3

Click here to load reader

Les émotions sociales, une clé pour la délinquance€? · l’amour, l’amitié, la curiosité, l’empa-thie, la solidarité, la conquête sociale, ... La «tolérance zéro»,

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Les émotions sociales, une clé pour la délinquance€? · l’amour, l’amitié, la curiosité, l’empa-thie, la solidarité, la conquête sociale, ... La «tolérance zéro»,

15JDJ n°271 - janvier 2008

Les émotions sociales,une clé pour la délinquance ?

par Roland Coenen *

Nous le savons, les sociétés technologiques optent tour à tour pour des politiques répressi-ves envers les adolescents transgressifs. À ce titre, des prisons pour mineurs récidivistesfleurissent un peu partout du nord au sud de l’Europe et, malgré que la solution soit uneimpasse, malgré qu’elle ait maintes fois montré sa toxicité sociale, nous piétinons à décou-vrir un consensus intelligent entre, d’une part, le besoin accru de sécurité des populationset, d’autre part, les intérêts de ces jeunes en déshérence qui, - que nous le voulions ounon ! -, sont bien les adultes et les parents de demain.

Car cela, oui, nous le savons : enfermer les récidivistes cela ne sert qu’à protéger trèsmomentanément la population; cela ne sert pas même à rendre les récidivistes moinsactifs; ça n’aide pas à fonder une famille, à trouver du travail et encore moins à êtreheureux; car, si c’était le cas, je gage que nous le saurions.

Alors que faire ?

Voilà des années que nous piétinons surle sujet et, s’il est classique de toujourstout reprocher au pouvoir, il est néan-moins urgent de comprendre que c’estbien l’effrayante absence de «nos» so-lutions qui bâtit l’augmentation desenfermements : puisqu’en effet, nous,travailleurs psychosociaux, éducateurset thérapeutes, n’avons à ce jour rientrouvé qui puisse démontrer la supério-rité d’une pratique sur une autre, la pri-mauté d’un concept général, applicableà grande échelle, qui soit de nature àdéfier les censeurs de l’aide aux autres.La solution qui fera consensus seraavant tout de type «rationnel et social»,elle ne sera ni universitaire, ni médicale,ni policière : elle sera de celles qui al-lieront au mieux le besoin légitime desécurité de chacun et la très nécessaireévolution du mineur récidiviste. Car,sans cette évolution, il est probable queces mineurs à risques deviennent rapi-dement des adultes à risques, dont la tra-jectoire débitera encore les budgets d’unÉtat pressé qui, jamais, ne pense au longterme; c’est-à-dire : en termes d’hospi-talisations psychiatriques futures, demédications croissantes, de journées de

prison, de désintoxications, de domma-ges collatéraux dus à la criminalité, deplacements des enfants dans les dix ouvingt prochaines années, sans même en-visager que les hordes de SDF qui con-tinuent d’emplir la rue des désastres so-lidaires, doivent bien venir de quelquepart.

Et, redoutant cette inéluctable progres-sion, l’absence de solution pour les mi-neurs récidivistes s’inscrit au tableaucomme une tragédie «bâtie ensemble»qui souligne que nous, spécialistes dela relation d’aide, ne possédons aucunesolution qui puisse démonter les faus-ses assertions de la «tolérance zéro»,dont le vrai succès reste, à ce jour,d’avoir lancé la «politique zéro» en ma-tière de délinquance. Et, parce que lasociété technologique ne se satisfait dé-sormais que des démonstrations popu-listes au genre américain, la recherchede terrain - celle qui agit, réalise et dé-montre - devient une nécessité absolue,voire même, un espoir collectif.

En somme, la solution viendra des tra-vailleurs sociaux ou ne viendra pas.

Elle naîtra d’une expérience réussie àlaquelle on aura donné l’occasion de vi-vre, d’essayer des idées nouvelles pen-dant trois ou quatre ans. C’est très court,mais c’est faisable !

Parmi les idées qui existent ça et là, leconcept «d’émotions sociales», m’esttoujours apparu comme une véritablemine d’or au regard des jeunes adoles-cents transgressifs.

Les émotions primaires etles émotions sociales

Brièvement, trois catégories d’événe-ments psychiques induisent les compor-tements adaptatifs, c’est-à-dire : lescomportements qui permettent de ré-pondre aux logiques de survies biolo-giques, sociales et psychologiques.

Ce sont :

• les instincts et les pulsions qui leurssont attachées;

* Psychothérapeute, chercheur indépendant en sciences humaines, Roland Coenen a dirigé pendant quinze ansun centre sociothérapeutique pour adolescents. Il a écrit «Éduquer sans punir, une anthropologie de l’adoles-cence à risques» (Erès, 2004).

L’absence de solution pour les mineurs récidivistes :comme une tragédie «bâtie ensemble»

Page 2: Les émotions sociales, une clé pour la délinquance€? · l’amour, l’amitié, la curiosité, l’empa-thie, la solidarité, la conquête sociale, ... La «tolérance zéro»,

16 JDJ n°271 - janvier 2008

• les émotions universelles primai-res, telles : la peur, la colère, le dé-goût, la surprise, la tristesse et la joie,que nous partageons avec de nom-breuses espèces animales et qui sontnos réactions émotionnelles les plusanciennes;

• les émotions sociales, dont le déve-loppement pendant l’éducation per-met l’adaptation de l’individu augroupe, lequel garantit en retour sarelative survie économique et so-ciale.

Les instincts, les émotions primaires etsociales participent autant à la penséeémotionnelle qu’à la pensée rationnelle.Il y a deux catégories essentiellesd’émotions primaires et sociales : lesémotions douloureuses et les émotionsplaisantes. Pour ce qui est des émotionssociales, la culpabilité, l’autodé-préciation, l’autocritique, la timidité, letrac, la honte, et les peurs sociales engénéral, sont des émotions douloureu-ses qui ont pour mission de nous orien-ter vers de meilleures protections ou demeilleures adaptations; tandis quel’amour, l’amitié, la curiosité, l’empa-thie, la solidarité, la conquête sociale,l’attachement, les sensations apaisanteset esthétiques, les sentiments moraux,se montrent extrêmement motivants,parce qu’ils développent de très essen-tielles sensations de plaisir ou d’apai-sement.

Postulat

À ce titre, je postule qu’une partie si-gnificative de délinquants récidivistesmontre des carences en émotions socia-les, c’est-à-dire : des carences dans lesémotions qui facilitent la vie sociale etl’adaptation, dans ces émotions qui sontessentielles pour nous côtoyer, nous res-pecter, nous aimer, parce qu’elles limi-tent la violence intrinsèque à notre es-pèce.

Ce n’est pas, en effet, parce que la loiinterdit le viol et le meurtre que la ma-jorité d’entre nous ne le pratique pas,mais parce que le bon développementdes émotions sociales participe à uneinhibition des comportements archaï-ques en «freinant» l’expression desstructures pulsionnelles et primaires qui

sont à la base de ces actes. Si l’onagresse une vieille dame, si l’on viole,si l’on tue, n’est-ce pas précisémentparce que l’empathie, la sociabilité, laprotection des autres, l’altruisme, laculpabilité, la peur de faire mal, etd’autres émotions sociales fondamen-tales sont peu ou pas fonctionnelles ?En fait, les lois ne font qu’activer lesémotions secondaires inhibitrices deviolence et ne se substituent en aucuncas à elles. C’est, à mon sens, notremauvaise compréhension globale dece système émotionnel secondaire quiconduit les échecs répétés dans le suivides délinquants récidivistes, car danscette hypothèse, le fameux «rappel à laloi» serait aussi inutile qu’inadéquat :ce ne serait pas la loi que les délinquantsdevraient intégrer, mais les émotions so-ciales qui permettent à la loi de fonc-tionner.C’est pour ces raisons que, jamais, lapunition n’engendrera les meilleuresémotions sociales attendues et que, ja-mais, le rappel à la loi n’aura de forcede pédagogie opérante pour les indivi-dus déviants ou en passe de le devenir.Sans émotions sociales élaborées, le

«rappel à la loi» conçu comme techni-que rééducative des délinquants pos-sède, hélas, tous les stigmates du justi-cier mort né.

Et, en effet, par quelle magie une tech-nique inapte à générer le bonheur indi-viduel serait-elle apte au bonheur so-cial ?

Miser sur la plasticiténeuronale de l’adolescence

Les émotions sociales ne sont pas in-nées. Elles se développent dans le ca-dre de la relation affective et éducativequi émerge dans les apprentissages so-ciaux, avec cependant quelques condi-tions nécessaires pour s’épanouir. Il se-rait trop long de développer ici les con-ditions d’une transmission d’humanitépropice au développement des émotionssociales, mais on se figurera aisémentqu’elles ne se développent ni dans lecadre d’une relation de contrainte, nisous la menace, ni dans le cadre d’unepunition, ni même par le biais de la«prise de conscience» tant espérée.

Les émotions sociales positives, cellesqui donnent accès au plaisir social, ne

La «tolérance zéro», dont le vrai succès reste d’avoirlancé la «politique zéro» en matière de délinquance

Page 3: Les émotions sociales, une clé pour la délinquance€? · l’amour, l’amitié, la curiosité, l’empa-thie, la solidarité, la conquête sociale, ... La «tolérance zéro»,

17JDJ n°271 - janvier 2008

semblent en effet se développer quedans un contexte où le jeune patientperçoit qu’un intérêt véritable lui estporté, qu’il y est vu comme un êtred’avenir et de potentiel, qu’il y est re-gardé de manière positive, encadré d’unlien bienveillant et tenace, dans un ca-dre éducatif qui autorise la satisfac-tion de ses besoins en sensations, enl’attente que se bâtissent ses émotions.

En somme, si les réseaux neuronaux quicorrespondent aux émotions socialessont plastiques, - s’ils peuvent se déve-lopper quand ils sont sollicités avecconstance -, la chose ne semble pasémerger sous n’importe quelles condi-tions ! De plus, quelques indices pous-sent à penser qu’après l’âge de vingt-cinq ans, date où le cerveau est pleine-ment achevé, ces réseaux pourraientavoir plus de mal à progresser, en rai-son d’un stade critique de développe-ment. Voilà qui placerait alors l’adoles-cence récidivante en «double situationcritique» :

• ne pas enfermer les adolescents ré-cidivistes conduit à la multiplicationdes délits;

• enfermer les adolescents récidivistesconduit au gaspillage d’un temps thé-rapeutique qui ne se retrouvera plus,et conduit également à la multipli-cation des délits.

Mais alors, quelle solution ?

Enfermer et punir sont des solutions ra-pides et faciles, qui n’ont aucun avenir.Elles sont le lit de la délinquance adulteet les mamelles d’un désespoir familial,qui force le placement des enfants surplusieurs générations. Enfermer et pu-nir ne sont ni des solutions pour les dé-linquants, ni pour ceux qui les entou-rent; ce sont des solutions bancales quise maintiennent en désespoir d’idée gé-niale. En attendant, abolirl’enfermement pour les mineurs délin-quants relèverait d’un angélisme totalqui exposerait la population à des ex-périences tragiques, lequel angélismenourrirait bien évidemment les réactionsles plus dures et les plus expéditives.

Pour toutes ces raisons, la solution seracelle qui aménagera, résolument et con-

jointement, enfermement et approchenon punitive. Comment imaginer cela ?

Plaidoyer pour latenue rapided’expériencespilotes

Pour moi, la solution viendra d’une as-sociation socioéducative avant-gardiste,sensible aux idées nouvelles, qui gère àla fois une centre fermé pour adoles-cents et une unité ouverte, permettantainsi aux adolescents récidivistes depasser de l’une à l’autre par décisionjudiciaire. Pour parfaire le tableau,j’imagine une association dont la sec-tion ouverte serait logée dans un grandcentre urbain, ce qui permettrait de con-fronter l’expérience aux réalités les plusactuelles.

Imaginez que Pierre soit un délinquantrécidiviste logé dans le centre fermé decette association. Dès son incarcération,un travail qui le mène vers le centreouvert est entrepris. Ce travail vise undouble objectif : diagnostiquer ses souf-frances et ses besoins en sensations.Dans le même temps, il est pris encharge par une petite structure d’inser-tion socio-professionnelle qui lui cher-che un travail rémunéré – possibilité quiaurait été négociée dans le cadre du pro-jet pilote. Liberté serait donnée à Pierrede consacrer ses premiers salaires à lasimple satisfaction de ses besoins.

Les choses connaîtraient donc un pre-mier temps : elles iraient dans le sensd’une consommation autorisée qui per-mettrait à l’adolescent de ne pas com-mettre de délit, tout en intégrant un sys-tème d’entretiens spécialisés. Ce cadreposé, négocié avec toutes les parties -

Abolir l’enfermement pour les mineursdélinquants relèverait d’un angélisme total

parents, juges, administrations - permet-trait la construction d’une approche glo-balement non punitive qui permet auxémotions sociales positives, altruistes,de se bâtir. S’il commet un délit, Pierreretrouverait l’enfermement pendant untemps, puis il reviendrait dans la struc-ture ouverte non punitive. Je crois qu’il faut environ deux ans pour qu’un ado-lescent fort carencé se mette à évoluer.

La force d’un État est de sepréoccuper de l’avenir

Si construire des prisons est une chosenavrante pour tout dirigeant, veiller àce que la pensée ne s’arrête pas n’estévidemment pas incompatible. Si l’onbâtit les murs avec la main droite, l’in-telligence commande d’y dessiner desportes avec la main gauche. La créationd’expériences pilotes qui auraient le dé-veloppement des émotions sociales pourobjet, me semble en ce sens un bon pari.Ce pari nécessite qu’associations et res-ponsables s’interpellent, que des projetssoient faits, qu’ils reçoivent les moyensde démontrer et qu’ils soient évalués.

Nos démonstrations, jamais, ne pour-ront plus être d’ordre idéologique, carnos démonstrations devront avant toutêtre d’ordre logique, rationnel et scien-tifique. Or, l’enferment des adolescentsa fini d’être une cause seyante pour l’hu-manisme de salon, il est aujourd’hui unenjeu socio-économique. Parce que cesadolescents qu’on enferme sont, simple-ment, les adultes et les parents de de-main.