tonnerre de Dieu ! ils parlent de visions, ceux qui y croient ; mais la vision la plus surnaturelle ne m'aurait pas donn la surprise, l'espce de coup au coeur que je ressentis et qui se rpta en palpitations insenses, quand je vis venir moi, - de cette porte ouverte, - Alberte, effraye au bruit que cette porte venait de faire en s'ouvrant, et qui allait recommencer encore, si elle la feutrait ! Rappelez-vous toujours que je n'avais pas dix-huit ans ! Elle vit peut-tre ma terreur la sienne : elle rprima, par un geste nergique, le cri de surprise qui pouvait m'chapper, - qui me serait certainement chapp sans ce geste, - et elle referma la porte, non plus lentement, puisque cette lenteur l'avait fait crier, mais rapidement, pour viter ce cri des gonds, - qu'elle n'vita pas, et qui recommena plus net, plus franc, d'une seule venue et suraigu ; - et, la porte ferme et l'oreille contre, elle couta si un autre bruit, qui aurait t plus inquitant et plus terrible, ne rpondit pas celui-l... Je crus la voir chanceler... Je m'lanai, et je l'eus bientt dans les bras.- Mais elle va bien, votre Alberte, dis-je au capitaine.- Vous croyez peut-tre, reprit-il, comme s'il n'avait pas entendu ma moqueuse observation, qu'elle y tomba, dans mes bras, d'effroi, de passion, de tte perdue, comme une fille poursuivie ou qu'on peut poursuivre, - qui ne sait plus ce qu'elle fait quand elle fait la dernire des folies, quand elle s'abandonne ce dmon que les femmes ont toutes dit-on - quelque part, et qui serait le matre toujours, s'il n'y en avait pas deux autres aussi en elles, - la Lchet et la Honte, - pour contrarier celui-l ! Eh bien, non, ce n'tait pas cela ! Si vous le croyiez, vous vous tromperiez... Elle n'avait rien de ces peurs vulgaires et oses... Ce fut bien plus elle qui me prit dans ses bras que je ne la pris dans les miens... Son premier mouvement avait t de se jeter le front contre ma poitrine, mais elle le releva et me regarda, les yeux tout grands, - des yeux immenses ! - comme pour voir si c'tait bien moi qu'elle tenait ainsi dans ses bras ! Elle tait horriblement ple, et comme je ne l'avais jamais vue ple ; mais ses traits de Princesse n'avaient pas boug. Ils avaient toujours l'immobilit et la fermet d'une mdaille.Seulement, sur sa bouche aux lvres lgrement bombes errait je ne sais quel garement, qui n'tait pas celui de la passion heureuse ou qui va l'tre tout l'heure ! Et cet garement avait quelque chose de si sombre dans un pareil moment, que, pour ne pas le voir, je plantais sur ces belles lvres rouges et rectiles le robuste et foudroyant baiser du dsir triomphant et roi ! La bouche s'entrouvrit... mais les yeux noirs, la noirceur profonde, et dont les longues paupires touchaient presque alors mes paupires, ne se fermrent point, - ne palpitrent mme pas ; - mais tout au fond, comme sur sa bouche, je vis passer de la dmence ! Agrafe dans ce baiser de feu et comme enleve par les lvres qui pntraient les siennes, aspire par l'haleine qui la respirait, je la portai, toujours colle moi, sur ce canap de maroquin bleu, - mon gril de saint Laurent, depuis un mois que je m'y roulais en pensant elle, - et dont le maroquin se mit voluptueusement craquer sous son dos nu, car elle tait moiti nue. Elle sortait de son lit, et, pour venir, elle avait... le croirez-vous ? t oblige de traverser la chambre o son pre et sa mre dormaient ! Elle l'avait traverse ttons, les mains en avant, pour ne pas se choquer quelque meuble qui aurait retenti de son choc et qui et pu les rveiller.- Ah ! fis-je, on n'est pas plus brave la tranche. Elle tait digne d'tre la matresse d'un soldat !- Et elle le fut ds cette nuit-l, reprit le vicomte. - Elle le fut aussi violente que moi, et je vous jure que je l'tais !Mais c'est gal... voici la revanche ! Elle ni moi ne pmes oublier, dans les plus vifs de nos transports, l'pouvantable situation qu'elle nous faisait tous les deux. Au sein de ce bonheur qu'elle venait chercher et m'offrir, elle tait alors comme stupfie de l'acte qu'elle accomplissait d'une volont pourtant si ferme, avec un acharnement si obstin.Je ne m'en tonnai pas. Je l'tais bien, moi, stupfi ! J'avais bien, sans le lui dire et sans le lui montrer, la plus effroyable anxit dans le coeur, pendant qu'elle me pressait m'touffer sur le sien. J'coutais, travers ses soupirs, travers ses baisers, travers le terrifiant silence qui pesait sur cette maison endormie et confiante, une chose horrible : c'est si sa mre ne s'veillait pas, si son pre ne se levait pas! Et jusque par-dessus son paule, je regardais derrire elle si cette porte, dont elle n'avait pas t la clef, par peur du bruit qu'elle pouvait faire, n'allait pas s'ouvrir de nouveau et me montrer, ples et indignes, ces deux ttes de Mduse, ces deux vieillards, que nous trompions avec une lchet si hardie, surgir tout coup dans la nuit, images de l'hospitalit viole et de la Justice ! Jusqu' ces voluptueux craquements du maroquin bleu, qui m'avaient sonn la diane de l'Amour, me faisaient tressaillir d'pouvante... Mon coeur battait contre le sien, qui semblait me rpercuter ses battements...C'tait enivrant et dgrisant tout la fois, mais c'tait terrible ! Je me fis tout cela plus tard. A force de renouveler impunment cette imprudence sans nom, je devins tranquille dans cette imprudence. A force de vivre dans ce danger d'tre surpris, je me blasai. Je n'y pensai plus. Je ne pensai plus qu' tre heureux. Ds cette premire nuit formidable, qui aurait d l'pouvanter les autres, elle avait dcid qu'elle viendrait chez moi de deux nuits en deux nuits, puisque je ne pouvais aller chez elle, - sa chambre de jeune fille n'ayant d'autre issue que dans l'appartement de ses parents, - et elle y vint rgulirement toutes les deux nuits ; mais jamais elle ne perdit la sensation, - la stupeur de la premire fois ! Le temps ne produisit pas sur elle l'effet qu'il produisit sur moi.Elle ne se bronza pas au danger, affront chaque nuit. Toujours elle restait, et jusque sur mon coeur, silencieuse, me parlant peine avec la voix, car, d'ailleurs, vous vous doutez bien qu'elle tait loquente ; et lorsque plus tard le calme me prit, moi, force de danger affront et de russite, et que je lui parlai, comme on parle sa matresse, de ce qu'il y avait dj de pass entre nous, - de cette froideur inexplicable et dmentie, puisque je la tenais dans mes bras, et qui avait succd mes premires audaces ; quand je lui adressai enfin tous ces pourquoi insatiables de l'amour, qui n'est peut-tre au fond qu'une curiosit, elle ne me rpondit jamais que par de longues treintes. Sa bouche triste demeurait muette de tout... except de baisers ! Il y a des femmes qui vous disent: Je me perds pour vous ; il y en a d'autres qui vous disent: Tu vas me mpriser ; ce sont l des manires diffrentes d'exprimer la fatalit de l'amour.Mais elle, non ! Elle ne disait mot... Chose trange ! Plus trange personne ! Elle me produisait l'effet d'un pais et dur couvercle de marbre qui brlait, chauff par en dessous...Je croyais qu'il arriverait un moment o le marbre se fendrait enfin sous la chaleur brlante, mais le marbre ne perdit jamais sa rigide densit. Les nuits qu'elle venait, elle n'avait ni plus d'abandon, ni plus de paroles, et, je me permettrai ce mot ecclsiastique, elle fut toujours aussi difficile confesser que la premire nuit qu'elle tait venue. Je n'en tirai pas davantage... Tout au plus un monosyllabe arrach, d'obsession, ces belles lvres dont je raffolais d'autant plus que je les avais vues plus froides et plus indiffrentes pendant la journe, et, encore, un monosyllabe qui ne faisait pas grande lumire sur la nature de cette fille, qui me paraissait plus sphinx, elle seule, que tous les Sphinx dont l'image se multipliait autour de moi, dans cet appartement Empire.- Mais, capitaine, interrompis-je encore, il y eut pourtant une fin tout cela ? Vous tes un homme fort, et tous les Sphinx sont des animaux fabuleux. Il n'y en a point dans la vie, et vous fintes bien par trouver, que diable ! ce qu'elle avait dans son giron, cette commre-l !- Une fin ! Oui, il y eut une fin, fit le vicomte de Brassard en baissant brusquement la vitre du coup, comme si la respiration avait manqu sa monumentale poitrine et qu'il et besoin d'air pour achever ce qu'il avait raconter.Mais le giron, comme vous dites, de cette singulire fille n'en fut pas plus ouvert pour cela. Notre amour, notre relation, notre intrigue, - appelez cela comme vous voudrez, nous donna, ou plutt me donna, moi, des sensations que je ne crois pas avoir prouves jamais depuis avec des femmes plus aimes que cette Alberte, qui ne m'aimait peut-tre pas, que je n'aimais peut-tre pas ! Je n'ai jamais bien compris ce que j'avais pour elle et ce qu'elle avait pour moi, et cela dura plus de six mois ! Pendant ces six mois, tout ce que je compris, ce fut un genre de bonheur dont on n'a pas l'ide dans la jeunesse. Je compris le bonheur de ceux qui se cachent. Je compris la jouissance du mystre dans la complicit, qui, mme sans l'esprance de russir, ferait encore des conspirateurs incorrigibles. Alberte, la table de ses parents comme partout, tait toujours la Madame Infante qui m'avait tant frapp le premier jour que je l'avais vue.Son front nronien, sous ses cheveux bleus force d'tre noirs, qui bouclaient durement et touchaient ses sourcils, ne laissaient rien passer de la nuit coupable, qui n'y tendait aucune rougeur. Et moi qui essayais d'tre aussi impntrable qu'elle, mais qui, j'en suis sr, aurais d me trahir dix fois si j'avais eu affaire des observateurs, je me rassasiais orgueilleusement et presque sensuellement, dans le plus profond de mon tre, de l'ide que toute cette superbe indiffrence tait bien moi et qu'elle avait pour moi toutes les bassesses de la passion, si la passion pouvait jamais tre basse ! Nul que nous sur la terre ne savait cela.., et c'tait dlicieux, cette pense ! Person