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Cycle de séminaires le renouveau urbain rénovation urbaine et mixité sociale Synthèse des 6 séances 2007-2008 Les enjeux de culture du renouvellement urbain

Les enjeux de culture du renouvellement urbain - PUCA · Cycle de séminaires le renouveau urbain rénovation urbaine et mixité sociale Synthèse des 6 séances 2007-2008 Les enjeux

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Cycle de séminaires

le renouveau urbainrénovation urbaine et mixité sociale

Synthèse des 6 séances 2007-2008

Les enjeux de culture du renouvellement urbain

 

    Ce  document  final  rassemble  l’ensemble  des  textes  distribués  avant  le  déroulement  de chacune des six séances du séminaire‐atelier « Enjeux culturel du renouvellement urbain », ainsi que les synthèses réalisées à l’issue de ces séances.   Chaque  synthèse  restitue  les  propos  tenus  par  les  divers  participants,  qu’il  s’agisse  des intervenants ou des personnes ayant pris la parole au cours des débats.          Table des matières  

- p. 3 : Atelier 1 – Les enjeux de culture du renouvellement urbain contemporains au regard de l’histoire 

 - p. 16 : Atelier 2 – La culture comme levier d’attractivité urbaine, les rôles dévolus  - à la créativité urbaine dans le renouvellement urbain 

 - p. 44 : Atelier 3 – La pensée de la diversité dans le renouvellement urbain : masque, 

espoir ou règle, les conditions de réalité de la ville cosmopolite  

- p. 74 : Atelier 4 – Vivre la ville durable, entre fantasme et réalité, entre rédemption et utopie 

 - p.  89 :  Atelier  5  –  Nouvelles  temporalités  de  l’action  spatiale :  une  condition 

incertaine ?  

- p.109 :  Atelier  6  –  Le  renouvellement  urbain  en  ses  lieux :  observateurs  et observations 

      

 

 

Atelier 1  

Les enjeux de culture du renouvellement  urbain contemporains au regard de l’histoire 

   Attendus précédant la séance  Afin  d’encadrer  la  réflexion  de  cette  série  d’ateliers  consacrée  aux  enjeux  de  culture  du renouvellement urbain,  la première séance prendra une  forme différente des  rendez‐vous suivants.  Elle  sera  l’occasion  de  préciser  l’objet  des  discussions  à  venir  et  de  soulever l’ensemble des questions qui accompagneront le déroulement des autres séances, au travers d’une mise en perspective historique des pratiques actuelles. Exceptionnellement,  cet  atelier  fonctionnera  à  l’appui  de  plusieurs  interventions  de spécialistes (enseignant‐chercheurs, praticiens, grands témoins) qui permettront d’offrir des éclairages divers sur l’histoire du renouvellement urbain et de ses enjeux, en repositionnant les questionnements contemporains dans le temps long de la fabrique de la ville.   Il s’agira en premier lieu de se pencher sur l’évolution historique des modèles urbanistiques et de questionner à cette aune les enjeux contemporains du renouvellement urbain.   La problématique du  renouvellement de  la ville  sur elle‐même,  telle qu’elle est envisagée aujourd’hui semble apporter une grande nouveauté dans  la  façon de penser et de  faire  la ville,  en  comparaison  avec  les modèles  de  développement  urbains  extensifs  pratiqués  au cours  des  dernières  décennies.  Pourtant,  ce  changement  de  pratique  n’est‐il  pas  à réinterroger  si  l’on change d’échelle  temporelle de  référence ? Au  regard de  l’histoire des villes, la pratique du renouvellement urbain, du changement de fonction et de sens des lieux au cours du temps, est‐elle si neuve ?     On pourra ainsi s’interroger sur  la nature de  la période que nous vivons actuellement :  fin d’un cycle après la parenthèse de l’urbanisme moderne, continuité des modèles anciens, ou au  contraire  innovation  opérationnelle  et  intellectuelle…  en  repositionnant  le renouvellement  urbain  contemporain  dans  l’histoire  de  l’urbanisme.  Cette  séance  sera l’occasion de rappeler la généalogie de certains modèles architecturaux, spatiaux et sociaux, et d’évoquer la circulation de ces cadres intellectuels dans l’espace et le temps.   En second lieu, on pourra se demander si le renouvellement de la ville et des quartiers a fait émerger une nouvelle culture professionnelle et de nouveaux modes opérationnels.  Peut‐on parler d’une culture professionnelle du  renouvellement urbain ? Sommes‐nous en présence  ou  non  de  lieux  de  sédimentation  d’une  nouvelle  manière  d’envisager  la conception  et  la  gestion  des  villes ?  Peut‐on  repérer  des  glissements  ou  des  évolutions notables  dans  les manières  d’enseigner  l’architecture,  l’urbanisme,  l’aménagement  et  la gestion  urbaine ?  Les  appels  d’offre  de  recherche  récents,  les  colloques,  les  instances  de réflexion professionnelles  rendent‐ils  compte de  l’apparition de nouvelles préoccupations, de  nouvelles manières  d’envisager  la  ville ?  Le  renouvellement  de  la  ville  sur  elle‐même 

 

implique‐t‐il l’intervention de nouveaux corps de métiers ? De nouvelles compétences sont‐elles  rendues  nécessaires ?  Donne‐t‐il  lieu  à  de  nouvelles  modalités  d’interventions : nouveau  cadre  juridique,  évolution  des  politiques  publiques  et  des maîtrises  d’ouvrages, transformation du système d’acteurs et des pratiques de  l’aménagement, émergence de  la participation  et  de  l’évaluation ?  Ou  devons‐nous  nuancer  les  innovations  culturelles  et pratiques engendrées par le renouvellement des villes et des quartiers ?    Synthèse de la séance 

 Propos introductif  En introduction à ce premier rendez‐vous, mais aussi à l’ensemble des séances de cet atelier, Michelle SUSTRAC et François MENARD ont souhaité dire quelques mots sur la raison d’être de cette initiative et son fonctionnement.  L’idée de cet atelier est née à  la  fois de  la conviction que  l’entrée par  la culture était une manière  pertinente  pour  aborder  les mutations  en  cours  dans  la  ville,  quelle  permettait d’offrir  un  regard  et  de  développer  une  pensée  en  décalage  par  rapport  aux  façons habituelles d’envisager  le  fait urbain, mais aussi par un manque ressenti et  la nécessité de compléter  et  d’enrichir  les  réponses  apportées  par  les  précédents  appels  d’offre  de recherche.  Il  se  donne  donc  pour  objectif  d’explorer  en quoi  les  nouvelles  configurations urbaines, les nouveaux modes de conception sont créateurs de nouvelles formes cultures et vice‐versa.  Cet atelier se conçoit comme un lieu de débat ouvert, où la diversité des personnes invitées et des regards croisés doit permettre un échange  fructueux. Si ces différentes séances ont une  valeur  pour  elles‐mêmes  et  qu’elles  ont  pour  objectif  premier  d’instaurer  un questionnement enrichi et novateur, elles s’inscrivent aussi, comme c’est  la règle au PUCA, dans  la  perspective  d’élaborer  à  terme  un  appel  d’offre  de  recherche,  grâce  aux  pistes réflexives qui y auront été identifiées et creusées.  Sans  vouloir  donner  des  définitions  a  priori,  trop  rigides, Michelle  SUSTRAC  et  François MENARD précisent ce qu’ils entendent par  les termes employés dans  l’intitulé « Enjeux de culture  du  renouvellement  urbain ».  Le  « renouvellement  urbain »  se  conçoit  ici  au  sens large  du  terme  et  désigne  à  la  fois  la  régénération  urbaine  des  villes  ou  des  quartiers anciens,  en  France  et  ailleurs ;  une  pratique  plus  française  liée  à  la  Politique  de  la  ville, centrée sur  la requalification ou, comme on  l’appelle aujourd’hui  la « rénovation urbaine » des quartiers d’habitat social ; mais aussi le renouveau des villes sur elles‐mêmes qui s’opère sans que  celui‐ci  soit directement  imputable à un geste politique particulier.  La notion de culture est, elle aussi, appréhendée de la manière la plus large possible et renvoie à la fois à la culture savante ou artistique dans un sens plutôt classique, et à la culture comme système de valeurs et de représentations, comme champ de pratiques. En  convoquant  l’expression  « enjeux  de  culture  du  renouvellement  urbain »,  Michelle SUSTRAC  et  François MENARD  faisaient  l’hypothèse  que  les  transformations  récentes  du tissu bâti  et de  la manière d’envisager  le développement de  la  ville  étaient  créatrices de nouveaux  enjeux  au  niveau  des  pratiques  sociales  et  artistiques, mais  que  ces  évolutions 

 

étaient  aussi  la  résultante  de  nouveaux  modèles  d’appréhension  de  la  vie  urbaine,  la concrétisation de modèles sociétaux. A partir de cette piste initiale, ils souhaitaient explorer dans  quelle  mesure  le  contemporain  propose  des  conceptions,  des  promesses  et  des modèles différents de ceux qui ont été proposé par  le passé, ou au contraire mieux cerner les héritages qui perdurent aujourd’hui encore.       Synthèse des interventions  Afin d’apporter à cette première  séance un cadre  réflexif préalable aux échanges,  il a été demandé à plusieurs personnes, venues d’horizons différents, de préparer une intervention permettant  de  resituer  les  enjeux  de  culture  du  renouvellement  urbain  contemporain  à l’aune d’expériences ou de catégories d’action et de pensée plus anciennes. C’est à partir de ces quatre interventions que s’est ensuite structuré le débat avec l’ensemble des personnes présentes.  Nous  tentons  ici  de  synthétiser  les  principaux  arguments  de  leur  propos. Certaines  remarques  de  ces  intervenants,  plus  liminaires,  seront  quant  à  elles  évoquées ensuite, dans le cadre de la synthèse du débat.  Marion SEGAUD a entamé la séance en donnant quelques grands repères dans l’histoire des idées  sur  la  ville,  sur  la  façon  dont  peut  être  pensée  la  relation  entre milieu  urbain  et comportement. Marion  SEGAUD  débute  son  exposé  en  se  référant  à  l’Ecole  de  Chicago, fondatrice de la sociologie urbaine à la suite de Simmel, et à la notion de ville‐milieu et à la figure du citadin et de  l’étranger développées par des auteurs comme Wirth ou Park. Pour l’Ecole de Chicago et ses différents auteurs, la ville devient en soi une variable explicative : la vie  urbaine  et  ses  formes  –  hétérogénéité  et  densité  notamment  –  suscitent  la  création d’une nouvelle culture  fondée sur  l’anonymat,  le relâchement des  liens  familiaux… c'est‐à‐dire  le passage de  relations primaires à des  relations  secondaires de  socialisation. Marion SEGAUD évoque ensuite  la critique de cette vision urbaine développée par Manuel Castells dans  les  années  1970  qui,  dans  une  perspective marxiste,  réfute  la  naturalisation  de  la notion  de  ville‐milieu  et  l’impact  des  conditions  spatiales  sur  les  conduites.  Pour  lui,  la culture urbaine est en fait  la traduction culturelle du contexte d’industrialisation capitaliste et de rationalisation de la société moderne.  Plus  proche  de  celle  des  américains,  l’approche  d’Henri  Lefebvre  ensuite  décrite met  en lumière la vie sociale et culturelle qui se met en place à partir de la morphologie urbaine et des conditions économiques. Face à une vie sociale des masses confisquée, aliénée, Henri Lefebvre propose une approche par la vie quotidienne qui permet, en repensant la relation entre  espace  et  culture,  d’instaurer  une  distance  réflexive  et  une  réappropriation  du quotidien par les citadins.  Cette notion de vie quotidienne est aussi, nous dit Marion SEGAUD, à la base des réflexions des  constructivistes  russes  puis  du  Bauhaus  sur  la  ville  et  l’homme  nouveau  qu’elle  doit permettre  de  faire  émerger.  Gainsbourg  par  exemple  développe  la  notion  de « condensateurs sociaux », bâtiments et équipements de  type nouveau, à  la  fois moules à l’intérieur desquels  l’homme va se  transformer et reflets construits à  l’image de  la société future.  Ces  penseurs  socialistes  mettent  en  relation  transformation  de  l’espace  et transformation des usages dans une perspective révolutionnaire.    

 

Dans un contexte différent, Le Corbusier développe lui aussi une théorie mettant en relation architecture et évolution sociétale. En associant à chaque espace une fonctionnalité propre, dans  le  contexte d’un espace  rationalisé,  l’architecture et  l’urbanisme doivent permette à l’individu du XXème siècle d’accéder à la modernité et à l’ « esprit nouveau ».   L’évocation  de  ces  différentes  pensées  nous  permet,  selon Marion  SEGAUD,  de  garder  à l’esprit  différentes  manières  d’articuler  la  relation  entre  la  ville  ‐  ses  espaces,  ses morphologies, ses architectures, ses dispositifs  ‐ et  les comportements,  les cultures qui s’y déploient.  Ces  théories  permettent  d’appuyer  une  réflexion  sur  les  effets  culturels  de l’organisation des formes urbaines, mais aussi de s’interroger sur  l’éthique ou  la morale du renouvellement urbain : quelle est l’urbanité attendue de ces dispositifs de transformation, quel éthique de l’urbain se développe aujourd’hui alors que le contexte planétaire semble de plus en plus nous inscrire dans l’urgence ?  

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Sylvaine  Le  GARREC  revient  ensuite  sur  les  différentes  acceptions  de  la  notion  de renouvellement urbain qui existent aujourd’hui, en évoquant  le propos qu’elle a développé dans  son  ouvrage  Le  renouvellement  urbain, genèse d’une  notion  fourre‐tout.  Son  travail, issu d’une mission confiée par le PUCA consistait, à partir de l’étude d’un important corpus de  textes  sur ce  thème, à  situer  la notion de  renouvellement urbain et  les différents  sens qu’elle recouvrait.  Sylvaine LE GARREC  souligne  tout d’abord  la polysémie de ce  terme,  la  récurrence de  son utilisation  et  la  rareté  des  réflexions  théoriques  sur  le  sens  de  cette  notion. Malgré  la diversité  de  ses mobilisations,  il  est  tout  de même  possible  d’en  déceler  une  définition minimale  commune  –  la  transformation  de  la  ville  à  partir  de  tissus  existants  –  et  d’en dégager deux grande acceptions. Chronologiquement parlant, le premier sens de « renouvellement urbain » naît au milieu des années 1990 dans la métropole lilloise sous l’impulsion de François‐Xavier Roussel qui, dans un premier temps, parle de « ville renouvelée ». Cette expression, utilisée pour qualifier  le schéma directeur de la métropole lilloise, entretient une parenté explicite avec les politiques d’urban regeneration mises en place en Grande‐Bretagne. Selon cette première acception, le renouvellement urbain cherche à convertir  les villes touchées par  la désindustrialisation en métropoles tertiaires au rayonnement mondial. Cette politique ne se résume donc pas à  la transformation du bâti, elle  vise par  ce biais un  changement des  fonctions urbaines aussi bien  du  quartier  concerné  que  de  l’ensemble  de  l’agglomération.  La  notion  de renouvellement  urbain  s’applique  en  ce  sens  à  la  revalorisation  de  zones  soumises  à  de fortes tensions économiques ‐ à Lille, Lyon, Bordeaux, dans la Plaine de France ou ailleurs ‐, ayant pour vocation de devenir les moteurs de l’attractivité des métropoles.  Sylvaine LE GARREC note que derrière cette notion se cache une vision très organiciste de la ville  qui  sous‐tend  l’idée  qu’une  régénération  naturelle  des  tissus  et  des  fonctions  est possible  si  les  flux – d’échanges ou économiques –  sont  réinjectés dans  les  territoires.  La démolition et la transformation du bâti sont vues dans cette perspective comme un moyen de réintroduire  les  logiques de marché dans certains quartiers ou morceaux de ville qui ne seraient plus  irrigués. Le renouvellement urbain a également comme ambition de pallier à 

 

l’accroissement  des  inégalités  sociales  dans  un  contexte  de  mutation  économique,  en entraînant par lui‐même un certain développement social.  Par ailleurs, si  l’expression « renouvellement urbain » rencontre un tel succès depuis  la  fin des années quatre‐vingt dix auprès des professionnels de l’aménagement et de l’urbanisme, c’est  aussi  parce  que  ces  derniers  voient  là  un moyen  de  désigner  ce  qu’ils  ressentent comme un renouvellement de  leurs pratiques. La notion finit ainsi par englober  l’ensemble des mutations qui touchent leurs métiers. Le renouvellement urbain s’associe en effet à des logiques  professionnelles  et  des  thèmes  nouveaux,  notamment  l’importance  grandissante des partenaires privés, l’échelle de l’agglomération, la concurrence entre les villes, la qualité qui s’oppose à la quantité, le projet et la participation.  Entre 1997 et 1999 un glissement de  la notion de renouvellement urbain s’opère en même temps que sa notoriété se développe. La mobilisation du  terme de  renouvellement urbain par le réseau de la SCET et de la Caisse des Dépôts induit une restriction progressive de son sens. Cette dernière utilise en effet l’expression pour dénommer un nouveau programme de financement qu’elle négocie avec l’Etat. Il devait en théorie s’adresser aux trois territoires de prédilection du renouvellement urbain  tel qu’il est compris dans un sens  large :  les  friches industrielles,  les  quartiers  d’habitat  social  et  les  quartiers  anciens  dégradés.  Cependant, selon ses prérogatives, l’Etat impose que seuls bénéficient de ces financement les territoires pour  lesquels a déjà été  signé avec  lui un dispositif  contractuel  (Contrats de Ville, Grands Projets Urbains, Zones Franches Urbaines...), ce qui réduit de fait les cibles du programme de renouvellement urbain aux seuls sites de la politique de la Ville. L’apport de capitaux privés y devient  plus  théorique,  l’augmentation  des moyens  financiers  se  substitue  à  l’évolution fondamentale  des  fonctions.  Cette  acception  plus  restrictive  du  renouvellement  urbain s’accentue et  change de dimension avec  l’arrivée de  Jean‐Louis Borloo au Ministère de  la Ville qui cherche une nouvelle dénomination pour désigner la démolition‐reconstruction de logements  sociaux  et  l’émergence du  terme  « rénovation  urbaine ».  Le  dispositif  PRU  qui accompagne la politique de rénovation urbaine de l’ANRU induit une réduction de l’échelle à celle  du  quartier  et  une  centralisation  des  décisions  qui  va  à  l’encontre  des  discours antérieurement  liés au renouvellement urbain relatifs au partenariat, à  la transversalité ou au réseau.  

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Henri COING a souhaité développer son propos en adoptant le point de vue d’un « huron » des années 1960, afin de porter un  regard distancié  sur  les pratiques  contemporaines du renouvellement urbain. Son  intervention  insiste  tout particulièrement  sur  la  légitimité des pratiques de démolition des années 1960 à aujourd’hui. En effet, Henri COING se demande ce qui fait qu’à une époque la pratique, en soi violente et spectaculaire, de la démolition et du  renouvellement urbain, puisse être ou non  légitimée, et  ce au  sens  tant politique que culturel. Il s’interroge sur la façon qu’ont les sociétés, à un moment donné, de légitimer des formes d’actions et les changements qui les sous‐tendent.  Pour  lui,  si  la  rénovation urbaine de  la  fin des  années  cinquante et du début des  années soixante  était  tout  aussi  violente  que  celle  d’aujourd’hui,  elle  jouissait  d’une  légitimité beaucoup plus grande que celle d’aujourd’hui et ce sur quatre dimensions distinctes :  

1. Si  la rénovation apparait à un moment donné comme d’utilité publique,  il  faut que ses  coûts  soient  réellement  compensés  pour  ceux  qui  les  subissent  et  que  les 

 

bénéfices soient eux aussi équitablement répartis. C’est une condition préalable à la légitimation. 

2. La  légitimité du projet,  celle  liée  à  la  forme de  rupture  instaurée  et  au  consensus collectif  autour  du  saut  proposé  en matière  de  logement,  de  projet de  ville  et de dynamique sociale. Dans les années 1950 et au début des années 1960 il y avait une véritable  légitimité  sur  tous  ces  points.  La  rénovation  était  un  projet  radical mais « hégémonique » au sens gramscien du terme. Une grande fierté était manifestée à l’égard des quartiers en rénovation qui devaient devenir « les plus beaux quartiers de la  ville ».  La  rénovation  représentait  une  promesse  globale  d’accession  à  la modernité, en matière de  logement et en matière urbain, où  la ville conçue à partir des principes modernes –  tours, barres, dalles – était une évidence partagée, non discutée,  une  image  positive  de  la  ville  de  demain.  Aujourd’hui  l’ensemble  des formes urbaines associées au modernisme sont rejetées, c’est une nouvelle évidence partagée. Il convient donc de s’interroger sur ce qui fonde les évidences partagées de chaque époque et  leur  relativité. Aujourd’hui on peut  s’interroger  sur  la nature du projet qui est proposé, sur  la promesse de modernité  induite par  les opérations de rénovation et sur leur légitimité.    

3. La légitimité autour du constat d’obsolescence : l’importance de l’habitat indigne, les mauvaises  conditions  de  confort  sanitaire  des  populations  habitant  les  quartiers anciens et  la volonté partagée de  les faire accéder à  la modernité, rendait  légitime, dans les années 1950 et 1960, le diagnostic sur l’obsolescence des quartiers anciens et  leur démolition acceptable. Etant donné  les soupçons qui pèsent aujourd’hui sur l’organisation  de  la  vacance  et  de  la  dégradation  dans  les  grands  ensembles, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur  la  légitimité du diagnostic d’obsolescence qui préside aux démolitions. Dans ce cadre, la démolition est soupçonnée d’être une attaque contre un groupe que l’on veut éliminer, éradiquer, nettoyer. 

4. Dernier point, la légitimité en termes de dynamiques sociales. Dans les années 1960, alors  que  la  croissance  était  très  forte,  la  rénovation  n’était  pas  la  cause  de  ce changement  mais  une  opportunité,  un  accélérateur,  un  défi.  Comment  imaginer aujourd’hui une politique urbaine qui puisse être une opportunité pour  les gens qui sont plongés dans le contexte des quartiers sensibles ?  

Pour Henri COING,  la  légitimité de  la rénovation actuelle est conditionnée par  les réponses que  l’on  peut  donner  à  ces  quatre  questions,  sur  la  capacité  à  proposer  des  projets ambitieux  dont  l’utilité  publique  soit  reconnue.  Ainsi,  le  débat  ne  doit  pas  porter  sur  la violence  de  la  rénovation  en  elle‐même,  qui  existera  toujours, mais  sur  sa  légitimité,  qui peut la rendre acceptable à certains moments et dans certaines conditions. 

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 A  l’appui d’un  tableau permettant de qualifier et de  relier un certain nombre d’évolutions dans  les domaines socio‐démographiques, économiques,  idéologiques et épistémologiques, avec leurs traductions en matière de politiques publiques et de politiques urbaines, Philippe GENESTIER tente ensuite d’apporter quelques repères historiques. De manière simplifiée, Philippe GENESTIER montre que  l’on serait passé depuis  les années 1960 d’une époque dominée par le fordisme et l’ouvriérisme à une période contemporaine 

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où  c’est  la  figure  du  cadre  qui  sert  à  calibrer  les  politiques  d’urbanisme  et  les  produits urbains,  notamment  dans  le  cadre  de  ce  que  l’on  a  appelé  le  marketing  urbain  et  les opérations d’urban regeneration, qui se sont accompagnées d’une montée en puissance des problématiques qualitatives opposées à la logique quantitative des Trente Glorieuses. Cette nouvelle période, dominée par  la figure de  l’individu, renvoie aux écrits de Reich et Florida qui,  d’une  certaine manière,  font  l’éloge  de  la  nouvelle  économie métropolitaine  et  du renouveau de  la croissance  liée à  l’action de  la creative class. Mais, par opposition à cette vision optimiste,  il faut se référer également aux écrits de Saskia Sassen sur  la ville globale qui décrivent, parallèlement à la mise en place d’une nouvelle économie des loisirs et de la communication,  l’émergence d’une nouvelle domesticité. Ainsi,  l’emploi des perdants de  la mondialisation découle de la moindre valeur de leur temps de travail par rapport au temps de loisir des gagnants. Ce processus accroît donc la dualisation sociale urbaine. Face à cette tendance de fond d’évolution des villes, il existe selon Philippe GENESTIER deux interprétations possibles, et une telle différence est intéressante pour les réflexions de notre atelier  car  elle  permet  de  préciser  les  enjeux  conceptuels  et  idéologiques  liés  au  rapport entre  renouvellement  urbain  et  culture,  et  de  les  nouer  en  un  questionnement problématique. Ce  dernier,  pour  Philippe  GENESTIER,  émerge  lorsque  l’on  combine  les  différentes acceptions  du  mot  «  culture  »  et  du  syntagme  «  renouvellement  urbain  »,  car  on  se confronte alors à deux univers de sens distincts. Le premier univers de sens s’indexe à la notion d’intégration sociale (au sens durkheimien), qui s’exprime aujourd’hui au moyen des thématiques (pourtant fort peu durkheimiennes) du vivre‐ensemble, du droit à  la ville, de  l’espace public, de  la citoyenneté, de  la civilité… Ces thématiques fonctionnent souvent en utilisant la figure stylistique de la syllepse qui fusionne sens propre et  sens  figuré. Par exemple, avec  le  terme « urbanité », au  sens à  la  fois de citadin  et  de  politesse  :  le  fait  de  vivre  en  ville  produirait  la  pacification  et  la mise  en conformité  des moeurs  par  la  simple  vertu  de  la  co‐présence. Dans  cette  perspective,  le renouvellement  urbain  relèverait  de  la  volonté  de  redonner  les  qualités  de  la  ville  à  des territoires qui en manqueraient afin de restaurer le « lien social ». C’est là un univers de sens qui a irrigué l’action de la Politique de la Ville jusqu’à la création de l’ANRU. Cette action se définissait comme une remise aux normes, pratiques et symboliques, pour que tous soient socialement intégrés. Le mot culture veut dire ici animation culturelle et réaffirmation par le local de la mission de « l’État instituteur ». Le second univers de sens que décrit Philippe GENESTIER s’apparente non plus à  l’idéal de l’intégration  sociale mais  aux mécanismes  d’intégration  systémique  dont  la  théorie  a  été développée par Jünger Habermas :  la participation de fait dans une société par  le biais des interactions de consommation et de communication suffirait à produire de  l’intégration. La simple  participation  au  système  économico‐culturel  produirait  de  fait  l’intériorisation  des normes et des valeurs de  la société, si bien que dans une certaine mesure  il n’y aurait pas besoin d’un supplément d’âme culturel et politique. Pour produire une telle  intégration de fait,  le  fonctionnement  systémique  aurait  simplement  besoin  de  se  déployer  de manière efficace de sorte que chacun puisse participer du référentiel du marché, de la fluidité et de la concurrence  –  dont  relève  fondamentalement  la  notion  d’« égalité  des  chances »  (cette conception post‐régalienne de la justice sociale comme accès du plus grand nombre à un jeu social ouvert, Michel Foucault en  retrace  l’émergence et  le déploiement dans  son volume 

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sur la bio‐politique). Selon cette perspective, le thème du renouvellement urbain s’associe à une  logique  de  l’empowerment  :  il  ne  s’agit  plus  de  dénoncer  les  inégalités  pour elles‐mêmes,  car  il peut  exister des  «  inégalités  justes  »  (John Rawls), qui  sont  celles qui permettent  à  tout  le monde de participer  et de ne pas  se  sentir définitivement exclu du système  social. En  termes urbains,  cela ne  signifie pas  remise de  tout espace aux normes standardisées  de  la  société  « normale », mais  plutôt  tentatives  pour  briser  l’isolement  et l’enfermement de ceux qui sont dans une position sociale exclue. Ces deux univers de sens impliquent des systèmes de valeurs qui conduisent à appréhender différemment l’existence de quartiers d’habitat social défavorisés. Ainsi, pour  les  tenants de  la vision  républicaine et égalitariste de  l’intégration  sociale  (qui peuvent  tout  aussi  bien  être  de  gauche  comme  de  droite ;  et  Philippe  GENESTIER  voit souvent une « complicité objective » entre les partisans de ces deux options), la démolition se justifie, soit au nom du respect des populations pauvres à qui on impose de vivre dans un habitat  « indigne »,  soit  au  nom  de  la  sécurité  et  de  l’impossibilité  de  faire  jouer  aux institutions publiques leur rôle intégrateur dans ces quartiers. Alors  que,  en  opposition  à  cette  conception,  une  approche  plus  auto‐gestionnaire,  plus libérale  et  indexée  à  la  conception  systémique  de  l’intégration,  conduirait  à  être  hostile envers  les  démolitions‐reconstructions,  et  proposerait  à  l’inverse  de  permettre  la concentration des populations défavorisées dans ces lieux donnés, afin d’y concentrer et d’y adapter l’aide publique, et pour qu’une logique d’empowerment se déploie à l’initiative des populations qui y résident. Autrement dit, quand on se réfère à cette conception dynamique et  systémique  de  l’intégration  (et  non  pas  à  une  conception  statique  et  statutaire),  une concentration de  gens défavorisés en  situation  sociale et  culturelle  similaire n’est pas  lue comme une injure faite à l’universalisme républicain mais comme une possible ressource de remise en selle dans le jeu sociétal. Certes, une  telle approche a  fait  l’objet de quelques expérimentations dans  le cadre de  la Politique de la ville en France à ses débuts, mais elle est surtout développée aux Etats‐Unis et au Québec, où  l’essentiel du travail social auprès des populations défavorisées ne relève pas  de  l’acculturation  aux  valeurs  publiques  et  institutionnelles  mais  du  soutien  à l’entrepreneuriat. Alors  que  la  conception  de  l’intégration  sociale  conduit  à  établir  un  constat  d’échec  par manquement persistant aux normes sociales et culturelles dans les quartiers en difficulté, et justifie en cela  la  rénovation urbaine,  la conception de  l’intégration  systémique conduirait plutôt à maintenir un habitat destiné aux pauvres, en y adaptant la gestion et les prestations pour que la culture spécifique des habitants soit pour eux une ressource propre, plutôt que de voir démolir des logements très sociaux, déjà trop rares.  Synthèse des débats  A  l’issu de ces  interventions, un débat s’est engagé dans  la salle. Afin de synthétiser  ici  les divers propos tenus, nous faisons le choix de les regrouper par thèmes, au risque de gommer la richesse des interventions individuelles.   

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Les différentes  interventions on  tout d’abord suscité un certain nombre de remarques sur l’utilisation des  termes « culture », « renouvellement urbain » et  sur  le  cadre  réflexif de l’atelier.  Marion  Segaud,  lors  de  son  allocution  souligne  l’effet  positif  induit  d’emblée  par  la combinaison  entre  les  termes  « culture »  et  « renouvellement  urbain »  et  sur  le  recul  à mettre en place pour éviter de construire un présupposé positif à cette pratique.  Plusieurs personnes reviennent sur  les acceptions du « renouvellement urbain » et  la façon dont celui‐ci doit être abordé dans  les ateliers. Il doit tout d’abord être compris comme un ensemble  d’opérations  diverses  de  transformation  du  rapport  entre  l’homme  et  son environnement. En ce sens, toutes les politiques comprises sous le terme « renouvellement urbain » doivent être  intégrées à  la  réflexion, certaines  logiques communes s’appliquant à ces  territoires  et  dispositifs  différents.  Parmi  les  logiques  communes  que  les  personnes présentes évoquent entre renouvellement urbain, au sens « ville renouvelée » et rénovation urbaine, est retenue une même vision organique de la ville et de quartiers « en panne », et une même volonté d’y réintroduire les flux – d’échange et/ou économiques. Toutefois, malgré des  rapprochements possibles, une distinction sera  toujours à maintenir entre  les  trois  types de  renouvellement urbain évoqués, mais aussi entre  les politiques de rénovation urbaine des années 1950, des années 1960 et 1970 et celle de l’ANRU. Enfin, afin d’éviter  les amalgames,  il sera également souhaitable de distinguer  les différents moments de  la  Politique  de  la  ville,  notamment  la  courte  période  de  « Développement  social  des Quartiers » qui relève d’une logique différente des périodes suivantes.  De  manière  plus  générale,  plusieurs  personnes  soulignent  le  danger  de  l’utilisation  de catégories trop simplificatrices, qui comportent un risque d’enfermement, de simplification excessive  et  d’appauvrissement  de  la  réflexion.  Cette  simplification  pouvant  notamment intervenir lorsque l’on chercher à écrire une histoire, en créant des ruptures a posteriori. La nécessité de bien prendre en compte la spécificité de chaque situation est donc rappelée.  Par ailleurs, un débat s’instaure autour de  la pertinence du renouvellement urbain comme cadre réflexif. Plusieurs personnes proposent que les interrogations de l’atelier soit élargies au  fait  urbain  en  général,  qu’elles  ne  soient  pas  enfermées  uniquement  dans  les problématiques  ou  les  territoires  visés  par  le  renouvellement.  Pour  répondre  à  ces remarques, Michelle Sustrac rappelle que le renouvellement urbain est considéré ici comme une des modalités de la production urbaine, et peut, en raison des moyens qui sont mis en œuvre, être abordé comme un révélateur, un condensateur de pratiques politiques, sociales, culturelles  et  professionnelles.  Elle  rappelle  donc  que  l’approche  par  le  renouvellement urbain est une manière d’envisager plus généralement le fait urbain.  Malgré cette précision, Dominique Figeat met en garde contre  l’effet de masque que peut produire  la  sur‐représentation médiatique des opérations de  renouvellement, alors que  le gros de  la production urbaine  continue de  se  faire en extension. Ainsi,  il  invite  l’atelier  à s’interroger également sur les formes culturelles développées dans les extensions urbaines.  Plus fondamentalement, plusieurs remarques induisent une critique en soi de l’approche par l’urbain.  En  effet,  la  catégorie  « urbain »  ne  serait‐elle  pas  un  artefact  pour  évoquer  ou penser les rapports de classe ? Ces intervenants soulignent ainsi l’intérêt d’une réflexion sur les  systèmes  idéologiques  et  socio‐économiques  sous‐jacents  aux  politiques  de renouvellement urbain, notamment parce qu’il semblerait qu’une des modalités du contexte 

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contemporain  consiste  à  remplacer  les  rapports  sociaux  du  travail  d’hier,  qui  prennaient place sur les lieux de travail, par des rapports sociaux urbains.   En  tous  les  cas,  les  intervenants  semblent  s’accorder  autour  de  l’idée  que  par  la transformation  du  bâti,  des  espaces  publics,  des  équipements,  et/ou  des  évolutions techniques  ce  sont de nouvelles normes  culturelles qui  s’imposent aux pratiques et aux individus. A travers plusieurs exemples ‐ les grands ensembles standardisés des années 1960 s’opposaient au fonctionnement semi‐communautaire des quartiers anciens et s’imposaient comme moyen  d’accéder  à  la modernité ;  aujourd’hui,  l’individualisation  des  compteurs d’eau  serait  révélatrice d’une nouvelle  façon de composer  les  rapports entre  individuel et collectif dans ces grands ensembles, de responsabiliser les usagers et de régler les conflits ‐, les  participants  soulignent  l’intérêt  d’un  réflexion  permettant  de  déceler  les  modèles culturels et sociaux sous‐jacents aux formes urbaines et architecturales préconisées.  Dans la tradition de la sociologie urbaine, il s’agit de s’interroger sur le rôle de la ville – au sens morphologique – et du renouvellement urbain, sur  les comportements et  la culture, de questionner  les effets culturels des formes d’organisation urbaine. Mais  il s’agit aussi, à l’inverse, d’interroger l’influence des modes de représentation sur les formes produites.  Au  cœur  de  la  réflexion  à mener  il  s’agit  donc  d’explorer  les  systèmes de  valeurs  et  les modèles sous‐jacents aux politiques contemporaines de renouvellement, et de s’interroger sur ce qui nourrit la production et/ou le renouvellement de la ville aujourd’hui (y compris la ville  périphérique).  En  effet,  nous  faisons  face  à  une  succession  de modèles  de  croyance distincts sur la manière dont on doit produire du changement et/ou résoudre des situations conflictuelles.  Il  est  donc  important  de  s’interroger  sur  ce  qui  fonde  la  rhétorique aujourd’hui, et sur  les continuités et  les ruptures contemporaines vis‐à‐vis des rhétoriques antérieures.    Une des  façons d’aborder ce questionnement,  le  thème de  la  légitimité évoqué par Henri Coing lors de son intervention, suscite un intérêt tout particulier dans l’assistance. Plusieurs remarques  visent  à  prolonger  sa  réflexion.  Si  tout  le  monde  s’accorde  à  dire  que  les éléments  de  légitimité  ont  fortement  évolué  des  années  1950  à  nos  jours,  il  semble nécessaire  d’approfondir  la  réflexion  sur  cette  question.  Par  ailleurs,  il  est  important  de s’interroger  sur  les  destinataires  de  ces  discours  de  légitimation.  L’une  des  pistes  de réflexion  pourrait  être  celle  de  la  recomposition  de  la  tension  entre  les  différentes composantes  de  la  légitimité  démocratique,  alors  qu’une  crise  de  la  démocratie institutionnelle  semble  s’instaurer, que  la démocratie  sociale  se développe  à  l’appui d’un intérêt  nouveau  des  organisations  sociales  pour  les  opérations  urbaines,  et  que  la démocratie  participative  tient  un  rôle  ambigu.  Par  ailleurs, Henri  Coing  souligne  l’intérêt d’une entrée par les logiques de légitimation, qui permet d’éviter une approche morale de la rénovation urbaine.   Une autre  façon d’aborder cette question des modèles normatifs, qui est  liée à celle de  la légitimité, consiste à s’interroger sur les « évidences partagées » du renouvellement urbain. Quelles  étaient  les  évidences  partagées  prépondérantes  hier  et  celles  qui  le  sont aujourd’hui ?  En  quoi  les  évidences  partagées  contemporaines  sont‐elles  différentes  de celles  des  années  1960 ?  Qu’est‐ce  que  ces  évidences  partagées  sous‐tendent  comme 

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modèles  ou  promesses  d’avenir,  comme  formes  de  vie  urbaine  souhaitables.  Hier,  il s’agissait d’éradiquer  l’habitat  indigne et d’accéder à  la modernité, quelle est  la promesse d’avenir qu’offre  le  renouvellement urbain aujourd’hui ? Quels sont  les changements dans les modes  de  vie  des  populations  et  dans  les  pratiques  urbaines  qui  sont  souhaitées  et visées ? De quoi investit‐on la production de formes et de fonctionnalités urbaines ?  Plusieurs  pistes  de  réponse  sont  évoquées  par  les  différents  participants  concernant  le système  de  représentations  et  les  formes  rhétoriques  contemporaines  qui  président  à  la culture professionnelle des opérateurs de l’urbain.  Il s’agit, d’une part de la récurrence chez les professionnels du renouvellement urbain d’un discours sur le « radicalement nouveau ». Toute  l’histoire de  la Politique de  la ville, mise à part  la  période  Développement  Social  des  Quartiers,  est  marquée  par  l’idée  d’un changement radical des pratiques. Or, étant donnée la permanence d’un certain nombre de logiques  professionnelles  ‐  une  approche  structurelle,  techniciste  et  bureaucratique  de l’urbain,  une  approche  dominante  en  « de  –  re  –  co »,  un  traitement  identique  des populations, des enjeux financiers  importants ‐ ;  l’affichage comme nouveautés de  logiques anciennes – l’injection de capitaux privés, la participation, la massification des opérations ‐ ;  on peut s’interroger sur le sens du recours à cette rhétorique du « radicalement nouveau ». Plusieurs intervenants font l’hypothèse que ce discours induit une dimension positive, liée à l’image flatteuse de la nouveauté, et qu’il permet d’instaurer une démarcation vis‐à‐vis de ce qui  s’est  fait  avant.  Le  discours  de  la  nouveauté  permettrait  d’être  dans  une  logique  de tabula rasa, qui est elle‐même une forme de légitimation.   Cependant,  si  tout  ne  change  pas  et  s’il  convient  d’explorer  l’usage  excessif  de  cette référence à la nouveauté, on peut toutefois déceler dans les politiques de renouvellement et de production urbaine un certain nombre d’évolutions. Parmi celles qui  retiennent  le plus l’attention  des  participants,  il  s’agit  de  la  reconfiguration  des  rapports  entre  les intervenants publics et privés dans la production de la ville. Les participants sont nombreux en effet à souligner l’évolution des logiques d’intervention, notamment financière, de l’Etat et  son  désengagement  au  profit  des  collectivités  locales  mais  aussi  des  organisations syndicales. Outre  les problèmes posés par  le transfert de compétences et de responsabilité aux  acteurs  locaux,  la  montée  en  puissance  des  organisations  comme  le  MEDEF  (1% patronal)  dans  la  conduite  des  opérations  de  rénovation  urbaine  interroge.  Si  les  élites politiques et syndicales ont toujours entretenu un rapport ambigu vis‐à‐vis des politiques de renouvellement urbain – on parle pour les années 1960 d’une alliance gaullo‐communiste – le  glissement  des  rapports  sociaux  de  travail  dans  la  production  de  l’espace  urbain  pose question. On peut en effet  se demander qui  soutient  les politiques de  renouvellement et pour quelles raisons.   Ainsi,  il  semble  important de  garder  à  l’esprit  l’influence  sur  la  construction urbaine d’un système productif particulier et des  idéologies qui  le  sous‐tendent.  Sur  cette question,  la discussion  entre  les  participants  semble  révéler  que  l’une  des  idéologies  du  moment consiste à emprunter largement au registre du discours managérial, et dans ce cadre à nier la référence à une quelconque idéologie…   

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Cependant, la discussion soulève également que si les organisations sociales semblent avoir un rôle grandissant dans un contexte de désengagement de  l’Etat, celui‐ci n’en distille pas moins,  notamment  au  travers  du  système  d’appel  à  projet  de  l’ANRU,  un  référentiel normatif qui s’impose aux collectivités locales. Si la définition des projets et la responsabilité politique  s’exercent  désormais  au  niveau  des  collectivités  locales,  on  assiste  toutefois  à l’imposition  d’un  modèle  ANRU  qui  obéit  aux  mêmes  règles  partout.  Les  participants soulignent donc l’intérêt de réfléchir à la façon dont ce référentiel normatif s’est constitué et ce qu’il implique.   Sur  cette  question  des  référentiels  d’action  qui  justifient  la  destruction  des  barres, plusieurs hypothèses sont avancées par les participants. Il semblerait que la volonté soit plus explicite  aujourd’hui  qu’elle  ne  l’était  à  l’époque  de  banlieue  89,  de  mettre  fin  à  la concentration de populations pauvres ou de grandes familles. Par ailleurs, les opérations de rénovation urbaine de l’ANRU viseraient à construire une nouvelle forme d’ordinaire urbain, à produire une ville banalisée. L’interrogation  sur  les  référentiels  idéologiques  et  normatifs  renvoie  à  la  question  des évidences partagées. Plusieurs d’entre‐elles  sont évoquées par  l’assistance. D’une part,  le constat  d’une  grande  difficulté  à  intervenir,  socialement  et  urbanistiquement,  dans  ces quartiers, qui s’impose notamment parce que la distinction entre causes et symptôme n’est plus faite, au profit de  l’imposition d’un syndrome qu’il convient de contenir plutôt que de réparer. Cette logique débouchant sur l’évidence partagée qu’il faut en finir aujourd’hui avec ces quartiers et  les erreurs du passé, même si  la nature de ces erreurs n’est pas analysée. D’autre part, l’objectif du renouvellement urbain consiste à réintroduire l’économie dans les territoires qui ne sont plus irrigués par les flux économiques.   Outre ces différents présupposés, la question du traitement des habitants de ces quartiers est souvent revenue dans la discussion.  En effet, les participants se sont plusieurs fois interrogés sur la brièveté et la disparition de la logique qui a prévalu à l’époque du Développement Social des Quartiers, qui représente une parenthèse dans toute la Politique de la ville française. Il était question alors de faire reposer le  renouvellement des quartiers  sur  la mobilisation des  ressources propres des habitants. Dans toutes les autres opérations de renouvellement urbain le désintérêt ou la négation de la  capacité  culturelle  des  habitants  est  une  constante,  sur  laquelle  les  participants souhaiteraient que l’on s’interroge. D’ailleurs, lorsque l’on évoque les « cultures urbaines », même dans le cadre de cet atelier, il est plus souvent question des politiques culturelles ou des cultures professionnelles que des cultures habitantes. Plusieurs participants apportent une piste de  réponse  à  cette  interrogation  sur  la négation d’une  culture propre dans  ces quartiers : cette non‐reconnaissance des habitants dans  leur spécificité se  justifie en raison de  la volonté de considérer  leur situation comme normale, de  les appréhender comme des habitants comme les autres. Etant donnée la volonté de retour à la normalité urbaine de ces quartiers, il est nécessaire de nier la spécificité culturelle de leurs occupants.  Enfin,  parmi  l’ensemble  des  arguments  et  thèmes  de  questionnement  avancés  par  les participants sur  les présupposés culturels du renouvellement urbain, certains peuvent être rassemblés sous l’intitulé « contextuel ».  

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En  effet,  on  peut  s’interroger  sur  la  convergence,  à  un  moment  donné,  de  politiques similaires de renouvellement urbain dans  l’ensemble des pays anciennement  industrialisés, alors même  que  les  situations  politiques  et  territoriales  sont  contrastées. D’une  certaine manière,  le renouvellement urbain obéirait vraisemblablement à un  impératif de  l’époque. D’ailleurs certains participants  invitent à  réfléchir sur  le  lien possiblement entretenu entre cette  politique  généralisée  de  « recyclage  urbain »  et  certains  enjeux  plus  généraux  qui touchent la société contemporaine, en particulier ceux touchant à l’urgence écologique.  D’ailleurs,  François  Ménard  fait  remarquer  que  l’une  des  promesses  actuelles  du renouvellement  urbain  pourrait  être  celle  des  éco‐quartiers,  car  ils  traduisent  un  grand nombre  d’impératifs  contemporains  ‐  respect  de  l’environnement,  densité  tout  en respectant  l’originalité  individuelle, mode de vie urbain mais contact avec  la nature….  ‐ et pourrait ainsi incarner une nouvelle promesse de modernité. Pourtant, on peut s’interroger sur l’absence d’une promotion explicite de ce nouveau modèle urbain par l’ANRU : y aurait‐il finalement  une  disjonction  entre  acte  fort  de  rénovation  et  promesse ?  L’absence  de promesse clairement revendiquée pourrait ainsi être  l’un des traits spécifiques de ce volet du renouvellement urbain contemporain.  Loin d’épuiser  l’ensemble des pistes de  réflexion et de questionnement évoquées par  les participants, cette synthèse  tentait néanmoins de  rapporter  les grandes  lignes des  thèmes ayant  fait  débat  au  cours  de  cet  après‐midi.  Ceux‐ci  seront  prolongés  à  l’occasion  des prochaines séances ainsi qu’à l’appui des contributions de chacun.   

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Atelier 2  

 La culture comme levier d’attractivité urbaine, les rôles dévolus  à la créativité urbaine dans le renouvellement urbain 

   Attendus précédant la séance  Compétition  entre  les  villes  pour  devenir  Capitale  culturelle  européenne,  expérience  du Musée Guggenheim de Bilbao constamment citée comme modèle, investissement – plus ou moins  durable  –  des  friches  industrielles  par  les  artistes  dans  les  quartiers  en  renouvel‐lement,  interventions  artistiques  sur  les nouveaux parcours de  tramway ou  les bâtiments réhabilités, multiplication des événements culturels, sportifs et/ou  festifs dans  les grandes villes en renouvellement… Qu’il s’agisse d’interventions artistiques, de programmations ou d’équipements culturels, en France et ailleurs, la présence d’éléments culturels et artistiques dans les opérations de renouvellement urbain est de plus en plus fréquente.  Au‐delà des effets de mode et d’imitation, on peut  s’interroger  sur  le  sens de  ce  recours quasi‐systématique à la culture et à l’art dans les projets urbanistiques contemporains. Afin de mieux  comprendre  les  raisons  de  cette mobilisation  de  la  ressource  culturelle,  il  est proposé d’organiser la réflexion autour de trois grandes séries de questionnements :  

1) sur la nature du rôle dévolu à la culture dans les projets de renouvellement ; 2) sur les limites de l’apport culturel aux projets ;  3)  sur  les  changements  profonds  qu’apporte  cette  dimension  culturelle  dans  la gestion et les pratiques urbaines. 

  1)  Si  le  recours à  la  créativité, à  l’art et à  la  culture est  si  fréquente,  les  formes de  cette mobilisation  ainsi  que  le  rôle  dévolu  à  la  Culture  semblent  fortement  diverger  d’une opération à l’autre.  Plusieurs dimensions de la culture semblent, en effet, pouvoir être mobilisées : elle peut être utilisée comme un élément fort de l’appareil communicationnel d’une ville ou d’un quartier en  renouvellement, devenir un des éléments  constitutifs de  sa nouvelle  image, mobilisée comme  un  levier  d’attractivité ;  la  culture  peut  également  être  intégrée  au  projet  de développement économique d’un territoire, et être considérée comme une filière porteuse pour  le  bassin  d’emploi  local  ou  comme  le  support  d’activités  lucratives ;  elle  peut,  par ailleurs,  s’imposer  comme  élément  fondateur  de  l’identité  territoriale  et  de  la  cohésion sociale  locale ; elle peut, enfin, avoir un rôle de sublimation du projet, revêtir une fonction d’animation  sociale,  avec  pour  objectif  de  mieux  faire  accepter  le  renouvellement  en mettant à distance ses aspects les plus douloureux.  Si ces quatre rapports à  la culture ne sont pas exclusifs  les uns des autres, et si  la mise en tension  de  ces  différentes  dimensions  constitue  un  axe  de  réflexion  pertinent,  il  s’agira également  d’explorer  ce  qu’apporte,  dans  chacun  de  ces  cas,  la  dimension  culturelle  au renouvellement urbain, à  l’appui d’exemples et de récits d’expériences :  joue‐t‐elle un rôle de dynamiseur, de grille de lecture sémantique, d’accompagnement, de baume… ? 

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Cette série de questionnements  interroge plus fondamentalement  le rôle sociétal dévolu à l’art  et  à  la  culture  dans  les  villes  contemporaines  et  l’économie  de  la  connaissance.  Elle nécessitera  en  outre  de  se  pencher  sur  les  dynamiques  qui  traversent  les  mondes professionnels de l’art et de la culture.   2) Une fois explorée la question des motifs, on peut s’interroger sur l’efficience du recours à la culture pour la réussite des opérations de renouvellement. En effet, si l’organisation d’un grand événement culturel peut durablement changer l’image d’une ville et avoir des effets notables  sur  sa  compétitivité  territoriale,  change‐t‐elle pour autant le quotidien des habitants, renouvelle‐t‐elle en profondeur les pratiques et les formes urbaines  locales ? Qu’en  est‐il  l’année  suivante ?  Si  la  création  d’un  équipement  culturel d’envergure apparaît comme le principal levier du renouvellement d’une ville, celui‐ci aurait‐il  été  possible  sans  le  couplage  de  cette  dimension  culturelle  avec  un  bon  niveau d’infrastructures  de  transport  (autoroute,  gare  TGV),  d’hébergement  touristique  ou  une situation territoriale économiquement attractive ?  Si  à  l’évidence,  la mobilisation  de  la  créativité  et  de  la  culture  est  un  bon  élément  de marketing territorial, il semble intéressant de questionner la permanence de ses retombées, d’observer ses limites en fonction de l’échelle d’appréhension retenue, de relativiser le rôle de cette seule dimension culturelle dans la réussite du projet de renouvellement.   3) Enfin une troisième série de questionnements peut être organisée autour de  l’évolution des modes de gestion et des usages urbains, alors que la dimension mémorielle, esthétique et  événementielle  prend  une  place  de  plus  en  plus  importante.  On  peut  en  effet  se demander si la généralisation du recours à la grille culturelle et artistique pour penser la ville contemporaine n’affecte pas en profondeur la manière d’envisager sa pratique au quotidien.  Le  recours  régulier  à  de  grands  moments  festifs  (expositions  universelles,  événements sportifs majeurs,  opérations  de  type  « Paris  plage »  ou  « fête  des  lumières »  à  Lyon…), l’importance prise par  les politiques  culturelles dans  les projets de  ville  (Lille  2004  et  ses suites, la programmation culturelle en Seine‐Saint‐Denis), la place centrale des lieux culturels dans les projets de renouvellement urbain (Musée Guggenheim à Bilbao, friches industrielles ou  militaires  devenues  de  hauts‐lieux  artistiques  au  Havre,  à  Nantes,  à  Marseille…)  ne transforment‐ils pas les usages de la ville (acceptation voire valorisation de la fréquentation de masse, organisation de temps  forts rassembleurs, pratiques nocturnes et transgressives acceptées), son ingénierie (nouvelle manière d’envisager la conception des espaces publics, leur desserte,  leur rôle), voire  la symbolique de  la ville elle‐même (esthétisation et mise en scène  artistique  des  lieux  urbains,  transformation  du  spectacle  de  la  vie  urbaine  en événement culturel… ) ? Plus qu’un outil au service du projet de renouvellement urbain, la créativité n’est‐elle pas au fondement d’un renouveau de la culture urbaine ?       

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 Synthèse de la séance 

Propos introductif  En  introduction de cette deuxième  séance  intitulée « La culture comme  levier d’attractivité urbaine,  les rôles dévolus à  la créativité dans  le renouvellement urbain », François MENARD et Michelle SUSTRAC ont souhaité développer un discours à deux voix, permettant de situer leurs points de vues distincts sur le thème et lancer différentes pistes de réflexion.    François MENARD, ne voulant pas reprendre les attendus de cette séance tels qu’ils avaient été préalablement rédigés, préfère évoquer les différents motifs réflexifs qui méritent selon lui de faire l’objet d’une attention approfondie.  Le premier motif est constitué par  la tension existante dans  les politiques culturelles, mais aussi  plus  généralement  dans  les  politiques  des  villes,  entre  l’objectif  d’attractivité  et  de rayonnement  territorial  et  l’objectif  de  cohésion  sociale.  Au  travers  d’un  certain  nombre d’observations des politiques des villes françaises en direction de quartiers en difficulté ou plus  largement  dans  le  cadre  d’opérations  de  renouvellement  urbain,  François MENARD semble  observer  une  évolution :  des  villes  qui,  il  y  a  une  quinzaine  d’années,  avaient développé une approche plutôt sociale de la culture et fait la promotion de la population et des jeunes des quartiers en difficulté, à travers le spectacle vivant et le hip‐hop notamment, passent aujourd’hui à une approche qui privilégie  la construction d’un équipement culturel phare, du type Mac Val à Ivry‐sur‐Seine, à l’image du Musée Guggenheim à Bilbao, dont elles attendent  un  certain  nombre  de  retombées  en  termes  d’attractivité.  Cependant,  les modalités  de  ce  passage  d’une  politique  à  l’autre  ne  semblent  pas  avoir  été  élucidées : assiste‐t‐on à une substitution d’une approche au profit de l’autre, d’une composition entre les  deux  approches  ou  est‐il  possible  de  développer  une  approche  intégrée ?  Les  travaux réalisés par Charles Landry pour  le compte du réseau URBACT ont eu pour objet de mieux qualifier cette relation. Mais au regard de ces travaux et d’un certain nombre de discours, il semblerait que la cohésion sociale apparaisse aujourd’hui comme un bénéfice secondaire de politiques d’attractivité et de rayonnement. François MENARD attend que  les échanges de cet atelier permettent de discuter cette position.  Au‐delà des équipements et des événements culturels qui sont créés, un deuxième  thème de réflexion s’organise autour des publics qui sont visés et des effets économiques attendus. En effet, François MENARD a le sentiment avec d’autres chercheurs, que le renouvellement urbain vise à créer des ambiances urbaines à l’attention de classes créatives dont on attend qu’elles tirent la production de la ville vers une économie de la connaissance compétitive, ou à  créer  des  ambiances  permettant  d’attirer  des  cadres  et  des  catégories  économiques supérieures,  c'est‐à‐dire des  classes  consommatrices. Dans  ce  cadre,  la  reconversion d’un certain nombre de villes industrielles aujourd’hui tend à faire de la question urbaine ‐ là où avant elle était secondaire – un moteur du développement économique attendu.  Un  troisième  motif  consisterait  à  évoquer  les  différents  débats  qui  naissent  autour  de l’incidence  de  la  culture  sur  la  cohésion  sociale.  Il  s’agit  bien  sûr  du  débat maintes  fois développé  sur  le  rôle  dévolu  à  la  culture,  à  la  fonction  des  artistes,  à  leur instrumentalisation, et sur les projets dans lesquels le rôle de la culture serait dévoyé. Mais il 

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paraît plus  intéressant à François MENARD d’aborder  la  réflexion sur  la cohésion sociale à travers  la  notion  de  capital  social.  En  effet,  un  certain  nombre  de  débats  sociologiques mettent  en  lumière  que  les  politiques  culturelles  des  territoires  visent  dorénavant  plus  à renforcer le capital social des populations que leur capital culturel, suivant une logique que Jacques Donzelot résume par  la formule suivante « le capital social aujourd’hui c’est ce qui relie, et le capital culturel c’est ce qui sépare, c’est ce qui produit de l’identité ». Si la réalité est  plus  complexe,  on  peut  se  demander,  dans  ce  contexte,  ce  qu’il  advient  du  capital culturel.   Enfin, deux autres thèmes de réflexion retiennent aussi l’attention de François MENARD.  D’une  part,  si  la  question  de  l’attractivité  ne  semble  pas  nouvelle  ‐  la  réhabilitation  des centres villes il y a une trentaine d’années l’avait déjà, entre autres, pour objectif ‐, il semble qu’aujourd’hui  ces  politiques  d’attractivité  traduisent,  d’une  certaine  façon,  la métropolisation  de  la  vie  urbaine.  Un  certain  nombre  de  villes  se  pensent  aujourd’hui comme ou en référence à des métropoles sans qu’on sache toujours très bien s’il s’agit d’un fantasme  ou  si  l’on  élabore  des  fonctions  urbaines  véritablement  en  rapport  avec  une métropole ? Et puis, dernier motif, la question du positionnement des artistes par rapport aux différents enjeux qui  viennent d’être évoqués.  Sont‐ils du  côté de  la  composition  et de  la  synthèse entre ces différentes approches, plutôt du côté de  la dissociation ‐ au risque d’être un peu schizophrènes  ‐,  ou  est‐ce  qu’au  contraire,  ils  cherchent  à  s’écarter  de  cette  alternative, considérée  comme  biaisée,  pour  jouer  leur  propre  carte ?  Dans  ce  cadre,  on  pourra s’interroger sur le rôle des friches industrielles, reconverties, réinvesties ou squattées.  Michelle SUSTRAC pour  sa part,  souhaite  faire entendre un point de vue et une  réflexion différente et complémentaire de celle de François MENARD, en prenant de la distance avec le  point  de  vue  sociologique  très  critique  vis‐à‐vis  de  la  coloration  culturelle  des  actions urbaines.  Michelle SUSTRAC voit dans  l’approche sensible et dans  les politiques culturelles des villes l’opportunité  de  repositionner  les  savoirs  et  les  perceptions  du  monde,  de  donner  un nouveau  souffle  à  une  société  qui  ne  vit  plus  sa  qualité d’urbanité  et  à  des  lieux  qui  ne parlent plus à  l’imaginaire. Selon elle, nous sommes en quête de sens et donc en quête de sensible, qui sont deux notions liées.  Afin de dépasser une vision instrumentalisée de l’artiste et de la créativité, elle fait le choix de  resituer  les  réflexions qui  sont  les  siennes aujourd’hui à  la  lumière des acquis du Plan Urbain et du PUCA au fil des différents programmes de recherche menés par  le passé. Elle souhaite notamment faire le rappel de la genèse de la montée en puissance de la dimension artistique  au Ministère  de  l’Equipement,  pour mieux mesurer  le  chemin  parcouru  et  la transformation des questions jusqu’à aujourd’hui. Le tout premier regard posé par le Ministère sur cette thématique à la fin des années 1980, s’est fait à travers le programme de recherche ‘Espaces publics’. Il s’agissait de convoquer les disciplines  de  l’art  à  la  réflexion  sur  la  conception  et  les  usages  des  espaces,  alors  qu’au même moment, parallèlement, Banlieues 89  revendiquait  le beau et  l’excellence dans  les opérations  de  réhabilitation  urbaine  et  que  les  évaluateurs  des  politiques  de  la  ville manifestaient  l’importance, aux côtés des équipes de maîtrise d’œuvre urbaine et sociale, 

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des  interventions  et  du  regard  artistique  comme  un  moyen  de  déplacement  et  de transformation des équilibres en jeu.  Par la suite, l’importance du mouvement de désindustrialisation et le délaissement de pans entiers de territoires, en accentuant  les problèmes et  les écarts entre  les centres reconquis et  les  friches  ou  les  grands  ensembles,  ont  contribué  à  un  changement  d’échelle,  de paradigme et à faire évoluer les questions posées à la recherche. On est passé, à l’occasion du programme ‘Espaces publics’, de travaux sur le micro‐local ‐ la rue, le seuil, les espaces de proximité ‐ à la dimension culturelle des grands territoires dans  les derniers appels d’offre.  Parmi les questions posées par le Ministère de l’Equipement, certaines semblent à Michelle SUSTRAC pouvoir nourrir le débat et  les interventions des uns et des autres. La  première  piste  de  réflexion  est  celle  des  compagnonnages  entre  praticiens,  artistes  et chercheurs,  qui  supposent  des  écoutes  différentes  et  des  échanges  nouveaux.  Ces collaborations  interrogent  la contribution à  la connaissance des artistes,  la place de  l’art et des  disciplines  sensibles  dans  la  production  de  savoirs,  comme  une  des modalités  de  la recherche. Cette question a été assez  fondatrice au Ministère et pour un  certain nombre d’institutions de  recherche, notamment  le CERFISE,  l’art étant considéré comme un art de faire  différent,  une  façon  alternative  d’appréhender  le  réel  en  intégrant  la  dimension sensible. Dans ce contexte, il ne s’agit pas de se délester sur les artistes du diagnostic sur la ville,  ni  de  sa  réparation, mais  plutôt  de  ne  pas  se  priver  de  la  dimension  sensible  qu’ils portent et qui peut être une des façons de faire advenir du sens.  Par ailleurs, alors que depuis  les années 1980 et 1990,  la part prégnante de  la culture, de l’action artistique, de  la dimension  sensible  ‐  les architectes  sont de plus en plus  souvent accompagnés d’éclairagistes, de  cinéastes, de  scénographes…  ‐ ainsi que  l’importance des équipements culturels majeurs et des friches semble reconnue et intégrée aux réflexions et aux  opérations  urbaines,  on  peut  se  demander    « comment  préserver  des  formes  de dépassement  du  jeu  ordinaire  de  la  ville ?  »,  « comment  continuer  à  convoquer  les imaginaires dans la richesse de la pratique ? » « comment mettre cela en récit sans le mettre dans une machine qui aplanirait tout, sans  lisser  le tout parce que ça devient désormais  le mode de fabrication urbaine ? ». Alors que tout projet urbain a désormais son volet culturel, toute ville son équipement culturel majeur, où sont  les  limites ‐ et quelles sont‐elles ‐ à ne pas  franchir ? Et si  l’on met  la culture et  la créativité à  toutes  les sauces, qu’est‐ce qui ne l’est pas ?  Pour Michelle SUSTRAC, on se doit, dans un  tel contexte, d’être extrêmement vigilants, et s’interroger  sur  le  type de  vigilance à mettre en place de  la part de  chacun  ‐ élu, artiste, aménageur  ‐,  pour  laisser  surgir  la  complexité  du  réel,  et  non  la  balayer  à  travers  des opérations qui voudraient que tout soit culturel. Comment continuer à soulever  la norme ? Ce  qui  veut  dire :  penser  la  fragilité,  accepter  l’incertitude,  penser  l’absence  de  geste architectural  ou  artistique. Comment  continuer  de  travailler  sur  les  bords  et  à  la marge puisque  l’on  sait  que  c’est  désormais  de  là  que  parle  le  centre ? Entre  la  culture  comme atout majeur, mais aussi comme un tout, contenant et contenu, et la culture ‘toute image’, machine  de  compétitivité  vouée  à  exclure,  comment  fait‐on  pour  trouver  un  équilibre  et construire quelque chose qui construise un sens pour la ville de demain ? C’est sur ce thème que Michelle SUSTRAC souhaite que les participants soient interpellés.   

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Synthèse des interventions  Nous  faisons  le  choix  ici,  quitte  à  ne  pas  être  fidèle  au  déroulement  de  la  séance,  de synthétiser  les six  interventions et de faire apparaître ensuite  les thèmes de débats apparus de manière récurrente ou paraissant les plus intéressants.   La première intervention est celle de Nicolas FRIZE, compositeur, qui est beaucoup intervenu dans des villes, et dans des villes en  renouvellement, à qui  les organisateurs ont demandé, d’une part, de parler de  son expérience et, d’autre part, de  réagir au  texte préalablement distribué détaillant les attendus de cette séance.  Nicolas FRIZE, dès le début de son intervention souhaite rappeler qu’il parle depuis sa place d’artiste et  combien  il est difficile d’aborder une  sujet  aussi  vaste que  le  thème de  cette séance en quelques minutes et, de surcroît, à l’oral.  De manière volontairement provocante, il entame son intervention en déplaçant la question « A  quoi  sert  l’art ? ». De  son  point  de  vue,  l’art  n’a  pas  d’autre  objectif  que  le  principe d’exister. Avant même de savoir si  l’art sert à quoi que se soit, son caractère  indispensable doit  être  reconnu,  quelle  que  soit  sa  forme. Ainsi,  pour  lui,  le  premier  principe  politique consiste à insuffler de la culture et de l’art dans les territoires avant de se demander à quoi ils servent. Par ailleurs, il souligne le caractère flou de l’expression « interventions artistiques » employé dans le texte de présentation. Que désigne‐t‐il ? S’agit‐il des œuvres d’art comme objets, du spectacle vivant, des  institutions culturelles – médiathèques, musées, conservatoires  ‐, des événements – festivals, fêtes religieuses,  inaugurations, des pratiques amateurs – fanfares, chorales,  groupes  de  théâtre,  associations  pour  enfants  ou  personnes  âgées ?  Il met  en garde  contre  le  caractère  fourre‐tout  de  cette  expression  qui  englobe  des  phénomènes n’ayant pas le même statut.  Nicolas FRIZE souhaite ensuite aborder les questions de fond. Il se demande si, lorsque l’on évoque ces ‘interventions artistiques’ il s’agit de simples ‘apparitions’ ou si l’on se situe dans une action structurelle. Pour  le dire autrement, ces  interventions sont‐elles dans  l’addition ou dans la multiplication ? L’addition consisterait à ajouter quelque chose en compensation, à  divertir. Si cette démarche n’est pas contestable, elle entretient un lien un peu subliminal avec  les  réalités  sociales à qui elles  s’adressent. Pour  sa part, Nicolas FRIZE est beaucoup plus  intéressé par  la multiplication, c'est‐à‐dire par une approche  sensible permettant aux différents  éléments  de  s’’organiciser’,  de  devenir  structurels.  Pour  lui,  la  question  de  la multiplication revient à se demander : « Est‐ce que les interventions sensibles ou artistiques construisent du goût collectif ? Est‐ce qu’elles construisent de l’expérience sociétale ? Est‐ce qu’elles  infléchissent  les  choix  politiques ?  Est‐ce  qu’elles  influencent  les  choix  de  vie,  la consommation, les déplacements, la construction, les horaires… ?».  De fait, dès qu’il y a structuration, dès que les choses se politisent – au sens grec du terme ‐, le  fantôme de  l’instrumentalisation apparaît. L’art devient « politique » quand  il agit sur  la vie : c’est son état, son essence, on ne lui demande pas d’agir. Il est dans sa souveraineté. Si les collectivités rêvent par exemple de  le voir agir, « être efficient », elles ne peuvent  faire prévaloir cette conséquence dans  l’énoncé de  leur commande.  Il y a  là une  tension, entre causes et conséquences, tension un peu primaire à laquelle il serait bon d’échapper.  

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Pour  illustrer  ses  réflexions, Nicolas  FRIZE  fait un détour par plusieurs de  ses expériences sensibles.  La  ville  d’Arras  lui  a  donné  une mission  d’’écouteur  public’,  et  lui  a  demandé  de  venir ‘écouter  la ville’   et de dire ce qu’il entendait, ou au contraire ce qu’il n’entendait pas, et d’interpréter les situations acoustiques et architecturales de la ville. A cette occasion, Nicolas FRIZE  a  notamment mis  en  évidence  la  profondeur  de  champ  acoustique  exceptionnelle dans certains endroits de la ville d’Arras, permettant d’entendre les sons de très loin. Ce qui lui a permis, lors de sa conférence auprès des élus, de questionner le sens de cette entente de loin et sa nécessité. En effet, son expérience auprès de prisonniers, dans des contextes où l’audition  lointaine est  impossible,  lui  avait montré  les  importants problèmes posés  à  ces personnes à  leur sortie d’incarcération, alors qu’ils n’étaient plus capable d’entendre  loin ; ceci  l’ayant  convaincu que  ce problème physique pouvait engendrer de graves problèmes psychiques et de comportement.  Cette  question  d’écoute  proche  et  lointaine  se  retrouve  très  concrètement  dans  les situations  d’habitat :  lorsque  l’on  habite  au  premier  étage,  on  est  dans  une  ambiance  de temporalité, on entend tout le temps l’heure qu’il est : on entend les magasins qui ouvrent à 9 heures,  les poubelles qui passent à 7 heures,  les enfants qui partent à  l’école à 8h30,  les clochards à 3 heures du matin… Un certain nombre d’étapes sonores donnent l’heure à tout instant. Si on habite au 10ème étage, on entend au contraire un flux beaucoup plus constant, homogène, qui ne change pas du matin au soir, on est donc privé de temporalité, on entend moins de choses, un tout fondu, mais en revanche on entend loin…  Nicolas FRIZE pense que tout cela peut avoir une incidence énorme sur les choix de vie, bien que les gens n’en soient pas  conscients  lorsqu’ils  louent  ou  achètent  une maison  ou  un  appartement,  ils  ignorent qu’ils sont en train de décider si pendant trente ans ils entendront la temporalité ou s’ils ne l’entendront jamais, s’ils entendront de loin ou de près.  Nicolas FRIZE s’intéresse également à l’importance de l’origine spatiale des sons. Il a relevé, par exemple, l’absence d’accident de vélo ou de piéton dans le centre d’Arras car, en raison de situations architecturales particulières, il est possible de  localiser de façon extrêmement pointue  les  événements  sonores.  Si  cette  possibilité  de  localisation  a  des  effets  très importants  sur  le  plan  symbolique,  peu  d’architectes  maîtrisent  la  cause  de  cette hyperlocalisation ou même se demandent si cette  localisation est  importante. Pour Nicolas Frize, il y a donc un travail philosophique à mener sur la localisation, qui peut être suivi d’un travail technique, pour peu qu’on le souhaite.  Cette  parenthèse  par  l’expérience  d’Arras  avait  pour  objet  de  souligner  l’importance  des questions  sensibles, et de montrer que derrière  chaque question  technique  se  cache une question  sociale et une question esthétique. Pour Nicolas  Frize,  si  l’on  arrête de poser  la question  du  social  en  premier  pour  poser  d’abord  les  questions  philosophiques  et esthétiques, on résout alors d’office la question sociale.   A ce propos, Nicolas FRIZE pense que s’il n’y a pas de cohésion sociale dans nos sociétés c’est parce que l’organisation démocratique, politique et économique l’a voulu. Dans ce contexte, il lui semble vain de vouloir, a posteriori, compenser les incapacités économiques pour faire en sorte qu’il y ait de la cohésion sociale. Il se demande au contraire si la cohésion sociale ne devrait pas plutôt être la source qui viendrait guider les choix économiques et politiques. A Cienfuegos à Cuba, où il a travaillé plusieurs années, la cohésion sociale est à l’origine de la 

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politique et de  l’économie :  les actions  se  structurent autour des questions esthétiques et culturelles, elles  sont mises  au  cœur de  la  société et produisent des  choix en matière de construction, de  transport. Nicolas  FRIZE évoque un exemple  très  concret : plutôt que de construire des écoles nouvelles à  la Havane, on a mis des classes dans  les musées, et toute une  série  d’activités  dans  les  rues…  il  a  trouvé  très  intéressant  et  renversant  ces interpénétrations structurelles de plusieurs fonctions.  Dans nos sociétés, l’artiste ne peut finalement pas grand‐chose, il est pris dans la politique, il ne peut pas à lui tout seul dire « Maintenant je vais faire de l’organique » ! La segmentation entre  art  et  politique  lui  paraît  absurde,  elle  empêche  de  penser  parce  les  propositions d’action  sont  segmentées  et  certainement  pas  organiques.  Pourtant,  l’art  n’est  pas  un artefact de plus, il devrait faire corps avec le reste, et être là pour lui‐même, comme un bien structurel de l’existence. L’art apporte son mouvement aux autres facteurs de mouvement : il est dans  les  luttes,  il est dans  les choix d’aménagement,  il est dans  la construction et  les activités,  il est dans  les choix de moyens, avec sa condition propre. Nicolas FRIZE est donc gêné, par  le document préalablement distribué, dans  lequel  il est question d’interventions artistiques qui viendraient se mettre au milieu de dispositifs politiques.  De plus en plus, alors que  les politiques culturelles publiques s’effondrent, des entreprises privées d’événementiel font des propositions d’actions culturelles auprès des aménageurs et des  élus,  parfois  en  faisant  appel  à  des  artistes  éminents,  en  les  présentant  comme  des leviers  stratégiques  pour  régler  toute  une  série  de  questions,  notamment  celle  de  la cohésion  sociale.  Dans  ce  contexte,  la  cohésion  sociale  devient  un  objectif,  une  action volontariste,  alors qu’elle devrait  rester une  réussite  collatérale d’un mode de  vie. On ne peut pas vouloir la cohésion sociale !    Enfin, Nicolas Frize souhaite achever son  intervention en évoquant une expérience réalisée en Seine‐Saint‐Denis, pendant laquelle il a été confronté à la fragilité de certains adolescents face à  la prise de parole, à  la difficulté qu’ils avaient de poser  leur voix. Ce qui  lui a donné l’idée d’un dispositif.  Il a installé des haut‐parleurs en haut des immeubles, pour couvrir un champ de 6 kilomètres de diamètre, recréant ainsi des muezzins comme dans les villes arabes. Ces adolescents, au milieu d’une  friche à  la Plaine Saint Denis, montés tous seuls sur une tour, chantaient une partition distribuée dans toute la ville. Les gens se promenaient un peu partout dans la ville en écoutant la musique, sans pouvoir faire autrement que d’entendre.  Cette expérience  a permis  à Nicolas  FRIZE de poser un  certain nombre de questions :  les religions doivent‐elles crier dans l’espace public, comme aujourd’hui la religion catholique le fait avec les cloches ? Est‐ce normal que les religions crient dans l’espace public et pourquoi y’en‐t‐il qu’une seule, pourquoi est‐ce que  les autres ne  le font pas ? Est‐ce que  la fragilité (ici, des adolescents) fait partie des valeurs acceptées ? Quels sont les liens entre les friches et  les  lieux habités ? Où  se  cacher en ville ? Comment être ensemble dans un même  lieu sonore contrasté, hétérogène ? Comment faire entendre l’indicible ?   Alors que  l’on a souvent affaire à des visions normatives et descendantes de  l’intervention artistique, Nicolas  FRIZE  souhaite  renverser  cette  démarche  et  interroger  la  capacité  des enjeux  philosophiques  et  esthétiques  à  piloter  la  gestion  matérielle,  économique,  les politiques de la vie quotidienne. 

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 Les organisateurs avaient demandé à Paul Boino, à  la  lumière de ses  travaux de recherche universitaires, de resituer dans  l’histoire des politiques culturelles  la tension entre politiques d’attractivité et injonction à faire de la cohésion sociale.  Avant d’évoquer  l’évolution des politiques  culturelles  ces dernières  années et  la question sociale qui reste en suspens dans ces politiques, Paul BOINO souhaite tout d’abord faire un certain nombre de constats sur le champ culturel tel qu’il est envisagé en France.  Tout d’abord,  il rappelle que  la culture est un champ qui reste marqué par une très grande persistance régalienne malgré les lois de décentralisation et bien que Jack Lang ait expliqué que la décentralisation culturelle « répondait à trois droits simultanés, le droit des artistes à créer  dans  leur  ville,  le  droit  des  élus  à  s’auto‐administrer  et  à  concevoir  les  politiques culturelles, le droit des citoyens à une vie culturelle intéressante ». Les transferts en matière culturelle ont été peu importants : en 1981 et 1983 seuls les bibliothèques centrales on été transférées aux départements, et les archives départementales aux conseils généraux ; et si en  2001,  Lionel  Jospin  a  voulu  relancer  la  décentralisation  en mettant  en  place  quatorze protocoles  d’expérimentation  en  matière  de  décentralisation  culturelle  associant  le Ministère de la culture avec plus d’une centaine de collectivités locales, les transferts ont été peu  importants  dans  la  loi  de  2004  et  concerné uniquement  l’inventaire  général  du patrimoine et  l’enseignement artistique. Ainsi,  légalement,  les politiques culturelles restent encore largement centralisées, beaucoup plus que de nombreux autres domaines de l’action publique.  A  ce  propos,  Paul  BOINO  émet  une  hypothèse :  c’est  sans  doute  parce  qu’en France  le même mot désigne  la  ‘culture’ au  sens d’activité artistique, et  ‘Culture’ au  sens Nation française, histoire et culture française que l’on a tendance à confondre les deux et à dire « tout ce qui attente à la culture attente à la Culture ». Ainsi, au nom de la construction nationale,  de  la  cohésion  du  pays,  la  France  a  eu  et  conserve  une  politique  culturelle relativement centralisée et homogénéisatrice.  Deuxièmement, en  France persistent deux  consensus  fort  à  l’encontre de  la  culture. Tout d’abord que « la  culture n’est pas une marchandise »  ‐  cette assertion étant utilisée aussi bien par ATTAC, Jacques Delors ou Renaud Donnedieu de Vabres ‐, ensuite que « la culture n’est pas un service public comme un autre » comme le disait Jacques Duhamel, ministre de la culture de 1971 à 1973. Ce qui  surprend Paul BOINO dans ces déclarations c’est que  le champ culturel a toujours été investi par les acteurs privés ‐ entreprises et grandes industries cinématographiques ou discographiques par exemple ‐, qui en font une activité lucrative, et par le monde associatif. Pourtant on continue, de façon surprenante, à dire que c’est avant tout un service public. Par ailleurs,  l’action de  la puissance publique en matière de culture reste très normative, elle consiste essentiellement à  labelliser, c’est‐à‐dire à départager ce qui est de  l’art et ce qui n’en n’est pas par  le biais d’institutions ou de subventions. Cette démarche de normalisation suppose, en creux, une logique de mise à l’index.  Troisième  constat, malgré  ce  qui  a  été  précédemment  dit  sur  le  caractère  régalien  des politiques culturelles,  les collectivités  locales n’ont pas attendu  les  lois de décentralisation pour s’investir en matière de politique culturelle. Depuis très  longtemps elles s’investissent très massivement en la matière. Cette auto‐saisine des collectivités locales a connu une très forte  inflation  au  cours  des  dernières  années :  non  seulement  le  nombre  d’interventions 

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s’est accru, mais on  constate une   prégnance de plus en plus  forte de  la  culture dans  les programmes électoraux, comme  thème de campagne municipale, depuis  la  fin des années 1970.  Ces  politiques  culturelles  locales  tendent  également  à  se  diversifier.  Cette diversification peut être simplifiée à  l’appui de  trois grands axes que Paul BOINO souhaite présenter.  Premièrement, il y a toujours un axe classique, issu des lois Malraux, dans lequel la puissance publique  locale développe des politiques et donne  les moyens financiers pour permettre  la création  artistique,  l’accès  à  la  culture  et    l’enseignement  artistique.  C’est  ce  que  l’on  a appelé  à  l’époque  de  Malraux  la  politique  de  ‘démocratisation  culturelle’.  Cela  existe toujours :  les  grandes  municipalités  et  maintenant  les  grandes  communautés d’agglomération  et  communautés  urbaines  continuent  d’avoir  une  politique  tout  à  fait tangible en  la matière.  Le principal objectif de  ces politiques est de donner accès au plus grand  nombre  aux  formes  académiques  de  la  culture :  ce  sont  toutes  les  politiques  des conservatoires, des écoles de musique et d’art, etc.   A partir de l’arrivée de Jack Lang au Ministère de la culture, cet objectif de ‘démocratisation culturelle’ s’est mu en objectif de ‘démocratie culturelle’. Le décret du 10 mai 1982 portant sur  l’organisation du Ministère de  la culture explicite bien  le passage vers cette deuxième orientation  des  politiques  culturelles :    « Le  ministère  de  la  culture  a  pour  mission  de permettre  à  tous  les  français  de  cultiver  leur  capacité  d’inventer  et  de  créer,  d’exprimer librement  leur  talent  et  de  recevoir  la  formation  artistique  de  leur  choix,  de  préserver  le patrimoine culturel national, régional ou de divers groupes sociaux pour le profit commun de la  collectivité  toute  entière,  de  favoriser  la  création  des œuvres  d’art  et  de  l’esprit,  leur donner la plus vaste audience, de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre dialogue des cultures du monde. »  Ce  texte  comporte des  changements éminents par  rapport à  ce qui  se  faisait auparavant. D’une part, ce ne sont plus certains types d’art qui sont reconnus par l’Etat, mais toutes les formes artistiques et d’expression. C’est à cette époque qu’un certain nombre de domaines accèdent à une reconnaissance artistique :  le jazz,  la bande dessinée,  la mode,  le design, et également, de manière beaucoup plus marginale,  le  rock. Cette nouvelle  inflexion  a donc ouvert  les horizons des politiques culturelles. D’autre part,  les chemins qui mènent à  l’art sont eux aussi diversifiés. Désormais l’Etat reconnaît que plusieurs chemins peuvent mener à l’art, et plus particulièrement que chaque citoyen peut être producteur d’art.  Ainsi, alors toutes les cultures et origines de la culture sont désormais reconnues, l’idée très ancienne  selon  laquelle  la politique  culturelle permet  la  cohésion nationale est battue en brèche et les orientations des politiques de subvention artistiques évoluent. C’est à partir de ce moment  là qu’un croisement des politiques culturelles  s’amorce avec  la Politique de  la Ville.  Progressivement  les  politiques  culturelles  deviennent  des  politiques  de  classe,  dans lesquelles  on  convoque  les  artistes  comme  médiateurs  sociaux  à  qui  l’on  demande  de combler  le  déficit  de  lien  social.  Rapidement  ceci  a  créé  des  tensions  au  sein  du monde artistique ‐ l’artiste doit‐il être un producteur innovant, un créatif, ou un animateur social ? ‐, bien que cette nouvelle demande ait, par ailleurs, permis à un certain nombre d’artistes de diversifier  leurs  sources  de  revenus  en  intervenant  notamment  dans  les  écoles. L’’instrumentation’ de certains aspects de  la politique culturelle par  la Politique de  la Ville 

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pour  faire de  la « discrimination  territoriale positive », a donc eu  lieu au cours des années 1980. A partir des années 2000 cette politique de valorisation des populations s’est  infléchie vers l’objectif  d’insérer  les  quartiers  dits  sociaux  dans  le  reste  de  la  ville.  Dans  ce  nouveau contexte  ce  sont  développées  des  politiques  visant,  soit  à  implanter  des  équipements d’agglomération  dans  ces  banlieues  populaires,  soit  à  transformer  les  équipements  déjà existant et à leur donner un rayonnement d’agglomération. Parallèlement, il semblerait que les  politiques  dites  multiculturelles  aient  cédé  la  place  à  des  politiques  inter‐  ou transculturelles.  Les actions qui se sont progressivement mises en place dans le cadre de ce deuxième axe ont bien évidemment produit certains effets. Le premier effet semble‐t‐il, est que l’on soit passé d’un académisme, pour ne pas dire un élitisme,  très net, à un égalitarisme de principe où toutes  les  cultures  et  toutes  les  productions  culturelles  se  valent.  Deuxièmement,  Pau BOINO fait l’hypothèse que l’on serait passé d’une politique culturelle qui, dans le contexte des Trente Glorieuses où les clivages de classe étaient très explicites, le monde ouvrier et les syndicats encore relativement puissants, visait  la cohésion nationale, à une politique visant la  cohésion  nationale  mais  en  essayant  de  calfeutrer  le  problème  de  classe  sous  une question racialiste ou ethniciste. Selon  lui, ces politiques culturelles couplées à celles de  la Politique  de  la  ville  ont  participé  à  une  relative  racialisation  des  problèmes  socio‐économiques et à l’évacuation du vocabulaire de la lutte des classes.   En  parallèle  à  cette  deuxième  tendance  s’est  développé,  au  cours  des  années  1980,  un troisième axe: l’instrumentation des politiques culturelles par la sphère économique, c’est‐à‐dire  l’utilisation de  la  culture afin d’internationaliser  le développement économique  local. Alors que  le couplage entre politiques culturelles et Politique de  la ville  tire clairement  sa généalogie  de  l’action  de  l’Etat,  ce  troisième  axe  est  beaucoup  plus  issu  des  politiques locales, et notamment des maires de très grandes villes.  Si  cette  l’idée  d’utiliser  la  culture  comme  outil  de  rayonnement,  de  visibilisation  et d’animation pour les métropoles, afin d’attirer et d’associer les noms des industriels locaux à l’image  d’une  ville  dynamique,  est  relativement  ancienne  ‐  on  la  trouve  explicitement proposée dans les cercles patronaux, notamment lyonnais, dès le début des années 1960 ‐, il faudra du temps pour qu’elle se diffuse dans les politiques publiques.  A  Lyon,  cela  se  fera  au  cours  des  années  Michel  Noir :  il  a  explicitement  mais  aussi matériellement utilisé la culture comme un outil marketing dès son élection. Il écrivait, pour justifier le fait qu’il subventionnait beaucoup les festivals et différentes manifestations : « un festival de renommée internationale, une revue de presse théâtrale flatteuse ont finalement plus  d’impact  qu’une  sempiternelle  campagne  publicitaire  sur  le  thème  de  la  cité ».  Son constat était simple : en donnant de l’argent à la culture, de nombreux médias, notamment internationaux, allaient  parler  de  Lyon.  Puisqu’il  s’agissait  de  manifestations  culturelles relativement  élitistes  ‐  spectacles  de  danse  contemporaine  ou  art  contemporain  ‐,  elles feraient  venir peu de monde, mais  en  revanche  ces manifestations  seraient mentionnées dans la presse culturelle internationale, dans une presse lue à l’autre bout du monde par les décideurs  économiques. Cette  rhétorique  légitimatrice  est  très  similaire  à  celle  employée aujourd’hui  par  Gérard  Collomb  lorsqu’on  lui  demande  pourquoi  il  subventionne  autant l’Olympique Lyonnais : il explique de la même façon que 80 % des articles consacrés à Lyon 

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dans la presse de niveau national ou international sont liés à l’OL. Et, selon lui, associer ‘OL’, ‘Lyon’,  ‘champions’ c’est excellent pour  l’image de marque de  la ville et coûte moins cher que de faire une campagne de publicité du type « Lyon la surdouée » ou « Lyon, capitale du design ». Ainsi, derrière cette  inflexion des politiques culturelles se  révèlent des stratégies communicatrices extrêmement élaborées. Durant  le mandat de Raymond Barre, entre 1995 et 2001, cette politique va être poussée plus  loin encore. Son adjoint, Denis Troux disait alors : « Dans  la compétition que se  livrent les  grandes  cités  la  différence  se  fait  aujourd’hui  sur  le  culturel. »  Dans  ce  contexte,  la politique culturelle n’est plus seulement un élément de marketing, mais devient un élément différenciant  dans  la  compétition  inter‐territoriale.  Pour  cet  élu,  la  culture  fait  partie  des biens collectifs locaux qui nécessitent d’être sur place, de manière temporaire ou définitive, pour  être  consommés.  La  culture,  comme  les  aéroports  ou  les  TGV,  participe  ainsi  de l’équipement structurant et différenciant des grandes villes qui veulent compter à  l’échelle internationale.  Avec l’arrivée à la mairie de Lyon de Gérard Collomb, un pas supplémentaire semble encore franchi : dans les discours la culture n’apparaît plus seulement comme de l’image, ou comme un bien collectif local, elle devient aussi un secteur d’activité. Elle fait désormais partie de la base économique de  la  ville. Aujourd’hui, dans  l’organigramme du Grand  Lyon,  il  y a non seulement  un  adjoint  à  la  culture,  mais  aussi  un  chargé  de  mission  au  ‘rayonnement international’ et un chargé de mission aux ‘industries créatives, mode, design’. On a donc là une  fonction  nouvelle  donnée  à  la  culture,  qui  va  donner  lieu  à  des  politiques  très concrètes : deux réhabilitations successives de  l’Opéra de Lyon,  la création du musée d’art contemporain  et  de  l’institut  d’art  contemporain,  de  la  maison  de  la  danse,  des  deux biennales, etc., et d’importantes sommes d’argent allouées.  Paul BOINO souligne que l’on fait face, de nouveau, à un élitisme très net, mais qui n’est pas orienté vers les mêmes domaines que le premier axe, l’accent étant mis dans ce cas sur des segments  très  différenciant  s’adressant  à  un  public  particulier.  Une  nouvelle  forme d’académisme semble se mettre en place.  En  conclusion,  Paul  BOINO  souhaite  apporter  quelques  remarques  complémentaires  à  ce rapide panorama des différentes politiques culturelles développées, qui mériterait, nous dit‐il, une évaluation plus poussée.  Qu’en  est‐il  aujourd’hui  du  premier  axe,  c'est‐à‐dire  la  politique  culturelle  au  sens  de Malraux ?  Alors  qu’il  reste  encore  des  inégalités  territoriales  assez  fortes,  aussi  bien  en matière d’enseignement qu’en matière d’accès aux équipements culturels. Ainsi, malgré ‐ et non  pas  à  cause  de  ‐  la  diversification,  l’objectif  de  ce  premier  axe  reste  imparfaitement atteint.  Sur  la question du développement social, on peut rester également  interrogatif, d’un point de vue strictement scientifique, et étant donnée l’ampleur de l’argent alloué, sur la relative efficience de cette politique de la ville culturalisée, notamment sur sa capacité à résoudre la question sociale. On peut même se demander dans quelle mesure une politique culturelle peut agir sur cette question, qui renvoie essentiellement à des inégalités socio‐économiques. On  peut  aussi  s’interroger  sur  les  questions  de  cohésion  nationale  et  s’interroger  sur  les effets  de  déconstruction  et  de  perte  de  sens  de  la  communauté  nationale.  Il  y  a  donc 

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beaucoup de questions qui restent en suspens, bien que cette politique, qui a promu toutes les formes d’art et qui a aussi des vertus, soit quasi unanimement légitimée.  Troisième élément qui demande sans doute un bilan : en quoi la culture aide réellement au développement économique ? Sans doute a‐t‐on une vision un peu trop mécanique de ses effets. Par exemple, la grande croyance qui consistait à dire que les jeux olympiques, en tant que grand événement, générait une croissance de  la ville, recule fortement. Une étude sur les  J.O.  de Barcelone  15  ans  après montre  que  l’on  est  loin  du  bilan  positif  qui  avait  été annoncé au moment des  jeux olympiques :  si  cela a permis un  important  renouvellement urbain, notamment sur  le  front de mer,  il s’est également produit une  importante montée des  prix,  une  très  forte  gentrification  du  centre  de  Barcelone  et  des  quartiers  populaire d’Eixample. De plus,  les  J.O. ont engendré  la création de grands équipements qui coûtent aujourd’hui cher à la ville.  En outre, on mésestime souvent  les problèmes  institutionnels que cette diversification des politiques culturelles pose. La tendance est à  la simplification en disant : tout ce qui relève du rayonnement extérieur c’est du ressort de la Communauté d’agglomération, et en creux, ce qui reste, notamment la Politique de la ville, du ressort des communes. En faisant cela, ne prend‐on pas le risque d’institutionnaliser la fin d’un service public culturel unifié ? C’est un problème dont les élus locaux prennent de plus en plus la mesure.  Dernière remarque, le risque n’est‐il pas que, dans ce contexte de grande différenciation des politiques culturelles, on demande aux institutions culturelles, aux artistes et aux techniciens de l’art de gérer les contradictions entre ces demandes parfois inconciliables ? Enfin, on peut aussi  se demander en quoi  cette hétérogénéisation des politiques  culturelles  répond  à  la question sociale, qui, elle, reste en suspens.  

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Les organisateurs ont ensuite souhaité apporter un témoignage distancié à cette séance en invitant  François  MATARASSO,  consultant  britannique  spécialiste  de  l’évaluation  des politiques  culturelles,  à  venir  parler  de  la  situation  outre‐Manche,  et  notamment  de l’inflexion  importante  des  villes  anglaises  en  régénération  vers  des  politiques  culturelles médiatiques.  François  MATARASSO,  à  l’appui  d’un  diaporama  présentant  de  nombreux  exemples britanniques,  souhaite  apporter des éléments de  réflexion  sur  le  rapport entre  culture et régénération urbaine en Angleterre.  Avant  tout,  il  estime  nécessaire  de  rappeler  quelques  différences  importantes  entre  les situations  anglaise  et  française.  Par  ailleurs,  en  Angleterre,  s’il  y  a  quelques  projets importants  de  restructuration  initiés  par  le  gouvernement  ‐  essentiellement  à  l’est  de Londres, avec ce que l’on appelle le Thames Gateway ‐, la plupart des projets restent initiés localement,  par  les  villes  ou  les  régions.  Enfin,  autre  différence majeure,  ajoutée  en référence  à  l’exposé  de  Paul  BOINO  :  en  Angleterre  on  pense  que  la  culture  est  une marchandise et que c’est aussi un service public comme  les autres. Le point de départ est donc assez différent de celui de la France.   Afin de mieux évoquer  la  situation britannique, François Matarasso  souhaite  tout d’abord donner quelques jalons historiques.  

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En Angleterre, la conscience des problèmes urbains se développe depuis le XIXème, alors que certaines municipalités commencent à  imaginer des villes  idéales. Dans  les années  trente, avec  le mouvement  du  plein‐airisme,  sont  inventées  les  ‘garden  cities’  pour  essayer  de donner  aux  classes  ouvrières  des  lieux  de  vie  plus  sains.  Et  dès  le  XIXème  siècle  ces mouvements  sont  soutenus  par  de  grandes  structures  culturelles  ‐  les  musées,  les bibliothèques,  les  galeries.  C’est  dans  les  cités  du  nord  de  l’Angleterre  ‐  région  la  plus prospère  à  l’époque  ‐,  qu’est  inventé  le  principe  d’intégration  des  populations  urbaines, souvent considérées comme des classes dangereuses. Après  la guerre,  la création de villes nouvelles  a eu pour  résultat de  vider  les  centres des  villes peuplés de populations  vivant dans  des  situations  extrêmement  difficiles.  Pendant  les  années  1970  et  1980,  le  déclin industriel commence vraiment, notamment dans  le Nord, où  il reste aujourd’hui encore de vastes territoires urbains vides.  Le point de départ de la situation d’aujourd’hui peut, selon François MATARASSO, être daté des émeutes de 1981 ayant eu  lieu dans  la plupart des villes britanniques, deux ans après l’élection du gouvernement Thatcher, au moment où  les effets des politiques économiques mises  en  place  ont  commencé  à  se  faire  sentir.  Suite  à  ces  émeutes,  le  gouvernement  a reconnu  de  façon  assez  explicite  qu’il  fallait  faire  quelque  chose  pour  ces  villes  en  crise. Naissent alors les premiers efforts culturels, visible notamment à Liverpool où le ministre de l’époque a encouragé la galerie Tate à implanter son premier musée satellite.  Pour François MATARASSO, le moment clé dans la ‘mythologie’ des politiques culturelles des villes en Angleterre, se situe en 1990, au moment où Glasgow est élue ‘capitale européenne de  la culture’. Cela a été une sorte d’ahurissement qu’une ville comme Glasgow  ‐ qui était connue surtout dans le reste du Royaume‐Uni comme une ville dure, alors que l’on pensait que  la culture écossaise était  surtout à Edimbourg et pas à Glasgow  ‐, puisse être choisie comme  capitale  culturelle  et  puisse  ensuite  créer  une  transformation  si  profonde  de  son image,  mais  aussi  de  sa  réalité.  Dès  ce  moment  là,  d’autres  villes  ont  commencé sérieusement à se dire : « la culture est un enjeu important pour nous ».  Mais, déjà à  l’époque de Glasgow, des problèmes apparaissent car au moins deux groupes de personnes  se  sentent exclues de  ce processus. Tout d’abord  les artistes de  la ville,  car inévitablement  lorsque  l’on  fait  ce  genre  de  projet  on  invite  des  artistes  nationaux  et internationaux,  il y a donc  toujours beaucoup d’artistes  locaux exclus du processus, qui  le voient  comme  leur étant  imposé. Ensuite,  la difficulté d’attirer  les habitants des quartiers populaires de  la ville dans  les manifestations  culturelles organisées, celles‐ci opérant à un niveau qui les attire peu.   Pour François MATARASSO  les politiques  culturelles des villes développées aujourd’hui en Angleterre se  déclinent  en  quatre  approches  principales  :  les  améliorations  de l’infrastructure  culturelle,  les  d’initiatives  politiques  visant  à  réintégrer  les  habitants  non seulement dans  l’activité culturelle de  la ville et  le centre ville, mais aussi dans  le travail et dans  d’autres  domaines,  le  soutien  aux  industries  créatives,  et,  enfin,  les  politiques  de transformation de l’image du territoire.  François  MATARASSO  insiste  sur  le  caractère  simultané  et  complémentaire  de  ces différentes  approches  et  souligne  qu’elles  sont  mises  en  place  dans  un  contexte  de régénération  classique  des  infrastructures  industrielles  et  économiques.  Si  ces  politiques 

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sont très visibles en raison du caractère ‘photogénique’ des établissements culturels phares, il rappelle qu’elles ne sont qu’une partie de l’important travail de régénération urbaine.   L’investissement public dans  les  infrastructures culturelles ‘iconiques’ et très rayonnantes –‘world  class’  ‐ est  justifié par  l’attraction de  clientèle qu’elles  sont  censées  créer,  vers  les appartements  et  bureaux  implantés  autour  d’elles.  Pourtant,  François  MATARASSO s’interroge sur la notoriété de ces bâtiments au‐delà des frontières britanniques. En outre, si, comme par exemple à Newcastle Gateshead, la création de plusieurs structures culturelles – une galerie, une salle de concert et une école de musique ‐ a certainement doté cette ville de province d’une offre culturelle d’une qualité similaire à celle de  la capitale,  il reste à faire face à l’animation permanente de ces structures. A Newcastle Gateshead a été créé  un  programme  appelé  Culture  Ten  dédié  à  la  création  d’une  série  d’animations culturelles :  entre  2004  et  2006,  133  projets  on  été  soutenus,  mais  il  s’agissait essentiellement de projets conçus pour attirer du public au sein de ces nouvelles structures culturelles.  En marge des grands équipements phare dont on parle beaucoup,  il est  important de dire qu’il y a aussi beaucoup de petites villes en Angleterre – Walsall, Middlesborough, Ulverston et Deptford  par  exemple  ‐  où  des  initiatives  plus modestes  sont  développées,  tout  aussi importantes sur le plan local et qui répondent à des enjeux similaires.  Cette politique d’investissement dans  les équipements est toujours d’actualité :  le ministre de  la culture a annoncé début décembre une somme de 45 millions de  livres sur  trois ans pour la régénération des petites villes de la côte britannique au travers de la mise en œuvre de structures et d’activités culturelles.  Enfin,  pour  que  celle‐ci  ait  lieu  il  est  nécessaire  qu’il  y  ait  au  préalable  une  organisation culturelle  locale qui demande à être dotée de meilleurs équipements,  l’initiative part donc en général des acteurs culturels locaux et de la municipalité plutôt que du gouvernement.   Deux autres arguments permettent de justifier que l’on investisse de l’argent public dans ce type d’équipements et d’activités.  Le  premier,  c’est  l’argument  économique  et  surtout  le  développement  des  industries créatives.  Toute  municipalité  aujourd’hui  en  Angleterre  veut  son  ‘cultural  quarter’,  sa ‘creative industry zone’. Avec pour présupposé l’idée que les jeunes créateurs ont besoin de cafés, d’offre culturelle et de sociabilités ‘branchées’ pour avoir envie de vivre dans les villes. A ce propos, François MATARASSO souligne l’absence de questionnement sur les valeurs qui soutient cette rhétorique sur les industries et la classe créatives. De son point de vue, on se préoccupe peu de savoir ce que ces  industries pourraient produire, pourvu qu’elles créent de l’emploi et de l’activité économique.  L’autre argument, c’est bien sûr  l’intégration des habitants et toutes  les questions sociales. Une  longue  tradition de  ‘community arts’ existe en Angleterre depuis  les années 1960 au moins. Une grande expérience a été acquise à travers le développement de projets locaux. Il y  a,  selon  François  MATARASSO,  un  important  respect  des  traditions  populaires  et  de l’autonomie  culturelle  des  habitants  en  Angleterre.  C’est  un  thème  dont  il  est  souvent question, même si depuis quelques années la rhétorique et la politique se sont extrêmement individualisées :  on  parle  désormais  de  ‘transformation  personnelle’,  de  l’individu  et  de moins  en  moins  de  la  communauté,  du  groupe,  de  la  collectivité.  Et  si  cette  nouvelle 

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politique permet aux plus forts de se libérer, elle a en revanche beaucoup moins à offrir aux plus faibles.   François MATARASSO explique  le  succès  actuel des politiques  culturelles  anglaises par  les transformations  sociétales :  le  fait  d’être  devenu  une  société  de  consommation,  de spectacle, dans  laquelle de plus en plus de gens veulent  sortir, et  la population beaucoup plus éduquée et prospère qu’il y a 25 ans. Ce succès s’explique également par la croissance de  la  culture  comme  force  idéologique  dans  nos  sociétés,  et  le  recul  concomitant  de  la religion et de  la politique. Mais  il  y a une autre  façon, plus  simple encore, d’expliquer  ce recours systématique à  la culture dans  les projets de  régénération  :  la nécessité dans une politique  économique  néo‐libérale  de  pacifier  les  perdants. Quand  on  veut  construire  un centre économique mondial comme Canary Warf,  il faut quand   même faire quelque chose pour  les  gens qui habitaient  sous  ces  immeubles  il  y  a 25  ans.  L’offre  culturelle  tente de répondre à cette injonction. Enfin,  d’autres  éléments  tout  à  fait  pratiques,  expliquent  l’existence  de  ces  politiques culturelles :  d’une  part  l’invention  de  la  loterie  nationale  en  1994,  qui  constitue  une  des principales sources de financement des infrastructures culturelles, d’autre part la présence à la tête de l’Etat depuis 1997 d’un gouvernement travailliste, qui a beaucoup investi dans ces questions à l’échelle régionale.   En  conclusion  de  sa  présentation,  François  MATARASSO  souhaite  insister  sur  quelques questions qui méritent réflexion.  Tout d’abord comment allons‐nous intégrer ces infrastructures de façon pérenne dans la vie de  leur  ville,  une  fois  la  nouveauté  dépassée ?  Comment  allons‐nous  faire  pour  que  ces structures fonctionnent de façon permanente ? Cela soulève  la question du maintien et de l’animation. Alors qu’aujourd’hui  la  loterie est beaucoup moins riche et qu’une  importante partie  de  l’argent  dédié  aux  politiques  culturelles  est  utilisé  pour  organiser  les  Jeux Olympiques, le Arts council se préoccupe de savoir comment faire vivre tous ces bâtiments.  En  Angleterre  il  y  a  également  un  important  défi Nord/Sud.  La  régénération  urbaine  est majoritairement un problème du nord du pays ‐ même s’il y a bien sûr des défis importants au  sud  ‐,   mais  le  sud et  le  sud‐est  sont  à proximité de  Londres, et  Londres est une  ville mondiale qui nourrit  l’économie britannique. Alors  le défi dans  ce  cas est plutôt  celui du développement urbain : comment allons‐nous construire assez de maisons pour  loger tous les gens qui veulent habiter à Londres et qui font de l’Angleterre un pays prospère ? L’autre question qui se pose est celle de l’après : qu’est‐ce que l’on fera lorsque l’on aura fini cette politique ? Quand  tout  le monde  aura  sa  galerie,  son musée ?  La mode  va passer… qu’est‐ce qui va venir après ?   

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  L’intervention  de Nelly  LOPEZ  avait  pour  objet  d’évoquer,  du  point  de  vue  d’un  cadre  de l’action  culturelle,  ce  qu’apportent  les  actions  artistiques  à  la  ville,  à  ses  usages  et  à  la réflexion sur  les pratiques urbaines, mais aussi  les freins et  les dysfonctionnements qui sont vécus de l’intérieur quand on est organisateur de ces programmations culturelles. 

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Nelly LOPEZ, avant de commencer son intervention voulait rappeler un constat établi par les observateurs  de  la  vie  politique  française  :  une  grande majorité  des  français  ne  fait  plus confiance à la politique, alors qu’elle fait de plus en plus confiance à la vie associative. Cela  doit  nous  interroger  sur  la  dévalorisation  qui  atteint  les  institutions,  le  politique  en particulier.  La    confiance  donnée  à  la  vie  associative  peut  lui    permettre  de  jouer complètement son rôle dans la reconquête de l’espace public, par la culture en particulier. L’objectif  de Nelly  LOPEZ  est  de montrer  comment  les MJC  contribuent  aujourd’hui  à  un travail  impliquant  la  population  sur  les  questions  de  l’architecture,  de  l’urbanisme  et  du cadre de vie et d’en extraire quelques questionnements.  Avant tout, Nelly LOPEZ souhaite présenter sa fonction et son action, qui sont à la source des réflexions  dont  elle  souhaite  faire  part.  Chargée  de  la  coordination  culture  à  la Confédération des MJC de France, qui regroupe à peu près 950 Maisons des Jeunes et de la Culture, elle mène également son action dans l’inter‐réseaux, au niveau national, auprès du Ministère  de  la  culture  et  de    dix  autres  fédérations  nationales  ayant  signé  une  charte d’engagement «  culture et éducation populaire »,  ainsi qu’au niveau  régional, où elle est engagée dans une coordination de trente associations et fédérations d’éducation populaire en  Ile  de  France.  Par  son  expérience  elle  souhaite  souligner  les  difficultés, mais  aussi  les possibilités  d’action  par  un  travail  à  la  fois micro  local,  réticulaire  et  inter  réseaux,  pour conduire des projets culturels, artistiques, de formation à la citoyenneté par la culture et/ou de développement local.  Il  est  possible  d’organiser  les  différentes  catégories  d’action  mises  en  place  par  ces organismes en cinq grandes catégories :  ‐ Des  initiatives que mènent directement  les MJC auprès des collectivités territoriales pour mettre en place des actions de construction et de réhabilitation d’équipements culturels.  ‐  Des  actions  modestes  mais  volontaristes  de  sensibilisation  des  publics,  a  priori déconnectées de toute opération de renouvellement urbain, ciblées dans le temps.  ‐ Des actions artistiques et culturelles déployées en profondeur et sur  la durée à  l’appui de résidences d’artistes.  ‐ Des actions orientées vers le patrimoine architectural. ‐ Des expérimentations artistiques et  culturelles organisées  sur plusieurs années dans des quartiers  populaires  urbains,  associant  divers  partenaires  et mettant  en œuvre  tous  les moyens possibles et nécessaires – financiers, matériels, partenariats.  La première remarque que l’on peut faire est que ce qui semble être le moteur commun de toutes ces actions, ce sont  les personnes  ressources volontaires qui sont à  leur origine. La cadre associatif  laisse une grande  liberté d’action et aussi une grande  fragilité, car  lorsque les  initiateurs partent,  il peut ne plus  rien se passer pendant  longtemps si  l’association ne travaille pas sur la transmission, la démarche de projet (un bon projet est celui qui en génère un  autre,  dit  Jean  Hurstel),  la  capitalisation  et  le  travail  en  réseau.  Les  questions  qui  se posent  à des  fédérations  comme  celle de Nelly  Lopez, dans  ce  contexte,  sont  :  comment rendre  visible  la  capacité  d’initiative  des  réseaux  associatifs  pour  des  personnes  et  des institutions, qualifiées et motivées par les questions de la ville et de l’urbanité, qui peuvent être  moteurs dans des processus de créativité sociale ? Comment réussir l’articulation avec 

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l’ensemble des autres acteurs, ceux qui sont légitimes par leur appartenance au territoire et ceux qui appartiennent aux territoires définis et  légitimés par des champs de compétence? Comment valoriser l’action transversale ? Deuxièmement,  il  semble  que  le moteur  de  la motivation,  ne  soit  pas,  le  plus  souvent, l’urbanisme, mais  l’architecture, peut‐être parce que celle‐ci se  laisse appréhender dans sa valeur d’usage immédiat et à plus court terme par les habitants d’une ville. C’est lorsque l’on est pris dans une architecture qui bouge que cela déclenche nos  intérêts, nos rejets et nos curiosités pour    l’urbanisme, mais  le mouvement  est plus  difficile dans  le  sens  inverse,  à partir  de  l’urbanisme,  et  encore moins  à  partir  des  politiques  institutionnelles  de  la  ville (procédures de concertation publiques...)  Par  ailleurs,  les  structures  de  la  vie  associative  dépendent  essentiellement  en  France  des financements  locaux, et  restent, de  ce  fait,  captives du  local,  souvent enfermées dans un face  à  face  avec  la  collectivité  locale,  ce  qui  freine  leur  capacité  d’initiative  lorsqu’elles souhaitent  investir  l’espace  public  et  la  culture  dans  une  approche  transversale, pluridisciplinaire  et  libérée  du  local.  Tant  que  les  actions  sont  déployées  à  l’intérieur  des structures  associatives  elles‐mêmes,  parfois  en  vase  clos,  cela  reste  acceptable  pour  le pouvoir  local, mais  il  faut des qualités offensives pour  sortir des murs parce que  les élus locaux ‐ et leurs structures administratives – considèrent le plus souvent que l’espace public, c’est exclusivement leur affaire!  Troisième  remarque,  le  travail  profond  et    durable  sur  le  champ  de  l’urbanisme  et  de l’architecture  est  possible  lorsque  les  actions  des MJC  avec  la  population  associent  des artistes et des scientifiques. C’est dans  le cadre de  tels compagnonnages qu’il est possible d’aller  le  plus  loin  :  les  artistes  sans  les  structures  peinent,  et  lorsque  les  structures organisent des actions sans les artistes et sans les scientifiques, cela ne donne pas du tout la même force créatrice. La créativité et la  grande liberté des structures associatives, dont les actions ne sont pas instituées par le caractère normatif du Ministère de la Culture, sont très attractives pour  les artistes. Mais  cette  liberté est de plus en plus  théorique puisque  l’on assiste actuellement à une restructuration importante de l’action culturelle publique et à un désengagement financier de l’Etat sans précédent. En outre, certaines   associations, comme  les MJC, entendent être « des généralistes de  la culture » alors que l’excellence ne peut se trouver, de nos jours, que dans la spécialité…  A  l’issue  de  ces  remarques  relatives  aux  fragilités  de  l’action  des  fédérations  d’éducation populaire  et  des MJC, Nelly  LOPEZ  formule  des  questions  qui  pourraient  faire  avancer  la contribution et la reconnaissance de la vie associative dans le champ considéré. ‐  La  place  de  la  population  dans  les  processus  de  la  culture :  comment  les  politiques publiques peuvent‐elles  intervenir dans  le champ de  la culture et de  la ville, pour faire une place  importante à  l’initiative associative et, plus  largement encore, à  l’expertise collective de  la  population ?  Aujourd’hui  peu  de  fonds  publics  fournissent  des  cadres d’expérimentation  à  la  vie  associative,  ce  sont  de  plus  en  plus  les  fonds  privés  des fondations, comme c’est le cas avec la Fondation Abbé Pierre. Des modalités d’intervention publique  peuvent‐elles  favoriser  des  chartes    de  coopérations  culturelles,  des expérimentations et des formes de capitalisation de l’expérience, qui permettraient à la vie associative,  et  aux  structures  d’éducation  populaire  en  particulier,  de  contribuer  à  une 

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intelligence collective qui se bâtit sur le terrain, avec des personnes et des institutions, dans une articulation cohérente des niveaux de territoire et des compétences ?  ‐ La recherche pour  la décision publique, mais aussi  la recherche pour  l’action :  les modes  actuels  de  contractualisation  et  d’appels  à  projets  pour  la  recherche  formulés unilatéralement par la puissance publique, n’ouvrent pas à des acteurs de terrain tels que les MJC,  la possibilité d’espaces de réflexion partagés avec des chercheurs.  Il y a des  langages communs à acquérir, des références communes à construire, des hypothèses à formuler et à confronter.  La  recherche  peut‐elle  se  passer  aujourd’hui  des  acteurs  de  terrain ?  Quels espaces de recherche peuvent associer chercheurs et acteurs de terrain ? ‐ Les procédures contractuelles de mise en concurrence : les modes de contractualisation de la  puissance  publique  pour  l’action  ‐  notamment  ceux  qui  se  fondent  sur  la  mise  en concurrence  ‐  segmentent  l’action,  les  acteurs,  les  catégories  de  population,  et  ceci  va  à l’inverse d’une approche globale, d’une démarche de projet qui cherche à décloisonner et à réunir  des  expertises  sur  des  champs  multiples.  La  nature  des  procédures  de contractualisation a des effets importants sur le choix  des opérateurs et sur le contenu des actions. La mise en concurrence fait passer les politiques publiques de la notion d’acteurs à la notion d’opérateurs ou de gestionnaires de service public, elle permet donc aux décideurs publics  de  faire  des  choix  d’ « opérateurs »  ou  de  « gestionnaires »  sur  des  critères  de compétence, alors que certains acteurs qui sont  légitimes du fait de  leur action territoriale, peuvent se sentir, de ce fait, écartés ou marginalisés. Autre conséquence, ces procédures de mise  en  concurrence  ont  tendance  à  susciter  des  regroupements  d’opérateurs  et  le nivellement  des  prestations  pour  abaisser    les  coûts  et  capter  les marchés,  alors  que  le mouvement de  la culture a plutôt  tendance à créer de  la disparité, de  la singularité, de  la confrontation. Les pratiques constatées ‐ et le fameux arrêt du Conseil d’Etat du 6 avril 2007 ‐ montrent  que la puissance publique recourt de façon abusive aux procédures de mise en concurrence  dans  le  domaine  de  la  culture.  Quels  sont  les  effets  des  procédures contractuelles de mise en concurrence dans le domaine de la culture et de la ville?  ‐  L’évaluation :  la  puissance  publique  demande  des  évaluations  de  l’action,  qui  doivent clairement faire ressortir les effets immédiats (visibles pour l’électeur), des actions, dans des temporalités  administratives qui ne  sont pas  celles de  l’action patiente de  terrain, qui ne permettent   pas de  faire   émerger toute  la complexité et  la richesse qui existe dans notre pays. L’évaluation est devenue un exercice de style imposé par les administrations et pas un outil  intelligent au service des politiques, des citoyens, des acteurs de  la culture. Comment les chercheurs peuvent ils aider les acteurs publics et privés (associatifs, …) à co‐produire de l’évaluation partagée de  l’action  culturelle  à  l’œuvre dans  l’espace urbain? Quels  sont  les cadres possibles de mutualisation des démarches et des résultats? Comment  la population peut‐elle s’approprier la démarche d’évaluation et en être acteur ?  ‐  La  qualité  démocratique :  que  ce  soit  pour  faire  et  transformer  la  ville,  et/ou  pour s’impliquer dans les processus de la culture universelle, la population dispose dans l’urbanité d’atouts considérables, de multiples opportunités de commerce entre les hommes, de la vie associative, des instances de démocratie participative, néanmoins nous savons bien que les inégalités  sociales  et  culturelles  s’aggravent  et  que  nous  devons  repenser  la  qualité démocratique de notre  société. Comment    se mettre à  l’écoute de, et valoriser, dans une société démocratique, ce qui n’est pas institué, comment produire du conflit positif avec ce qui est institué ? 

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‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Les architectes de  l’agence ENCORE HEUREUX ont  choisi, alors qu’ils entraient dans  la  vie professionnelle, plutôt que de construire des bâtiments, d’avoir une autre approche de la ville et de l’intervention architecturale. Ils évoquent à l’occasion de cette séance leur vision de la ville à travers la présentation de quelques unes de leurs interventions.  Les deux architectes d’ENCORE HEUREUX (Nicola DELON et Julien CHOPPIN) ont sélectionné cinq  de  leur  projets,  réalisés  entre  2001  et  2007,  qui,  en  utilisant  diverses  situations  et interstices, questionnent la façon dont de jeunes architectes peuvent intervenir dans la ville. Leur intervention se fait à l’appui d’un diaporama présentant de nombreuses images de ces projets. ‐ Herbes  Folles : Ce projet part d’une  situation urbaine  très précise que  sont  les bouches d’aération du métro. ENCORE HEUREUX considère que c’est une énergie gaspillée lorsqu’elle arrive en surface et se propose d’accrocher des bandelettes de tissus et de faire, de manière éphémère,  un  champ  d’herbes,  et  de  le multiplier  dans  tout  Paris.  Le  principe  est  donc d’utiliser l’air chaud qui sort, d’ordinaire plutôt vécu comme une nuisance, et d’en faire une installation gratuite, donnée aux passants,  juste un petit moment de décalage. Par ce type de projet ENCORE HEUREUX entend modifier  très ponctuellement un  lieu, en offrant une installation  accessible :  les  gens  pouvaient marcher  dessus,  sans mise  à  distance,  et  ainsi s’interroger sur ce que ça montre, ce que ça produit.  ‐  Wagon‐scène :  Ce  projet  prospectif  encore  en  cours  constitue  le  sujet  de  diplôme d’architecture de  Julien CHOPPIN et Nicola DELON,  il  a été développé  avec  la DRAC et  la Région Midi‐Pyrénées.  Il part du constat que de nombreuses  friches  ferroviaires en milieu rural  constituent  des  lieux  délaissés  et  inexploités,  parfois  au  cœur  des  villes.  Le  projet consiste  à  utiliser  ces  cours  de marchandises,  accessibles  par  une  voie  de  garage  qui  les longe, pour implanter une salle de spectacle. La base de cette salle de spectacle est un train ‐ 5 wagons, associés à un chapiteau, à partir desquels se déploie un système de construction ‐ qui permet d’installer une salle de spectacle à usage polyvalent. Dans ce projet, c’est aussi l’idée  de  réseau  qui  intéressait  Encore  Heureux,  car  plus  de  3 000  gares  en  France constituent des lieux potentiels d’intervention, maillés entre eux sur tout le territoire ; il est donc possible d’envisager d’intervenir de la même façon à différents endroits. Là encore, la question  de  l’éphémère  intéressait  les  jeunes  architectes :  ce  projet  permet  d’imaginer d’exploiter  de  nouvelles  temporalités  dans  un  contexte  de  renouvellement  urbain,  non seulement  pour  produire  de  l’événementiel mais  aussi  pour  révéler  ponctuellement  des lieux et qu’il s’y passe autre chose ensuite.  ‐ Dromad’Air :  Il s’agit d’une commande faite par  le festival Recycl’Art à Bruxelles, organisé par une MJC Bruxelloise  située en plein  centre  ville,  à  la  frontière de deux quartiers  très différents. Les organisateurs de ce festival ont demandé à Encore Heureux, dans le cadre du thème  ‘ville,  tourisme et  réalité’, de  réfléchir à une  installation permettant de  relier deux places distantes de 500 mètres, d’une part la Grand Place, très touristique, et d’autre part, la place du Jeu de Balle dans le quartier des Maroilles située au cœur d’un quartier populaire. Encore  Heureux  souhaitait  faire  une  réponse  qui  permettant  de  juxtaposer  tourisme  et habitant,  l’agence  a  donc  proposé  de  décaler  une  pratique  touristique  préexistante,  la balade  à  dos  de  chameau,  de  la  rendre  gratuite  par  un  système  de  tirage  au  sort,  et  de l’importer  à  Bruxelles.  L’idée  était  aussi  d’initier  un  nouveau  moyen  de  transport,  de 

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réfléchir  à  des  circulations  douces  à  partir  d’une  analyse  des  croisements  de  flux  entre piétons, calèches, vélos et trains, d’ajouter un nouveau moyen de déplacement.  Pendant  trois  jours,  ENCORE  HEUREUX  a  donc  organisé  des  déplacements  à  dos  de dromadaires,  avec  la  particularité  de  n’offrir  que  des  allers  simples :  les  touristes  étaient amenés dans  le quartier populaire et,  inversement,  les enfants du quartier populaire  ‐ qui pour  la plupart venaient d’un pays dont cet animal était originaire mais qui n’en n’avaient jamais  vu  ‐  étaient  conduits  sur  la  Grand  Place,  ce  qui  a  produit  des  croisements intéressants.  ‐ Pisteur : Il s’agit d’un autre projet prospectif, mais à une échelle beaucoup plus infime que Wagons‐scène,  qui  permet  d’illustrer  une  autre  façon  d’intervenir  sur  la  ville.  Suite  aux nouveaux aménagements de pistes cyclables sur les trottoirs dans le 10ème arrondissement, étaient  nés  des  conflits  d’usages  et  des  incompréhensions  entre  piétons  et  cyclistes, aboutissant à une situation de crise en conseil de quartier. Pour éviter d’avoir à installer une signalétique  spécifique  tous  les 50 mètres, ENCORE HEUREUX  a proposé une  signalétique continue permettant de matérialiser le passage antérieur d’un vélo et de signaler le passage potentiel d’un autre vélo. Nicola DELON et Julien CHOPPIN ont donc mis au point un procédé de  signalétique  très  légère avec  l’aide de designers,  l’interprétation peinte d’une  trace de pneu sur le sol. ‐ Collection : Ce projet a été développé dans le cadre de la biennale d’architecture à Venise, à l’invitation de Patrick Bouchain. Le propos consistait à organiser un workshop autour de la question  « comment  avoir  des  idées ? ».  Il  apparaissait  en  effet  que  cette  question, fondamentale,  était  finalement  peu  posée,  l’impression  que  les  idées  ‘tombent  du  ciel’ dominant. Il était donc proposé de faire des exercices facilitant l’émergence d’idées, à partir de  jeux créatifs, de cadavres exquis, etc., afin de  se mettre en capacité de dialogue et de répartie par  le biais du  jeu, sans compétence architecturale préalable. L’intérêt consistait à associer un public divers, parfois des élus, et de mettre en  lumière  la capacité de chacun à inventer son quotidien, sa ville, des réponses à des problématiques par  le biais du jeu. Afin de  cadrer  l’exercice,  Encore  Heureux  s’était  donné  comme  règle  de  travailler  sur  des éléments d’architecture, à  l’appui de  listes :  les murs,  les plafonds,  les portes,  les  fenêtres, les descentes d’eau pluviales… A  fil de cet atelier plusieurs  idées ont pu être développées collectivement,  sans  craindre  les  collages  absurdes  ou  l’impossibilité  de  la  réponse, mais avec pour objectif de produire de nouveaux objets, de nouvelles  façons de  répondre  aux problèmes, de nouvelles questions. A partir des résultats de ces dix  jours de workshop, un petit ouvrage a été réalisé. Les dessins, réalisés par un illustrateur, parfois presque enfantins, étaient aussi une  façon de réfléchir sur de nouveaux modes de représentation et de sortir des  représentations  propres  au  domaine  architectural  ‐  plan,  coupes…  ‐,  afin  de mieux partager ce travail avec un public non professionnel.  ‐ Chinoiserie : Pour finir cette présentation, Nicola DELON et Julien CHOPPIN présentent leur première construction, modeste, légère et démontable. Ce projet a été réalisé dans un jardin botanique  l’été dernier, sur une  invitation d’Arc en Rêves, centre d’architecture bordelais. Dans  le  cadre du projet  ‘Jardin d’architecture’, Arc en Rêves  avait donné  carte blanche  à différents concepteurs pour imaginer des dispositifs permettant de parler d’architecture aux enfants et au‐delà à un public élargi. L’idée est venue à ENCORE HEUREUX à l’occasion d’un voyage en Chine par  la  rencontre d’un vendeur de  filets. Nicola DELON et  Julien CHOPPIN ont  souhaité  jouer  avec  l’idée  d’accumulation  de  filets  pour  produire  une  installation  en 

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bois,  reposant  sur des principes de montage  très  simples, à mi‐chemin entre  la yourte,  le manège  ou  le  kiosque  à  musique,  permettant  un  usage  particulier  grâce  à  la  mise  à disposition de douze hamacs, suspendus de manière concentrique, à l’attention des usagers du parc.   

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  La série d’interventions s’achève avec celle de Sylvie Harburger, de la direction de la Politique Régionale à la Commission Européenne, à qui les organisateurs ont souhaité donner un rôle de  grand  témoin  de  cette  séance.  Il  lui  avait  été  demandé  de  réagir  par  rapport  aux interventions précédentes, et d’apporter des compléments d’information et de réflexion sur les politiques culturelles à l’échelle européenne.  Sylvie  HARBURGER commence  par  présenter  le  travail  de  la  direction  à  laquelle  elle appartient.  Intitulée  direction  générale  de  la  politique  régionale,  ce  service  finance  le développement des régions par  le biais des  fonds structurels FEDER et constitue, avec 350 milliards  d’euros,  le  premier  budget  de  l’Union  Européenne.  Cette  direction  n’a  pas  de politique  à  proprement  parler  et met  à  disposition  son  budget  au  service  des  politiques communautaires.  Pour  ce qui  concerne  le  volet proprement  culturel de  l’action de  l’UE,  il existe une  autre direction générale,  la DG EACTF, qui  traite de  la  culture, de  la  jeunesse et de  l’éducation. Cette direction a mis en place trois programmes qui ont un rapport avec le développement urbain:  ‘Villes capitales européennes de  la culture’, programme ayant beaucoup de succès auprès des villes et dont apparemment  l’impact est tout à fait positif ‐ depuis 1985 plus de 30 villes ont déjà été candidates dont un certain nombre de villes françaises, Saint‐Etienne, Bordeaux, Marseille... ‐, un deuxième programme intitulé ‘Programme culture’ qui regroupe des projets de coopération entre des acteurs du secteur culturel, et un troisième programme ‘2008, année européenne du dialogue interculturel’, avec de fortes dotations financières, qui fonctionnera sous forme d’appels à projets lancés à partir de janvier 2008.  Un  document  intitulé    La  dimension  urbaine  des  politiques  communautaires  présente l’ensemble  des  programmes  européens  qui  croisent  la  question  urbaine  avec  d’autres thématiques.  Pour  plus  de  précision,  Sylvie  HARBURGER  renvoie  à  la  lecture  de  ce document.   Souhaitant partir des problématiques urbaines plutôt que de  la culture, Sylvie HARBURGER évoque la mission de la direction de la politique régionale.  En  référence  aux  réflexions  d’Henri  Coing  sur  la  légitimité  du  financement  public  et  aux remarques de François Matarasso, elle commence par évoquer  la question de  la  légitimité de  cette  dépense  d’argent  communautaire,  qui  est  posée  en  permanence.  C’est essentiellement  au  titre de  la    cohésion économique et  sociale que  l’Europe  légitime  son intervention, avec pour objectif de réduire les écarts de richesse entre les différentes régions d’Europe. Pour  la direction  régionale  il ne  s’agit  jamais de  financer  simplement  l’entretien d’une structure : il faut que celle‐ci fasse la preuve de son impact positif sur les priorités de l’Union Européenne que sont l’emploi et la croissance économique.  L’Europe  est  divisée  en  deux  catégories  de  régions :  les  régions  Objectif  Convergence    ‐ toutes  les  régions des nouveaux Etats membres en Europe de  l’est, plus des  régions de  la 

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Grèce, du sud de  l’Italie, du sud de  l’Espagne et  le Portugal, ainsi qu’une région anglaise – vers  lesquels vont 80 % des fonds structurels,   et  les régions Objectif Compétitivité. Toutes les régions sont éligibles aux fonds FEDER, mais suivant des lignes directrices différentes en fonction du type de régions. Par exemple, en ce qui concerne les dépenses d’investissement en  infrastructures  culturelles,  seules  les  régions Objectif Convergence  sont  éligibles,  alors que  toutes  le  sont  pour  ce  qui  est  du  financement  des  activités  culturelles  ou  des  petits équipements de quartier, à condition que ceux‐ci fassent partie d’un projet intégré touchant l’ensemble  des  dimensions  du  développement  –  économique,  social  et  environnemental. C’est  en  ce  sens  que  le  développement  culturel  intéresse  la  direction  de  la  politique régionale.  Mais  la question  culturelle émerge d’une autre  façon, au  travers du débat  sur  le  rôle des villes  en  Europe.  Car  ce  qui  caractérise  culturellement  l’Europe  c’est  aussi  sa  structure fondamentalement  urbaine,  c’est  l’Europe  des  villes.  Lorsque  l’on  regarde  une  carte  de l’Europe, il y a des villes partout, et c’est une des spécificités de l’espace communautaire par opposition, par exemple, à la Chine, aux Etats‐Unis ou à d’autres continents. L’Europe a une densité  urbaine  tout  à  fait  caractéristique,  et  qui  l’est  d’autant  plus  depuis  l’arrivée  des nouveaux états membres qui comportent énormément de villes petites et moyennes. Le  devenir  de  cette  armature  urbaine  assez  particulière  pose  des  questions  tout  à  fait fondamentales pour  l’avenir, qui renvoient en partie aux questionnements  français des  les années 1970. Car en Europe de l’Est aujourd’hui, toutes les villes perdent des habitants. Les villes  sont en  concurrence entre elles,  à  l’intérieur des pays, entre  les pays, et  au niveau mondial pour attirer des habitants de plus en plus mobiles. Ainsi, la question de l’attractivité des  villes,  qui  peut  sembler  une  question  idéologique  ou  connotée  politiquement,  est finalement une question centrale, car un risque réel existe pour un certain nombre de villes de reculer, en l’absence de réinvestissement.  Sans vouloir généraliser de façon abusive, alors que les situations sont différentes d’un pays à  l’autre,  il semble à Sylvie Harburger que  le problème se pose dans  les villes d’Europe de l’Est  de  la même  façon  que  dans  la  France  des  années  1970.  En  effet,  il  n’y  a  eu  aucun réinvestissement public dans ces centres villes depuis la guerre, qui sont aujourd’hui dans un état  similaire  à  celui  des  centres  villes  français  en  1970  avec,  notamment,  de  nombreux logements  insalubres,  petits  et  sans  confort. Cette  situation  s’appliquant moins  aux  villes capitales, rénovées progressivement au gré du marché et de la croissance économique.  En  second  lieu,  Sylvie  Harburger,  en  écho  aux  interventions  de  François  Matarasso  et d’Encore Heureux,  souligne  l’ampleur du phénomène des  friches en  Europe :  au  cœur de nombreuses  villes,  alors  que  les  industries  ont  périclité,  que  le  port  a  fermé  et  que  les militaires sont partis, de vastes terrains représentent aujourd’hui des opportunités foncières importantes,  même  s’ils  sont  pollués.  Dans  ce  contexte,  l’enjeu  est  de  savoir  par  qui, l’intervention publique ou le privé, ces terrains vont être réinvestis. Cette question reste en débat, car il n’y a pas du tout d’évidence, notamment dans les nouveaux Etats membres, sur la  légitimité  du  rôle  du  secteur  public,  notamment  si  une  opération  privée  peut  être économiquement viable. Un  troisième  type  de  situation  touche,  selon  Sylvie  Harburger,  les  villes  à  l’échelle européenne :  les  grands  ensembles.  Dans  les  nouveaux  Etats  membres,  l’essentiel  des grands  ensembles  sont  des  copropriétés,  en  1989‐1990,  lorsque  ces  Etats  ont  changé  de régime politique,  ils ont privatisé  la quasi‐totalité de  leur patrimoine. Aujourd’hui, ce sont 

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des copropriétés dans  lesquelles  les couches moyennes continuent de vivre, comme c’était le cas en France au milieu des années 1970, elles ne concentrent pas les populations les plus en difficulté, néanmoins elles sont considérées comme des quartiers ‘à risque’. L’enjeu pour ces  grands  ensembles  est  de  choisir  la  nature  du  réinvestissement  qu’il  faut  y mettre  en œuvre : faut‐il réinvestir massivement dans l’efficacité énergétique, dans les espaces publics ou dans les équipements publics ?  Enfin,  un  quatrième  enjeu  peut‐être  cité,  celui  de  l’étalement  urbain.  Etant  donnée  la présence  concomitante  d’une  croissance  économique  et  d’une  décroissance démographique,  la population européenne  s’enrichit et attend un  logement plus grand et plus confortable. Le périurbain qui se développe donc à toute vitesse.   Une fois ces quatre enjeux auxquels les villes européennes doivent faire face cités, comment intervient la culture ? La direction de  la Politique Régionale, dans un document publié en  juillet 2006  intitulé La contribution des villes et des agglomérations à la croissance et à l’emploi au sein des régions, a  essayé  de  faire  avancer  l’idée  selon  laquelle  les  villes  jouent  un  rôle  central  dans  le développement économique et  social de  l’Europe.  Initialement,  cette  idée n’était pas une évidence  au  niveau  communautaire,  parce  que  le  niveau  territorial  de  référence  était traditionnellement  la région, et que Bruxelles n’avait ni  la compétence ni  la  légitimité pour s’intéresser à  l’échelle  infra‐régionale. Pour répondre à  la problématique  infra‐régionale,  la commission a donc  créé une programme d’initiative  communautaire, URBAN. Aujourd’hui 200 villes européennes ont bénéficié du programme URBAN, qui dote  les villes candidates d’une importante somme d’argent, durant un temps déterminé pour une intervention ciblée dans  leurs quartiers en difficulté.  Le programme URBAN, qui à  certains égards  rappelle  la Politique de  la ville, est bâti sur un trépied :  l’emploi et  le développement économique, qui est  la  priorité  numéro  un,  le  développement  social  et  la  réhabilitation  physique.  Ce programme, qui est considéré comme une réussite au niveau communautaire,  impose des règles assez strictes de participation des habitants, de partenariats publics‐privés, de mise en œuvre de la ‘gouvernance’.  C’est à partir de  l’expérience d’URBAN qu’a été élaboré  le document La dimension urbaine des  politiques  communautaires  dans  lequel  la  Commission  a  identifié,  après  un  débat interne,  la culture comme champ contribuant à  l’attractivité des villes, au même  titre que l’accessibilité, la mobilité et l’environnement naturel et physique.  Dans  ce  texte,  toutes  les  dimensions  de  la  culture  ont  été  intégrées  comme  facteur d’attractivité : « Les villes, à travers une politique culturelle pérenne, doivent promouvoir une culture  vivante,  qui  s’appuie  sur  une  offre  d’équipements  tels  que  les  centres  culturels  et scientifiques,  les  musées  et  les  bibliothèques,  la  préservation  du  patrimoine  culturel, historique et architectural. Ces équipements associés à un programme d’activités culturelles, y  compris à destination des  jeunes,  rendent  les  villes plus attirantes à  la  fois  vis‐à‐vis des citoyens,  des  entreprises,  des  travailleurs  ‐  en  particulier  des  travailleurs  mobiles  et hautement  qualifiés  ‐  et  des  visiteurs  (…).  Ceci  conforte  l’image  de  la  ville  la  fierté  et  le sentiment d’identité de la population locale. (…) La culture et le tourisme culturel forment des secteurs  à  croissance  rapide. ». Un  deuxième  paragraphe  renvoie  plutôt  à  la  contribution culturelle  aux  questions  sociales  :  «  Une  politique  culturelle  active  constitue  un  précieux instrument pour  la construction de ponts entre populations d’origine différentes et pour  le 

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renforcement de  l’intégration des  immigrants et des nouveaux arrivants dans  la ville ». On notera que ce volet associe assez directement la ville à la multiculturalité et que la culture y est pensée  comme un vecteur de dialogue entre des  citoyens d’origines différentes. Si  ce texte  peut  paraître  un  peu  fourre‐tout,  il  s’appuie  néanmoins  sur  un  certain  nombre d’expériences, notamment les programmes européens d’échanges entre les villes, INTERREG et URBACT.  Au  sein  d’URBACT,  uniquement  dédié  aux  villes  bénéficiaires  d’un  programme  URBAN, plusieurs  réseaux  de  villes  européennes  ont  travaillé  sur  les  questions  de  culture  et particulièrement le réseau  appelé ‘Culture et régénération urbaine’ qui regroupait 12 villes – entre autres Amsterdam, Madrid, Brno, Budapest, San Sebastian, Helsinki, Manchester  ‐, et  dont  le  chef  de  ville  était  l’agglomération  de  Lille Métropole.  Dans  ce  réseau  quatre dimensions ont été travaillées sous forme d’ateliers, sous  la coupe d’experts :  la dimension sociale avec Jean Hurstel de Banlieues d’Europe, l’approche intégrée avec Charles Landry, la dimension physique et la dimension économique. Sylvie HARBURGER invite les participants à prendre connaissance des productions de ce  réseau, qui a posé des questions  similaires à celles posées dans le cadre de ce séminaire.    Synthèse des débats  A  l’issu de ces  interventions, un débat s’est engagé dans  la salle. Afin de synthétiser  ici  les divers propos tenus, nous faisons le choix de les regrouper par thèmes, au risque de gommer la richesse des interventions individuelles.   Avant  tout,  les  allocutions  ont  suscité  des  remarques  relatives  à  la  contextualisation  des propos et des situations rapportées. Tout d’abord, plusieurs participants souhaitent apporter des éléments de contextualisation historique  permettant  de  mieux  comprendre  les  inflexions  des  politiques  culturelles françaises  décrites  par  Paul  Boino.  Sylvie  Harburger  rappelle  le  contexte  spécifique  des années  1970  dans  lequel  la  question  du  dépérissement  des  centres  villes  dominait,  et souligne que  la rénovation de ces centres a été  la première étape de  la rénovation urbaine en  France.  Par  ailleurs,  elle  précise,  pour  en  avoir  été  le  témoin  direct  et  l’acteur,  que l’évolution des priorités de  l’action  culturelle  française  s’est  fait au prix de débats parfois houleux, notamment dans  les MJC des quartiers populaires, où  l’apport de  lourds moyens financiers  pour  faire  venir  des  artistes  avait  suscité  des  arbitrages  budgétaires  et  des réticences de  la part des gestionnaires de ces centres. Enfin, elle souhaite  rappeler que  le contexte  socio‐économique  français  a  fortement  évolué  depuis  trente  ans  et  qu’il  est important de le garder à l’esprit pour comprendre l’évolution des politiques culturelles.  Anne  Querrien  pour  sa  part  souligne  l’importance  fondamentale  de  la  présence  des universités dans les villes et de l’amélioration du niveau de formation de la population pour expliquer  le  succès  des  politiques  de  renouvellement  fondées  sur  des  programmations culturelles.  Si  de  son  point  de  vue  la  France  est  plutôt  en  retard  en  ce  qui  concerne  le partage de  la  culture par  ses  concitoyens,  ce mouvement  semble  toucher  l’ensemble des pays anciennement industrialisés.  A ces précisions d’ordre historique s'ajoutent un certain nombre de remarques relatives à la contextualisation spatiale. Renaud Epstein, Vincent Bourjaillat et Catherine Foret soulignent 

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tous trois, à des moments distincts du débat, l’importante différence de contexte qui sépare les  grandes  villes  en  renouvellement  s’appuyant  sur  une  riche  politique  culturelle  et  la situation  des  quartiers  en  Politique  de  la  ville.  Renaud  Epstein  souligne  que  pour  ces derniers, le volet culturel constitue le plus souvent un volet superfétatoire, mis au service du projet de rénovation pour qu’il recueille le consentement des habitants ; Vincent Bourjaillat insiste sur la grande distance entre les politiques culturelles adressées aux classes moyennes et  supérieures  dans  les  grandes  villes  et  la  réalité  des  quartiers  en  difficulté ;  Catherine Foret, à l’appui de l’exemple de la Grande Borne – 11 000 habitants, pas un seul commerce, un bus toutes les 20 minutes – mesure l’écart entre ces quartiers et les politiques culturelles de certaines collectivité visant  l’attractivité. Chacun d’eux relève donc  l’ambigüité de cette séance qui réunit au sein d’une même réflexion des contextes spatiaux peu comparables.  Enfin,  Marion  Segaud,  appuyée  par  Vincent  Bourjaillat,  apporte  un  élément  de contextualisation  culturelle  en  rappelant  que  la  tradition  spécifique,  très  universaliste  et normative, de la culture en France pose problème concernant la reconnaissance des cultures populaires  et/ou  spontanées  et  qu’elle  tend  à  systématiquement  institutionnaliser  les cultures marginales  lorsque celles‐ci accèdent à  la reconnaissance, ce qui s’est passé à son sens pour  le hip‐hop. Comme  le soulignait François Matarasso,  la tradition des pays anglo‐saxons est bien différente à cet égard.  A plusieurs reprises les intervenants et les organisateurs ont fait part de leur difficulté à relier les différentes  interventions entre elles, en  raison de  la grande disparité des points de vue exprimés. Pourtant, plusieurs d’entre eux ont tenté de  les mettre en dialogue au travers de notions et de réflexions transversales. Il est possible de regrouper autour de quatre grandes thématiques les différentes réflexions apportées par les participants. La première thématique, qui ouvre en partie  les débats, s’organise autour de  la rhétorique du renouvellement urbain par la culture et la réalité des villes renouvelées.  Renaud Epstein souligne  la domination de cette rhétorique et du rôle des classes créatives pour  le  renouveau  des  villes  dans  toute  l’Europe,  et  souligne  à  quel  point  les  opérations présentées par François Matarasso sont similaires à d’autres opérations, au Pays‐Bas et dans d’autres pays européens. Il souligne son étonnement face à une telle circulation de ces idées et de ce modèle, ce qui pour lui pose des questions à la recherche.  François  Menard  souligne  que  s’il  s’agit  bien  d’une  rhétorique,  celle‐ci  représente  un véritable  coup  de  bluff  lorsque  l’on  se  promène  dans  des  villes  qui,  hier  en  crise,  sont devenues des villes haut de gamme, bénéficiant d’équipements dignes de capitales.  Renaud Epstein  fait part de  l’impression  très nette que donnent ces centres villes  lorsque l’on  s’y  promène  d’être  conçues  pour  devenir  des  produits  de  consommation  pour  de nouvelles  élites  urbaines.  Paul  Boino,  qui  appuie  ce  propos  réitère  son  doute,  déjà implicitement  exprimé  dans  lors  de  son  intervention,  quant  à  la  capacité  de  ces  grandes politiques culturelles urbaines à créer de la cohésion sociale. Pour lui, il s’agit clairement de politiques de classe, destinées aux classes supérieures. Paul Boino entend donc dénaturaliser l’idée, répandue, selon laquelle ces politiques fabriquent de la cohésion.  En écho aux  remarques de François Matarasso, Paul Boino  se demande également quand adviendra la fin de ces politiques, quand ‘le soufflet retombera‐t‐il’ ?  

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Parallèlement,  une  autre  thématique  occupe  le  débat  entre  les  participants,  suscité  en grande  partie  par  l’intervention  de Nicolas  Frize :  les  relations  entre  approches  sensibles, politique et production de l’urbain.  A  la  suite de  la prise de parole de Nicolas Frize  sur  l’’organicité’ à Cuba, François Menard s’interroge, au travers de cette notion, sur  la place du sensible dans nos relations sociales. Nicolas Frize, précise ce que cette notion signifie pour  lui, à savoir  la prise en compte des questions  immatérielles et sensibles en amont des choix d’aménagement. Pour  lui,  lorsque ces  questions  sensibles  conditionnent  réellement  les  modes  de  vie,  on  peut  parler d’organicité.  Jérôme  Boissonade,  s’interroge  quant  à  lui  sur  l’ambigüité  des  relations  entre  approche sensible et politique et se demande si, dans un certain nombre d’interventions artistiques, l’appel au  sensible n’a pas pour objectif de  se situer en deçà du politique, c'est‐à‐dire, en faisant appel directement aux sens, aux émotions, de dépolitiser  l’art. Nicolas Frize répond que pour sa part, comme d’autres artistes, il tente de conserver une approche politiquement engagée  en  agissant  par  le  biais  du  sensible.  A  plusieurs  occasions,  certains  participants (Catherine  Foret,  Jérôme  Boissonade)  soulignent  et  regrettent  la  rareté  de  cette  volonté d’articuler  les deux dimensions –  sensible et politique – dans  l’ordinaire des  interventions artistiques.  Christine Moissinac déplace  la question. Plutôt que de  s’interroger  sur  ce que  l’approche sensible peut  faire  advenir, elle  s’interroge  sur  les  conditions d’accueil de  cette approche aujourd’hui  dans  la  production  de  l’urbain.  Ayant  connu  les  travaux  sur  les  usages  de l’espace urbain par  les situationnistes dans  les années 1960 et 1970, elle pense qu’un tout autre chemin est pris aujourd’hui dans  la conception urbaine, beaucoup moins attentive à cette approche.   Plus  généralement,  les  politiques  culturelles  des  villes  dont  il  a  été  question  dans  les différentes  interventions  interrogent  les participants  sur  leur  capacité  à  susciter du  vivre‐ensemble.  Avant  tout  Anne  Querrien  et  Vincent  Bourjaillat  tentent  de  donner  une  explication  à  la prégnance  du  recours  au  champ  culturel  dans  les  politiques  de  renouvellement.  Anne Querrien, en écho aux propos de Nelly Lopez, se demande si finalement la culture n’est pas le  seul  champ d’investissement public qui est  aujourd’hui politiquement  légitimé. Vincent Bourjaillat se demande quant à  lui si, dans  le contexte d’une société de consommation de plus en plus  individualisée,  les événements  festifs ne  sont pas une  façon de construire du collectif,  de  trouver  du  sens  commun.  Pourtant,  s’il  reconnaît  à  la  culture  la  capacité  de produire des occasions de rencontre et des relations sociales, il pense toutefois qu’il ne faut pas attendre de ces politiques culturelles qu’elles règlent  les problèmes de fracture sociale et d’écarts socio‐économiques, et que l’on a tendance à trop en attendre. Catherine Foret, dans  le même sens que Paul Boino, doute même que  l’objectif confié aux grandes politiques culturelles mises en place par les villes soit de créer du vivre‐ensemble et de combler les écarts de plus en plus importants entre les populations citadines.  

 L’interrogation sur  la capacité des  interventions sensibles, artistiques ou culturelles à créer du vivre‐ensemble ou à modifier les politiques d’aménagement pose également la question des modalités de l’intervention culturelle.  

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Catherine  Foret  souligne  les  limites  des  seules  approches  sensibles  pour  parvenir  à structurer  différemment  les modes  de  vie  et  relève  la  nécessité  de mettre  en  lien  ces démarches avec l’université, et plus généralement les intellectuels. Pour illustrer son propos elle évoque  les expériences  fructueuses du CERFISE et de  la  Fondation Abbé Pierre. Pour elle,  c’est  la  seule  façon  d’ancrer  ces  approches  dans  la  longue  durée  et  de  les  rendre efficientes ; les interventions éphémères ou ponctuelles, si elles restent intéressantes, sont à ses yeux peu opérantes d’un point de vue structurel.  Jérôme  Boissonade  critique  la  tendance  actuelle  à  la  domination  de  la  figure  de  l’artiste ‘décalé’.  Reprenant  les  interrogations  formulées  par Michelle  Sustrac  en  introduction,  il s’interroge sur cette légitimité de l’artiste qui repose de plus en plus sur sa capacité à offrir une vision décalée des routines et de la vie quotidienne, produisant une révélation vis‐à‐vis du  quotidien  et  de  ses  représentations, mais  aussi  une  rupture  avec  le  citadin  ordinaire. Cette  posture,  qui  selon  lui  a  été  largement  favorisée  par  le Ministère  de  la  culture,  est différente  de  celle  qui  opérait  il  y  a  quelques  années  qui  consistait  à  faire  travailler  les artistes  ‘avec’  les  populations.  Les  architectes  d’Encore  Heureux  soulignent  que  si, effectivement, la posture décalée est parfois intéressante, elle ne doit pas devenir la règle.  Dans  le même ordre d’idée, Hélène Hatzfeld s’interroge sur  la pérennité de  la capacité des artistes à créer des médiations avec les populations, qui lui paraît pourtant être une notion fondamentale, mais de plus en plus laissée de côté, y compris dans le débat de cette séance où le terme n’a pas été prononcé.  

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Atelier 3  

La pensée de la diversité dans le renouvellement urbain :  masque, espoir ou règle,  

les conditions de réalité de la ville cosmopolite  

  Attendus précédant la séance  Dans les textes fondateurs de la politique de renouvellement urbain (comme dans ceux de la Politique de  la  ville),  le  terme de diversité, employé  le plus  souvent de manière positive, renvoie à des objectifs de cohésion sociale, confortée par des situations urbaines maîtrisées. Plus précisément, la diversité est le plus souvent assimilée à la mixité des populations. C’en est  là une dimension évidente, mais  ce n’est pas  la  seule  car, par exemple,  la mixité des usages, disons plus  concrètement  le  fait de  rapprocher  l’habitat, des  services, des petites activités, de l’enseignement …, relève souvent d’une même logique. 

 Cette  diversité  pacifiée  et  espérée  comme  pacifiante,  source  de  cohérence  sociale  reste souvent  dans  le  domaine  de  l’affichage  et  du  discours…  parée  parfois  des  couleurs valorisantes  du  cosmopolitisme.  Cependant  entre  la  parole  et  la  réalité,  l’écart  peut  être important, sans renvoyer forcément à des modalités précises de conception ou de gestion.  Car,  à  regarder  un  ensemble  d’opérations  de  renouvellement,  on  peut,  de manière  très synthétique, voir que  l’objectif de « mixité » varie considérablement  selon  les cas :  il peut être écarté de  la problématique de  l’opération ou au contraire considéré comme un  levier essentiel du changement, réduit à l’habitat ou au contraire centré sur les espaces publics et les services…   Il  est  clair  ainsi  que  cette  mixité‐diversité  reste  une  notion  diversement  entendue, finalement  mal  définie :  ni  les  comptages,  ni  les  nombreux  travaux  de  recherche  ou universitaires, ni  les récits de cas marqués par  l’exemplarité, n’en  font une description sur laquelle un  large  consensus  conceptuel existe,  alors même que  sans  tenir  compte de  ces ambiguïtés,  cette  dimension  du  renouvellement  reste  affirmée  avec  vigueur. Alors même aussi que  les  tendances au communautarisme se  font souvent sentir à  tous  les niveaux et dans  des  circonstances  urbaines  totalement  différentes,  avec  des  effets  perceptibles évidents,  parfois  combattues,  parfois  tolérées,  parfois  enfin  acceptées  elles  aussi  comme facteur de cohésion. Le plus souvent en outre,  la dimension « temps » qui pourtant amène des changements décisifs brouillant la réalité première, n’est guère prise en compte. Alors pourquoi ne pas considérer que ce qui est recherché, ce « vivre‐ensemble » mal défini mais  pourtant  souhaité  et  considéré  comme  un  critère  positif,  est  un  véritable  enjeu  de culture  des politiques  et  des  opérations  de  renouvellement ?   Ne  serait‐ce  que  pour  que soient élucidés ses emplois ? 

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L’atelier aura pour objet à la fois : ‐ d’éclairer ce qui est « entendu » par ce qui est écrit et dit autour de la « diversité » ; ‐ d’apprécier  pourquoi  certains  lieux  (les  espaces  publics  urbains,  les  espaces  ayant 

valeur  de  centralité,  certains  services  comme  les  centres  commerciaux)  et  non d’autres sont pensés comme décisifs par rapport à la mixité ; 

‐ de sentir  la force d’intégration propre à certains quartiers (étapes dans un  itinéraire de socialisation ou au contraire, fin de parcours)  et la durabilité de leur fonction ; 

‐ d’étudier,  à  propos  de  quartiers  et  d’espaces  en  perpétuel  mouvement (transformations urbaine, évolution démographique et sociale), les conséquences sur la liberté de choix ou l’effet des contraintes sur la population. Les effets peuvent en être très contrastés : diversité acceptée et élargie, ou au contraire renforcement des communautarismes ; 

‐  enfin, de réfléchir au rapport entre l’échelle du temps et celle de la diversité (surtout démographique :  les  lotissements, mais  aussi  les  tours,  désertés  de  leurs  enfants, puis à nouveau peuplés de très jeunes…).  

 Synthèse de la séance 

 Propos introductifs  François MENARD  introduit cette séance consacrée aux réflexions sur  la diversité, organisée autour  de  trois  interventions,  celles  de  Virginie MILLIOT  et  Gilles  SUZANNE  qui  visent  à remettre  ces  questions  dans  leur  contexte  théorique  et  épistémologie  en  apportant  leurs réflexions  de  chercheurs,  et  celle  de  François Monjal,  programmiste  urbain,  qui  donne  le point de vue des personnes travaillant directement la matière urbaine sur ces questions. Ces trois interventions sont mises en discussion par les interventions de Christophe BETIN, DDE de la Loire, connaissant bien ces problématiques pour avoir participé à différents programmes de recherche et opérations de renouvellement urbain à Saint‐Etienne.  Avant de  laisser  la parole aux  intervenants, François MENARD souhaite rappeler  les entrées réflexives qui ont initié la programmation de cette séance.   François MENARD  « Il existe un certain nombre de termes aujourd’hui pour décrire  les diverses compositions sociales dans  l’espace urbain, « mixité », « diversité »… Derrière ces termes, et notamment celui  de  mixité  sociale,  un  certain  nombre  de  chercheurs  ont  dénoncé  le  fait  qu’ils constituaient une euphémisation de  la question ethnique en France ; d’autres ont critiqué ces dénonciations en disant que  la question ethnique et la question sociale se recouvraient ou s’articulaient de telle manière que l’on ne pouvait pas les réduire à l’une ou à l’autre de ces  dimensions ; moyennant  quoi  il  semblerait  que  nous  ayons  aujourd’hui  un  problème d’instruments théoriques et de notions, à  la  fois pour décrire  la réalité du  fonctionnement social de l’espace urbain et pour penser les alternatives aux politiques qui sont actuellement menées.  Dans ce contexte, il y a une notion que nous voulions introduire, sans savoir si elle offrait des perspectives  différentes  de  pensée  et  d’action  ou  si  elle  constituait  un  écran  de  plus :  la 

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notion  de  cosmopolitisme.  Nous  avons  en  effet  le  sentiment  que  dans  les  métropoles cherchant  à  attirer  les  artistes  internationaux,  les  élites  mondialisées  au  titre  de  leurs potentialités  créatives,  on  parle  assez  facilement  de  cosmopolitisme,  la  circulation  des hommes  et  des  identités  ne  posant  pas  problème ;  alors  que,  lorsque  le  constat  de  la présence de la société monde dans les métropoles est fait à travers la figure d’immigrés non qualifiés, non « recherchés », le cosmopolitisme n’est plus du tout assumé. Ainsi, on se disait qu’il y avait peut‐être quelque chose à chercher autour de cette notion, notamment dans la manière quelle a de valoriser une présence vécue de manière problématique par ailleurs. Ceci constituerait une première façon de reposer le sujet de la diversité.  La deuxième entrée est liée au contexte actuel. Les questions de mixité et de diversité sont évoquées  aujourd’hui  à  la  faveur  des  opérations  de  renouvellement  urbain  et  plus particulièrement des  rénovations urbaines de  l’ANRU, alors que  le constat d’un défaut de mixité  oriente  ces  opérations  vers  la  réintroduction  des  classes moyennes  dans  certains quartiers. Il n’est pas question de reprendre aujourd’hui les débats sur le caractère fallacieux des  présupposés  de  ces  politiques,  mais  plutôt  de  réfléchir,  notamment  à  travers l’intervention  de  François MONJAL,  sur  l’injonction  qui  est  faite  de  ce  point  de  vue  aux urbanistes aujourd’hui et sur la réponse qu’ils sont en mesure de produire peut‐être pas en termes  de  mixité,  mais  plutôt  de  condition  de  coexistence,  de  mise  en  relation,  de restitution  de  formes  de  vie  sociale  favorables  à  la  constitution  de  sujets  individuels  et collectifs. Cette réflexion peut, à notre sens, nourrir à la fois des questions de recherche mais aussi les pratiques. »  Synthèse des interventions  Virginie MILLIOT « Il serait bon tout d’abord de rappeler  le contexte général dans  lequel se pose  la question de la diversité aujourd’hui, que l’on soit chercheur, acteur de terrain ou autre, et qui fait que l’on a du mal à appréhender la diversité comme valeur.  Notre  modèle  d’intégration  républicain,  qui  n’est  pas  uniquement  théorique  et  qui s’actualise  dans  les  politiques  très  concrètes,  ne  reconnaît,  théoriquement,  que  des individus, formellement définis comme étant « libres et égaux en droit ». Afin de garantir la « neutralité »  du  domaine  public  et  l'égalité  des  individus,  le modèle  laïque  français  ne reconnaît  théoriquement  ni  les  minorités,  ni  les  communautés,  ni  les  appartenances particularistes. Pour préserver « l’espace  commun »  il  faut en garantir  la neutralité, éviter l'éclatement  dans  la  diversité.  Ce modèle  conduit  à  opposer  dans  différentes  sphères  de l’action  publique  « universalisme »  et  « affirmation  de  l’identité »,  « laïcité »  et « communautarisme ».  Nous  subissons  ce  cadre  général  qui  conduit  à  des  oppositions systématiques et des débats inféconds. En parallèle, les chercheurs français mettent en lumière depuis plusieurs années la « nature dissonante  du  modèle  d’intégration  français »  (Françoise  Lorcerie) :  la  diversité  est  non légitime et en même temps omniprésente, mais sur un registre essentiellement négatif, au travers  des  constats  de  ségrégation  spatiale  et  sociale,  et  d’ethnicisation  des  problèmes sociaux.  Si  la  question  de  la  pluralité  est  au  cœur  de  l’action  publique,  elle  n’est  jamais reconnue  comme  telle, ni  transposée en  valeur, mais prise  en  compte  sur  le mode de  la « commutation » et du « déplacement ». 

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Même sur  les terrains de  l’action culturelle où a été menée une politique pluraliste dite de « démocratie  culturelle »  ayant pour objectif une  revalorisation de  la diversité et une dé‐hiérarchisation des différences, on constate  la réapparition d’une certaine conception de  la laïcité  (qui  est  une  « laïcité  d’abstention »,  pas  une  « laïcité  de  confrontation »), mise  en œuvre sous  la  forme d’une « démocratie culturelle sous  tutelle ». Par exemple c’est  le cas avec  la danse hip‐hop : dans  le cadre d’un mouvement de  reconnaissance  institutionnelle, on  assiste  à  un  formatage  très  fort  dans  des  conventions  artistiques  légitimes,  qui  passe notamment par la sommation à l’ouverture sur l’universel, sur d’autres langages artistiques, avec  des  discours  récurrents  de  la  part  des  professionnels  qui  ont mis  en œuvre  cette politique  de  peur  du  repli  sur  un  « ghetto  artistique ». Même  dans  ces  champs  qui  se revendiquent pluralistes on voit donc une réapparition de ces oppositions entre, d’une part, l’universalisme et, d’autre part, le repli identitaire.   Ainsi on peut dire qu’il y a un véritable malaise par rapport à cette question en France dans toutes les instances de socialisation.  C’est  le  cas  à  l’école  par  exemple :  les  partisans  d’une  nouvelle  pédagogie  s’efforcent  de construire une nouvelle articulation entre l’institution scolaire et le « dehors », de repenser « un nouveau mythe laïque » qui tienne compte des conditions sociales et culturelles réelles des élèves d’aujourd’hui. Face à eux,  les « anti‐pédagogistes » brandissent  le bouclier de  la laïcité  et  de  l’universalisme  pour  maintenir  au‐dehors  les  particularismes  populaires  et ethniques, et  refusent  toute  adaptation des programmes et des manières d’enseigner de peur d’une dévaluation et d’une dissolution de  la  forme scolaire  (Jean‐Manuel de Queiroz, 2000). C’est un débat qui s’articule un peu dans les mêmes termes que dans le domaine de l’action  culturelle.  Par  ailleurs,  les  travaux  actuels  de  Geneviève  Zoïa  montrent  que  la question de la diversité surgit de manière inattendue, complexe et problématique au fil des interactions  scolaires.  La  difficulté  principale  est  que  la  différence  culturelle  n’est  pas toujours  là où  l’enseignant a décidé qu’elle  serait  ‐ dans  l’enseignement de  l’histoire, une sensibilisation aux musiques du monde, etc. ‐, mais de façon concrète et quotidienne sur des malentendus, des réactions épidermiques, etc.  Dans  un  deuxième  temps,  il  est  possible  de  partir  des  processus  urbains  pour  analyser comment  se  pose  la  question  de  la  diversité,  indépendamment  de  ces  espaces institutionnels. Nous  disposons  d’un  certain  nombre  de  travaux  d’ethnologie  urbaine  qui permettent de distinguer des dynamiques différentes reposant sur des espaces distinctifs. Si on schématise et que l’on créé une typologie idéal‐typique, il est possible de distinguer trois espaces :  l’espace de résidence,  l’espace du marché – du commerce formel ou  informel, et l’espace public ;  ces  trois espaces produisant des dynamiques différentes par  rapport à  la coprésence de cette diversité.   L’espace  de  résidence  renvoie  plus  facilement  à  des  logiques  que  certains  qualifient  de « communautaristes »,  liées  à  la  fois  aux  politiques  de  peuplement,  aux  logiques d’attribution de  logement et  aux  logiques  informelles de  regroupement.  La  concentration résidentielle  ayant  tendance  à  faire  naître  des  logiques  de  contrôle  social,  les  logiques résidentielles sont donc des logiques de l’entre‐soi, où l’on voit se cristalliser des formes de « traditionnalisme ».  Mais  les  travaux  d’ethnologie  urbaine  montrent  bien  que  dans  les 

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banlieues populaires où il y a une cohabitation de la pluralité, on observe aussi l’invention de codes  communs,  notamment  autour  de  logiques  d’honneur  (Petonnet,  Althabe,  Selim, Calogirou, Lepoutre, etc.). Ces codes communs, renvoyant à une sorte de synthèse culturelle un « minimum en  commun » qui permet d’organiser  ce  vivre‐ensemble. Parallèlement  les habitants de ces quartiers ont tendance à construire  en discours la pluralité de leur quartier comme  une  richesse  et  une  ressource.  C’est  une  manière  de  revaloriser  ces  quartiers stigmatisés : la richesse de la banlieue pour ses habitants, c’est la diversité de sa population. Ces  deux  processus  ne  sont  pas  étrangers  l’un  à  l’autre,  il  est  possible  que  se  déploie simultanément  cette  réglementation  du  vivre‐ensemble  autour  de  codes  comme  ceux  de l’honneur et des logiques de contrôle social « traditionnalistes ».   Le  deuxième  espace  est  celui  du marché,  du  commerce,  qui  va  faire  naître  des  logiques complètement  différentes  de  celles  du  premier  espace.  Dans  cet  espace,  les  différences s’accordent au fil de nouvelles valeurs. Les travaux d’Alain Tarrius notamment montrent bien comment  les  logiques  commerciales  d’échange  échappent  complètement  aux  logiques identitaires  des  espaces  résidentiels :  il  y  a  porosité  des  identités  dans  ces  transactions commerciales et invention d’autres valeurs comme celles de la parole donnée, des logiques de  négociation,  etc.  Emmanuelle  LALLEMENT  a  bien montré  dans  ses  études  sur  Barbès comment cet espace crée une sociabilité spécifique, une espace de « fictive égalité » où les différents partenaires  jouent avec  leurs différences. Tout cela  fait que  l’espace marchand, qu’il s’agisse du marché forain en tant que tel ou de commerce formel ou informel, renvoie à une  logique que  l’on peut rapprocher de  l’idée de cosmopolitan canopy d’Elijah Anderson, qui  peut  être  traduite  comme  « baldaquin  cosmopolite »  ou  comme  « verrière cosmopolite »,  développée  à  partir  de  l’observation  d’un marché  couvert.  Ces  « verrières cosmopolites »  sont pour  lui des  espaces publics de  relâche, où  la diversité  est  vécue de façon beaucoup plus décontractée. Ce  sont des espaces neutres où chacun est davantage enclin à faire avec l’autre, où sa présence n’est pas problématique, où chacun a le sentiment d’avoir une place et où, par conséquent, on va se sentir autorisé à engager la conversation. S’y  déroulent  des  jeux  de  négociations,  de  représentation  des  identités  stéréotypées.  Je trouve  que  ce  concept  colle  parfaitement  aux  recherches  d’Emmanuelle  LALLEMENT  sur Barbès. On voit donc dans ces espaces du commerce naître un rapport spécifique qui permet d’organiser la diversité de façon différente.   Le  troisième  type d’espace, c’est  l’espace public. C’est un espace plus complexe parce que c’est un univers dans lequel les rôles ne sont pas définis par une activité réglée, dans lequel on  ne  peut  anticiper  la  relation.  L’espace  public  ne  fonctionne  ni  comme  un  espace  de relâche, ni comme un espace de tolérance, mais c’est un espace dans lequel l’expérience de la diversité n’est pas moins structurante, même si elle l’est différemment.  Nous  sommes  actuellement en  train de  réaliser une  recherche  à Barbès, en  continuité et complémentarité avec ce qu’Emmanuelle LALLEMENT avait fait, dans laquelle nous essayons de  spécifier  la  nature  des  interactions  dans  l’espace  public  et  d’étudier  la  façon  dont l’expérience  de  la  pluralité  dans  l’espace  public  peut  être  structurante,  socialisante  par ailleurs. Ces phénomènes  sont  très difficiles  à  saisir d’un point de  vue empirique et nous obligent  à  des  déplacements  et  dépassements.  La  métaphore  de  la  mosaïque  urbaine notamment, qui amène à penser la diversité en termes de lots ne nous semble pas opérante 

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dans un contexte où sa dynamique renvoie à des univers en archipel, en tension. L’espace public n’est pas un espace délimité, clos,  constitué de morceaux à l’image d’un puzzle, mais recèle d’une dynamique beaucoup plus complexe, faite de chevauchements. C’est un espace poreux où les relations se créent sur d’autres logiques que celles de l’espace de résidence ou du marché, mais qui ne sont pas sans liens avec ses autres espaces de socialité.  A Barbès, on observe que les individus sont obligés de s’ajuster pour trouver leur place dans cette diversité, ce qui suppose des réajustements dans d’autres sphères. Et c’est justement à l’occasion de ces réajustements que  l’on peut analyser de  façon concrète  les mouvements qui  vont  de  l’espace  privé  vers  l’espace  public  ou  vers  le  politique.  Nous  observons  par exemple comment cette expérience de la diversité va avoir des répercussions en termes de pratiques  alimentaires  dans  l’espace  domestique  des  individus,  qui  répercutent  ces influences  par  des  transformations  d’habitudes  alimentaires ;  nous  essayons  d’analyser également  comment  cette expérience de pluralité peut produire des  remises en question individuelles : des personnes qui se rendent compte de la condition des immigrés en France, de  la condition des sans‐papiers, des problèmes de  logement à Barbès et, à partir de cette expérience  faite  dans  l’espace  public,  transforment  cela  en  engagement  politique.  Nous essayons  d’observer  de  quelle  façon,  concrètement,  du  privé  au  public  et  du  public  au politique, il y a une portée du pluralisme, même si cela repose sur les interactions « faibles » de l’espace public.  Il est également  intéressant aussi de voir, à  l’inverse, comment dans  l’espace public qui est un univers pluraliste, les normes sont négociées. A Barbès nous sommes témoins de toutes sortes d’interactions quotidiennes, d’événements, et  il très  intéressant d’observer dans ces moments  comment  les  individus  se  réajustent  ‐  qui  intervient ?,  pourquoi ?,  en  tant  que quoi ?, comment une personne à un moment donné s’autorise à dire, et en fonction de quels critères,  que  ce  comportement  n’est  pas  normal ?  ‐,  et  d’analyser  toutes  les  logiques d’argumentation  qui  interviennent  pour  réguler  et  réajuster  les  interactions. Dans  l’autre sens, cela nous permet de creuser la façon dont différents ordres de légitimité interviennent dans l’espace public.  Ainsi, dans l’espace public se déploient des relations qui se créent sur d’autres logiques que dans  les  autres  espaces,  et même  si  l’on  est  dans  un  « univers  des  liens  faibles  et  des sociabilités froides » (Isaac Joseph) ces interactions n’en sont pas moins structurantes.   Pour  finir,  je  ferais  quelques  propositions  permettant,  à  mon  sens,  de  penser  ces dynamiques  dans  toute  leur  richesse  et  leur  complexité,  et  d’ouvrir  le  champ  de  la discussion.  Je  pense,  fondamentalement,  qu’il  est  important  d’accepter  de  reconsidérer  notre conception du  cosmopolitisme. De  ce point,  je  trouve  très  stimulante  la  lecture d’Isabelle Strengers et  sa notion de « cosmopolitique ». Bruno Latour compare deux conceptions du « cosmopolitisme »1 :  celle  normative,  d’Ulrich  Beck,  où  se  terme  est  synonyme  de tolérance, d’ouverture  à  l’autre,  à partir d’une  certaine  conception de  l’universalisme ; et celle qu’Isabelle Strengers2 qui, sous le terme de « cosmopolitique », renvoie non pas à une conception pacifiée d’un universel abstrait, mais prend acte du fait que  le monde commun 

                                                            1  ‐ Bruno Latour, ” Whose cosmos, whitch cosmopolitics Comments on  the peace  termes of Ulrich Beck ” dans Common Knowledge,  vol 10, Issue 3, Fall 2004, pp.450‐462. 2 ‐ Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, Paris, La découverte, 1996. 

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n’est  pas  donné,  déjà  là,  reconnaissable,  mais  toujours  à  construire  ensemble,  dans  la complexité, la diversité et le conflit. Cette vision semble importante à accepter, notamment pour  dépasser  un  certain  nombre  de  travaux  et  de  débats  autour  des  apories  de l’universalisme.  Ce dépassement peut concrètement suivre plusieurs chemins.  Tout d’abord celui de la de la temporalité : il faut réintroduire le temps dans les analyses et les diagnostics publics qui sont faits, y compris dans les conceptions du communautarisme. Il y a notamment des processus générationnels qui font que ce qui se définit à une génération n’est  pas  déterminant  pour  la  prochaine.  Par  ailleurs,  des  travaux,  notamment  ceux  de Véronique De Rudder, dans la tradition de l’Ecole de Chicago, montrent que la capacité des individus à créer des groupes secondaires est proportionnelle à la force des liens primaires, c’est‐à‐dire  les  liens communautaires, de solidarité… Ce sont autant de constats qui ont du mal à être entendus dans un contexte républicain.  Celui  de  la  complexité  ensuite :  il  faut    se  rendre  compte  que  ces  processus  ne  sont  pas exclusifs  les  uns  des  autres  et  que  les  individus  peuvent  être  successivement  ou alternativement l’un et l’autre. Je pense à Ahmed Boubecker qui affirme qu’après le droit à la différence, il serait important de reconnaître aujourd’hui le « droit à l’ambivalence ».  Troisième  et  dernière  chose  enfin,  il  faut  prendre  la  mesure  de  la  ségrégation,  de  la stigmatisation et de son pouvoir structurant. De façon générale on a tendance à confondre espace  commun  et  contenu  commun,  ce  qui  constitue  tout  le  biais  des  politiques  de reconnaissance menées en France. Ainsi, selon moi, la question centrale, majeure à se poser, est celle de  l’accessibilité : être conscient du fait que  la stigmatisation et  la ségrégation ont un pouvoir très fort de structuration des identités. »   

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Gilles SUZANNE « Mon  propos  recoupe  en  partie  le  propos  de  Virginie MILLIOT, mais  sans  être  dit  de  la même manière.  Tout d’abord, selon moi,  le thème du séminaire repose sur deux notions polysémiques :  la diversité  et  le  renouvellement urbain. Ces deux notions  structurent et  sont  éminemment présentes dans  le débat public sur  la ville, elles sont aussi deux concepts opérationnels de l’action publique. Dans ce contexte l’enjeu est de taille : si ces notions sont polysémiques et parfois  mal  cadrées  cela  signifie  que  la  gouvernance  de  la  ville  et  son  aménagement reposent sur des catégories versatiles, pleines de subjectivisme et relativement instables.   Une fois ce cadre posé, j’aimerais développer quelques pistes.  J’aimerais  tout d’abord  faire  le point  sur  la notion de diversité.  Il  semble qu’il  y  ait deux façons principales d’interpréter  la diversité en termes urbains :  la diversité comme état de fait et la diversité comme processus. Ces deux acceptions de la notion de diversité sont liées à  deux  lectures  de  la  ville :  la  diversité  comme  état  de  fait  est  liée  à  la  figure  de  la  ville mosaïque,  la  diversité  comme  processus  est  plutôt  liée  à  la  figure  de  la  ville  comme phénomène de métropolisation, qui renvoie à des processus à  la fois sociaux et spatiaux, à des formes de dynamisme que rend assez mal le terme de ville mosaïque. 

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La  première  version,  celle  de  la  diversité  comme  état  de  fait  associée  à  la  ville mosaïque, inscrit  la pensée urbaine dans un paradigme de  la « fragmentation » :  la ville est vue  comme  un  ensemble  de  territoires  liés  à  des  communautés.  L’être‐ensemble  est interprété comme un tout organique, un cosmos, composé de parties qui coexistent (dans la paix  ou  l’affrontement),  un  ensemble  de  « bulles »  juxtaposées.  Ce modèle  est  en  partie celui de  l’Ecole de Chicago, notamment  les schémas de Burgess, une ville dans  laquelle  les quartiers sont juxtaposés pour constituer un puzzle dont les pièces sont autonomes les unes des autres. On peut définir cette approche de  la diversité comme un « cosmopolitisme de juxtaposition » : la diversité y fonctionne comme un dispositif d’enracinement. Dans chaque communauté,  les vies tiennent ensemble et se structurent autour de valeurs comme  le sol, le sang, la langue, la religion, la nationalité, etc., c’est‐à‐dire des valeurs territorialisées. Cela signifie que l’accès à l’espace public, les modes de vie, les formes architecturales, portent les marques de ces valeurs territorialisées. Schématiquement,  il s’agit d’un cosmopolitisme qui transcende  les existences  individuelles et  l’expression de soi,  les modes de  l’être‐ensemble et les formes de la mémoire collective, etc. La  seconde  version,  celle  de  la diversité  comme  processus  de métropolisation  de  la  ville, semble  s’inscrire dans un paradigme de  l’articulation.  Ici  la ville n’est pas un ensemble de communautés mitoyennes qui fragmenteraient l’espace urbain. La ville n’est pas seulement un cosmos, un tout organique composé de parties fonctionnelles et autonomes ;  la ville est un  ensemble  de  modes  de  participation  à  la  polis,  à  la  cité  à  travers  des  rapports d’approvisionnement mais aussi à  travers  l’engagement  individuel et collectif en  faveur de causes  communes,  à  travers  des  alliances  autour  de  croyances,  à  travers  la mobilisation individuelle  ou  collective  autour  de  souffrances  ou  de  précarités.  La  diversité  n’est  plus ramenée  à  une  quelconque  forme  d’enracinement  (sol,  sang,  religion,  etc.)  mais  à  des modes d’engagement, des usages. Pour reprendre  la métaphore de  la diversité comme un ensemble de bulles qui forment  la ville mosaïque, on peut dire que dans  la ville en voie de métropolisation  ‐  c’est‐à‐dire  qui  connaît  un  étalement  urbain,  un  changement  et  une intrication des  échelles  spatiales  et  temporelles, des mobilités urbaines  accrues,  etc.  ‐,  la diversité  emporte  dans  son  « écume »  les  bulles,  les  communautés,  elle  vient  les  drainer (Peter Sloterdijk). On peut alors définir la diversité comme un cosmopolitisme « immanent » ou  « polyphonique ».  L’espace  n’acquiert  pas  une  valeur  centrale  parce  qu’il  est  le  lieu dépositaire de valeurs territorialisées qui relient les membres d’une communauté. C’est tout le  contraire :  l’espace  acquiert une  valeur  centrale parce que  les usages qui  s’y déploient (l’art par exemple) vont faire de cet espace un moyen de pouvoir se déployer, une ressource pour pouvoir déployer des usages dans la ville. L’espace acquiert une valeur territorialisante pour une diversité de citadins. Ici le cosmos n’est plus délié de la polis. Nous sommes bien là dans la cosmos‐polis, dans la ville cosmopolite.  La deuxième grande piste de réflexion que  j’avais envie d’amener est une  interrogation sur la façon dont s’exprime concrètement le lien entre diversité et centralité. Dans mon  travail  de  recherche,  j’observe  et  je  documente  le  lien  souvent  étroit  entre  la création artistique et la ville. La tendance habituelle est de considérer la création artistique comme enclose dans des « quartiers d’artistes » :  les acteurs culturels  regroupés dans des friches  industrielles se pensent eux‐mêmes comme  les occupants de « villages d’artistes », on  parle  de  bohème  et  de  quartier  latin,  etc.  C’est  une  manière,  soit  de  rabattre  la 

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dimension artistique sur sa dimension spatiale, soit de  lier  le devenir culturel d’un quartier au  destin  artistique  de  ses  habitants.  Ainsi,  cet  espace  de  la  communauté  artistique  se juxtapose à d’autres espaces : par exemple à  l’espace de  la communauté marchande de  la ville, à  l’espace directionnel, etc.  Ici,  il s’agit d’une mixité de  juxtaposition et  il me semble que c’est une  façon  réductrice d’interpréter  les  liens entre diversité urbaine et  formes de centralités.  Alors  comment  appréhender  la  teneur  hétérogène  d’un  espace  tel  qu’un  « quartier d’artistes » ? Si  je prends  l’exemple d’un espace comme celui de La Plaine à Marseille  ‐ un quartier  du  centre  ville  ayant  perdu  sa  fonction  traditionnelle  de marché  de  gros  pour devenir à la fin des années 1980 un quartier de friches ‐ on peut dire que dans ce quartier la diversité c’est d’abord manifestée par une reconfiguration des activités professionnelles du secteur : plus de 150 cafés‐concerts s’y sont succédés en 15 ans. Puis, ces activités musicales se sont diversifiées en activités plus largement culturelles (théâtres, associations culturelles, librairies, centre d’information sur  la philosophie, etc.). Enfin, ce développement artistique et  culturel  a  incité d’autres  activités  à  s’installer :  snacks,  restaurants,  friperies, échoppes d’artisans  d’art  et  de  décoration,  boutiques  de  stylistes,  etc.,  des  strates  d’activités professionnelles différentes mais liées. La diversité se dit ici en termes de tissu économique, mais elle peut aussi se dire en termes de mobilités urbaines. Cet espace n’est donc pas simplement une niche de la bohème locale mais  un  espace  central  pour  nombre  de  citadins.  Ces  derniers  le  fréquentent  pour  sa création musicale, mais aussi pour ces commerces à la mode, ses restaurants, ses marchés et ses commerces de fines bouches… L’évolution économique du quartier a diversifié les flux de mobilité urbaine. Enfin cette diversité peut encore se dire en termes résidentiels, puisque, en étant devenu un quartier central pour nombre de citadins, cet espace s’est en quelque sorte  « visibilisé »  à  leurs  yeux  comme  un  espace  possible  de  résidence :  un  quartier  à l’ambiance jeune, aux terrasses ombragées, en parti piétonnier, où il fait bon vivre, etc. On comprend  ici que  la diversité n’est  ramenée à aucune unité de départ.  Il n’y a aucune communauté  intrinsèquement  liée  à  cet  espace.  La  diversité  y  fonctionne  comme  un processus qui conduit à faire de cet espace un espace central pour une pluralité de citadins, et  pas  forcément  des  artistes.  Par  conséquent,  si  certains  lieux  urbains  peuvent  être envisagés comme décisifs par rapport à la mixité dans la ville, c’est parce qu’ils sont devenus centraux pour une pluralité de citadins. Il n’aura pas suffit que cela le soit uniquement pour une  catégorie  spécifique. Plus que de mosaïque,  il  s’agit donc de  cosmopolitisme  comme d’un processus d’imprégnation.  Autre piste de réflexion : à quoi tient la force d’intégration de ce type d’espace urbain ?  Ce qui fait la force d’intégration de ce quartier, mais l’on observe le même type de processus à Istanbul, à Berlin, à Casablanca… c’est qu’en devenant un espace de scènes musicales, cet espace est de plus en plus mobilisé par les acteurs des mondes de la musique : d’une part, ils y réalisent mieux qu’ailleurs  leurs projets musicaux et  leurs projets de vie et, d’autre part, plus  ils  l’investissent  et  plus  ils  le  rendent  crucial  dans  la  réalisation  de  leurs  désirs  de citadins et de musiciens. Il en va de même pour les citadins qui mobilisent cet espace comme un  espace  ludique,  de  festivité,  de  sortie  nocturne,  de  flânerie,  etc.  Ainsi  la  diversité  se constitue autour de différentes valeurs territorialisantes, et non territorialisées. Le quartier acquiert une valeur d’usage.  

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En  ce  sens,  il  semble  que si  la  ville  est  une  ville‐mosaïque,  qu’elle  est  le  lieu  d’un cosmopolitisme de juxtaposition, le lieu d’une diversité dont les valeurs sont territorialisées, elle produit des formes de centralités qui sont segmentées et fonctionnelles. Si, en revanche, elle  est  une  ville‐écume,  dans  laquelle  existe  un  cosmopolitisme  de  porosité  ou d’imprégnation, elle est  le  lieu d’une diversité dont  les valeurs ne  sont pas  territorialisées mais territorialisantes, les formes de centralités qui en émergent ne sont plus segmentées et fonctionnelles, mais segmentaires et de synthèse, à l’échelle de l’agglomération.  Pour  conclure, que peut‐on dire des  liens qui existent entre  ce  type de diversité  faite de porosités,  de  latéralités,  entre  ce  type  de  cosmopolitisme  capillaire  et  réticulaire  (qui  est éminemment un enjeu de culture de et dans la ville) et le renouvellement urbain en tant que réalité urbaine ?  Pour  un  espace  de  ce  type  dans  la  ville,  l’acquisition  d’un  caractère  central  par  effet  de « cosmopolitisation »  des  populations  et  des  usages  entraîne  différents  effets  de renouvellement urbain, qui se lisent à l’échelle de l’agglomération, à travers plusieurs effets. Premier effet : cela élargit les modes d’intégration urbaine dans le secteur. En faisant de cet espace un  lieu qui  compte pour eux,  les  citadins participent pleinement  au devenir de  la ville, ce quartier devient pour tous un lieu de possible développement d’usages sociaux. On peut donc lire le lien entre diversité et renouvellement urbain en termes de réduction de la ségrégation socio‐urbaine ou en  termes d’intégration du plus grand nombre dans  l’espace public.  Deuxième effet : cela diversifie les modes d’intégration économique dans la ville. Les acteurs qui  s’y  investissent  y  inventent  d’autres  types  de  carrières  professionnelles,  de mobilité sociale et d’autres voies de réussite économique. Le  lien entre renouvellement et diversité se lit ici en termes de reprise économique et de croissance du tertiaire. Troisième  effet :  cela  renouvelle  les  formes  de  l’« habiter ».  Pour  les  acteurs  qui  s’y investissent, tenir à cet espace et tenir à ce qu’ils sont (par exemple à leur devenir‐créateur, etc.) représente la même chose. Une lecture peut être faite en termes de participation à la ville. Quatrième effet : cela  transforme  l’image de cet espace. En devenant un « quartier  latin » plutôt qu’un quartier interlope et de marginaux, cela a provoqué un effet de gentrification, à partir de la mobilisation d’un vide par une certaine catégorie de personnes. Le lien peut donc aussi  se  dire  en  termes  de mixité  dans  le  parc  locatif,  en  termes  de  fixation  des  classes moyennes  les plus  fragiles dans  le centre ville par  l’accès à  la propriété, ou en  termes de déblocage de l’offre et de la demande de foncier.  Dernier  effet,  cela  participe  à  une  synthèse  centrale  au  niveau  de  l’agglomération :  cela contribue  à  donner  au  centre  ville  de Marseille  une  forme  urbaine  non  plus  seulement historique  (mémorielle  et  monumentale)  ou  moderne  (mono‐fonctionnelle)  mais contemporaine  (plurielle  et  de  synthèse).  Cela  peut  donc  se  dire  aussi  en  termes  de participation de cet espace à l’attractivité de la ville.  Ces différents effets  s’appliquent au quartier de La Plaine à Marseille, qui correspond aux cibles  généralement  visées  par  les  politiques  publiques  de  renouvellement  urbain :  un quartier de friches et d’habitat dégradé, sans construction neuve depuis  le début du siècle, 

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couvert par les dispositifs de la politique de la ville, dont certaines rues et la place principale, sont classées en ZUS. Le  renouvellement  urbain  qui  s’est  finalement  réalisé  à  La  Plaine  s’est  fait  « à  compte d’auteur » :  les pouvoirs publics sont très peu  intervenus et sont arrivés en cours de route. On peut dire que la ville a été renouvelée, mais à l’initiative d’individus. Alors que Marseille postule au  titre de capitale européenne de  la culture, on peut dire que  les personnes qui sont à l’origine de ce processus ne sont pas pour rien dans cette candidature : aurait‐elle pu avoir lieu sans ce passif à mettre au crédit des seuls citadins ? Ainsi cela peut se dire aussi en termes  de  régénération  (du  quartier  et  du  centre  ville marseillais)  et  de  réduction  de  la ségrégation  sociale,  parce  que  ce  quartier  condense,  le  jour  et  la  nuit,  des  populations venant de tout Marseille.   Pour  conclure,  il me  semblait  intéressant  de  s’interroger  sur  la  façon  dont  les  pouvoirs publics se saisissent de ces processus : ‐ Comment identifier ce type de processus à temps pour les accompagner ? ‐  Comment,  à  défaut  d’accompagner  ces  processus,  peuvent‐ils  limiter  ce  qui  les menace (dérégulation  du  marché  immobilier,  frein  à  la  mobilité  intra‐urbaine  et transnationale…) ? ‐ Comment penser la diversité comme processus culturel de renouvellement urbain capable d’enrayer la crise des fonctions centrales classiques ? ‐ Comment penser la diversité comme un moyen de garantir le maintien et la production de l’espace  urbain  comme  espace  public  (égalité  et  liberté  d’accès,  anonymat,  transitivité, etc.) ? ‐ Comment penser la diversité comme un moyen de favoriser le passage de la ville fordiste et moderne à la ville globale et contemporaine ? ‐  A  quelle  échelle  intervenir :  agglomération  (régénération)  ou  parc  de  logement  social (rénovation) ? »  Synthèse des débats  Après  une  remarque  d’ordre  épistémologique  de  Jérôme  Boissonade  sur  l’utilisation  des concepts de « mosaïque » et d’ « archipel », une discussion s’engage sur l’héritage de l’Ecole de Chicago et les limites de ces notions. Jérôme Boissonade souligne à cette occasion l’intérêt d’une  utilisation  de  ces  deux  concepts,  sans  les  opposer  ‐  les  individus  et  les  collectivités construisant à la fois des attachements (mosaïque) et des détachements (métropolisation) ‐ , défendant un droit à l’opacité, chacun pouvant assumer des rôles différents en fonction des situations, sans que ses autres rôles soient démasqués.    A  l’issu de cette première discussion et à  l’appui des deux  interventions, un certain nombre de témoignages sont apportés et un débat avec  l’ensemble des personnes présentes se met en  place.  Le  déroulement  chronologique  des  interventions  n’est  pas  respecté  ici, au  profit d’un  regroupement  thématique.  Les  propos  des  différents  interlocuteurs  ont  parfois  été tronqués ou réorganisés de façon à concentrer la synthèse autour des quelques thématiques les plus débattues.   

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Christophe BETIN, grand discutant de cette séance, est invité à réagir au deux interventions. « Je  vais  commencer  par  me  présenter.  Je  travaille  à  la  Direction  Départementale  de l’Equipement de la Loire, je suis ingénieur, urbaniste et j’ai fait un parcours par la recherche. Actuellement  à  Saint‐Etienne,  j’accompagne un  certain nombre d’acteurs publics dans  les transformations de la ville et de son agglomération, très concrètement dans des opérations de  rénovation,  de  renouvellement  urbain,  de  requalification  d’anciennes  friches industrielles, de reconversion économique de territoires en cours de désindustrialisation. En même temps, mon parcours, en interface avec la recherche, fait que je participe à un certain nombre de travaux, notamment un programme de recherche  territorialisé en Rhône‐Alpes « Enjeux culturels du travail de mémoire ». Et puis j’ai été chargé récemment, par la mission de préfiguration de l’Etablissement Public d’Aménagement (EPA) de Saint‐Etienne, de lancer un appel d’offre de recherche pour accompagner l’action publique dans la transformation de Saint‐Etienne.  Mes réactions porteront essentiellement sur la situation de Saint‐Etienne aujourd’hui. C’est une  ville  qui,  sans  faire  dans  le  catastrophisme,  entre  les  deux  derniers  recensements  a perdu 30 000 habitants, ce qui, pour une ville de 180 000 habitants est beaucoup. Ce sont essentiellement les classes moyennes et moyennes supérieures qui sont parties. Cela donne une idée des processus de transformation qui sont à l’œuvre dans la ville. En même temps, beaucoup d’acteurs publics interviennent aujourd’hui dans de nombreuses parties de la ville avec  des  procédures  d’intervention  différentes :  de  la  rénovation  urbaine,  du renouvellement urbain, de la rénovation ou réhabilitation d’habitat privé dégradé en centre ville, des politiques pour renforcer la centralité de Saint‐Etienne… C’est  à  l’aune  de  ce  contexte  et  des  expériences  que  je  peux  avoir  que  je  suis  amené  à écouter et réagir.  La mission de préfiguration de l’EPA est arrivée à un moment donné dans cette ville suite au constat  de  dégénérescence  urbaine  mais  aussi  face  au  constat  que  ni  la  ville,  ni  les collectivités  locales  n’avaient  les  moyens  d’ingénierie  pour  intervenir  sur  cette  ville  de manière suffisamment forte pour relever le défi. Et, il y a un an et demi, quand cette mission de préfiguration est arrivée, cela a mis un peu  les gens en débat sur ce qu’il convenait de faire,  parce  qu’évidemment  lorsque  l’on  a  déjà  un GIP,  des  opérations  de  rénovation  et qu’un  EPA  arrive,  cela  pose  des  questions  de  coordination  pour  les  acteurs  publics, mais aussi des  interrogations sur  la ville, ce qu’elle est, ses composantes, son ensemble. Un des discours était de dire que ce qui est  très  riche à Saint‐Etienne, c’est son espace public, un espace public populaire, ethnique. Sans parler depuis  le point de vue du chercheur, quand on  en  fait  l’expérience,  on  en  perçoit  toute  la  spécificité  et  l’on  est  tenté  de  parler d’ « espace  public  stéphanois ». Mais,  simultanément,  l’essentiel  du  travail  des  pouvoirs publics  aujourd’hui  à  Saint‐Etienne  consiste  à  faire  de  la  gentrification,  et  d’en  faire  vite, avec  des  gros  outils,  des  procédures,  etc.  Ainsi,  il  a  semblé  que  l’on  était  dans  la contradiction entre le constat positif d’un espace public populaire, riche, que l’on voit nulle par ailleurs, et  l’arrivée massive d’acteurs publics avec des procédures, des modèles, avec pour objectif de réussir la gentrification de Saint‐Etienne.  Cette  contradiction  s’est  traduite en questionnement :  comment  faire de  la gentrification, sans que cela ne conduise à  l’éviction des populations pauvres ? Dans  le même  temps on s’est posé la question de savoir s’il fallait appréhender la ville comme un tout ou bien penser ses quartiers, penser mosaïque. On s’est demandé si, d’entrée de  jeu,  les pouvoirs publics 

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pouvaient  dire :  « ce  quartier  sera  le  quartier  des  classes  créatives,  celui‐là  sera  plutôt  la centralité où on va faire revenir les classes moyennes et supérieures »… ou s’il valait mieux avoir une stratégie urbaine plus complexe visant à accompagner des processus plus  locaux, tels  que  ceux  qu’a  décrit  Gilles  Suzanne.  Dans  les  faits,  le  débat  s’est  très  vite  arrêté : l’urgence  de  la  réussite  du  renouvellement  urbain  à  Saint‐Etienne  a  empêché  les  acteurs publics d’aller plus loin que l’alternative que j’ai évoquée.  Aujourd’hui  je me  demande  comment  il  est  possible  de mettre  en  question  les  acteurs publics  sur  ces  questions  là,  de  façon  très  concrète ;  comment,  face  à  des  acteurs  qui réfléchissent par projets et par catégories et qui utilisent des procédures assez normées,  il est possible d’infléchir les modes de pensée et d’action. Et je suis d’ailleurs assez surpris de voir que les situations que l’on rencontre à Saint‐Etienne sont relativement similaires à celles que l’on a connu dans les années 1970 en France, et que globalement, les questionnements et certains outils de  l’action publique sont  les mêmes, alors qu’aujourd’hui, à priori, et vos interventions sont là pour le montrer, on a quand même un autre bagage pour appréhender ces questions de transformations urbaines, sociales et économiques des villes. »   Vincent  BOURJAILLAT  est  lui  aussi  invité  à  faire  part  de  ses  réflexions,  issues  de  son expérience de terrain à Clichy‐Montfermeil.  « Tout  d’abord,  je  voudrais  rappeler  que  si  la  question  de  la  diversité  est  mise  à  mal aujourd’hui,  elle  garde  néanmoins  du  sens.  Elle  est  pour  moi  au  fondement  même  de l’existence d’une nation ou d’une société : une société n’a du sens que s’il y a du brassage, du mouvement. Si l’on renie cette notion là, on renie l’existence même d’une société… c’est basique, il me semble qu’il ne faut pas l’oublier.  Deuxièmement,  pour  le  dire  franchement,  la  tendance  naturelle  de  l’individu  c’est  la ségrégation. L’individu aime se retrouver avec des gens qui appartiennent au même monde, les riches ont notamment envie de se retrouver entre riches, de se protéger des pauvres et de construire un habitat, des équipements, dans  lesquels  ils reconnaissent ensemble qu’ils sont riches… c’est très basique, mais  je pense que c’est  fondamentalement comme ça que fonctionnent nos  sociétés. Que  l’action publique aide à  réduire ces effets, même  si elle  si prend  mal  ou  a  du  mal  à  s’adapter,  il  me  semble  que  c’est  quelque  chose  qu’il  faut conserver.   Troisièmement,  il me  semble  que  la  question  des  échelles  auxquelles  on  apprécie  cette diversité est primordiale.  La diversité doit être appréhendée à différentes échelles. On ne peut pas se contenter, par exemple, de dire qu’il  y a de la diversité en Ile‐de‐France. Parce que si globalement, à  l’échelle de  l’Ile‐de‐France,  la diversité est présente, elle n’existe que par juxtaposition d’entités qui se rejettent  les unes les autres, ce qui  ne me paraît pas avoir beaucoup de sens. De fait, il me semble que l’enjeu de la diversité se situe véritablement à l’échelle  du  quartier  ou  de  la  ville,  c’est‐à‐dire  à  l’échelle de  la  pratique  quotidienne  des citoyens.  Quatrième point : comment fait‐on dans les villes où il n’y a plus de diversité et de mixité, en raison d’un phénomène de départ et de ghettoïsation ? Je n’ai pas de pensée générale sur cette  question,  mais  plutôt  une  expérience  concrète.  Dans  les  deux  communes  que  je connais bien,  je vois se mettre en place deux stratégies différentes. D’un côté un maire de droite, qui conçoit  le  retour à  la mixité et à  la diversité par  le  retour d’une population de classes moyennes,  qui  a  pour  rôle  de  rééquilibrer  un  système  perçu  comme  défectueux. 

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Cette  stratégie  obéit  à  une  logique  qui  consiste  à  ramener  des  « bons  élèves »  dans  une « classe  de  mauvais  élèves »,  sans  pour  autant  reconnaître  explicitement  le    caractère « mauvais » de la classe, et en évoquant simplement, dans la tradition de l’idéal républicain, la force du « bon exemple » auquel il faut s’efforcer de ressembler. De l’autre côté, un maire de gauche, qui considère que la diversité existe déjà dans la population, et qui se donne pour objectif  de  construire  une  nouvelle  forme  de  diversité  en  dynamisant  les  processus d’ascension sociale des populations  locales. L’enjeu principal est, dans ce cas, de garder  la population qui aurait spontanément  tendance à partir une  fois qu’elle a acquis  la capacité d’aller ailleurs.  Je n’en tire aucune conclusion, mais je pense que c’est l’observation des politiques concrètes mises  en  place,  qui  permet  de  voir  comment  on  construit  cette  notion  de  diversité  et comment on répond à cet enjeu. »  Evelyne  PERRIN  souhaite  ensuite  témoigner  d’une  expérience  de  recherche  relative  à  la revendication de la diversité comme valeur dans certains espaces. « Un espace public comme celui des Halles, que je n’ai pas étudié en tant que tel mais qui a été très étudié par d’autres chercheurs, fait fonction de lieu de rendez‐vous pour toute une jeunesse urbaine, populaire, de banlieue. C’est assez fascinant de voir comment fonctionne cet espace :  il s’y déploie une sociabilité  intense, des gens y convergent très régulièrement de toute la banlieue parisienne, et c’est aussi un lieu de passage.  J’ai mené  l’été  dernier  une  enquête  auprès  de  jeunes  qui  fréquentaient  ce  quartier,  qui traînaient autour de  la fontaine des  Innocents et de  la place Carrée,  je  leur ai demandé ce qu’ils pensaient du Ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale, des rafles de sans‐papiers, mais aussi du durcissement du  regroupement  familial, et  je  leur ai aussi posé des questions sur ce qu’ils pensaient de  l’immigration, de  la diversité ethnique… J’en  interrogé 200  jeunes qui étaient tous très désireux de parler, qui avaient beaucoup de choses à dire, qui prenaient  très au sérieux  les questions, avec des opinions politiques  tranchées, et  très souvent une bonne formation politique.  Sur  200  personnes,  14  seulement  étaient  favorables  à  la  création  de  ce ministère,  6  aux rafles  de  sans‐papiers.  Les  autres  réponses  étaient  plus  diverses,  mais  une  écrasante majorité  de  ces  jeunes  exprimait  une  soif  de  diversité  ethnique,  de métissage,  un  désir d’ouverture au monde, un sentiment d’identité soit d’européen, soit de citoyen du monde, et étaient  souvent opposés aux  frontières.  Les personnes que  j’ai  interrogées étaient  très souvent en couple, très souvent des couples ethniquement mixtes.  Alors évidemment aux Halles on ne retrouve pas  les  jeunes qui restent enfermés dans  leur cité, qui n’ont pas  les moyens de  se payer  le  transport ou qui  restent enfermés  sur eux‐mêmes par manque d’argent ou pour d’autres raisons, on ne retrouve que ceux qui bougent, donc il y a un nécessairement un biais, mais c’était frappant d’entendre de façon récurrente cette revendication d’amour du mélange, exprimée parfois avec de très belles phrases telles que « moi j’ai grandi là dedans, cette diversité je ne veux pas qu’on me l’enlève, je ne veux pas que de nouvelles lois empêche de nouveaux venus de venir parce que pour moi c’est ça la vie »...  Il existe des espaces publics spécifiques, comme celui des Halles, qui attirent des jeunes qui partagent  spontanément  un  certain  goût  de  la  mixité.  J’y  suis  allée  pendant  un  mois 

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pratiquement  tous  les  jours  et  je  n’y  ai  pas  vu  beaucoup  de  frictions,  de  négociations difficiles entre les gens. »  Par  ailleurs,  Evelyne  PERRIN  souligne  que  dans  certaines  communes  qui  accueillent  une grande diversité d’origines, celle‐ci est de plus en plus mobilisée par les élus, y compris dans les discours électoraux, comme une richesse – c’est le cas de l’Ile‐Saint‐Denis par exemple. De son point de vue, on compte de plus en plus de communes de banlieue, où la diversité, même si elle continue à être stigmatisante, est vécue de façon positive par les habitants.   Michelle SUSTRAC souligne l’intérêt de la distinction faite entre espace de résidence, espace du commerce et espace public, mais se demande quel rôle peut jouer l’espace du travail vis‐à‐vis de cet enjeu de diversité, qui semble absent de notre questionnement.  Vincent BOURJAILLAT lui répond : « J’ai tendance à penser que la diversité par le travail va se faire  progressivement,  du  fait  d’impératifs  économiques.  Aujourd’hui  on  déplore  des problèmes  de  discrimination  à  l’emploi,  mais  à  un  moment  donné  notre  société  devra accepter la diversité parce que le monde économique en a besoin.  Par  exemple,  aujourd’hui,  la  clause  d’insertion  dans  les  marchés  publics  ‐  qui  oblige  à consacrer du temps pour insérer dans le monde du travail des jeunes, ou des moins jeunes, qui en  sont exclus – a  très mauvaise  image, parce que ces publics difficiles acceptent mal d’être maternés. Mais par ailleurs, alors que le secteur du BTP manque de main d’œuvre, les entreprises  investissent de plus en plus  le  champ de  l’insertion pour  accéder  à une main d’œuvre qu’elles n’arrivent pas à recruter !  Je pense donc qu’en matière de diversité  au  travail des processus de  ce  type  là qui  vont naturellement se mettre en place.  Michelle SUSTRAC et François MENARD  interpellent  les deux premiers  intervenants sur leur propos,  essentiellement  lié  à  des  centralités  urbaines,  à  des  quartiers  centraux,  et  se demandent de quelle manière  il est possible d’appréhender  la question de  la diversité dans les quartiers des périphéries, aujourd’hui majoritairement l’objet du renouvellement urbain, à l’aune  des  notions  qu’ils  ont  développées ;  s’il  est  possible  de  poser  la  question  dans  les mêmes termes ailleurs ou si ces situations nécessitent une approche différente.  Gilles  SUZANNE :  « Ce  ne  sont  pas  des  quartiers  centraux, mais  des  quartiers  qui  le  sont devenus. La plaine n’était pas un quartier central, mais un quartier stigmatisé comme étant un quartier déjà périphérique. Bien sûr,  il se situe à deux pas de  la Canebière, mais  il vivait les mêmes stigmates que les quartiers périphériques.  Pour  donner  un  autre  exemple marseillais,  Plan  de  campagne  a  vécu  les mêmes  formes d’émergence de centralité, non pas  sous  forme culturelle  ‐  le culturel  récréatif y est venu seulement ces dernières années ‐, mais sous forme de commerce qui s’est  inventé dans un impensé urbanistique total du point de vue de  l’aménagement. C’est un commerçant qui a monté  une  grande  surface,  au  départ  un magasin  de  fournitures,  et  à  partir  de  là  s’est inventé la plus grande zone commerciale d’Europe dans laquelle, à l’étonnement de tous, les gens ne viennent aujourd’hui plus seulement pour y acheter quelque chose, mais viennent aussi  se promener comme on vient dans un centre ville. Cet espace  fréquenté comme un centre  reste  pourtant  un  quartier  périphérique  d’abord  fréquenté  par  les  habitants  des périphéries marseillaises. Il me semble qu’il constitue donc un bon exemple de la fabrication d’une centralité. 

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Et pour rebondir sur les Halles : les gens viennent précisément aux Halles pour se confronter à la diversité. Cela rappelle ce qui a été dit sur les passages, sur les grands boulevards, c’est précisément sur cela que reposent les centralités : l’attrait pour la diversité. » François MENARD : « Je pense que ce n’est pas un hasard si vous avez retenu ces quartiers là. A vous écouter, j’ai l’impression que la diversité y est acceptable, même désirée, dans la mesure où se sont des espaces où l’on va. Or, il existe aussi des quartiers dans lesquels cette diversité est illégitime.  Si prend par exemple le cas du commerce, à Barbès ou dans d’autres quartiers de ce type là, le  fait  d’aller  y  acheter  des  produits  exotiques  dans  des  boutiques  tenues  par  des commerçants d’origine étrangère est  vécu de manière positive, alors que dans un  certain nombre de quartiers aujourd’hui en rénovation urbaine, le commerce ethnique est l’un des marqueurs  du  dysfonctionnement  du  quartier,  et  les  politiques  publiques  cherchent précisément à le faire disparaître pour produire de la ville banalisée. Pourriez‐vous nous en dire un peu plus sur cette divergence d’interprétation d’une même présence ethnique dans les quartiers qui font centralité et ceux qui n’en sont pas ? » Virginie  MILLIOT :  « Concernant  Barbès,  il  semble  que  ce  ne  soit  pas  aussi  simple… Cependant,  il est évident que cela n’a pas de sens de parler de mixité et de diversité dans des banlieues populaires complètement ségréguées, où il n’y a pas d’accessibilité au centre et  aucune  raison  pour  quiconque  de  s’y  rendre.  Ce  qui  fonctionne  pour  les  espaces  de centralité, ou construits comme tels, ne fonctionne pas dans ces quartiers. Nous sommes ici dans des logiques complètement différentes.  J’irai  même  plus  loin  en  prenant  l’exemple  de  la  région  lyonnaise.  Vaulx‐en‐Velin  et Vénissieux, qui sont deux quartiers aux  logiques de composition sociale, d’origine ethnique des populations et aux histoires de peuplement à peu près similaires, sont aujourd’hui dans des  situations  très  différentes  en  raison  des  politiques  urbaines  distinctes  qui  y  ont  été menées du point de vue de la centralité. A Vaulx‐en‐Velin, le maire Maurice Charrier fait tout pour que sa ville fasse centre, c’est le bon élève des politiques de la ville françaises – même si c’est toujours le premier lieu où les vitrines volent en éclat, mais c’est une autre histoire…  ‐ : s’y sont  implantés  le planétarium,  l’ENTPE, un certain nombre d’infrastructures qui  font que ce quartier n’est pas complètement ghettoïsé.  Mais sinon, tout autour de Paris, on a des espaces dans lesquels cela n’a absolument aucun sens de parler de diversité, de pluralité : ce sont des ghettos urbains dans lesquels il n’y a ni mixité sociale, ni accessibilité au centre. La diversité qui y est présente – d’un point de vue ethnique essentiellement – y crée des dynamiques et des modes d’habiter particuliers qui sont  liés au partage de conditions de vie non choisies.  Il s’agit d’une configuration et d’un rapport à la diversité complètement différents des quartiers centraux. »  Michelle SUSTRAC : « Ceci dit penser le centre comme tu le fais me semble tout à fait utile pour penser  la périphérie et  les problèmes de ségrégation, en nous permettant de toucher du doigt ce qui n’est pas : la diversité, le centre etc. On peut très bien parler de la périphérie à partir de vos analyses du centre, parce que ça nous donne des outils d’analyse. »   Le débat s’oriente ensuite sur ce qui fonde la différence entre des quartiers devenus centraux dans  lesquels  la diversité est admise et  les quartiers périphériques dans  laquelle elle semble problématique.  

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Michelle  SUSTRAC  se  demande  dans  quelle mesure  la  question  des  tissus  urbains  et  des formes urbaines entre en ligne de compte.  Vincent BOURJAILLAT  lui répond : « Je pense effectivement que  la forme urbaine peut‐être totalement  stigmatisante,  certains  quartiers  de  grands  ensembles  partent  avec  des handicaps réels de ce point de vue. Il devrait exister une forme d’égalité des chances vis‐à‐vis de  l’habitat et de  la  forme urbaine. Toutefois,  il est  intéressant de voir, qu’à  situation urbaine équivalente, se créent des processus de ségrégation distincts.  François MONJAL :  « Plus qu’une question de  formes,  il  s’agit d’une question de position territoriale : hors flux, hors marché économique et immobilier. » Vincent BOURJAILLAT : « Et d’accessibilité au centre. Par exemple, il est très difficile pour les jeunes de Clichy‐Montfermeil de venir aux Halles, les transports sont inadaptés et très chers. La  question  de  la  diversité  se  pose  donc  nécessairement  de  façon  différente  des  lieux centraux. » Gilles SUZANNE : « Pour revenir sur l’exemple de la Plaine, le quartier était sorti du marché foncier, alors que d’autres quartiers de grands‐ensembles comme Frais Vallon ne  l’étaient pas.  Concernant  ces  quartiers  de  grands‐ensembles  il  semble  qu’on  les  a  longtemps considérés par défaut : on leur assignait d’emblé un défaut de lien social, des défauts liés à leur micro‐territorialité. Mais il ne faut pas oublier les questions d’accessibilité : s’il n’y a pas eu d’émeutes à Marseille c’est parce que ces quartiers ont accès au centre ville. Et on peut même  se  dire  que  les  habitants  de  ces  quartiers  ne  voudraient  pas  du  centre  ville  en périphérie, ils sont très contents que le centre ville de Marseille se trouve là où il se trouve ! Et,  lors  d’émeutes,  ce  qui  provoque  de  la  colère,  ce  que  tout  le monde  demande,  c’est l’accès au centre ! Le lien social existe dans ces quartiers, et il s’organise autour d’une colère qui porte sur le fait de ne plus avoir accès au centre. Quelque part cela renvoie aux lectures de  l’Ecole de Chicago que  l’on faisait tout à  l’heure, on peut vivre à  la fois dans des formes d’être‐ensemble,  des  valeurs  similaires  et  à  la  fois  avoir  envie  de  se  frotter  à  d’autres valeurs !  Voilà aussi pourquoi il était intéressant de travailler sur le quartier de la Plaine à Marseille : il était sorti du marché foncier, il n’y avait plus de liens sociaux parce qu’il ne restait plus que quelques  habitants,  et  finalement,  par  un  effet  de  constitution  d’un  phénomène  de centralité,  par  adjonction  d’éléments  qui  ont  fait  centralité,  ce  quartier  a  retrouvé  un coefficient  de  fréquentation,  de  lien  social,  d’usage…  c’est  vraiment  cela  qui  fait  la singularité de la Plaine. » Jérôme  BOISSONADE :  « Ainsi  peut‐être  faut‐il  reprendre  la  notion  d’accessibilité  et  la considérer dans les deux sens : accessibilité des espaces – c'est‐à‐dire que tout espace peut faire sens à un moment donné – et accessibilité des situations, sens qui repose sur l’idée que ce  qui  fait  sens  c’est  d’abord  la  situation  vécue  à  un  certain moment. A  l’appui de  cette double notion d’accessibilité, on accepte qu’il puisse y avoir un phénomène de centralité à un  moment  et  pas  à  un  autre :  les  centralités  sont  portées  ponctuellement  par  les mouvements des personnes pouvant se rencontrer. A ce moment là on dépasse l’opposition centre/périphérie.  On  s’interroge  plutôt  sur  la manière  dont  peuvent  se  transporter  les situations  entre  centre  et  périphérie :  quels  sont  les  « bus »,  les  « navettes »,  et  quelles formes  prennent  ces  navettes,  pour  que  l’accessibilité  fonctionne,  pour  qu’elle  puisse  se généraliser ? »  

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Emmanuelle  LALLEMENT  poursuit  cette  réflexion  sur  la  construction  de  la  centralité  et  la prolonge en évoquant  les  concurrences possibles entre  les  formes de diversité propres aux espaces précédemment distingués (résidence, commerce, public).   « La typologie qu’à faite Virginie MILLIOT rend bien compte des dynamiques de diversité qui sont différentes à chaque fois dans ces trois espaces. Barbès est de ce point de vue un bon exemple : ce n’est pas un quartier central mais produit comme centralité, ce qui n’est pas exactement la même chose ‐, il fonctionne effectivement autour d’une mise en équivalence des différences, mais c’est précisément parce que Barbès ne s’est pas constitué comme un quartier  d’entre‐soi  et  qu’il  fonctionne  sur  une  accessibilité,  sur  une  morphologie particulière,  notamment  des  grandes  artères  –  la  situation  est  toute  différente  dans  le quartier voisin de  la Goutte d’Or où  l’on est dans une  logique beaucoup plus résidentielle. Plus encore,  il est particulièrement  intéressant de voir comment  les  logiques  résidentielle, marchande  et  d’espace  public  peuvent  devenir  concurrentielles  entre  elles,  et  comment l’action publique prend le levier de l’une pour appuyer sur l’autre.  A Barbès, les pouvoirs publics considèrent que, du point de vue de l’habitat, ils ont échoué à produire de la mixité. Si l’on prend l’exemple de la rue Dejean, dont les logements se situent juste  au‐dessus  du marché,  la  politique  visant  à  faire  venir  de  nouveaux  habitants,  des couples  jeunes,  des  classes  moyennes  supérieures  a  relativement  échoué,  et  les  prix immobilier n’ayant pas augmenté, les habitants ne peuvent pas revendre leur appartement pour s’installer ailleurs. Par conséquent,  les politiques municipales essayent aujourd’hui de produire de la mixité par l’angle marchand, la mixité étant ici comprise comme une tentative de des‐ethniciser Barbès ! Dans une enquête récente, j’ai été interviewer les gens qui sont chargés de « redynamiser la dynamique commerciale », ce qui veut dire en fait préempter les lieux qui ferment qui sont tenus  par  des  commerçants  africains  ou  maghrébins,  les  faire  gérer  par  une  Société d’Economie  Mixte,  les  réhabiliter  et  ensuite  les  louer  à  des  commerçants  que  l’on  dit « traditionnels ».    Qu’entendent‐ils  par  « commerces  traditionnels » ?  On  me  dit  par exemple qu’il s’agit d’implanter « un vrai boulanger », ou de mettre un Franprix, considéré comme  un  espace marchand  pour  tous  et  non  plus  seulement  destiné  à  une  population d’origine immigrée. Il va donc s’agir de mettre en place des loyers aidés pour des enseignes comme Franprix ou pour des chaînes de boulangerie, qui sont censées s’adresser à tous. Le modèle qui est repris est celui de la ville d’Amélie Poulain, et les exemples de rue‐marché qui sont  cités  sont  la  rue  Lepic ou  la  rue de  Lévis dans  le XVIIème,  ce qui pose quand même question à Barbès !  A Barbès, précisément,  le commerce ethnique est un commerce pour  tous, et notamment pour des gens qui habitent au‐delà du quartier, et c’est cela qui pose problème pour les gens du quartier, c’est qu’ils voient déferler des populations qui viennent de partout dans tous les sens du terme, de banlieue et d’ailleurs, alors qu’eux veulent se considérer comme habitants de quartier. Il s’agit donc de faire du commerce de quartier pour des habitants de quartier. Ainsi, on va essayer de faire fonctionner sur l’espace marchand la politique de « mixité » qui a échoué dans  le  résidentiel. La  logique  résidentielle entre en concurrence avec  les autres logiques. Dans  le  cas  du  commerce  asiatique  du  XIème  arrondissement  on  observe  les  mêmes processus :  la  logique de quartier devrait  supplanter  la  logique économique, on cherche à 

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recréer des commerces s’adressant à des habitants de quartier pour supplanter le commerce de gros chinois. »  Sophie  CORBILLE :  « Ainsi  on  ne  sait  plus  ce  qui  est  stigmatisant,  si  c’est  la  nature  du commerce – de gros plutôt que de détail – ou si cette stigmatisation repose sur une question ethnique, les discours politiques sont ambigus de ce point de vue. Vis‐à‐vis du commerce de gros chinois on observe une forte mobilisation des habitants parce qu’ils viennent mettre à mal la logique du quartier, font venir des gens de l’extérieur, etc. »  François  MENARD :  « Il  me  semble  que  ces  deux  exemples  obéissent  à  des  logiques complètement inverses. Dans le cas de Barbès, il s’agit d’une logique d’aménagement forcé d’un quartier qui fonctionnait économiquement et qui était attractif justement du fait de la présence des commerces ethniques, alors que dans le XIème il s’agit d’une transformation liée à l’activité économique, à des investissement bancaires particuliers qui contraint les acteurs locaux, associatifs ou publics, à construire des contre‐feux pour empêcher la transformation du quartier. A Barbès  il  s’agit d’une  situation de  sédimentation  longue de ces activités, et l’on constate  la violence de  l’intervention publique vis‐à‐vis de  l’installation du commerce, dans  l’autre on est dans  la violence du marché mondialisé par  rapport au  fonctionnement traditionnel d’un quartier… Enfin c’est un point de vue. » Emmanuelle LALLEMENT : « C’est  toutefois  la même  logique selon  laquelle  la diversité est acceptable du point de vue du commerce et répulsive du point de vue résidentiel.  Si Barbès est une centralité attractive du point de vue commercial, elle est très répulsive au contraire du point de vue résidentiel. » François MENARD :  « On  pourrait multiplier  les  exemples  sur  d’autres  quartiers.  Si  l’on prend un quartier comme Belleville, qui est attractif sur le plan résidentiel et où la diversité est tellement légitime que l’on a même tendance à inventer ce quartier comme quartier de tradition immigrée alors que ce n’est pas nécessairement le cas (Patrick Simon).   La  diversité  ethnique  y  est  légitime  alors  que  précisément  les  immigrés  on  de moins  en moins  les moyens d’y habiter. A  l’inverse, dans un certain nombre de quartiers de grands‐ensembles cette diversité d’origines est considérée comme  illégitime, alors qu’en définitive les habitants ne peuvent pas aller ailleurs. On a quand même dans la pensée de la diversité et  de  la mixité  en  France  un  certain  nombre  d’injonctions  paradoxales  que  les  politiques publiques ont du mal à identifier comme telles ! «   Le  débat  s’oriente  ainsi  vers  des  interrogations  relatives  aux  orientations  à  donner  aux politiques publiques.  Evelyne PERRIN : « Un des enseignements très  forts que  l’on peut tirer de ce qui a été dit c’est  que  les  politiques  publiques  doivent  veiller  à  accompagner  plutôt  qu’à  casser  des mutations de quartier  initiées par  les habitants eux‐mêmes. A force de s’acharner à vouloir faire  des  politiques  de  rénovation  urbaine  sur  un même moule  ‐  faire  venir  les  classes moyennes, faire partir ceux qui sont trop concentrés parce que trop pauvre, etc. ‐, on risque de passer à côté et/ou de briser les dynamiques émergentes dans certains endroits.  Gilles SUZANNE : « Oui,  je me retrouve complètement dans ce que vous dites, et  je pense qu’il faut accepter que dans la ville contemporaine le centre ville soit peut‐être moins visible et plus dans  le sensible. Il me semble qu’il y a des formes de centralité qui sont avant tout sensibles  et  peut‐être moins  visibles    ‐  au  sens  classique, monumental,  fonctionnel,  en termes de centre directionnel ‐, qui proposent pourtant des formes de diversité.  

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Je pense, par exemple, aux marchés aux puces dans  les quartiers périphériques : dès que cette  forme  de  diversité  dans  un  quartier  ‐  diversité  économique,  professionnelle  et résidentielle,  connectée  avec  des  réseaux  transnationaux,  alliant  «économie  formelle  et informelle ‐ devient trop visible, qu’elle prend une forme urbaine, on n’en veut plus ! François  MENARD :  « Il  s’agirait  finalement  d’accompagner  des  formes  d’émergence  de centralité périphérique » Michelle SUSTRAC : « Ou tout au moins de les laisser vivre ! » Gilles  SUZANNE :  « Plusieurs  études  témoignent  de  la  capacité  de  certains  espaces  à acquérir une valeur centrale du  fait de ses usages, sans que cela ne prenne  la  forme d’un centre  ville  ou  que  cela  nécessite  une  intervention  lourde  et  très  visible  en  termes d’aménagement. » Maria CASTRILLO : « Il me semble qu’il y a un concept qui peut être intéressant dans notre discussion d’aujourd’hui parce qu’il rassemble un certain nombre de nos réflexions, c’est  le concept de micro‐centralité.  Dans  le  cadre  de mon  activité  d’architecte‐urbaniste,  je  l’ai mis  en œuvre  dans  quelques villes italiennes et espagnoles, où j’essayais d’impulser simultanément la requalification des espaces  publics,  des  équipements,  la  diversification  des  logements  et,  en  plus,  une  autre facette de  la diversité, celle de  la diversité fonctionnelle, en  implantant des commerces de proximité, des lieux d’emplois, dans ces périphéries, qui, comme en France, sont très mono‐fonctionnelles. Ce concept de micro‐centralité suppose de prendre en compte, et c’est à mon avis ce qui constitue  sa  valeur  ajoutée  et  tout  son  intérêt,  les  petits  signes  de  changement  et d’adaptation dans l’espace public introduits par la population qui vit là depuis des décennies. Peut‐être qu’en  Italie et en Espagne  l’espace public des quartiers périphériques est moins rigide, moins difficile à transformer que dans les grands‐ensembles fonctionnalistes français, mais  il y a souvent des petits signes d’adaptation de  l’espace par  la population, des petits changements introduits par la vie de la population qui peuvent constituer la ligne directrice à partir  de  laquelle  cheminer  pour  imaginer  des  transformations  plus  planifiées,  plus projetées, des dynamiques de centralité. Il me semble que tous ces petits signes, enracinés, produits des changements opérés par les gens, peuvent être très fertiles pour penser l’action publique. »   Hélène HATZFELD conclut par son intervention la première partie de la séance. « Vous écouter renouvelle une question que je me posais avant de venir, sur l’intitulé même de notre réflexion : ce mot de diversité est‐il finalement le mieux approprié pour dire ce que l’on a à dire ?  Par rapport aux réflexions qui ont été faites j’ai l’impression que ce n’est pas directement la notion de diversité, la reconnaissance de la diversité, qui est en jeu, mais plutôt ce qui serait transversal,  les circulations,  le mixage,  les hybridations, etc. Ces mots là, qui  sont d’autres types de métaphore, qui sont sur un registre différent du mot mixité. J’ai  été  amenée  à  cette  réflexion  en  observant  les  « grands  récits »  se  constituer  au Ministère  de  la  Culture,  qui  semblent  se  cristalliser  aujourd’hui  autour  de  la  notion  de « dialogue interculturel ». Dans  les  années  1990  les  politiques  du  Ministère  reposaient  sur  l’idée  d’ « exception culturelle », thème que la France avait lancé pour défendre son cinéma, mais dont elle avait 

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ressenti le contre coup parce que cette position la mettait à l’écart des autres nations. Dans un deuxième  temps,  la France, à  l’appui de  la politique québécoise et en parallèle avec  la notion de diversité biologique, à promu  la « diversité culturelle » en défendant  le droit de toute  culture  d’être  une  exception.  Cette  deuxième  problématique  a  été  validée  par  la convention  de  2005  de  l’UNESCO,  celle  de  la  reconnaissance  et  de  la  promotion  de  la diversité des expressions culturelles. Dans un troisième temps, alors que le Ministère prenait conscient  du  danger  d’éparpillement,  d’un  point  de  vue  républicain,  que  pouvait  susciter cette  reconnaissance  de  la  diversité,  certains  représentants  du Ministère  ont  proposé  la notion de « dialogue  interculturel ». D’où  la convention actuellement mise en place avec  la Commission européenne et  le Parlement européen pour  faire de  l’année 2008  l’année du dialogue interculturel.  Il me semble que cette notion est  intéressante  ‐ même si comme vous  le voyez,  je prends une  certaine  distance  avec  les  choix  du Ministère  que  je  représente  –  pour  dépasser  les débats  institutionnels  et  oppositions  systématiques  qu’évoquait  Virginie MILLIOT  et  nous resituer au sein des enjeux de renouvellement d’aujourd’hui.  On  a  souvent  tendance  à  reprocher  l’uniformité  des  quartiers  en  rénovation,  de  leurs espaces,  de  leurs  bâtiments,  en  les  opposant  aux  espaces  centraux  faits  de  nuances,  de différences… Si on abandonne la notion de diversité pour lui préférer celle de dialogue cela permet, à mon sens, de dépasser ce débat, mais aussi celui entre égalité de droit et inégalité de fait : les nouvelles identités ne sont plus seulement du côté de l’égalité, mais des formes de différences qui ne  se posent pas en  termes d’égalité ou d’inégalité. Enfin,  la notion de dialogue permet aussi de dépasser le débat sur l’universalisme. Parler en termes de dialogue c’est,  d’une  certaine manière,  permettre  de  repositionner  ces  débats  et  ainsi  d’aborder franchement  la  question  du  lien  et  du  bien  commun,  autrement  qu’en  termes  de communautarisme  (particulier)  ou  de  montée  en  généralité  (universel),  cela  permet  de réinterroger le lien politique et notre système de valeur. Ainsi, il me semble que l’on aurait intérêt à  repositionner notre  réflexion  sur  la diversité  vers une  réflexion  sur  le dialogue  ‐ l’inter, le trans ‐ tout ce qui fait qu’une pratique est traversée par une autre, un usage, une parole…  ceci  peut  être  très  fécond  pour  notre  réflexion  sur  le  renouvellement  spatial,  le renouvellement social, le renouvellement de notre rapport à la cité et au politique. »  

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Synthèse des interventions  Pour  entamer  la  deuxième  partie  de  cette  séance,  les  organisateurs  ont  demandé  à Alphaville,  agence  de  programmation  urbaine,  de  présenter  une  expérience  de  projet  de rénovation urbaine pour illustrer la façon dont le travail sur les formes urbaines peut induire une réflexion sur la diversité.   François MONJAL : « Je n’aurais pas un propos aussi construit et étayé que les interventions précédentes,  mais  je  vais  essayer  de  vous  donner  une  vision  plus  opérationnelle  de  la réalisation d’un projet urbain, de la méthode et des principes qui peuvent être mis en œuvre par une équipe d’architecte‐urbanistes.  Il  s’agit d’un projet de ville qui a été commandé en 2003 à notre équipe, constituée d’un architecte‐urbaniste, Jean‐Marc Bichat et d’une agence de programmation, Alphaville, dont je  suis  le  gérant, par  les  services de  l’Etat pour  la Ville des Mureaux.  L’Etat  s’était  rendu compte qu’il  fallait  construire une approche urbaine en  complément de  la Politique de  la Ville essentiellement orientée vers des projets sociaux et culturels, notamment des actions d’alphabétisation,  d’échanges  entre  les  générations  et  les  cultures.  Dans  ce  contexte  où l’ANRU  n’existait  pas  encore,  l’Etat  a  organisé  une  consultation  pour mettre  en  place  un projet urbain qui ne  soit pas uniquement un projet dessiné, mais qui ait aussi un peu de contenu, l’enjeu étant de remettre un peu d’urbanité dans les quartiers de grands‐ensemble au sud de la ville des Mureaux. 

 

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La  commune  des Mureaux  est  constituée  d’un  bastion  villageois  au  nord,  au  bord  de  la Seine,  traversé  par  la  voie  de  chemin  de  fer,  et  d’un  grand‐ensemble,  qui  représente  la moitié du parc de logements communal, constitué dans son ensemble de 48% de logements sociaux.  Pour reprendre  les discussions de  la première partie de  la séance,  je voudrais d’abord dire que  la ville des Mureaux est un centre : c’est  le centre de  la communauté d’agglomération du Val de Seine,  la gare des Mureaux fait centre,  le marché est un vrai centre ethnique qui draine  les  habitants  d’autres  communes…  et  on  peut  penser,  c’est  ce  pour  quoi  nous militons, que ce quartier sera un centre demain. Nous ne sommes pas dans une situation de grande banlieue périphérique dortoir, la commune se situe à 40 kms de Paris et constitue un centre  économique  dynamique :  de  grandes  entreprises  comme  l’Aérospatiale,  EADS, Renault  sont  implantées  à  proximité,  drainant  plusieurs milliers  de  salariés,  des  ouvriers mais aussi des cadres. Cette ville de 32 000 habitants s’est largement constituée au moment de l’essor de l’industrie automobile.  Par ailleurs, les Mureaux se situent dans un cadre paysager exceptionnel, dans les boucles de la  Seine,  à  proximité  du Vexin  français  et  de  la  forêt  de  Saint‐Germain. Du  point  de  vue architectural,  on  avait  également  de  très  belles  constructions  modernes,  avec  des alignements  de  tours  le  long  d’une  voie.  Ainsi,  nous  avons  commencé  par  souligner  les atouts de la ville et du grand ensemble et par dire qu’il y avait des choses à préserver.  

Contrairement à la situation de Clichy‐Montfermeil qui est essentiellement constituée de co‐propriétés,  nous  avions  affaire  dans  les  quartiers  sud  des Mureaux  à  cinq  bailleurs,  cinq propriétaires  seulement,  avec  qui  il  était  possible  de  discuter  et  auprès  desquels  nous 

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pouvions  facilement obtenir des  informations  sur  les  locataires.  L’analyse de  leurs  fichiers nous  ont  permis  d’établir  un  diagnostic  social    et  notamment  d’évaluer  la  « mixité »  du quartier.  Les différents constats que l’on a pu faire sont les suivants : un quartier très jeune, avec un rapport de 7 jeunes de moins de 20 ans pour 1 personne âgée de plus de 60 ans ; une très forte perte de population liée au départ des classes moyennes ; un faible taux de formation ; un taux d’hébergés gratuitement exceptionnel ; une forte proportion de grands ménages et de  familles  polygames ;  une  part  importante  de  locataires  bi‐résidentiels  chez  les  plus anciens (6 mois aux Mureaux/6 mois au pays) ; mais aussi une montée très importante de la proportion de primo‐arrivants sur le territoire national. Ce qui signifiait que pour une partie importante de  la population  locale,  leur premier contact avec  la France était  les quartiers sud des Mureaux. Quand on imagine, à l’époque, l’arrivée des Bretons à Montparnasse, dans un milieu  urbain  constitué  où  il  y  avait  des  boulevards,  des  rues,  un  espace  public,  des commerces  –  qu’ils  soient  ethniques  ou  non  –  et  qu’on  la  compare  avec  l’arrivée  aux Mureaux, qui est une superposition de pièces urbaines, avec une absence d’organisation de l’espace,  un  espace  public  inexistant,  on  se  dit  qu’il  n’y  a  dans  ce  lieu  d’entrée  sur  le territoire, à qui l’on confère une vocation d’intégration, aucun facteur d’intégration !  Si  la propriété de  tout  le  grand ensemble par  cinq bailleurs peut  constituer un  avantage, cette absence de morcellement  foncier constitue aussi une des grandes  raisons d’être des processus de  rénovation urbaine, qui visent, notamment, à  redonner au  foncier une  taille normale et par conséquent à réinscrire ces quartiers dans les dynamiques de marché foncier et immobilier. En effet, qui est capable, à part un bailleur social, de racheter une parcelle de 10  hectares  et  500  logements ?  L’absence  de  découpage  foncier  rend  très  complexe  la mutation de ces quartiers.    Par  ailleurs,  ces  cinq  bailleurs  s’entendaient  suffisamment  pour  monter  un  comité  de bailleurs  commun  pour  gérer  les  espaces  extérieurs.  En  conséquence,  il  n’existait  plus aucune frontière entre les cinq parcelles, tout était indifférencié, avec une absence totale de marquage de l’espace. Il s’agissait finalement de la mise en application du concept de départ de  l’ « espace  ouvert »  qui,  théoriquement,  offre  des  atouts, mais  qui  en  pratique,  à  cet endroit  là,  ne  fonctionnait  pas.  En  outre,  une  nationale  supportant  un  important  trafic routier (40 000 véhicules/jour) passait au bord du quartier, l’espace ouvert débouchait donc sur une autoroute urbaine. Nous étions donc en présence d’un véritable vide spatial et de bâtiments implantés dans ce vide  souffrant  d’un  « déficit  d’adressage »,  c'est‐à‐dire  d’une  difficulté  de  repérage  des entrées  d’immeuble  et  des  adresses.  Ainsi,  malgré  la  qualité  paysagère  du  lieu,  le  site souffrait d’un manque d’adressage, d’une désorganisation des voiries, nous étions face à un espace public non structuré, qui n’était plus porteur de sens.   Face  à  ce  constat  notre  premier  travail  a  été  de  créer  des  « escalopes  foncières », permettant de redécouper l’espace et de savoir par où on rentre, par où on sort, comment aller d’un élément à un autre, etc.  

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La Vigne blanche : Etat initial et projet de découpage foncier  Le principe du projet consistait à recréer une avenue centrale, le square Molière, permettant aux  habitants  de  se  déplacer  simplement  à  l’intérieur  du  quartier  sans  avoir  à  faire  de détours, et permettant d’y implanter tous les équipements publics structurants du quartier, de  leur donner une adresse. Ce  square permettait de  recréer des adresses, mais aussi de réaffirmer une présence publique, de créer de l’espace public.  J’ai beaucoup aimé tout à l’heure la distinction faite entre espace habité, espace du marché et espace public. Notre raisonnement en tant qu’urbanistes est plus basique et repose sur la différence duale entre espace privé et espace public. Cependant l’espace public a beaucoup de  sens pour nous :  c’est  l’espace dans  lequel doivent pouvoir  se dérouler  tous  types de manifestations.  Par  exemple,  au  nord,  se  situe  le  marché  ethnique,  qui  existe  depuis longtemps. Nous ne l’avons pas inventé, nous avons simplement amélioré son adressage en enlevant  le casseur automobile  implanté  juste devant, nous  l’avons un peu formalisé, nous avons  essayé  de  l’aider,  de  lui  donner  une  visibilité.  Il  s’agissait  donc  bien  de  faire  une différence entre espace public et espace privé, mais ce qui ne voulait pas dire que  l’espace privé devait être automatiquement clôturé – ce qui a tendance à se faire dans les politiques de  résidentialisation. Notre principe était d’utiliser un bâtiment pour créer  la  limite plutôt que de mettre une clôture, sur  le modèle de  l’îlot parisien traditionnellement délimité par des immeubles. Notre principe était de créer des îlots‐porches, l’immeuble créant une partie de  la  frontière  avec  la  rue,  sans  fermer  complètement  l’îlot.  La  densification  et  le redécoupage permettaient de  créer des ensembles de 50  logements  sociaux, plus  facile à gérer  et  à  faire  évoluer  que  des  blocs  de  500  logements.  Ainsi,  à  côté  de  certaines démolitions  que  nous  avions  programmées  dans  des  parties  du  parc  qui  le  nécessitaient, notre parti‐pris était d’utiliser la densification urbaine pour restructurer le grand‐ensemble.  Bien  sûr  il  s’agissait  d’un  principe,  dans  la  réalisation  opérationnelle  c’est  toujours  plus compliqué : qui va gérer cet espace public, qui va vouloir habiter dans un rez‐de‐chaussée dans un  grand  ensemble  aujourd’hui, quels  vont  être  les  commerces que  l’on  va pouvoir implanter pour occuper ce linaire ?  

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Par  ailleurs,  à  l’occasion  de  cette  densification  résidentielle,  l’Etat  comptait  augmenter l’offre  de  logements  sociaux  et  faire  passer  le  taux  de  48  à  55 %  du  parc.  Nous  avons heureusement  réussi  à  trouver  des  lieux,  à  proximité  du  parc,  avec  une  vue  dégagée, pouvant être revendus à des opérateurs privés pour leur proposer de faire d’autres types de logements (intermédiaire, logement étudiant…) de façon à ne pas trop augmenter le taux de logement social déjà important.  Dans  ce  type  d’opération,  il  est  toujours  délicat  de  programmer  les  typologies :  trop  de logements  sociaux  enfermeraient  le  quartier  dans  ses  difficultés, mais  trop  de  logements privés, étant donnée la situation des Mureaux en Ile‐de‐France, risquerait d’enclencher une gentrification  rapide du  site. En effet, dans  les Yvelines, département plutôt privilégié, ne subsistent que quelques poches de grands‐ensembles à Chanteloup, Mantes, Les Mureaux, Trappes, Carrière‐sous‐Poissy, et si on laisse faire le marché, ce n’est pas très compliqué de faire un projet résidentiel privé…  Cette  vision  urbanistique  que  je  viens  de  vous  présenter  a  été  complétée  par  une  vision programmatique, qui  complète cette  réponse  formelle. Dans  ce  cadre nous nous  sommes saisis  du  travail  d’action  sociale  et  culturelle  locale  faite  auprès  des  populations  pour appuyer nos propositions, l’idée étant de prolonger notre travail sur l’espace public dans les équipements publics, car pour nous l’espace public ne s’arrête pas à la rue. Nous  avons  réfléchit  à  la  possibilité  de  mieux  optimiser  les  équipements  existants, notamment  les écoles,  finalement  inoccupées quatre mois dans  l’année, en proposant des mutualisations  d’équipements,  pour  limiter  les  coupures  et  inscrire  une  continuité  de  la présence publique.  La  question  des  équipements  était  complexe  dans  ce  site :  initialement  regroupées  les infrastructures publiques formaient une barrière qui enclavait complètement une partie du quartier et compliquait les parcours des habitants. Le mail d’équipements publics s’est avéré être un lieu intéressant pour positionner les choses, mieux les organiser. Par  ailleurs,  nous  avons  proposé  l’idée  de  créer  un  « centre  du  langage  et  du comportement », le terme « centre » ne voulant pas forcément dire qu’il s’agissait d’un lieu formalisé. L’alphabétisation était un vrai sujet aux Mureaux, mais  tourné uniquement vers les  habitants,  alors  que  parallèlement  de  nombreuses  entreprises  y  sont  implantées, notamment  l’aérospatiale et  le centre national de formation d’EDF.  Il s’agissait de créer un équipement qui serait  le  lieu de croisement entre actifs et habitants peu alphabétisés. Pas uniquement un centre pour apprendre le français, mais un grand centre des cultures et des langues,  où  seraient  proposées,  par  exemple,  des  formations  sur  la  culture  chinoise  aux salariés d’EADS, dans le cadre d’une politique d’export…  Aujourd’hui ce projet reste inscrit, mais ce n’est pas une idée qui a pris forme, ce qui est dommage… c’est un échec pour nous programmistes.  Notre discours reposait sur  la démonstration que  la banlieue était porteuse de  lieux forts ‐ c’est un discours que  l’on défend aussi dans d’autres dossiers, mais qui a parfois du mal à être entendu par les élus ‐, nous voulions convaincre les acteurs publics que l’on peut mettre de la culture, des équipements structurants en banlieue.  Finalement, ce que l’on a réussi à mettre en place c’est la conversion d’un ancien presbytère en lieu culturel (danse, musique actuelle), ce n’est toujours pas fait mais on a un peu plus de 

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chances  que  cela  se  réalise  parce  qu’on  a  réussi  à  greffer  ce  projet  autour  d’un  festival préexistant… mais ça reste une très petite échelle par rapport à l’ambition de départ.  Parce  qu’entre‐temps  on  a  été  rattrapés  par  l’ANRU,  qui  est  une  grosse  machine  qui demande des résultats, notamment en termes de production de  logements. Aujourd’hui  la priorité est donnée aux logements et l’ANRU ne finance pas les équipements, il faut chercher d’autres financements pour créer des grands équipements, notamment l’Europe. »   Synthèse des débats  Emilie BAJOLET : « Pour prolonger  l’intervention de mon collaborateur François MONJAL et repositionner son propos sur  le thème de  la mixité,  je dirais que finalement  l’architecte ou l’urbaniste ne peut pas  imposer ou décréter  la mixité, mais peut en revanche recréer de  la mutabilité  dans  ces  quartiers,  c'est‐à‐dire  redonner  à  ces  quartiers,  qui  n’ont  pas  la possibilité  de  muter  en  raison  de  la  structuration  de  leur  foncier,  la  capacité  de  se transformer,  comme  peuvent  se  transformer  des  quartiers  comme  la  Plaine  ou  d’autres quartiers urbains, non pas seulement en raison de leur position de centralité, mais aussi de leurs formes plus segmentées. La  première  chose  que  peut  donc  faire  l’architecte‐urbaniste,  c’est  de  restaurer  les conditions de possibilité de la mutation. Ce n’est pas une véritable politique de mixité, mais c’est un pari sur  la mixité future. En remettant de  l’espace public, des équipements publics attractifs, en redonnant du sens et de  la visibilité à des  lieux qui sont déjà des espaces de diversité, d’attractivité comme un marché ethnique, un petit centre commercial, une école, cela permet dans un deuxième  temps de  revendre des  îlots à des propriétaires privés, de faire muter le parc de logements et du coup de diversifier un peu plus la population à terme. C’est donc un pari sur l’avenir qui est fait, à partir d’un travail sur la forme urbaine. Finalement, cette  idée d’inscrire du mouvement semble  rapprocher un certain nombre de nos prises de position  : Hélène HATZFELD disait  tout à  l’heure que  la notion de dialogue, d’échange est plus  importante que celle de diversité ; nous évoquions plutôt ces  lieux qui sont  centraux  à  un moment  et  plus  à  un  autre,  et  qui  le  sont  en  raison  des  flux  qu’ils génèrent. Cette  idée de mouvement peut permettre, à mon sens, d’établir un  lien  réflexif entre  les espaces centraux et  les espaces de périphérie, parce que  finalement ce que  l’on aime dans  les quartiers centraux c’est de  la diversité qui bouge, et ce que  l’on n’aime pas dans les quartiers de grands ensembles c’est qu’il y a de la diversité mais qui est assignée à résidence. Peut‐être que c’est une des notions autour de laquelle il y a une réflexion à avoir.  François  MONJAL :  « Notre  travail  consiste  à  redonner  de  la  valeur,  de  la  capacité économique à un site. Dans certains sites comme dans celui des Mureaux,  il est nécessaire qu’il y ait un apport d’argent public pour déclencher la mutation, sans interventionnisme de la part de l’Etat, c’est très compliqué. Ailleurs, on le voit à la Plaine, dans des sites où le tissu urbain  est  beaucoup  plus  fragmenté,  des  opérations  peuvent  naître  indépendamment  de l’Etat  et même  le  dépasser.  Par  exemple  dans  le  bas Montreuil,  une  chaîne  de magasin biologique a récupéré tout le foncier autour de la Place Robespierre et a fait complètement évoluer  le quartier. Dans certains  lieux,  il suffit qu’il y ait un tout petit peu d’aide au début pour que ça mute, dans le cas des Mureaux, il faut aider vraiment beaucoup.  Après  on  peut  se  demander  quels  sont  les  outils  les  plus  pertinents  pour  mener  ces politiques, faire les bons choix et faire en sorte que le projet soit conforme aux objectifs de 

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départ une fois qu’il est confié à un aménageur qui,  lui, a des objectifs de rentabilité, pour que  l’impasse ne soit pas faite sur certaines propositions qui ont une pertinence à l’échelle d’un projet global. »   Christophe BETIN prolonge cette  interrogation sur  les outils en  initiant une réflexion sur  les modèles  idéologiques et urbains  sous‐jacents qui guident  les acteurs publics,  ce qui donne lieu à de nombreux échanges entre les participants. Christophe BETIN : « Aujourd’hui on sait qu’il y a des urbanistes qui ont des outils pour créer les conditions pour avoir une population « plus diverse ». Mais qu’est‐ce que la diversité de la population ? S’agit‐il d’avoir toutes les classes sociales représentées ? A Saint‐Etienne avant qu’on se rende compte que les classes moyennes étaient parties, il n’y avait  pas  vraiment  de  constat  d’un  manque  de  diversité  mais  plutôt  le  constat  d’une sociabilité populaire dans  les espaces publics, d’une cohabitation de plusieurs générations d’immigrés – étrangers et ruraux. Et puis à un moment donné des acteurs publics constatent la  fuite  des  classes  les  plus  aisées  et  automatiquement  une  réponse  est  faite  en  termes d’aménagement, et d’amélioration de  l’attractivité du parc de  logement. A partir de  là  se mettent en place un certain nombre de procédures, de dispositifs qui se greffent à ceux déjà existants.  L’enjeu  de  la  diversité  renvoie  à  une  notion  d’attractivité,  et  en  Rhône‐Alpes  l’étalon  de l’attractivité est celui d’une ville comme Lyon, avec sa vie urbaine, ses élites… on pourrait donc  faire  de  Lyon  un  modèle,  et  mieux  essayer  de  faire  venir  un  certain  nombre  de lyonnais. Or, à Saint‐Etienne on peut se demander si c’est un enjeu de diversité ou plutôt un enjeu  de  fluidification  des  trajectoires  résidentielles  dans  la  ville.  On  sait  que  certains quartiers  accueillent  traditionnellement  des  populations  qui  en  repartent  ensuite  pour habiter ailleurs dans  la ville. Le marché  immobilier n’est pas terrible, mais en même temps ce  type  d’habitat  permet  à  des  gens,  à  un  moment  donné,  d’entamer  des  trajectoires résidentielles ascendantes. Actuellement, on met en place un certain nombre de politiques dites de  lutte  contre  l’habitat  indigne, mais on  sait que  cela provoque du  relogement,  la montée des  loyers… Il n’y a pas de véritable pensée sur le fonctionnement de  la ville, voire sur  la  pertinence  de  la  mobilisation  des  outils  de  démolition‐reconstruction.  Or,  si  l’on raccroche  la réflexion sur  la diversité à des questions de mobilité résidentielle, ce n’est pas forcément  la  création d’axes majeurs ou d’un maillage qui est nécessaire, mais plutôt de permettre à certaines personnes d’arriver dans la ville puis d’aller vers d’autres quartiers, et pour les classes moyennes de rester dans la ville plutôt que de partir vers les territoires péri‐urbains. Il me semble que la question de la culture des acteurs publics du renouvellement urbain est à creuser de ce point de vue là. On pourrait développer des approches plus fines en prenant le temps de regarder comment fonctionnent les quartiers dans la longue durée, il n’est peut‐être  pas  toujours  nécessaire  de mettre  en  place  des  procédures  lourdes  ou  pertinent  de vouloir tout régler dans un temps court. Cela pose aussi question  sur  la manière dont  sont élaborés  les diagnostics par  les acteurs publics. Je suis assez surpris de voir dans certains diagnostics que  les classes ouvrières sont « sur‐représentées ».  Ce  type  de  formulation m’interpelle  beaucoup :  pourquoi  serait‐on dans une surreprésentation, ce n’est pas du diagnostic ! Elles sont peut‐être surreprésentées par rapport à un projet que l’on a, à un référent, un modèle, mais je ne vois pas comment on 

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peut écrire dans un diagnostic qu’il y a trop de population ouvrières, elles sont  là ! Quand des acteurs publics font  le constat d’un manque de diversité cela révèle ce qu’est ou n’est pas pour eux  la diversité, et par conséquent se dessinent des modes de hiérarchisation des quartiers qui n’existaient pas ou qui n’étaient pas revendiqués en tant que tels avant qu’on se pose la question.  La question de la culture des acteurs publics et des modèles qui sont mobilisés pour traiter ces questions de diversité et de mixité dans la ville me paraît donc être un enjeu essentiel à creuser. »  François Monjal : « Il faudrait surtout et d’abord qu’en matière de modèles urbains,  il y ait un  minimum  de  culture  commune  à  partager  avec  les  élus.  Parce  que  très  souvent, finalement cette culture commune se réduit à la connaissance des procédures : la culture de l’outil est maîtrisée, elle  rassure, mais on constate parfois une absence  totale de contenu dans les projets. »   François MENARD : « Si l’on reprend ce qui a été dit précédemment, à savoir que finalement les espaces publics et les espaces du commerce donnaient prises à des formes de diversité et de diversification plus  riches et  complexes que dans  les espaces de  résidence, on peut  se demander par conséquent si les politiques de renouvellement urbain menées au nom de la mixité, qui s’appuient essentiellement sur l’entrée logement, ne sont pas vouées à l’échec.  François MONJAL : « Dans  le cas des Mureaux,  la  réflexion n’était pas uniquement portée sur  le  logement, mais sur  les espaces publics,  les équipements,  le marché… il faut apporter des solutions multi‐fonctionnelles, mais il est vrai que l’ANRU répond essentiellement à des enjeux de production de logement» François MENARD : « Par ailleurs, on peut se demander finalement si ces politiques ne sont pas tout simplement des politiques de gentrification. Une fois que l’on a réussi à faire venir les  classes moyennes,  tout  l’enjeu  consiste à  contrôler  les évolutions  sociales, à gentrifier sans exclure. S’appuyer sur autre chose que les espaces de résidence peut être un moyen de maintenir du mouvement et de limiter les effets ségrégatifs.  François MENARD : « C’est pour cela qu’il est nécessaire à mon sens de mettre en tension les  logiques  d’attractivité  et  les  démarches  d’identification,  d’accompagnement,  et  de renforcement des centralités secondaires, plutôt que de voir celles‐ci comme un obstacle à l’attractivité de la ville.  Par exemple,  les commerces ethniques qui sont vus, en périphérie, comme des marqueurs de déclin, mais qui ont des  fonctions de centralité secondaire, pourraient être porteurs de sens dans un projet où la diversité est appréhendée comme possibilité d’existence et d’accès de tous à  la ville. Mais  le plus souvent, dans  le cadre de politiques visant à réintroduire  les classes moyennes, ceux‐ci sont considérés comme un obstacle à l’attractivité du quartier. La valorisation  des  centralités  secondaires  est  difficile  à  intégrer  dans  la  pensée  et  dans  les projets urbains.  Christophe BETIN : « Je pense que sur ces questions là il ne faut pas trop déterritorialiser la réflexion.  Concernant  le  commerce  ethnique,  s’il  est  stigmatisé  et  considéré  comme extrêmement dévalorisant dans  certains espaces périphériques, dans d’autres  il est porté positivement par les collectivités qui survalorisent cette présence commerciale, c’est le cas à Saint‐Denis ou à Givors par exemple.  Emmanuelle  LALLEMENT  et  Sophie  CORBILLE :  « Finalement,  derrière  la  question  de  la mixité se cache souvent une  interrogation ethnique, dont  la définition et  l’évaluation sont 

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complexes.  Par  exemple,  la  désignation  de  « commerce  ethnique »  est  elle‐même problématique,  et  renvoie  à  différentes  réalités.  Parfois  elle  repose  sur  l’origine  de  la personne  qui  tient  la  boutique  plutôt  que  sur  ce  qu’elle  vend.  Les  personnes  qui  sont chargées  du  recensement  des  commerces  ethniques  à  Paris  sont  d’ailleurs  embarrassées pour désigner ce qui est « ethnique » et ce qui ne  l’est pas. Ce que  l’on considère comme ethnique  est  souvent  une  question  de  regard :  la  présence  d’un  enseigne  étrangère,  un gérant d’origine supposée ethnique, les produits qui sont vendus, la clientèle… parfois cette diversité  est  perçue  positivement,  parfois  négativement,  il  y  a  beaucoup  de  situations différentes qui demandent effectivement à être contextualisées. »  Michelle  SUSTRAC :  « Tout  ceci  conforte  la  pertinence  d’un  accompagnement  par  les chercheurs,  dans  la  durée  et  de  la  présence  d’un  débat  permanent  et  d’instances  de réflexions sur la ville dans les opérations d’aménagement. Mais comment faire pour que les travaux  et  que  les  positionnements  des  chercheurs  produisent  des  transformations  dans l’action publique ? Comment des analyses hyper‐fines de micro‐société peuvent‐elles nourrir le projet ? Pourtant il y aurait un fort enjeu de prise en compte de ces apports, notamment pour construire d’autres outils.  Hélène HATZFELD : « Je pense que  l’on devrait creuser, dans  le cadre de  l’appel d’offre qui sortira de notre séminaire, le questionnement sur la capacité de cette notion de diversité à produire  autrement  les modèles  de  la  ville,  parce  qu’il me  semble  que  cette  notion  de diversité permet d’interpeller les formes urbaines (grille, maillage, paysage…). »   

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Atelier 4  

Vivre la ville durable, entre fantasme et réalité,  entre rédemption et utopie 

   Attendus précédant la séance  Un  lien  étroit  semble  lier  la  problématique  du  renouvellement  urbain  à  celle  de  la  ville durable. Ces deux préoccupations ont en effet émergé de  façon convergente au cours des années quatre‐vingt‐dix et recèlent de complémentarités évidentes dans la façon de penser la ville contemporaine.  Si le développement durable renvoie à une acception éthique beaucoup plus large que celle du  renouvellement urbain, et permet de  resituer  ce  champ d’action dans  l’évolution plus globale de la société ; ces notions portent toutes deux en elles une forte vision critique sur le développement  des  villes  ces  quarante  dernières  années  et  sur  l’échec  des  politiques publiques  qui  y  ont  été  entreprises.  De  façon  plus  concrète,  les  principes  de  durabilité s’inscrivent  aujourd’hui  dans  les  opérations  de  renouvellement  urbain  à  divers  niveaux (conception architecturale,  transports urbains,  infrastructures, écologie urbaine, modes de gestion…).  Si  l’interrogation sur  le rapport entretenu entre développement durable et renouvellement urbain  reste un axe de  réflexion  intéressant –  la durabilité est‐elle une catégorie d’action, une méthode, un  alibi, un enrobage discursif ou encore  la nouvelle  formule en  vogue du politiquement correct ? – elle a déjà été posée à plusieurs reprises dans d’autres lieux.   Il  s’agit  plutôt  ici  de  s’interroger  sur  l’évolution  des modalités  du  recours  à  la  notion  de durabilité dans  les opérations de  renouvellement. En effet, nous  faisons  l’hypothèse – qui demandera à être discutée, amendée,  voire  rejetée – que  le développement durable, qui correspondait  hier  à  une  utopie  politique,  est  progressivement  devenu  un  impératif,  qui oblige plus qu’il ne convainc.    Le souci de  la durabilité dans  la pensée et  l’innovation urbanistiques était, au moment de son  apparition,  très  lié  à  l’engagement militant de  chercheurs ou de professionnels de  la ville,  qui  voyaient  dans  cette  notion  émergente  une  nouvelle  forme  d’utopie  urbaine,  un support  inédit  pour  imaginer  un  nouvel  être‐ensemble,  un  nouvel  art  de  vivre  urbain.  Il semblerait ainsi que c’est d’abord par  la prise de conscience d’une certaine  société civile, que la durabilité se soit progressivement imposée comme catégorie politique.   Puis,  le  développement  durable  a  acquis,  de  rapports  en  colloques  internationaux,  une notoriété  et  une  reconnaissance  institutionnelle,  jusqu’à  s’inscrire  pleinement  dans  les agendas politiques des gouvernements et à s’immiscer dans le droit de l’urbanisme.   

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On  serait  donc  passé,  petit  à  petit,  d’une  utopie  militante,  largement  dominée  par  le fantasme, à un  impératif catégorique mû par  le principe de réalité, assorti d’une  injonction de  faire et d’évaluer, dicté par  la  loi, selon une  logique politique classique s’opposant à  la logique « bottom‐up » des débuts.    Aujourd’hui, même si la Loi Urbanisme et Habitat est largement revenue sur l’esprit de la Loi SRU,  le  principe  de  durabilité  s’impose  néanmoins  légalement  dans  les  documents d’urbanisme  en  France  (SCOT,  PLU),  comme  à  l’étranger.  « Faire  durable »  n’est  plus  un choix éthique et militant, une manière innovante et expérimentale d’envisager la conception urbaine, mais bien un impératif.  Les  enjeux  climatiques,  écologiques,  culturels,  économiques  et  sociaux  reconnus  aux échelles nationales et supra‐nationales et traduits juridiquement désormais à l’échelle locale s’imposent – tout au moins au niveau des textes –, quitte à aller à l’encontre de la demande sociale et de la liberté de choisir son mode d’habitation, de déplacement ou son lieu de vie et son voisinage. Si la lutte contre l’étalement urbain, l’impact sur les milieux et la ségrégation socio‐spatiale sont des causes nobles, elles interviennent aujourd’hui selon un mode injonctif, alors même que  les modes de vie et  les esprits y sont encore rétifs. Fallait‐il attendre que  l’urgence et l’évidence  de  la  durabilité  soient  dans  toutes  les  têtes  pour  mettre  ce  principe  en application ?  Est‐il  possible  d’imposer  un mode  de  vie  durable  à  des ménages  qui  n’en saisissent pas la pertinence au quotidien, et voient dans ces nouvelles règles une atteinte à leur liberté ?  On pourra ainsi se demander si l’application quasi‐punitive du principe de durabilité dans les villes en renouvellement (« tu ne prendras plus ta voiture », « tu n’habiteras plus une maison individuelle », « tu trieras tes déchets », « tu habiteras un quartier mixte ») est opérante  in fine,  en  analysant  concrètement,  au  travers  de  récits  d’expériences  et  de  terrains  de recherche,  les processus de mise en œuvre de ce principe, dans  les villes  renouvelées, en France et à l’étranger.     Synthèse de la séance 

 Propos introductifs  La séance s’est organisée autour de l’intervention de trois personnalités invitées.  Avant celles‐ci, Emilie BAJOLET a reformulé un certain nombre de questionnements de départ justifiant  l’organisation  de  cette  séance  au  sein  du  séminaire.  Reprenant  en  partie  les interrogations formulées dans le texte de cadrage diffusé au préalable, elle a d’abord insisté pour  que  les  liens  contemporains  entre  développement  durable,  ville  et  renouvellement urbain soient discutés, puis a orienté le questionnement de la séance autour des « modèles » de ville durable aujourd’hui à  l’œuvre, en se demandant si  la mise en œuvre opérationnelle de celui‐ci n’en induit pas une réduction environnementaliste et techniciste.  Il avait été demandé à Marie‐Flore MATTEI ‐ connaissant bien plusieurs appels d’offre publics de  recherche  lancés  sur  le  thème  du  développement  urbain  durable  ces  dernières  années 

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pour y  avoir pris une part active ‐, de donner son sentiment sur les nouveautés conceptuelles apportées  par  la  notion  de  développement  durable  dans  la  recherche  scientifique.  Son intervention a été l’occasion, pour étayer son propos, de rappeler les principes fondateurs du développement durable et  les modèles urbanistiques en  rupture desquels  il  s’est  construit. Enfin, puisqu’il lui avait été demandé d’ébaucher les grandes lignes de ce qui pourrait s’être constitué en « modèle » de ville durable, Marie‐Flore MATTEI a développé une hypothèse sur le caractère anti utopique de la durabilité.  Cyria  Emelianoff,  chercheuse  spécialiste  du  développement  durable  et  de  ses expérimentations, a organisé, quant à elle, son  intervention autour de  la description du  jeu d’acteur  complexe  à  l’origine  des  expériences  européennes  les  plus  célèbres  de développement urbain durable, afin de  réfuter  l’hypothèse d’une  injonction normative à  la durabilité, suggérée dans le texte des attendus.  Enfin,  Loïc  Josse, à  l’occasion de  la présentation de  son  expérience de  concepteur,  et plus particulièrement  d’une  opération  rennaise,  a  livré  à  l’assistance  un  certain  nombre  de réflexions sur les évolutions architecturales et urbanistiques impliquées par l’introduction du principe  de  durabilité,  en  replaçant  le  contexte  actuel  dans  l’histoire  plus  large  de l’architecture et des politiques urbaines.   Etant donnée  la  récurrence de certains  thèmes de débat  repris  tout au  long de ces quatre heures, que ce soit à l’appui des diverses interventions ou des réactions des participants, nous avons préféré ici construire une synthèse thématique plutôt qu’un résumé chronologique des échanges.  Nous  avons  juste  conservé  l’intervention  liminaire  de  Marie‐Flore  Mattei  qui éclaire les prises de positions rapportées dans la suite du document.  Marie‐Flore‐Mattei Après avoir  relu  les appels d’offre de  recherche auxquels  j’ai participé,  lancés par  l’Action Incitative Ville (ACI Ville) et le Programme Interdisciplinaire Développement Urbain Durable (PIDUD),  je me  suis  demandé,  comment  y  déceler  des modèles ?  Comment  cet  objet  de recherche,  le  développement  urbain  durable,  a  engendré  de  nouvelles  questions scientifiques, de nouveaux concepts ? Je me suis dit qu’à partir du moment où on  introduit le développement durable, logiquement il devrait y avoir une rupture épistémologique ou au moins une réactualisation des questions antérieures. Or, j’ai eu beau lire et relire, je n’ai pas vu de nouvelles questions ou très peu et pas de nouveaux concepts. Souvent,  il y avait un réhabilllage des questions anciennes et lorsqu’il n’y avait pas ré‐habillage, c'est‐à‐dire quand le développement durable était réellement pris à bras le corps c’était lorsque les sciences de l’ingénieur,  les  techniciens  s’emparaient de  la question. En  revanche,  lorsque  les  sciences sociales s’en saisissaient, on ne décelait rien de bien nouveau.  Bien évidemment tout peut être durable dès  lors que  le développement durable est défini par  l’environnement,  l’économie,  la  sociologie : quand on  fait des  sciences  sociales, on  se trouve nécessairement dans au moins un de ces trois thèmes.  Ce « tryptique » répondait à quelque chose d’autre,  l’impératif écologique : c’est parce que l’on  veut  diminuer  les  gaz  à  effet  de  serre,  réduire  le  trou  de  la  couche  d’ozone  et  plus généralement préserver la planète que l’on fait du développement durable. C’est donc aussi pour cela que dans le domaine des sciences sociales on n’assiste pas d’emblée à une rupture épistémologique ou à une nouvelle façon de voir la ville.  

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Par  ailleurs,  à  partir  du  moment  où  l’on  veut  décliner  le  social,  l’économique  et l’environnemental, s’en emparer au nom du développement durable invite inévitablement à faire de l’interdisciplinarité. Or s’il y a de la multidisciplinarité dans les recherches, il n’y a pas d’inter‐disciplinarité !   Voulant tout de même répondre à  la question sur  l’émergence de nouveaux modèles ou  la retraduction  de modèles  anciens,  j’ai  quand même  bâti  un  exposé  en  trois  temps,  très lapidaire :  1 ‐Les grands principes du développement durable 2  ‐  Passage  du  développement  durable  au  développement  urbain  durable,  comment  ces grands principes se sont territorialisés avec la prise en compte de la ville. En essayant de voir le cadre intellectuel dans lequel ça s’effectue.  3 – Comment, à l’inverse d’autres grands modèles urbanistiques, vouloir faire advenir la ville durable est tout sauf utopique voire ne participe même pas des grands récits.   1 ‐Les grands principes du développement durable Je vais partir de la définition que tout le monde connaît « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre  la capacité des générations  futures à répondre aux leurs »  (Bruntdland). Le développement durable correspond donc à  la volonté de se doter d’un nouveau projet de société qui tente de remédier aux excès du développement connus jusqu’alors et dont les limites sont perceptibles, notamment du point de vue écologique.  Le  terme  de  développement  durable  ne  s’oppose  pas  du  tout  à  la  croissance,  mais  la qualifie :  le  développement  peut  encore  exister mais  il  ne  doit  pas  produire  les  propres causes de sa fin.  Le développement durable prend en  compte  les  trois piliers que  sont  l’environnement,  le social et l’économique et implique un certain nombre de choses, notamment l’ouverture de l’horizon  temporel,  les générations  futures et  le  long  terme  sont pris en  compte dans  les décisions du présent, ce qui fait que l’on a le croisement de deux dimensions, une dimension horizontale en s’occupant des problèmes actuels et une dimension verticale qui est la prise en compte des générations futures. Il implique aussi un aspect intégrateur puisqu’il implique que  l’on  aborde  les  choses  de manière  systémiques  et  non  plus  sectoriel,  en  articulant économie, social et environnement.  Il  implique aussi de réinterroger un certain nombre de questions et notamment  les  relations entre  la nature et  la  société,  l’homme et  la nature, l’homme et le territoire.  2)  Le  développement  durable  en  tant  que  tel  n’est  pas  lié  à  un  territoire,  si  ce  n’est  la planète. C’est  lorsque  l’on  introduit  le U de Urbain que  l’on territorialise  le développement durable. Dans  un  monde  urbanisé,  le  monde  urbain  paraît  effectivement  le  plus  pertinent  pour l’action…  alors  du  coup  ça  veut  dire  que  l’on  pense  global mais  que  l’on  agit  à  l’échelle locale. C’est donc à l’échelle de l’espace urbain que la durabilité peut se décliner en objectifs concrets – réduction de la consommation d’espace, maîtrise des déplacements, maîtrise des consommations énergétiques et des pollutions… ‐ . Avant d’aborder ce qu’est la ville durable et ses modèles sous‐jacents, je vais faire un très rapide rappel historique des deux modèles qui ont présidé à  l’urbanisme  jusqu’alors, c'est‐à‐dire  le courant progressiste et  le courant culturaliste.  

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C’est évidemment  face aux modifications de  la  ville  industrielle par  rapport à  la ville pré‐industrielle,  c'est‐à‐dire  l’exode  rural  (expansion  de  la  ville)  et  l’essor  démographique (extension spatiale). Dans  le courant progressiste, on considère que  l’individu est aliéné par  la ville  industrielle. Un  certain  nombre  de  dispositifs  –  la  science,  la  technologie…  ‐  doivent  permettre  de résoudre les problèmes posés par la relation des hommes avec le monde et la relations des hommes entre eux. C’est une pensée qui est orientée vers  l’avenir et qui surtout dominée par l’idée de progrès. L’idée clé qui sous‐tend le modèle progressiste est celle de modernité, une  conception  de  l’ère  industrielle  comme  rupture  radicale,  et  la  création  d’un  individu type à partir duquel on pense la ville. C’est un urbanisme fonctionnel qui sépare l’habitat, les circulations, les loisirs… et du coup la conséquence de la mise en œuvre de cette théorie est une dédensification de l’espace, donc un accroissement de la ville, une disparition de la rue et la prise en compte d’un certain nombre de valeur, dont l’hygiénisme. Les  culturalistes  s’opposent  quasiment  termes  à  termes  au  courant  progressiste,  on  ne cherche pas un  individu type mais on s’intéresse à la communauté, l’individu est singularisé. On dénonce la disparition de l’ancienne cité, la destruction des centres villes au profit de la ville  industrielle et on prône un  retour à une  ville plus organique où  l’esthétique  joue un grand  rôle. C’est une  vision plutôt nostalgique,  tournée  vers  le passé. Et  ce qui  anime  ce modèle est non plus le progrès mais la culture.  Face  à  ces  deux  modèles  historiquement  ancrés,  qu’est‐ce  qu’une  ville  durable ?  Si  on reprend  les  principes  du  développement  durable,  c’est  une  ville  juste  (notion  d’équité), compacte, dense qui optimise la proximité, une ville recyclable, écologique qui minimise son impact sur l’environnement, qui assure une mixité fonctionnelle et sociale et qui favorise la démocratie  participative.  Face  à  tout  cela,  quand  on  fait  le  constat  de  l’impact  de l’étalement  urbain  sur  les  emprises  naturelles  par  exemple  cela  devient  préoccupant,  le morcellement  et/ou  la  dispersion  des  terrains  construits  entraîne  une  perte  des  terrains agricoles,  un  accroissement  des  coûts  supportés  par  la  collectivité,  en  raison  de l’accroissement des réseaux, de l’entretien des routes, ainsi qu’une dépendance automobile accrue. La ville durable entend remédier à tous ces dysfonctionnements. Le problème c’est que l’on a un modèle qui , jusqu’alors, ne fonctionnait pas si mal que ça. C'est‐à‐dire qu’avec des  rythmes  de  vie  désynchronisés,  l’habitat  et  les  mobilités  individuelles  telles  qu’ils existent  satisfont  la  population  dans  sa  grande  majorité.  Il  faut  quand  même  aller  à l’encontre de cette satisfaction.  Mais  l’impératif majeur c’est quand même de réduire  les émissions de gaz à effet de serre, ce qui  remet complètement en cause  le système que  je viens de vous décrire. Quel est  le principal créateur de gaz à effet de serre ? C’est le transport. Donc comment penser une ville durable,  comment  faire  que  le  fonctionnement  urbain  soit  plus  économe,  en  espace,  en énergie… on s’est attaché dans un premier temps aux problèmes de morphologie urbaine. Et du coup, le modèle théorique de la ville compacte s’est imposé. Afin d’enrayer la dispersion, de développer les déplacements collectifs et les modes non motorisés.  Finalement, le modèle spatial qui répond le mieux à l’enjeu du développement durable est le modèle  rhénan  qui  repose  sur  un  réseau  de  villes  d’importance  limitée  en  termes  de population, avec une règlementation qui vise à  limiter  l’urbanisation des zones rurales qui entourent les villes.  

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En définitive, ce qui régit la définition de ce modèle, la volonté d’avoir une ville dense, c’est la  mobilité.  Car  ce  que  l’on  veut  privilégier  avant  tout  dans  la  ville  durable  c’est l’environnement, en limitant les gaz à effet de serre.   Il  s’agit  là  d’un modèle  spatial, Mais  quels  sont  alors  les  cadres  conceptuels  de  la  ville durable ? Que veut‐on avec la ville durable ? On veut rendre la ville plus vivable, et dans ce cadre on remet en cause un certain nombre de représentations, notamment celle de progrès et  de  rationalité  technique  en  tant  que  garants  d’une  vie meilleure.  Ce  qui  implique  de constituer un nouveau savoir sur la manière de faire la ville.  Quels sont les éléments fondateurs de la prise en compte du développement durable dans la fabrique de la ville : il y a le principe de solidarité, synchronique avec la génération, dans sa finalité sociale mais aussi sa dimension spatiale avec  la réduction des  inégalités d’accès aux services,  aux  loisirs,  à  l’emploi ; mais  aussi  solidarité  diachronique,  avec  les  générations futures,  qui  implique  une  gestion  de  l’environnement  de manière  à  ne  pas  hypothéquer l’avenir.  Qu’est‐ce qu’une  ville durable ? C’est n’est pas qu’une  ville pérenne. C’est  aussi une  ville dans  laquelle  le principe de réversibilité ou d’évolutivité s’applique. L’inscription matérielle dans le temps est finalement beaucoup moins important que les conditions qui permettent de rendre vivable dans  le temps, on s’intéresse beaucoup plus à  la façon dont cela va être réapproprié dans un temps futur qu’à la façon dont la ville s’organise aujourd’hui.  Un autre principe est au fondement même de  la ville durable, c’est celui de responsabilité. C’est  au  nom  du  principe  de  responsabilité  que  l’on  s’impose  la  prise  en  compte  des générations  futures.  On  assure  la  continuité  de  l’avenir  au  regard  du  passé.  On  a  une responsabilité morale vis‐à‐vis des autres.  Autre  principe :  la  réversibilité  de  l’action,  qui  sous‐tend  de  ne  pas  s’engager  dans  des impasses,  de  pouvoir  revenir  sur  des  décisions  et  de  pouvoir  surtout  revenir  à  un  état antérieur sans dégradation. On peut se poser la question : à quelle condition un espace qui constitue  un  cadre  de  vie  doit  se  maintenir  dans  le  temps.  Le  développement  durable appliqué  à  la  ville  aboutit  donc  à  l’idée  d’une  ville  recyclable  en  continu,  adaptable  sans passer par l’obsolescence. Ceci implique un nouveau rapport au temps.  Face à ces différents principes on peut se demander quels sont les apprentissages collectifs, les savoirs nécessaires pour permettre la prise en compte de la durabilité.   J’ai dit que je pensais que le développement durable n’était pas un récit contrairement aux deux autres modèles qui ont façonné la ville jusqu’alors, et surtout pas une utopie.  Le développement durable ne projette pas l’avenir mais entend donner des outils pour aller vers l’avenir avec le moins de dommage possible. Très différent de l’utopie. Construction en négatif  de  ce  que  l’on  ne  veut  pas  qu’il  advienne,  la  ville  durable  et  les  éco‐quartiers répondent à une vision conservatrice de la société fondée sur l’idée que le présent est mieux que le futur. C’est à l’aune du passé que l’on interroge le présent pour construire l’avenir. Le futur n’est plus une promesse mais une menace, c’est un futur fondé sur la peur et la raison. Le développement durable n’est donc pas une utopie mais une éthique du changement, une hantise  du  futur  qui  glisse  vers  une  vision  cataclysmique  (épuisement  des  ressources, réchauffement  climatique…).  Le  développement  durable  est  dans  la  restauration,  la réparation  et  la  préservation.  Contrairement  aux  récits  utopiques  il  ne  s’agit  pas  de  la recherche d’un meilleur que l’évitement du pire.  

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Question :  n’est‐ce  pas  un  retour  vers  un mode  de  pensé  traditionnaliste ?  Alors  que  la modernité offrait à  l’individu  le pouvoir de choisir,  là  il n’a plus  le choix en passant de  l’ère de l’abondance à celle de la rareté.  Conclusion polémique : Est‐ce que  la prise en compte des éco‐quartiers, de  la ville durable n’est  pas  une  occasion  pour  les  praticiens,  les  concepteurs  de  la  ville  de  se  ressaisir,  en planifiant,  de  l’objet  ville ?  Après  une  période  dominée  par  la  planification,  puis  une décennie  où  les  concepteurs  ont  surtout  suivi  le  mouvement,  canalisé  les  tendances, l’émergence du sujet ville durable, leur donne l’occasion de se ressaisir.  Synthèse des débats  Le développement durable, vecteur d’un renouvellement urbanistique ? S’il n’est donc pas avéré que  le principe de durabilité soit à  l’origine d’un bouleversement épistémologique majeur en sciences sociales, en revanche plusieurs participants s’accordent à  reconnaître  que  les  enjeux  portés  par  cette  notion  ont  remis  en  cause  les manières antérieures de faire de l’urbanisme.  Cyria EMELIANOFF, la première, insiste sur l’ampleur des avancées pratiques engendrées par l’impératif  de  durabilité,  notamment  parce  que  celui‐ci  implique  de  se  situer  dans  un référentiel  d’espace  et  de  temps  élargi  et  oblige  désormais  à  construire  simultanément habitat humain et habitat terrestre, ce qu’elle nomme mouvement de « terrestrialisation » des politiques urbaines. Sur un plan plus opérationnel, elle souligne également l’importance des innovations que suppose la construction d’une ville sans l’utilisation d’énergie fossile par exemple. Cyria EMELIANOFF précise toutefois que le fonctionnement actuel des villes, au nord comme au sud, est bien éloigné d’une durabilité urbaine. Elle rappelle d’ailleurs que  les premières théories sur  le développement durable, notamment dans  le  livre vert sur  l’environnement urbain qui constitue un moment clé dans l’histoire de ces principes, faisaient justement état de  la  crise multi‐dimensionnelle  de  la  ville,  appuyé  sur  l’expérience  du  déclin  des  villes britanniques. Par ailleurs et de façon plus personnelle, elle s’interroge sur  la capacité de  la ville actuelle à répondre aux attentes sensibles des être vivants. Enfin, si  la ville ne satisfait pas aux besoins  internes de  ses habitants en  termes de bien‐être,  la ville est aussi,  selon Cyria EMELIANOFF productrice d’externalités environnementales, les réglementations mises en  place  pouvant  même,  parfois,  accroître  ces  externalités  (délocalisation  des  usines polluantes, etc.) ; externalités subies en priorité par les populations les plus vulnérables.  D’un  point  de  vue  plus  théorique,  Cyria  EMELIANOFF  et Marie‐Flore MATTEI  s’accordent cependant pour dire que le principe de durabilité invalide les grands modèles urbanistiques antérieurs,  et  plus  particulièrement  le mouvement moderne  et  les  principes  hygiénistes. Marie‐Flore MATTEI et Michelle SUSTRAC  soulignent  l’épuisement – dans  tous  les  sens du terme – des modèles anciens : perte de confiance dans le progrès, dysfonctionnements des modes de vie et des fonctionnements urbains d’un point de vue écologique, épuisement des ressources environnementales et collectives.  Développement durable : hantise réactionnaire ou nouvelle utopie concrète ? Marie‐Flore  MATTEI  interroge  dans  son  intervention  le  projet  de  société  porté  par  le discours  sur  le développement durable. De  son point de  vue,  celui‐ci ne  constitue pas un 

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grand  récit  comme  d’autres  modèles  ayant  façonné  la  ville,  notamment  les  principes modernes,  ont  pu  l’être.  Elle  va  même  plus  loin  en  émettant  l’hypothèse  que  le développement  durable  est  le  contraire  d’une  utopie :  il  ne  projette  pas  l’avenir,  mais entend plutôt donner des outils pour aller vers l’avenir avec le moins de dommages possible. Selon elle,  la  ville durable et  les éco‐quartiers  répondent à une  vision  conservatrice de  la société où l’on interroge le présent pour construire l’avenir et ou ce dernier n’apparaît plus comme  une  promesse, mais  plutôt  comme  une menace,  une  hantise.  Contrairement  aux récits  utopiques,  le  développement  durable  ne  recherche  pas  le meilleur mais  cherche  à éviter  le pire. Son action  se  situe essentiellement dans  la  restauration,  la  réparation et  la préservation.  Si  plusieurs  participants  s’accordent  à  ce  point  du  vue,  Christian  MOLEY  fait  toutefois remarquer que  l’Etat, et  le PUCA par  le biais de  ses  appels d’offres,  tente néanmoins de fabriquer  de  l’utopie  à  partir  du  développement  durable,  en  essayant  par  exemple  de concilier  maison  individuelle  et  économie  foncière  à  travers  l’invention  de  catégories hybrides  comme  la  « villa  urbaine  durable »  ou  l’ « habitat  individuel  dense »  qui  ne correspondent ni à une culture ni à une demande. Selon lui, il est possible de jalonner toute l’histoire  du  PUCA  de  tentatives  de  concilier  de  façon  vertueuse  des  logiques  contraires, dans un mouvement utopique d’invention de nouvelles catégories.  Cyria  EMELIANOFF,  si  elle  se  méfie  du  terme  utopie  parce  qu’il  présuppose  une disqualification des projets  (« ça ne pourra pas  exister »), défend  l’idée que  certains  éco‐quartiers, notamment  ceux  conçus par  les habitants qui  y  vivent,  constituent des utopies concrètes. A Eva‐Lanxmeer (Pays‐Bas) par exemple, certains biens sont mutualisés, la gestion des  espaces  extérieurs  se  fait  en  bien  commun,  l’impact  environnemental  en  ce  qui concerne l’eau est nul, il y a 30% d’habitat social, un institut d’handicapés mentaux…   Les éco‐quartiers : présentisme iconique et nouvelle légitimité technique François  MENARD  réagit  à  ce  propos  et  apporte  une  précision  sur  cette  dénomination utopique :  il  reconnaît  que  le  développement  durable  n’est  pas  une  utopie,  si  celle‐ci correspond  à  la  construction  d’un  horizon  d’attente,  aux  côtés  de  l’eschatologie  ou  du progressisme itératif. Cependant, il n’est pas non plus, selon lui, l’envers d’une utopie ou une conception  restauratrice  et  passéiste  de  l’action.  François MENARD  pense  plutôt  que  le développement durable se situe paradoxalement dans deux régimes d’historicité différents, difficilement conciliables :  le premier étant une sorte de conséquentialisme à  long terme – on  agit  aujourd’hui pour préserver  les  ressources de demain  –,  le  second un  régime  très présentiste où  les références ne sont plus utopiques mais  iconiques. François MENARD fait en  effet  allusion  aux  éco‐quartiers  célèbres,  comme  Vauban  à  Fribourg  ou  BedZED  en Angleterre,  qui  constituent  des  images  complètes,  des  formes  idéales  qu’il  convient  de reproduire et qui constituent les nouvelles normes de la conception urbaine.  Loïc  JOSSE, pour prolonger ce propos,  se demande même  si  les éco‐quartiers ne  sont pas devenus  les  nouveaux  modèles  de  vie  radieuse,  une  nouvelle  modernité  qui  viendrait remplacer le modèle des grands ensembles aujourd’hui si décrié. Il fait un parallèle entre les discours très  laudatifs entendus sur  les éco‐quartiers et ceux produits à propos des grands ensembles  dans  les  années  cinquante,  et  se  demande,  en  citant  Henri  Coing,  si  le développement  durable  n’est  pas  l’élément  clé  d’une  nouvelle  légitimité  pour  les professionnels de  l’urbanisme. Dans un contexte de rénovation urbaine où  il s’agit plus de 

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soigner des quartiers qui vont mal, de  les faire revenir à  la ville banale, que d’apporter des idées nouvelles,  le développement durable apparaît comme  l’élément de modernité qui va contribuer à légitimer les projets.  S’il reconnaît effectivement que le prisme du développement durable apporte des éléments positifs, notamment parce qu’il permet de se poser des questions nouvelles et d’aborder la conception urbaine un peu différemment,  il  s’inquiète  cependant de  la dérive  techniciste associée à  l’évaluation de  la durabilité, qui consiste essentiellement à quoter  les projets à l’aune de grilles d’objectifs  (cibles HQE, norme ACE,  facteur 2/3/4…). L’euphorie actuelle à l’encontre  des  éco‐quartiers  et  du  développement  durable  cache  pour  lui  une  nouvelle idéologie techniciste qui perverti  les véritables enjeux urbains, réduit  les expériences à  leur dimension iconique et introduit un risque d’impérialisme urbain lié à la reproduction de ces modèles.   Controverse autour de la modélisation de la durabilité Un débat s’engage entre les participants autour de la question de l’émergence de nouveaux « modèles » urbanistiques.  Cyria EMELIANOFF s’interroge sur la pertinence d’une modélisation et inclut dans le rejet du mouvement moderne celui d’un système reposant sur un modèle reproductible. Elle défend une  philosophie  pragmatique  reposant  sur  l’expérimentation  et  l’émergence  de  savoirs décentralisés. Selon elle, il existe autant de modèles de villes durables que d’expériences, et ces  savoirs  ne  sont  plus  l’apanage  d’experts  ou  de  chercheurs,  mais  d’habitants  et  de militants ou d’acteurs de  terrain. Elle  réfute  la pertinence des  référentiels que  tentent de construire  les  institutions, généralisables et applicables a priori quelle que soit  l’opération, en soulignant le risque de dérive normative, peu compatible avec la complexité de la mise en œuvre d’un développement durable.  Le développement urbain durable ne doit pas, à  ses yeux,  se  résumer  à  une  série  d’attributs,  mais  doit  rester  une  démarche  qui  s’invente essentiellement sur le terrain, en engageant un apprentissage collectif.  Plusieurs participants réagissent  face à ce point de vue : François MENARD rappelle que  le pragmatisme  est  déjà  en  soi  un modèle  et  que  l’expérience  locale, même multipliée,  est insuffisante pour construire des politiques publiques à  la hauteur des enjeux climatiques  ; Renaud  EPSTEIN  défend  l’intérêt  des  généralisations  conceptuelles  pour  construire  des grilles  de  compréhension  du monde,  notamment  lorsqu’il  s’agit  de mettre  en  place  des politiques  publiques  d’envergure ; Christian MOLEY  souligne  l’intérêt,  notamment  dans  le cadre d’un enseignement en architecture, de réfléchir en termes de modèles urbains, pour pouvoir mener  une  réflexion  critique  comparative  et  éviter  de  se  limiter  à  un  référentiel purement technique (type cible HQE) ; Jérôme BOISSONADE souligne que la démarche HQ2R est une sous‐théorisation aujourd’hui reprise par de nombreux laboratoires de géographie et d’urbanisme ; Loïc JOSSE prolonge ce propos en mettant en garde contre le danger d’ériger en  modèle  quelques  références  iconiques  d’éco‐quartiers  à  défaut  de  construction théorique.  Comment passer des expériences micro‐locales aux politiques publiques ? Cyria  EMELIANOFF  défend  l’intérêt  des  expériences  exemplaires :  pour  elle  il  s’agit  de prototypes qui permettent d’expérimenter de nombreux aspects en matière d’urbanisme, 

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de  gestion  écologique  ou  d’organisation  sociale,  d’incarner  à  un  moment  donné  des principes, pour servir ensuite de source d’inspiration.  François MENARD, Jérôme BOISSONADE et Emilie BAJOLET soulignent que dans un contexte de prise de conscience politique des enjeux de durabilité et de mise en place de politiques publiques nationales et européennes,  l’expérimentation micro‐locale n’est plus à  la mesure des  enjeux  et  que  la  mise  en  place  de  politiques  pertinentes  nécessite  de  formaliser conceptuellement  les  principes  de  durabilité.  Pour  François  MENARD,  l’expérimental généralisé fait écran aux véritables leviers de transformations qui permettraient d’atteindre les objectifs politiques fixés. Renaud EPTSEIN rappelle que  l’objectif d’une  instance comme le PUCA consiste bien à capitaliser, analyser et théoriser les micro‐expériences et les savoirs locaux pour  les dépasser et nourrir ainsi  les politiques publiques qui  se mettent en place. Tous s’interrogent sur les conditions de possibilité d’une montée en généralité des principes appliqués  dans  les  opérations  exemplaires  :  que  faut‐il  garder  de  ces  expérimentations ? Faut‐il ou non construire des référentiels ?  Cyria EMELIANOFF, quant  à elle,  s’interroge  sur  l’efficacité des  référentiels  techniques en lieu et place d’engagements politiques qui pour l’instant ont seuls produits des résultats, et se  demande  si  toute  tentative  de  standardisation  ne  se  traduit  pas  par  une  réduction techniciste de l’approche. De son point de vue il est très grave de ne pas prendre en compte la singularité des expériences. D’ailleurs, pour elle,  la phase d’expérimentation ne s’achève pas actuellement, mais se déplace en permanence. Par ailleurs, la ville durable n’est pas un objectif qui peut être atteint par une panoplie de normes, mais une démarche politique et globale.  Elle  reste,  somme  toute,  un  horizon  lointain.  Par  conséquent,  la  récupération technocratique du développement durable est vouée à  l’échec, puisque ce ne sont pas  les dispositifs techniques qui importent mais bien l’évolution des modes de vie.  François MENARD  convient en effet de  la difficulté  française  à  construire des  référentiels pertinents  et  opérationnels,  et  du  statut  problématique  du  passage  de  la  théorie  à  la pratique. Cependant,  il  refuse,  tout  comme  Jérôme BOISSONADE de considérer que  toute théorisation se traduit par une réduction et que tout effort en ce sens doit, de ce fait, être abandonné. Pour conclure ce débat, Michelle SUSTRAC précise que ce qui doit constituer  le modèle du développement  durable  ne  correspond  ni  à  des  formes,  à  des  typologies  ou  à  des  cibles environnementales, mais  bien  à  une  démarche.  Penser  le  développement  urbain  durable comme  un  processus  de  réflexion  préalable  à  toute  construction  permet  de  solutionner cette question de la généralisation.   Un repositionnement du jeu d’acteurs A l’occasion des débats précédemment synthétisés, une discussion s’engage sur la nécessité d’analyser les jeux d’acteurs sous‐jacents à la mise en place du discours et des pratiques de durabilité.  Jérôme BOISSONADE et Renaud EPSTEIN soulignent qu’évoquer  le développement durable uniquement de manière désincarnée,  soit par  le biais de  ses principes  théoriques  soit par celui  d’expériences  historiquement  décontextualisées,  conduit  à  passer  à  côté  de  sa dimension  éminemment  politique.  Ils  évoquent  tout  deux  notamment,  en  écho  à Marie‐Flore  MATTEI,  l’évolution  du  rôle  des  élites  technocratiques  dans  la  légitimation  de  ce discours.  

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Marie‐Flore  MATTEI  faisait  en  effet  allusion  dans  son  intervention,  à  l’occasion  que l’organisation  de  la  ville  durable  représente  aujourd’hui  pour  les  praticiens  et  les concepteurs  de  la  ville  de  se  ressaisir  de  l’objet  ville  en  réintégrant  des  éléments  de planification.  Renaud  EPSTEIN  convient  lui  aussi  qu’après  la  fin  de  la  grande  période planificatrice  des  Trente  Glorieuses,  les  acteurs  historiques  de  la  production  urbaine publique, et tout particulièrement le corps technique des Ponts et Chaussées, avaient perdu leur  position  dominante  en  se  dispersant  dans  diverses  instances  (groupes  de  services urbains, cabinets d’ingénierie, groupes de BTP) et que s’ils ont continué à faire la ville durant la  période  des  années  1980‐1990,  ils  trouvent  dans  la  conjonction  actuelle  rénovation urbaine/développement durable une occasion nouvelle de réaffirmer leur position. François MONJAL, quant  à  lui, évoque  la  saisie par  les  acteurs privés de  l’urbain – notamment  les promoteurs  immobiliers  –  du  discours  sur  le  développement  durable.  Dans  ce  contexte, Jérôme BOISSONADE insiste sur l’enjeu que représente l’investissement des chercheurs dans ce  domaine  pour  éviter  une  confiscation  du  sujet  par  les  acteurs  techniques  et technocratiques.  Cyria  EMELIANOFF met  plutôt  l’accent  sur  le  rôle  grandissant  des  villes  comme  pouvoir politique à  l’échelle mondiale et  leur capacité à court‐circuiter  les  instances nationales. Elle évoque plusieurs réseaux de ville (Campagne des villes européennes durables, associations internationales de collectivités  locales comme  ICLEI ou  l’Alliance Climat) qui ont développé très en amont des politiques de durabilité et des expériences opérationnelles à l’appui d’un portage militant et politique local fort. Elle insiste sur le rôle de la mise en réseau des villes pour diffuser  les actions  locales et  les répercuter sur des échelles d’action plus  larges. Elle souligne  également  l’enjeu  politique  qu’ont  représenté  ces  politiques  pour  les  pouvoirs urbains.  Jérôme BOISSONADE, en prolongement, souligne  le  lien existant entre  les acteurs ayant porté les principes de la gouvernance il y a quelques années et ceux qui sont vecteurs des politiques de développement durable aujourd’hui.  Par ailleurs, Cyria EMELIANOFF, dans  son  intervention,  souligne  l’importance des parcours individuels  de  militants  dans  la  constitution  des  politiques  de  durabilité.  Elle  montre notamment  l’influence  prépondérante  des  mouvements  d’écologie  politique  et  des environnementalistes  pour  développer  des  actions  allant  progressivement  de  l’échelle  la plus  locale aux  instances européennes. A  l’appui de plusieurs exemples, elle fait  le récit de cette montée en niveau des actions, dont  le point de départ était bien  souvent associatif (c’est d’ailleurs le cas de l’association HQE).   Les principes de la ville durable Si  le  terme  de  « modèle »  suscite  une  controverse  entre  les  participants,  en  revanche,  il semble  possible  de  déceler  quelques  principes  urbanistiques  récurrents,  quelques apprentissages collectifs qui s’imposent aujourd’hui lorsque l’on parle de ville durable.  Marie‐Flore MATTEI rappelle que si le principe de durabilité implique des notions de justice, de réduction des inégalités, de démocratie participative et de mixité fonctionnelle et sociale, ce  qui  constitue  l’impératif  majeur  pour  les  villes  est  la  réduction  de  leur  impact environnemental. Or,  c’est  l’étalement urbain qui est  reconnu  aujourd’hui  comme  le plus grand facteur d’externalités : impact des consommations foncières sur les espaces naturels, allongement  des  réseaux  et  des  coûts  pour  la  collectivité,  allongement  des  temps  de transport, dépendance  automobile  accrue…  la  ville durable  se doit en priorité d’être plus 

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économe en énergie et en espace,  c’est donc un modèle morphologique,  celui de  la  ville compacte qui s’est d’abord  imposé dans  l’imaginaire de  la ville durable. Le modèle rhénan permet de développer, à  l’appui d’un  réseau de villes d’importance  limitée,  les  transports collectifs  et  les  modes  non  motorisés,  et  d’opter  pour  une  réglementation  limitant l’urbanisation des zones rurales environnantes.  Outre ce principe de compacité, des notions comme celles d’évolutivité et de  réversibilité semblent émerger. Marie‐Flore MATTEI souligne que l’on s’intéresse de plus en plus, du fait des principes de responsabilité et de solidarité avec les générations futures, au devenir de la ville, à son inscription matérielle dans le temps et à sa capacité à se recycler, à revenir à un état antérieur sans dégradation et sans passage par l’obsolescence.  La ville durable s’inscrit donc dans un nouveau rapport, à la fois à l’espace et au temps.  Des options vertueuses récurrentes Au niveau de la conception urbaine également, il semble que plusieurs principes soient très régulièrement mis en œuvre dans les villes ou les quartiers dits durables.  Loïc JOSSE, à  l’appui de  la présentation de  l’opération Beauregard à Rennes dont  il a été  le concepteur dans les années 1990, précise quelques‐uns de ces principes, tout en soulignant que  ceux‐ci  ont  été mis  en œuvre  avant même  que  les  termes  « développement  urbain durable » ou « éco‐quartiers » ne soient usités.  Parmi ces principes, ceux d’anticipation à  long terme et de maîtrise foncière, de densité et de mixité fonctionnelle et sociale avaient déjà été expérimentés de  longue date par  la ville de  Rennes.  L’équipe  de  conception  avait,  de  son  côté,  proposé  dans  le  cadre  de  cette opération, un travail poussé sur deux autres principes. D’une part, la présence végétale dans ce  quartier  urbain : maintien  des  trames  bocagères  pré‐existantes  et  d’éléments  à  l’état sauvage, création d’îlots privatifs entièrement végétalisés, d’un grand parc urbain… ; d’autre part,  le partage des voiries : création de cours urbaines végétalisées à  la  fois piétonnes et dédiées  au  stationnement,  partage  des  voies  de  circulation  entre  les  différents  modes, trames de déplacement doux…   Cette opération a aussi été  l’occasion de mettre en œuvre les premiers cahiers des charges rennais pour l’économie d’énergie, aujourd’hui généralisés à toute la ville et imposés aux promoteurs, avec des exigences de plus en plus fortes.  Cyria EMELIANOFF confirme que  les principes d’intégration naturelle et paysagère  (trames bocagères, gestion des eaux par des noues paysagères,  jardins et espaces végétalisés) sont très fréquemment mis en œuvre dans les éco‐quartiers européens. Pour Christian MOLEY  il  semble  en  effet  que  de  plus  en  plus  d’opérations  dites  durables tentent de concilier deux enjeux : d’une part celui de la ville compacte qui viserait la densité et d’autre part la cité‐jardin intégrant une nature hiérarchisée dans les tissus. La ville durable serait  donc  une  conciliation  dialectique  entre  deux  objectifs  a  priori  contradictoires : densification et dédensification par l’apport de nature, d’air et de lumière.   Principes durables et production ordinaire de l’urbain La présentation de  l’opération Beauregard  suscite des  réactions  sur  la généralisation et  la banalisation  actuelle  des  principes  urbanistiques  énoncés  comme  spécifiquement « durables ».  Tout d’abord, plusieurs participants  (François MONJAL, Christian MOLEY) et Loïc  JOSSE  lui‐même soulignent  l’antériorité des principes mis en œuvre à Rennes vis‐à‐vis des affichages 

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« durables » actuels, et la multiplicité des sources d’inspiration de la ville et des concepteurs, au‐delà des références iconiques d’éco‐quartiers : cité‐jardin, ville‐parc, tradition de densité urbaine ancienne…. Par ailleurs, François MONJAL souligne que n’importe quelle opération d’urbanisme  intègre aujourd’hui ces principes novateurs d’hier, et que rien, dans  le plan masse, ne permet plus de distinguer un éco‐quartier labellisé d’un quartier de ZAC ordinaire. Il s’interroge donc sur la  banalisation  des  principes  de  durabilité  et  leur  appropriation  par  les  producteurs  de l’urbain.  Cyria EMELIANOFF apporte un bémol, en  soulignant  la  spécificité, dans  certains  cas, de  la démarche participative des éco‐quartiers dont  les habitants sont   à  l’origine, ce qui, de son point  de  vue,  transforme  les  modes  d’appropriation  et  de  conception  des  espaces, notamment extérieurs.  Michelle SUSTRAC se demande si  le principe d’évolutivité du quartier et des  logements fait partie des éléments  intégrés par  les promoteurs aujourd’hui, ce à quoi Loïc  JOSSE  répond que  les produits  logements, malgré des  cahiers des  charges  vertueux allant dans  ce  sens, restent  largement  stéréotypés.  Il  souligne  par  ailleurs  que  l’évolutivité  des  éléments  du projet au cours de sa réalisation reste une des conditions de durabilité qui n’est pas encore intégrée aux pratiques professionnelles, et qui devrait être plus développée. En revanche, il montre bien, à  travers  sa présentation, que  les niveaux d’exigence en matière de gestion environnementale et de performance énergétique ont considérablement augmentés depuis une quinzaine d’années.  Relations entre ville durable et renouvellement urbain Alors qu’un lien évident semblait exister à l’origine entre l’objectif de durabilité et le fait de refaire  la  ville  sur  la  ville  (critique  conjointe  des  règles  antérieures  de  l’urbanisme  et principes  communs :  économie  de  foncier,  optimisation  des  espaces  déjà  artificialisés, dépollution,  réduction  des  fractures  urbaines ;  voire  coexistence  dans  les mêmes  textes), que  la  ville  renouvelée  apparaissaient  comme  l’une  des  principales  modalités opérationnelles  du  développement  urbain  durable,  Emilie  BAJOLET  se  demande,  en introduction à cette séance, si ces deux modèles sont aujourd’hui toujours aussi intimement imbriqués et s’ils n’ont pas, au contraire, mis en place des référentiels distincts. François MENARD  rappelle  que  le parc  de  logement  français  se  renouvelle  au  rythme  de 0.1%  par  an  et  que  si  tout  le monde  s’accorde  à  dire  que  le  travail  sur  l’existant  est  le problème  central,  l’essentiel  de  la  traduction  en  acte  du  développement  urbain  durable aujourd’hui  porte  sur  la  construction  neuve.  Il  s’interroge  donc  sur  la manière  de  faire masse, notamment sur les questions climatiques. François MONJAL poursuit cet argument : la  quantité  de  logements  dont  on  parle  lorsque  l’on  évoque  les  quelques  éco‐quartiers emblématiques  est  quantité  négligeable  en  comparaison  avec  le  stock  de  logements existants.   Cyria EMELIANOFF précise que de nombreux éco‐quartiers se sont fait sur des friches et que les réflexions sur la réhabilitation thermique des bâtiments sont de plus en plus nombreuses en Europe. Loïc JOSSE évoque les expériences de développement durable qui se mettent en place dans les opérations de renouvellement urbain, notamment ANRU.    

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Une réduction du développement durable à l’impératif environnemental ? Une des questions posées en  introduction de cette séance  ressortissait à  la crainte que  la mise  en  œuvre  opérationnelle  du  développement  urbain  durable  réduise  celui‐ci essentiellement  aux  questions  environnementales  et  que,  progressivement,  les préoccupations économiques et sociales, ainsi que  les enjeux démocratiques et délibératifs soient laissés de côté, au profit d’analyses expertes et de dispositifs techniques normatifs. Si  Cyria  EMELIANOFF  rappelle  que  le  principe  de  justice  environnementale  induit théoriquement une politique sociale de solidarité et suppose des enjeux économiques, elle partage  avec  plusieurs  participants,  une  inquiétude  sur  le  dérapage  technologique  que subissent actuellement  les politiques de développement durable. Elle  fait  l’hypothèse que c’est le cloisonnement entre nos représentations écologiques et sociales qui est, en partie, à l’origine de ce tropisme environnemental.  De la convivialité écologiste à l’injonction normative François MENARD rappelle qu’une autre des hypothèses de cette séance était que, du fait de l’urgence climatique de plus en plus palpable, nous étions passés en quelques années d’une pratique conviviale et prometteuse d’un mieux vivre écologique à une injonction normative à « vivre durable ».  Si Cyria EMELIANOFF relève l’importante demande pour vivre dans les éco‐quartiers, Emilie BAJOLET rappelle que la réalité statistique en matière de demande d’habitat et de transport individuels  reste  fort différente de  ce modèle. Dans  ce  contexte, n’a‐t‐on pas  tendance  à imposer – comme cela a déjà été le cas par le passé dans les politiques urbaines – des modes de vie inventés par les élites et les expérimentateurs ?  Loïc JOSSE, au travers de la présentation de l’expérience de Beauregard, souligne le décalage vécu, du moins durant les premières années de l’opération, entre ce qu’avaient imaginé les concepteurs pour le quartier et ses usages réels, concernant notamment l’appropriation des espaces naturels.  Pour Cyria EMELIANOFF, la seule façon d’éviter que le développement durable ne devienne une approche normée, condamnée par l’absence d’appropriation, est d’associer dès l’amont les habitants à la conception urbaine.     Nouvelle éthique morale et individualisation du politique Par ailleurs, Cyria EMELIANOFF refuse de parler d’injonction lorsque des acteurs militants se sont employés à construire des politiques de développement durable innovantes ou lorsque les habitants ont fait eux‐mêmes  le choix de vivre dans un éco‐quartier et que ce mode de vie  leur  permet  de  vivre  plusieurs  formes  de  réconciliation  avec  le monde,  sur  un mode sensible (émotif, esthétique) et politique (impression de vivre plus en accord avec ses idées, sentiment de déculpabilisation).  Jérôme  BOISSONADE  est  particulièrement  gêné  par  cette  dimension  morale  du développement durable qui fait justement de lui une injonction. D’autant plus si tout ce que l’on peut dire et  faire est désormais mis au  service de  cette dimension morale. Citant  les travaux de Boltanski sur le nouvel esprit du capitalisme, il se demande même si cette morale de  la  durabilité  n’est  pas  devenue  un  des  derniers  avatars  du  capitalisme  pour  justifier l’engagement de chacun.  

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Plutôt que de morale, Cyria EMELIANOFF préfère parler d’éthique de co‐responsabilité chez des sujets conscients des impacts causés par leurs modes de vie. Selon elle, les initiatives de l’individu pour modifier ses habitudes ainsi que ses engagements militants lui permettent de réduire ses dissonances cognitives. Habiter un éco‐quartier et ne plus se déplacer en voiture en font partie. François MENARD fait part de son malaise vis‐à‐vis de cette traduction de la responsabilité, face  aux  générations  futures  et  au  destin  de  la  planète,  par  une  forme  d’engagement individuel.  Ce  mouvement  de  responsabilisation  accompagne  bien,  selon  lui,  le  slogan « penser global, agir local », cependant il se demande si ce type de posture éthique, dont le ressort est la culpabilité, n’est pas dilatoire par rapport à un certain nombre d’enjeux.  Dans un contexte de dé‐légitimation des  instances politiques paritaires et nationales, Cyria EMELIANOFF  reconnaît  qu’il  y  a  un  déplacement  du  politique  à  l’intérieur  de  l’individu. Citant  Dewey,  elle  défend  l’idée  du  politique  comme  expérience  et  apprentissage  qui interpelle  l’individu  à  travers  tous  ses  gestes. Cependant  elle  reconnaît  la  limite  de  cette individualisation éthique et valorise l’agir collectif communautaire. Seul, l’individu qui choisit un mode de vie différent se heurte à de  la conflictualité qui écrase ses ambitions  initiales ; collectivement il est possible d’aller plus loin dans la réforme des modes de vie, grâce à des processus d’émulation et d’engagement. Pour  illustrer son propos elle cite  l’expérience des habitants des éco‐quartiers Vauban à Fribourg ou de Eva‐Lanxmeer au Pays‐Bas, mais aussi celle des militants altermondialistes.  Le débat reprend sur  l’absence, dans ce discours, de  l’échelle des politiques publiques plus larges et sur les limites des expériences communautaires (cf. supra). 

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Atelier 5  

Nouvelles temporalités de l’action spatiale :  une condition incertaine ? 

   Attendus précédant la séance 

  « Agir  dans  un monde  incertain »,  voilà  qui  ressemble  bien  à  un  nouveau  paradigme  de l’aménagement, à  la  fois  requis et  subi. A  l’inverse de  la « pensée  forte » de  l’urbanisme, forte notamment de  ses prévisions, de  ses moyens d’action et d’encadrement,  se déploie une  « pensée  faible »  (Vattimo,  via  Chalas,  L’invention  de  la  ville,  2000)  tantôt  valorisée, tantôt critiquée. Les nouveaux principes de l’urbanisme appelés par F. Ascher mettent ainsi en  avant  la  réflexivité,  la  précaution  et  la  flexibilité  comme  caractéristiques  d’un  néo‐urbanisme  ne  dissociant  dès  lors  plus  clairement  les  phases  amont  et  aval,  diagnostic  et réalisation… La planification des années 1960‐70 est alors sévèrement remise en cause à une période où l’Etat tend à se retirer du jeu.  Comment  comprendre  l’assertion  « accepter  l’incertitude »  ?  Comme  une  fatalité  – « adapte‐toi  sinon meurs »  ‐  ou  bien  comme  le  ressort  d’une  action  revigorée ?  C’est  la principale  question  abordée  au  cours  de  ce  séminaire.  On  essaiera  dans  la  mesure  du possible  de  mettre  en  évidence  quelques  paradoxes  de  la  « condition incertaine » notamment en rediscutant des aspects de la « cité par projet » comme nouvelle métaphysique  politique  et  nouvelle  économie  de  la  grandeur. Quelles  sont  les  épreuves temporelles que nous devons relever et peut‐on témoigner de stratégies pour une fabrique urbanistique  en  mesure  de  réhabiliter  le  ménagement,  la  lenteur  ou  encore  la  durée publique ?  Plus concrètement, nous pouvons revenir sur certains paradoxes de la condition incertaine : alors  que  la  financiarisation  de  l’aménagement  urbain  déroute  les  formes  établies  de  la planification,  peut‐on  identifier  des  acteurs  gagnants  et  perdants  et  avec  quelles conséquences pour les pouvoirs publics ? Si l’Etat n’est plus le maître des horloges, comment les conflits de temporalité sont‐ils régulés ? Si l’incertitude a pu générer un domaine comme celui  de  la  prévention  des  risques  ainsi  qu’un  principe,  celui  de  précaution,  comment  la penser  comme  valeur  positive  pour  l’action  c’est‐à‐dire  susceptible  de  déclencher  des transformations volontaristes ?  La  théorie du « catastrophisme éclairé » est‐elle utile pour l’aménagement ? A  certains  égards,  le monde n’est‐il pas  trop  certain  (absence d’utopies concrètes mobilisables),  ce  dont  témoigneraient  des  formes  d’engagement qui  s’appuient beaucoup moins aujourd’hui sur  la critique sociale pour privilégier  l’éthique ? Comment  les cultures professionnelles  intègrent‐elles  la mutabilité et  l’incertitude, ont‐elles  troqué des routines  contre  des  « bonnes  pratiques »  non  moins  standardisées ?  Les  temporalités 

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habitantes, dans cette condition, sont‐elles dominées ou plutôt en phase avec les évolutions évoquées ?  Ces questionnements renvoient à des enjeux de posture,  ils supposent aussi  l’identification de marges de manœuvre au sein des conditions de l’action spatiale contemporaine.     Synthèse de la séance 

 Propos introductifs  Michelle  SUSTRAC introduit  l’atelier  en  proposant,  tout  d’abord,  une  relecture  des interventions qui, lors des précédentes séances, ont abordé les questions de temporalité et qui peuvent enrichir les débats du jour. Elle évoque notamment les deux dernières séances, dont  les débats ont conduit plus directement que  les autres aux thèmes de réflexion de  la présente  séance.  Lors  de  l’atelier  consacré  à  « la  pensée  de  la  diversité  dans  le renouvellement  urbain »,  Virginie Milliot  interrogeait  la  diversité  en  termes  de  processus structurant et évoquait  les réajustements à  l’œuvre dans  les dynamiques sociales, à  l’appui des  travaux    d’Isabelle  Stengers,  en  défendant  l’idée  d’une  construction  complexe  et  en transformation permanente de notre monde commun, cette construction étant donc bien l’œuvre du temps, des différents temps de la ville. Virginie Milliot, dans ce contexte, appelait à mieux  introduire  dans  la  recherche  l’observation  de  ces  différentes  temporalités. Gilles Suzanne,  quand  à  lui,  parlait  des  processus  de  métropolisation  et  montrait,  à  travers l’exemple de la Plaine à Marseille, que tout espace peut acquérir une valeur centrale, c’est‐à‐dire par le déploiement des usages, une valeur d’attractivité ; en introduisant la notion de « renouvellement  à  compte  d’auteur »  pour  désigner  les  évolutions  progressives  des quartiers suscitées par  leurs usagers. L’atelier consacré à  la thématique du développement durable a donné l’occasion de s’interroger sur les nouveaux rapports au temps impliqué par cette notion : dorénavant, alors que la prise en compte du  long temps terrestre est de plus en plus prégnante, que devient  l’inscription  temporelle de  la  ville dans un monde qui ne serait plus une offre inépuisable de futur mais un conservatoire aménagé ? L’atelier de ce  jour,  intitulé «  les nouvelles temporalités de  l’action spatiale, une condition incertaine » autorise, aux yeux de Michelle SUSTRAC, à  remettre à plat  les  fondements de nos  représentations  et  de  nos  pratiques  en  interrogeant  ce  que  l’on  fait  du  passé,  de  la transmission, de  l’apprentissage, dans un contexte où  le futur ne peut plus être soumis ou remis au progrès technique, et où la part d’indétermination peut autant être le volet négatif d’une  société  perdue  qu’au  contraire  la  part  lumineuse  de  possibles  à  identifier,  en gestation. Plus généralement,  la question que pose  le  renouvellement des villes est, selon elle, celle des  temps, de  leur  foisonnement, de  leur côtoiement, de  leurs  frictions :  temps relativement  bref  du  projet  après  un  temps  long  de  gestation  et  d’attente,  temps indéterminé  et  viabilité  incertaine  des  villes  conçues  dans  un  mouvement  massifié  et uniforme,  temps  des  usages…  Car  si,  dans  les  villes  anciennes,  on  a  affaire  à  des  strates successives  entrelacées  où  les  mutations  semblent  se  faire  dans  la  douceur,  Michelle SUSTRAC  se demande quelle est  la capacité des opérations de  renouvellement des grands 

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ensembles  à  faire  surgir  des  libertés  d’usage,  des  complexités,  à  laisser  cohabiter  des temporalités différentes et faire émerger des poches spatiales d’incertitude volontaire. Elle insiste notamment sur  la richesse potentielle des  interstices urbains en  les comparant à du compost  qui,  mis  de  côté  comme  détritus,  sont,  in  fine,  utilisés  comme  ferment.  Elle s’interroge  ainsi  sur  la  place  de  ces  espaces  d’indétermination  fertiles  dans  la  ville contemporaine.  Michelle  SUSTRAC  propose  ensuite  de  revenir  sur  la  définition  d’un  certain  nombre  de termes  entre  lesquels  les  débats  de  la  séance  vont  naviguer.  Le  terme  « incertain »,  qui désigne  ce qui n’est pas  fixé ou déterminé  à  l’avance,  contient  également  les notions de danger, de précarité ou d’insécurité : ce qui n’est pas sûr, sur  lequel on ne peut s’appuyer. « Incertain »  signifie aussi  ce qui n’est pas  clair, qui n’a pas une  forme nette, et qui peut muter. Enfin,  il  implique  le doute, voire  l’inquiétude,  lorsqu’il  s’applique à des personnes. Ainsi  ce  terme  aurait  une  connotation  plutôt  négative ;  cependant, Michelle  SUSTRAC  se demande s’il n’est pas possible de se saisir de  l’incertitude comme d’un moteur, dans une visée  dynamique  pour  en  faire  quelque  chose  de  positif.  Elle  rappelle  qu’ « interstice » désigne un  intervalle de  temps avant d’être un espace vide et que  la « précarité » est une notion  juridique avant d’être une notion sensible : est précaire ce qui ne s’exerce que par une autorisation révocable dont l’avenir et la durée ne sont pas sûres. L’ « indétermination » enfin est une notion très voisine particulièrement ouverte. Michelle  SUSTRAC  achève  cette  introduction  en  listant  les  questions  qu’elle  aimerait  voir débattues : Est‐ce que c’est  la condition des projets urbains, de  leur effectuation et de  leur insertion  qui  est  incertaine  ou  est‐ce  que  c’est  le  contenu même  des  projets  qui  devrait laisser de  l’incertitude ? Est‐ce que ce qui est  incertain, c’est  la diversité des usages et  leur transmission, leur porosité ou est‐ce que c’est l’impossibilité de déploiement de ces usages ? Est‐ce que  ce qui est  incertain  aujourd’hui,  c’est  la  capacité de produire de  l’indéterminé plutôt  que  du  certain  ?  N’assiste‐t‐on  pas  à  une  précarisation  généralisée  de  l’activité humaine, contexte dans lequel les concepteurs et les aménageurs n’ont plus la certitude de la longue durée ?  Elle conclut à l’appui d’une phrase de Bruno Latour évoquant les précarités contemporaines : « nous n’avons pas réellement la géographie mentale qui correspond au monde dans  lequel nous vivons ».  Synthèse des interventions  Laurent DEVISME propose une intervention de cadrage, à partir de deux lectures théoriques, éloignant  un  peu  le  propos  de  son  cadre  spatial  et  urbain, mais  permettant  d’y  revenir intellectuellement outillé : Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello, et La culture du nouveau capitalisme de Richard Sennett.   Dans  Le nouvel esprit du  capitalisme,  les deux auteurs décrivent  les  raisons d’agir au  sein d’un monde du travail dominé par  la flexibilité, qui a tendance à reporter sur  les salariés  le poids de  l’incertitude marchande. Ces sociologues reviennent sur  les « épreuves » qui nous font  entrer  dans  le monde  du  travail  et  notamment,  les  plus  difficiles,  les  épreuves  peu apparentes,  peu  spécifiées,  peu  contrôlées  et  peu  stables.  Ils  interprètent  la  difficulté contemporaine à se projeter dans  l’avenir comme une difficulté à se situer dans un monde 

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connexionniste mettant en scène  le conflit entre, d’une part,  les normes, particulièrement explicites dans  les mondes domestiques et  industriels, valorisant ce qui tient dans  la durée et, d’autre part, la condition humaine dans un monde flexible, quand les êtres se modifient au gré des situations qu’ils rencontrent. «  La cité par projet », qui est celle de  la nouvelle économie de la grandeur, est dominée par la notion de déplacement : « Par opposition à la catégorisation,  le déplacement se passe de  la référence à des conventions et ne suppose ni extériorité,  ni  généralité.  La  logique  du  déplacement  ne  connaît  qu’un  seul  plan,  le déplacement  est  donc  toujours  local,  événementiel,  circonstanciel,  il  se  confond  donc facilement avec  le hasard et se contente d’une réflexivité  limitée. ». La deuxième partie du livre  est  consacrée  à  l’identification  des  critiques  adressées  au  capitalisme  qui,  en constituant un certain nombre d’épreuves, l’ont fait évoluer. Laurent DEVISME souligne que la critique artiste, incarnée par les artistes parisiens de la deuxième moitié du XIXème siècle, a fait de l’incertitude un style de vie et une valeur, en défendant la possibilité d’avoir plusieurs identités, de s’affranchir de  toutes  les passions, en  rejetant  toute dette originelle. Si cette critique a été  intégrée dans  le  système de pensée  capitaliste et  fait aujourd’hui partie de l’appareillage dominant des manières de  faire et de voir, elle  reste un parti‐pris  théorique intéressant la séance d’aujourd’hui. Dans  son ouvrage  La  culture du nouveau  capitalisme, Richard Sennett  identifie  l’évolution des institutions depuis quarante ans, et notamment l’émergence d’un pensée en termes de récit de vie (story telling). Il développe notamment l’idée que le développement linéaire des parcours de vie a été remplacé par une tournure d’esprit « toujours en éveil », les individus étant  prompts  à  aller  voir  ailleurs  en  cas  d’échec.  Richard  Sennett  compare  l’ancienne « pyramide  bureaucratique »  avec  ce  qu’il  appelle  les  organisations  « de  l’arrête tranchante »,  c’est‐à‐dire  le  capitalisme : « Un  vice de  l’ancienne pyramide bureaucratique tenait  à  sa  rigidité,  ses  postes  fixes,  le  fait  que  chacun  savait  exactement  ce  que  l’on attendait de lui ; la pyramide avait cependant sa vertu, l’accumulation de connaissances sur la façon de faire sur laquelle marchait le système, grâce à laquelle on savait quand faire des exceptions aux règles ou mettre sur pied des arrangements d’arrière‐plan. ». Il précise que le travail  sur « l’arrête  tranchante » désoriente deux éléments  clés de  l’ancienne éthique du travail, la gratification différée et la réflexion stratégique à long terme : « Il faut être capable de  se projeter dans  le  futur en  imaginant  ce que  l’on pourrait  faire en brisant  contexte et référence. Dans  le meilleur des  cas  il  s’agit d’un  travail d’imagination, au pire,  cependant, cette  recherche  du  talent  coupe  toute  référence  à  l’expérience  ainsi  qu’aux  chaînes  de circonstances, évide les impressions des sens, dissocie l’analyse de la croyance, ignore la colle de l’attachement émotionnel, pénalise l’approfondissement. » Laurent  DEVISME  rapproche  cet  argumentaire  des  analyses  de  Zigmunt  Bauman  sur  la « modernité  liquide »,  où  dominent  les  logiques  processuelles ;  l’écho  de  ces  théories  se retrouve également dans les travaux d’Ulrich Beck ou de Michel Callon et Pierre Lacousmes. Pour  lui,  ces  références  théoriques  stimulantes, permettent de prendre acte de  la  fin des certitudes et des havres sûrs dans les organisations et de décrire des évolutions structurelles qu’il est aussi possible d’identifier dans  le monde de  l’urbanisme. Ces  travaux permettent notamment  de  faire  la  distinction  entre  incertitude  et  risque.  Si  les  règles  de  l’action « risquée »  reposent  sur une  incertitude probabilisable et  la possibilité de  faire des paris, dans un régime incertain les règles de l’action sont beaucoup moins assurées.  

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Laurent  DEVISME  fait  le  lien  entre  ces  analyses  et  celles  de  François  Ascher  dans  Les nouveaux principes de l’urbanisme, ouvrage dans lequel il défend l’idée que les risques sont construits socialement, dans une société où, si  le danger ne peut pas être évité, son degré d’acceptation  est  évalué  et  négocié.  François  Ascher,  comme  les  auteurs  précédemment cités,  prend  acte  de  la  fin  des  futurs  prévisibles  et  planifiables  avec  l’avènement  du capitalisme  cognitif,  qui  se  traduit  en  urbanisme  par  le  passage  de  la  planification  au management  stratégique urbain,  l’urbanisme étant désormais  stratégique, pragmatique et opportuniste,  la  linéarité faisant place à des démarches  itératives. Finalement,  les positions de François Ascher et Yves Chalas  sur  le nouvel urbanisme, ne  semblent pas, aux yeux de Laurent DEVISME aussi antinomiques que  la discussion engagée entre eux pourrait  le  faire penser,  notamment  lorsque  l’on  examine  leurs  propositions  respectives  en  termes  de politiques  publiques  ou  les  propos  de  François  Ascher  sur  l’urbanisme  performantiel  qui épouse les caractéristiques de la « cité par projet » analysée par Boltanski et Chiapello.   Laurent DEVISME achève  sa  communication en pointant quelques questions  relatives à  la temporalité qui lui semblent devoir être discutées.  La première relève de la rationalisation du temps et de l’ordonnancement des temporalités dans  les  projets  urbains,  qui  semblent  prendre  une  importance  de  plus  en  plus prépondérante dans  les opérations d’urbanisme même  les plus ordinaires, au point que  la gestion des  temporalités et  la  coordination  complexe des actions dans  le  temps devienne l’essentiel de la mission des consultants missionnés sur les projets. Ce type de mission révèle bien la difficulté chez les opérateurs d’avoir une vision claire du déroulement des opérations et  des  différentes  temporalités  qui  s’entrechoquent,  parfois  de  manière  conflictuelle : temporalité  de  l’urbanisme  réglementaire  avec  ses  phases  imposées  de  concertation ; temporalité du marketing des espaces, produit du changement économique ;  temporalités des  acteurs de  la démolition‐construction ;  temporalités des mandats politiques…  Laurent Devisme est  ainsi  frappé par  l’ingénierie  technique du  temps qui  se met en place et qui, peut‐être,  empêche  dans  certains  cas  une  production  plus  anthropologique  du  temps, permettant la réappropriation simultanée de ce qui se crée.  La seconde question qui apparaît digne d’intérêt à Laurent DEVISME est relative à la gestion sécuritaire de l’incertitude. Pour reprendre le thème de la troisième séance, la crainte de la diversité s’exerce à plusieurs échelles : le confinement pour éviter tout type de propagation, la  résidentialisation,  le « neighbourhood watch », etc. Du point de vue des  temporalités,  il semble  pertinent  d’envisager  la  certitude  autrement  que  sous  les  oripeaux  d’une  gestion sécuritaire et de ses différents régimes.  Troisièmement, Laurent DEVISME souhaite revenir sur le mouvement de financiarisation de l’économie  qui  implique  la  domination  du  court  terme  et  aboutit  souvent  à  l’idée  d’une dépossession  radicale.  Il nuance cette analyse associant systématiquement  financiarisation et dépossession en rappelant que la financiarisation est aussi un mode de gouvernement, un langage et une  représentation qui  intègre des  jugements  sur  le  futur. L’exemple de Dubaï montre bien que la financiarisation de l’aménagement n’empêche pas de projeter et de faire des villes, notamment lorsqu’il s’agit d’espaces ex nihilo.  La  dernière  question  que  souhaite  aborder  Laurent DEVISME  le  ramène  aux  analyses  de Richard Sennett. Pour pallier aux déficits liés au changement structurel entre bureaucratie et capitalisme, Richard Sennett  identifie trois valeurs critiques :  l’utilité, c'est‐à‐dire  la mise en 

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avant de motifs d’engagement orientés  sur  la  transformation et non pas  seulement  sur  la préservation dans  le  futur,  la notion de métier, qui permet de mieux analyser  les métiers flous qui sont ceux du projet urbain ; et celle du  fil narratif.  Il ne s’agit pas d’un plaidoyer pour  le « story  telling »  très utilisé par  le  capitalisme et  le marketing  contemporain, mais plutôt  du  maintien  d’une  conception  matérialiste  de  l’histoire.  Laurent  DEVISME  est particulièrement intéressé par cette tradition philosophique décrite par Althusser, qu’il faut distinguer du matérialisme dialectique et qui  se démarque de  la philosophie  idéaliste, qui correspond à  l’image du philosophe qui prendrait  le  train en marche et enregistrerait des séquences de  rencontres aléatoires. Laurent DEVISME en cherchant  l’équivalent urbain de ces  préconisations  philosophiques  cite  Gilles  Suzanne  qui  évoquait  lors  de  la  troisième séance du séminaire les centralités urbaines mouvantes.  Laurent DEVISME  conclut  son  propos  en  rappelant  que  son  intention  était  de  lancer  des pistes, en partant de références prenant des libertés par rapport aux théories spatiales, mais permettant de nourrir la réflexion urbaine.  

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Loïc VADELORGE, avant d’entamer son  intervention, souligne que son propos, en raison de son appartenance disciplinaire à  l’histoire, se situe dans un cadre référentiel bien différent de celui de Laurent DEVISME et de la lettre de cadrage.  D’une  part,  il  critique  les  notions  utilisées,  comme  celle  de  « néo‐urbanisme »,  de « condition  incertaine », ou de « cité par projet » qui, aux yeux de  l’historien,  restent  trop abstraites  et  floues  pour  pouvoir  être  utilisées.  Concernant  par  exemple  les  évocations implicites d’un urbanisme à pensée forte ou à pensée faible,  il signale que  le qualificatif de pensée  forte  peut  être  appliqué  à  des  lieux  et  des  époques  fort  différents :  l’urbanisme opérationnel des  années 1950‐1960,  les  spéculations urbaines des  sociétés utopiques des années 1830,  les  réalisations des villes  fortifiées de Vauban au XVIIème  siècle, ou dans  la Rome papale du XVIème siècle.  D’autre part, Loïc VADELORGE fait part de  la difficulté des historiens à mobiliser  les termes « néo » ou « post » appliqués à l’urbanisme ou à l’architecture, car ces termes suggèrent des ruptures franches et datées avec lesquelles, en général, les historiens ne sont pas tout à fait d’accord,  car    l’histoire  urbaine  relève  pour  eux  du  temps  long.  En  d’autres  termes,  la condition  incertaine  des  villes  apparaît  aux  historiens  comme  un  postulat  de  l’histoire urbaine  tout  court,  de  toute  ville,  y  compris  celles  qui  peuvent  apparaître  les  plus cohérentes. Elle ne peut ainsi relever uniquement des incertitudes de l’urbanisme. L’histoire urbaine  nous  apprend  que  le  devenir  des  villes  est  d’abord  lié  aux  mouvements  de population  et  à  l’évolution  du  rôle  des  villes ;  la  condition  incertaine  des  villes,  pour  les historiens, n’est donc ni actuelle, ni urbaine, elle est par nature historique : c’est  l’histoire qui est incertaine, ce ne sont pas les villes.  Une  fois  ces  distances  épistémologiques  prises,  Loïc  VADELORGE  affirme  qu’il  est  en revanche  complètement  en  accord  avec  la  question  des  conflits  temporels  que  suscite  le renouvellement urbain, évoquée dans  la  lettre de cadrage, qu’il a choisi de  traiter dans sa communication à propos des villes nouvelles. Pour  lui,  le  renouvellement urbain des villes nouvelles pose à l’évidence un problème de conflit de temporalité et de conflit de mémoire ; 

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et  faire,  comme  il  le  fait  depuis  une  dizaine  d’années,  l’histoire  des  villes  nouvelles françaises, consiste avant tout à arbitrer entre différents récits de ville et représentations.   Dans  la première partie de  son  intervention,  Loïc VADERLORGE  souhaite  ainsi  évoquer  le paradoxe des villes nouvelles en renouvellement.  Sur  les  neuf  villes  nouvelles  françaises  labellisées  comme  telles,  cinq  sont  actuellement concernées par des projets de rénovation urbaine : Val de Reuil et son « Germe de Ville », les Pyramides d’Evry, les Merisiers et Plaine de Neauphle à Trappes, Cergy Croix‐Petit – Chênes d’Or et Saint‐Ouen l’Aumône, et enfin Vitrolles‐Les Pins. Pourtant le sujet du renouvellement urbain reste très peu abordé, voire tabou, dans les travaux d’évaluation des villes nouvelles. A  l’exception de  l’ouvrage édité en 2005 au CERTU par Nicolas Buchoud3, directeur du GPV des  Pyramides  à  Evry,  Les  dynamiques  de  la  rénovation  urbaine  du  quartier  à l’intercommunalité, peu de  travaux de  recherche évoquent  la question du  renouvellement des villes nouvelles. Les projets de rénovation urbaine interpellent en effet très fortement la mémoire des  villes nouvelles,  car  ils poussent  à  reconnaître que  celles‐ci  rencontrent des problèmes similaires à ceux des grands ensembles et qu’elles partagent finalement un même destin,  alors même  qu’elles  avaient  été  construites,  dès  l’origine,  en  opposition  avec  les grands ensembles4. Le renouvellement urbain des villes nouvelles pose donc un problème en termes de représentation historique et appelle à déconstruire et renouveler leur mémoire.  L’opposition entre grands ensembles et villes nouvelles a été structurante dans  la mémoire des  villes  nouvelles.  Très  tôt,  les  décideurs  et  les  aménageurs  ont  affirmé  que  les  villes nouvelles  seraient  l’envers des grands ensembles. Alors que  la décision de  créer  les villes nouvelles est prise entre 1964 et 1967, on voit apparaître des discours d’opposition entre villes  nouvelles  et  grands  ensembles  dès  le  schéma  directeur  de  1965  et  ceux‐ci  sont affirmés  partout  à  partir  de  1969.  Le  rejet  des  grands  ensembles  repose  sur  deux insuffisances  que  les  villes  nouvelles  devaient  pouvoir  pallier  :  l’emploi,  en  offrant  un équilibre entre habitat et emploi, et  les équipements,  les villes nouvelles devant constituer de véritables centres urbains. Que nous dit l’histoire urbaine vis‐à‐vis de ces partis‐pris de départ et ces représentations ? Du point de vue des équipements, la bataille a bien eu lieu dans les villes nouvelles et elle a été en partie gagnée, notamment pour les équipements de proximité et scolaires dont elles sont bien dotées, plus  tardivement pour  les universités qui  sont arrivées en ville nouvelle dans  les  années  1990, moins  encore  pour  les musées  et  les  hôpitaux,  évoqués  dans  les schémas  directeurs  mais  encore  très  rarement  implantés.  Pour  autant,  ce  bon  niveau d’équipement  des  villes  nouvelles  ne  permet  pas,  aux  yeux  des  historiens,  de  valider l’opposition avec les grands ensembles. Car dès la commission Sudreau en 1959 la question de  l’animation des grands ensembles était posée et  les politiques d’équipement mises en œuvre en 1961 orientées vers  l’équipement des ZUP ; par ailleurs  la SCIC a fait très tôt des efforts  constants  pour  implanter  des  équipements  sociaux,  sanitaires,  scolaires,  sociaux, artistiques  dans  les  grands  ensembles ;  enfin,  certaines  communes  concernées  par  les grands ensembles, comme Nanterre, Créteil ou Bobigny ont été érigées en préfectures en                                                             3 BUCHOUD, Nicolas, Les dynamiques de  la rénovation urbaine, du quartier à  l’intercommunalité ? Le grand projet de ville des Pyramides à Evry, Paris, CERTU, collection débats, 42, 2005. 4 BOURILLON, Florence, FOURCAUT, Annie, VADELORGE, Loic (dir), Villes nouvelles et grands ensembles, Histoire urbaine, 17, décembre 2006, p. 5‐146.  

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même  temps  que  Cergy,  et  ont  donc  bénéficié  d’équipements  prestigieux  comme  des universités ou des maisons de  la culture. Ainsi  la problématique de  la centralité est  tout à fait  comparable  à  ce  qui  s’est  passé  en  ville  nouvelle,  et  par  ailleurs  certains  grands ensembles comme Sarcelles ou Massy‐Anthony, ont continué à évoluer après la création des villes nouvelles et à conforter leur niveau d’équipement.  Outre  la  question  des  équipements,  les  villes  nouvelles  relèveraient,  dans  la  mémoire collective,  d’un  urbanisme  différent  des  grands  ensembles.  Dans  l’histoire  commune  de l’urbanisme, on  considère que  les grands ensembles  forment  l’idéal de  la  ville dessinée a priori, une fois pour toutes et réalisée d’un seul geste ;  le cadre de référence théorique de Sarcelles, comme d’autres grands ensembles, est celui de  la Charte d’Athènes rééditée à  la fin des années cinquante, et surtout de l’ordonnance de 1958 créant les ZUP ; la temporalité des grands ensembles est celle du temps court, et  le grand ensemble semble relever d’une pensée forte de  l’urbanisme, qui s’incarne par des architectes en chef comme Labourdette ou Maneval  par  exemple.  Toujours  pour  simplifier,  les  villes  nouvelles  représenteraient exactement  l’inverse,  c’est‐à‐dire non pas un  temps  court mais un  temps  long :  ces  villes sont dessinées au milieu des années 1960 pour  l’an 2000 ;  leur réalisation est confiée non pas  à  un  architecte, mais  à  des  équipes  pluridisciplinaires  d’architectes,  urbanistes,  voire géographes ou  sociologues ;  les  lots  confiés aux différents architectes n’excèdent pas 500 logements, et il n’est pas question de décider à priori de l’architecture de la ville entière qui relèvera plutôt d’un assemblage de quartiers dessinant la ville morceaux par morceaux, à la manière d’un jeu de l’oie comme à Cergy, Evry, voire à Saint‐Quentin‐en‐Yvelines. Ainsi, dans cette  logique discursive,  les villes nouvelles relèveraient plutôt de ce que vous avez appelé dans le texte de cadrage, du principe d’incertitude.  Cependant, à y regarder de plus près, cette opposition un peu simpliste entre pensée forte des  grands  ensembles  et  pensée  incertaine  des  villes  nouvelles  peut,  là  encore,  être déconstruite par  les historiens. En effet, car  les villes nouvelles ont  fait, à  l’origine,  l’objet d’une pensée très forte. Celle‐ci ne portait pas sur  l’architecture et  l’urbanisme mais plutôt sur  un  fonctionnement  régional,  dont  le  volontarisme  a  été  porté  par  des  institutions centrales  comme  le  groupe  central  des  villes  nouvelles,  mais  aussi  par  des  institutions régionales comme  les districts ou  les OREAM, et par des structures territoriales comme  les EPA.  Les  villes  nouvelles  ont  donné  lieu  à  des  politiques  foncières  (ZAD),  bien  plus ambitieuses  que  celles  des  grands  ensembles.  Mais  ce  volontarisme  planificateur s’accompagne paradoxalement d’une très grande incertitude et d’une grande prudence par rapport aux formes architecturales : de grands concours d’architecture sont organisés avec la  volonté  de  faire  des  villes  nouvelles  des  laboratoires  d’architecture  et  d’urbanisme. L’incertitude  sera même  spécifiquement  revendiquée  dans  le  cas  de  Val‐de‐Reuil  avec  la notion de « Germe de ville » proposée par l’Atelier de Montrouge. Le germe de ville consiste à refuser de décider de la ville a priori et à créer les conditions d’une ville en devenir, dont la structure modulable est  susceptible d’évoluer en  fonction des besoins. Cependant  le mot incertitude est assez peu employé dans  les années 1970, à  l’époque où  l’on créé  les villes nouvelles,  peut  être  parce  qu’il  traduit  un  doute  qui  n’était  pas  vraiment  dans  l’air  du temps ;  les équipes des villes nouvelles préfèrent plutôt employer  le mot  innovation, mot d’ordre  lancé par  Jean‐Eudes Roullier et par  le  secrétariat général des villes nouvelles, un terme un peu  attrape‐tout  et un  formidable outil de  communication qui permet de  faire venir dans  les villes nouvelles des générations d’architectes, d’urbanistes, de chercheurs et 

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des crédits d’Etat  importants. Peut‐on dire aujourd’hui que  l’urbanisme des villes nouvelles est spécifique ? Là encore, les historiens répondent négativement : s’il est possible d’établir des  comparaisons d’une  ville nouvelle  à  l’autre,  chacune d’elle est différente, et,  surtout, elles  ne  se  distinguent  pas  clairement  de  l’architecture  et  de  l’urbanisme  pratiqués  par ailleurs en France dans  les années 1970. On critique même souvent  le manque de  lisibilité urbaine  des  villes  nouvelles  et  leur  inachèvement  patent  (espaces  en  attente  encore nombreux),  malgré  quelques  gestes  architecturaux  forts  (Les  Arcades  du  Lac  à  Saint‐Quentin‐en‐Yvelines, construites par Ricardo Bofill par exemple) et quelques entrées de ville ambitieuses.  Les  villes nouvelles  rencontrent ainsi aujourd’hui des problèmes de  coutures urbaines qui sont tout à fait comparables à ceux que l’on trouve dans les grands ensembles.   Dans  la  deuxième  partie  de  sa  communication,  Loïc  Vadelorge  souhaite  traiter  plus directement des opérations de renouvellement dans les villes nouvelles et de leurs attendus, en évoquant la question de la construction du diagnostic et celle des solutions apportées.  Selon  lui,  une  opération  de  renouvellement  urbain  est  d’abord  la  mise  en  scène  d’un diagnostic,  et  présuppose  une  situation  de  crise.  Les  causes  de  cette  crise  sont‐elles différentes en ville nouvelle ? En apparence, les villes nouvelles sont confrontées aux mêmes problèmes économiques et sociaux que les grands ensembles : un taux de chômage très fort, des minima  sociaux qui concernent une partie  importante de  la population, de nombreux allocataires (RMI, CMU, APL). Par ailleurs, on met également en avant les mêmes histoires de peuplement que dans d’autres quartiers en difficulté :  les  classes moyennes  implantées  à l’origine  auraient  été  remplacées  progressivement  par  les  classes  populaires  et  ouvrières puis par des classes migrantes. En réalité d’autres facteurs peuvent être pris en compte pour différencier  le  cas  des  villes  nouvelles  vis‐à‐vis  des  grands  ensembles :  tout  d’abord  la complexité  administrative  des  villes  nouvelles  et  leur  statut  ZAN  (Zone  d’Agglomération Nouvelle), en vigueur jusqu’à la loi Rocard de 1983 ; d’autre part le statut très flou du foncier notamment  lorsque  les  quartiers  ont  été  construits  sur  dalle ;  par  ailleurs,  l’existence préalable au lancement des opérations de villes nouvelles en 1965 de « coup partis », c’est‐à‐dire de projets urbains commencés avant même que l’on ne statue sur l’administration des villes  nouvelles (ex. :  Projet  de  Jacques  Riboud  à  Elancourt‐Maurepas,  rives  de  l’Etang  de Berre) que l’Etat tente de rattraper ; en outre une histoire politique locale très spécifique, où se  côtoient  dès  l’origine  maires  ruraux  et  urbains ;  enfin  une  révision  rapide,  dès  le lancement  en  1969,  des  ambitions  à  la  baisse :  seules  cinq  villes  nouvelles  sur  neuf programmées  sont  mises  en  œuvre,  et  réduction  drastique  du  nombre  d’habitants  à accueillir sous l’influence de Giscard d’Estain, fervent opposant aux villes nouvelles.  On a tendance aujourd’hui à opposer l’âge d’or des années 1970 où tout se passait bien à la crise des quartiers dans les années 1990. Or, comme le démontrent des travaux comme ceux de  Claire  Mulonnière  et  Nicolas  Buchoud,  analysant  la  représentation  du  quartier  des Pyramides dans la presse depuis leur origine jusqu’à nos jours, ou de Caroline de Saint‐Pierre à Cergy, contrairement à ce que disent les pionniers aujourd’hui, l’image s’est dégradée dès les premières années, d’abord parce que la délinquance apparaît très rapidement, mais aussi en  raison des malfaçons constructives et du manque de qualité architecturale des projets, pourtant d’envergure internationale. Ainsi, si la mémoire des pionniers pèse aujourd’hui très fortement  sur  le  renouvellement  urbain,  elle  véhicule  pourtant  toute  une  série  de représentations sur lesquelles il faut travailler et construire un regard critique. L’histoire du 

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peuplement des  villes nouvelles ne peut pas  être davantage  réduite  à deux périodes,  les classes moyennes dans les années 1970 et les immigrés dans les années 1990. Les travaux de recherche  historique  démontrent  bien  la  complexité  des  processus  de  peuplement  et  la nécessité  de  lire  ces  processus  dans  la  durée  et  non  à  l’aune  de  deux  périodes,  l’une utopique et l’autre de crise.  Les  solutions  proposées  dans  les  opérations  de  renouvellement  urbain  en  ville  nouvelle diffèrent finalement peu des opérations de rénovation des grands ensembles.   La première tentation est celle de la table rase, ou plutôt de la destruction partielle pour des raisons de malfaçons et de dangerosité – c’est le cas du Germe de ville à Val‐de‐Reuil en partie détruit depuis  quelques  années  –  mais  surtout  pour  des  raisons  symboliques,  la  destruction apparaissant  tout  aussi  utopique  que  l’intégration  de  ces  quartiers  et  permettant  de démontrer la capacité d’action des promoteurs et des pouvoirs publics face à la fatalité des zones  de  relégation  urbaine.  La  deuxième  tentation,  que  l’on  connaît  bien  aussi  dans  les grands ensembles, est celle de la résidentialisation qui signe la fin des utopies architecturales des années 1970, par une fermeture des espaces ouverts. Une autre solution proposée est celle d’une meilleure offre de transport et de stationnement. De manière plus spécifique, un important travail sur l’image de ces quartiers est fait, notamment par le biais de publications dans  lesquelles  est mise  en  avant  l’intensité  de  la  vie  sociale  et  associative  locale.  Par ailleurs,  les  projets  de  renouvellement  reposent  sur  le  refus  de  considérer  ces  quartiers comme  exceptionnels,  et  visent  à  réduire  le  stigmate  qui  les  affectent  et  touche,  par extension, la ville entière, en travaillant à l’échelle de l’agglomération, plutôt que de passer par des opérations de  renouvellement urbain ponctuelles, on  retrouve donc  les ambitions initiales des années 1960. En  conclusion,  Loïc  Vadelorge  défend  l’idée  que  le  renouvellement  urbain  des  villes nouvelles est moins le signe d’un échec que celui du fonctionnement normal d’une ville, qui vieillit et dont  les attentes sociales aujourd’hui ne sont plus  les mêmes qu’il y a trente ans. Dans ce contexte, le rôle de l’historien consiste bien à arbitrer le conflit des mémoires tout en n’enfermant pas ces villes dans le passé, car elles sont des ensembles urbains vivants, en mouvement.    Synthèse des débats  Ces deux premières interventions appellent plusieurs remarques sur les différentes acceptions et interprétations qui peuvent être faites de la notion d’incertitude.  Tout  d’abord,  Constantin  PETCOU  réagit  par  rapport  à  la  question  de  la  permanence historique de l’incertitude soulevée par Loïc VADELORGE. A ses yeux, l’incertitude est plus ou moins grande selon les lieux et les époques : il y aurait de plus en plus d’incertitudes locales en Europe et aux Etats‐Unis, ce qui n’était pas le cas jusqu’à récemment, et de plus en plus de certitudes en Chine et en Russie…  Il  existerait  ainsi  une  sorte  de  géopolitique  de  l’incertitude,  qu’il  faudrait  analyser  à différentes  échelles,  locale  et  globale  notamment,  pour  prendre  la  mesure  des changements. De son point de vue, en Europe on constate aujourd’hui une sorte de conflit entre  la temporalité forte à  laquelle on était habitué, notamment en raison du temps  long que  l’on pouvait gérer, et une accélération de  l’incertitude, pour  laquelle nous n’avons pas les outils politiques et institutionnels.  

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Emilie BAJOLET remarque que si  l’incertitude est  ici plutôt entendue comme une difficulté, elle peut aussi être considérée de manière positive et intégrée dès la conception des projets. A ce propos, elle questionne Loïc VADELORGE sur  les principes d’incertitude à  l’origine du Germe de Ville dans la ville nouvelle du Val‐de‐Reuil. Loïc VADELORGE rappelle en effet que les concepteurs ont refusé de dessiner  la ville une  fois pour toutes et ont structuré  la ville autour d’un cœur central potentiellement extensible, au  fil des besoins  futurs. La ville, qui n’a pas accueilli autant d’habitants que prévu s’arrête d’ailleurs de façon nette. Cependant, ce  qui  a  longtemps  été  le  signe  d’un  échec,  devient  finalement  le  signe  d’un  simple inachèvement  et  d’une  possible  extension.  Aujourd’hui,  alors  que  la  croissance  est  forte dans  tout  le  bassin  de  vie  à  proximité  de  Rouen  et  qu’une  communauté  urbaine  est  à l’étude, cette possibilité de développement devient très intéressante.   Les  deux  communications  de  Laurent  DEVISME  et  Loïc  VADELORGE  suscitent  plusieurs interventions qui précisent ce qu’il faut entendre par « pensée forte » et « pensée faible » en urbanisme, notions plus ou moins explicitement mobilisées.  François MENARD  souligne que  si  l’époque actuelle n’est pas  celle d’une pensée  forte en matière de projet urbain au sens de la planification, le fait de vouloir renouveler la ville sur elle‐même  relève  de  convictions  fortes,  il  semblerait  donc  que  c’est  la  certitude  sur  la manière de renouveler la ville qui ait évolué.  Laurent  DEVISME  précise  que  son  propos  n’était  pas  de  dire  que  l’on  est  passé  d’un urbanisme de pensée forte à un urbanisme de pensée faible, constat trop simpliste et avec lequel il n’est pas d’accord ; mais que nous sommes peut‐être aujourd’hui dans un nouveau contexte  idéologique,  dont  Ascher  et  Chalas  décrivent  les  potentielles  conséquences prescriptives sur l’urbanisme, et qu’il faut savoir analyser. Philippe GENESTIER rappelle qu’il y a tout de même deux manières d’envisager l’urbanisme. D’une part  il y aurait un urbanisme « à pensée  forte », qui a produit  le  logement social de masse,  objet  de  rénovation  aujourd’hui.  C’était  une  pensée  forte  car  elle  reposait  sur  la conviction que  l’espace avait une capacité à produire  le social, non seulement des normes, mais  aussi  des  comportements,  des  identités.  D’autre  part,  on  aurait  une  pensée  faible, notamment  dans  le  cadre  de  l’urban  regeneration  anglo‐saxonne,  qui  est  avant  tout  un urbanisme  d’opportunité,  un  urbanisme  qui  s’indexe  sur  des  logiques  néo‐libérales,  des logiques de marché concurrentielles. Alors que, d’une certaine façon,  l’urbanisme à pensée forte devait pallier  les  insuffisances du marché en prenant en charge un certain nombre de demandes sociales insolvables ; l’urbanisme plus faible du point de vue des pouvoirs publics repose  sur  le paradigme de  la mise en concurrence et de  la valorisation des opportunités d’un site ou d’un système d’acteur. C’est un urbanisme à pensée faible dans la mesure où les urbanistes porteurs des intérêts publics sont en situation de faiblesse par rapport à d’autres acteurs qui relèvent de ce jeu de marché.  Loïc VADELORGE, face à  la  tendance à opposer  les années 1960‐1970 et  l’époque actuelle, souhaite nuancer  les analyses. En effet,  l’intrusion de  la pensée néo‐capitaliste ou  libérale dans  l’urbanisme existait déjà dans  les années 1960, par exemple avec Chalandon qui dès 1969 met en œuvre une politique de retrait de l’Etat. Par ailleurs, même si une pensée forte, encadrée par  l’Etat par  l’intermédiaire des EPA, est à  l’œuvre dans  la conception des villes nouvelles, celles‐ci  sont  toutefois construites par des promoteurs privés, et  il a existé une marge  de manœuvre  et  une  prise  en  charge  importante  des  projets  par  le  secteur  de  la 

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promotion privée, qui sont souvent oubliées de l’histoire. On met très rarement en avant le fait que, dès les années 1960‐1970, une part des financements étaient de nature privée. Plus encore,  Loïc VADELORGE  précise  que  si  l’Etat  est moins  présent  que  par  le  passé,  il  faut toutefois prendre acte de la montée en puissance des élus locaux, notamment dans les villes nouvelles,  par  le  biais  des  contractualisations ;  de  plus  en  plus  d’acteurs  se  retrouvent autour de la table pour décider des projets et c’est une dimension à ne pas oublier car si la ville  à  renouveler  est  plus  difficile  à  mettre  en  œuvre,  le  contexte  reste  néanmoins fortement volontariste, pas aussi incertain que l’on a tendance à le croire.  Jérôme  BOISSONADE  poursuit  la mise  en  garde  contre  les  simplifications,  et  notamment l’association  trop  fréquente entre une pensée  forte et des pouvoirs publics en position de force et une pensée faible qui correspondrait à un recul de la présence des acteurs publics. Il pense  au  contraire  que  les  auteurs  convoqués  par  Laurent DEVISME montrent  justement que  la période actuelle  relève d’une pensée  forte :  l’urbanisme opportuniste se  rapproche des systèmes d’organisation décrits par Boltanski. Cet urbanisme, se nourrit pour une grande part de la critique de l’urbanisme spatialiste et planificateur des années 1950‐1960 ; dans ce contexte, quelle est la critique que l’on peut faire de cet urbanisme, sans nourrir, in fine, la doxa de demain ?   François MENARD revient sur  la notion d’incertitude, sur un plan conceptuel, en distinguant incertitude rétrospective et incertitude projective. Selon lui, deux dimensions de l’incertitude ont été évoquées et renvoient à des rapports au temps différents. Il y aurait tout d’abord une incertitude rétrospective, qui par un regard en arrière et notamment sur l’urbanisme des grands ensembles, pose la question « Avons‐nous bien fait ? ». En  instaurant un doute, elle  invite aujourd’hui à avoir une pensée moins sûre d’elle‐même que ne  l’a été  la planification des  années 1960‐1970.  Il  y  aurait ensuite une incertitude plus projective, un questionnement sur  le  futur, sur  le mode « De quoi demain sera‐t‐il fait ? ». D’un côté, la société évolue très rapidement,  les projections sur les modes de vie ne peuvent se faire qu’à court terme, et il s’agit d’intégrer dans les projets urbains des facteurs d’adaptabilité pour répondre aux évolutions de conjoncture. De  l’autre, persistent des  incertitudes à plus  long terme  liées au changement climatique. Dans ce deuxième cas, paradoxalement, le risque encouru amène des réponses extrêmement fortes, en termes de réduction  de  la  consommation  énergétique  par  exemple,  et  finalement,  à  partir  d’une incertitude du lendemain il semble que se construit une pensée assez sûre d’elle‐même sur ce qu’il y aurait à faire.  Loïc Vadelorge, souligne la pertinence de cette double dimension de l’incertitude. En ce qui concerne  le développement durable,  il pense même qu’il ne  faut plus parler d’incertitude mais bien d’injonction. Pour  lui,  cette  thématique  fournit un nouveau  cadre normatif aux opérateurs,  comparable  à  celui  fourni par  la Caisse des Dépôts  et Consignations  dans  les années  1960  pour  les  grands  ensembles.  En  revanche,  du  point  de  vue  de  l’historien, l’incertitude rétrospective, c'est‐à‐dire le fait que l’on ne sache plus ce qu’on a voulu faire en construisant les villes nouvelles par exemple, est d’autant plus importante qu’elle pèse sur la manière dont on les transforme aujourd’hui. Elle est donc une dimension qui doit être prise en compte.   

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Cet apport de  François MENARD motive plusieurs  interventions  sur  le  thème du paradoxe entre certitude et incertitude.  Pour  aller  dans  le  sens  du  propos  de  François  MENARD  et  Loïc  VADELORGE,  Laurent DEVISME ajoute que  l’incertitude sur  le sort de  la planète à  long  terme, qui  fait que nous n’avons plus le choix, implique une forme de certitude. Dans un contexte où ce qui prime est d’essayer de faire en sorte que demain ne soit pas pire qu’aujourd’hui, toute transformation effraie et une  forme de moralisme s’associe aux  interventions, pour aboutir à un nouveau principe de certitude.  Frédéric DRUOT intervient lui aussi sur le thème du paradoxe entre certitude et incertitude, construit en permanence par les pouvoirs publics, plus ou moins sciemment. En évoquant la situation des grands ensembles, bien que leur devenir soit plus qu’incertain, il souligne que le poids politique de  l’Etat  reste  très  fort et que  les opérateurs  se mettent aux ordres de l’ANRU comme ils avaient pu le faire par le passé lors des politiques de réhabilitation : hier il s’agissait de  refaire  les  façades, aujourd’hui de démolir et reconstruire, mais  la  logique de construction d’une certitude sur ce qu’il y a à  faire reste  la même. Pour  fonctionner, cette certitude à besoin de construire dans le diagnostic un traumatisme qu’il convient de pallier.  Henri COING qui va plus loin encore, pense quant à lui que l’urbanisme, en tant que pratique professionnelle et organisation des actions publiques est, par définition, un  instrument de certitude  absolument  féroce.  Si  à  différentes  époques,  nous  a  eu  affaire  à  des  discours différents  sur  ce qui  constituaient  les  certitudes, parfois même  à des  certitudes  inverses, celles‐ci  ont  néanmoins  toujours  fonctionné  comme  des  injonctions  péremptoires.  C’est aujourd’hui  la même  chose qui  se passe avec  le  thème du développement durable. Henri COING se demande ainsi si, finalement,  l’urbanisme n’est pas une discipline qui fonctionne essentiellement  sur  des  évidences,  des  tendances  à  la  mode  et  tend  à  expulser mécaniquement  l’incertitude.  Comme  Frédéric  DRUOT,  il  pense  que  pour  construire  la certitude du jour, il est nécessaire de construire un passé repoussoir.   De  ce  débat  sur  certitude/incertitude  les  discussions  glissent  vers  des  réflexions  sur  les registres d’historicité dans lesquels l’urbanisme actuel serait pris.  Pour Philippe GENESTIER, s’il est vrai que les urbanistes sont des producteurs et des porteurs de certitudes, si  l’urbanisme travaille  la normativité et  la conformité, c'est‐à‐dire définit  les normes et  cherche à mettre  le  réel en  conformité avec  ces normes, que  ceci est presque intrinsèque à l’habitus urbanistique ; ce régime d’action n’est pas forcément bien reçu par le social, comme le montre la multiplication des recours contentieux et du syndrome NIMBY. Il lui  semble donc  intéressant d’introduire  la notion de plausibilité ou d’acceptabilité  sociale pour comprendre  la  façon dont  les différents acteurs  interviennent. Or, à ses yeux, ce qui caractérise aujourd’hui l’univers de plausibilité urbanistique est le fait d’être rentré, comme le disent un certain nombre de sociologues mobilisés par Laurent DEVISME, dans un univers de pensée processuelle, probabiliste, de démarche négociée. Plus encore,  il semblerait que le registre d’historicité de cet univers ait changé : il ne s’agit plus seulement de s’indexer sur un futur pour faire advenir les promesses de ce futur, mais d’une part, d’agir dans un univers incertain dans  lequel on regarde en arrière pour voir ce qui est perdu, ou ce qui risque de l’être et, d’autre part, d’évoluer dans un registre du temps présent, où  les démarches sont négociatrices, c'est‐à‐dire que  l’on regarde quelles sont  les ressources  locales,  les forces en présence qui peuvent être mobilisées dans un contexte spécifique. Pour Philippe GENESTIER, 

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la notion d’urbanisme d’opportunité développée par  les anglo‐saxons est  vraiment  tout à fait exemplaire de ce rabattement sur le moment présent. Par exemple, dans les docklands à Londres,  l’aménagement  a  été  réalisé  sans  étude  programmatique,  avec  un  minimum d’investissement  en  termes  d’infrastructures,  mais  avec  une  architecture  qualitative susceptible de continuer à valoriser  l’attractivité du site. Pour Philippe GENESTIER,  il s’agit d’un  témoignage,  à  la  fois  d’un  nouveau  régime  d’action  et  d’un  nouveau  registre d’historicité, qui  rompt avec  l’univers de plausibilité dans  lequel se plaçait  les conceptions plus directrices de la tradition urbanistique antérieure.  Pour Jérôme BOISSONADE, c’est  la confiance qui est  le plus grand réducteur d’incertitude ; c’est une confiance dans un futur porteur d’opportunité qui légitime l’action présente. Ainsi, si  comme  le  disait  Philippe  GENESTIER  l’urbanisme  actuel  est  dominé  par  un  certain présentisme,  il  se  nourrit  quand même  d’une  confiance  aveugle  dans  un  futur  porteur d’opportunités.  Loïc VADELORGE précise que c’est aussi le fait du développement d’une démarche négociée que les projets sont plus lents, plus longs à mettre en place et moins certains en apparence, car  le temps de  la négociation et du contrat sont devenus très  importants, notamment du fait de la décentralisation.   Laurent DEVISME conclut ce premier débat avec humour en disant que nous avons presque les éléments d’une fable qui pourrait s’appeler « la certitude et le recoin ». Pour comprendre le message philosophique de cette fable il faudrait analyser tous les discours de dénégation de l’idée que l’urbanisme est un instrument de certitude féroce, qui sont le lot commun des justifications des projets contemporains. Il cite l’exemple du plan guide de l’Ile de Nantes sur lequel il a beaucoup travaillé et qui, malgré un principe d’ « urbanisme de révélation » cher à Alexandre Chemetoff, n’est pas aussi généreux dans l’accueil du passé, du présent, du futur, et de tous les programmes que le principe de départ ne le voudrait.    Synthèse des interventions  La  deuxième  partie  de  la  séance  est  consacrée  aux  interventions  de  deux  architectes évoquant  leurs  expériences  de  praticiens  ayant  trait  à  la  gestion  de  l’évolutivité  et  de l’incertitude. Frédéric  Druot  intervient  dans  plusieurs  sites  de  renouvellement  urbain  et  propose  de s’interroger sur l’opportunité qu’offre le recyclage des appartements comme alternative à la démolition des tours dans les grands ensembles. Constantin Petcou, architecte et animateur d’un  réseau  international  travaillant  sur  les  interstices  urbains,  mène  quant  à  lui  une réflexion sur l’architecture auto‐gérée. Il montre comment il utilise la friche urbaine, le temps précaire de l’entre‐deux de territoires, pour mettre au jour des potentialités à la fois d’usage de ces espaces et aussi de capacité des habitants à s’en saisir pour proposer et  inventer de nouvelles dimensions.   Dans  un  contexte  où,  sous  l’influence  de  l’ANRU,  les  démolitions‐reconstructions  sont  le mode  dominant  d’intervention  dans  les  grands  ensembles,  Frédéric  DRUOT  avec  Anne Lacaton et Philippe Vassal, développent une approche de transformation des appartements ‐ 

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à l’origine sous l’égide du Ministère de la Culture, puis dans le cadre des études PLUS ‐, qui permet de proposer une alternative à la démolition.  Le  principe  d’intervention  de  l’équipe  se  situe  au  niveau  des  logements :  la  façade  des immeubles étant non porteuse, elle est déposée au profit de surfaces vitrées donnant sur un balcon fermé. Ce procédé permet à la fois d’agrandir sensiblement les appartements (par ex. 24 m²  en  plus  pour  un  appartement  de  44 m²),  d’apporter  plus  de  lumière,  de  créer  de nouvelles circulations intérieures et d’améliorer leur isolation thermique et phonique.   

 Frédéric  DRUOT  a  pour  volonté  de  partir  de  la  question  du  logement  pour  traiter  des problèmes qui, de son point de vue, sont trop souvent abordés par l’urbanisme. Il part de la chambre  à  coucher,  de  l’analyse  fine  des  situations  intérieures,  des  usages  du  logement, pour réfléchir sur les qualités des grands ensembles. Il critique la façon dont les diagnostics sur les grands ensembles sont en général élaborés et défend une analyse au cas par cas des qualités résidentielles offertes par ces logements qui, il le rappelle, ont une capacité à faire habiter exceptionnelle par rapport aux conditions d’habitation antérieures.  

 

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Une fois reconnue les qualités intrinsèques de ces logements, et analysées au cas par cas les situations  des  habitants,  l’idée  de  transformation  prime  sur  celle  de  la démolition/reconstruction et  ce, dans  le  cadre d’une économie maîtrisée qui  respecte  les budgets réduits des bailleurs.  C’est à partir de  la multiplication de ces évolutions du  logement que  l’image du bâtiment puis  de  tout  le  quartier  change,  depuis  l’intérieur.  Ainsi,  il  paraît  plus  intéressant  pour Frédéric DRUOT de faire, in fine, de l’urbanisme en partant de la question du logement (Est‐il assez  grand ? Répond‐t‐il  aux besoins du ménage ? Offre‐t‐il un niveau de  confort et une qualité d’habitat suffisant ?...) plutôt que de travailler sur des formes alternatives au grand ensemble  –  des  maisonnettes  le  plus  souvent  –  qui  n’offre  aucune  réflexion  sur  les conditions d’habitat. En  conclusion, Frédéric DRUOT  souligne qu’il  faut dépasser  le débat  sur  la pertinence des tours : il faut des tours si les logements qu’elles proposent conviennent. Toute situation est intéressante dans sa transformation, parce qu’elle est toujours  inachevée et capable d’être transformée. La véritable question est de pouvoir maintenir de la capacité de transformation et d’évolution aux choses.   

‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Tout comme Frédéric DUOT, Constantin PETCOU souhaite présenter des expériences micro‐urbaines réalisées, avec  l’atelier d’architecture autogérée (aaa), par des détournements, au sens positif du terme, de l’image stéréotypée des espaces urbains, de leurs usages, ainsi que des processus administratifs et des aménagements linéaires. Avant  de  présenter  les projets mis  en œuvre  dans  son  quartier  (La Chapelle,  au nord  de Paris), il souhaite dire quelques mots de ce contexte urbain : il s’agit d’un territoire enclavé entre  les voies des gares du nord et de  l’est, sans équipement d’échelle métropolitaine, ce qui le rend peu attractif pour les parisiens qui le connaissent peu. Ce quartier abrite environ 30% de populations d’origine étrangère, une économie dite ethnique, ainsi que, et c’est un des aspects que ces projets ont essayé de valoriser, de nombreux terrains en friche.  Le premier travail opéré a consisté à cartographier les terrains en friche ‐ souvent mal vécus par la population en raison des pratiques de toxicomanie, de prostitution ou de sécurisation s’y  étant  déployées  ‐,  puis  de  créer  des  « fiches  de  friches »  renseignant  le  propriétaire foncier,  les  projets  s’il  y  en  avait,  la  durée  de  cette  situation  de  friche,  etc.  Constantin PETCOU  et  aaa  ont  ensuite  démarché  les  propriétaires  des  sites  qui  paraissaient  les  plus intéressants,  avec  l’hypothèse  de  les  investir  de manière  temporaire  en  développant  des micro‐aménagements  de  proximité  et  constituer  des  pôles  d’attractivité  parisienne  pour désenclaver  le quartier. Le principe consistait à conserver  la possibilité de  transférer cette occupation éphémère et réversible d’une friche à l’autre, pour faire évoluer les expériences dans le temps en fonction des disponibilités spatiales. A partir d’un site central, appelé Eco‐box, sur  le site de  la Halle Pajol, pouvait ainsi se déployer une constellation d’expériences susceptibles  de  changer  de  configuration  en  fonction  des  acteurs  locaux  qui  voulaient s’investir dans un espace ou dans un autre.   

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  Afin de  répondre aux  interrogations de  la Préfecture  sur  l’absence d’argent pour gérer et aménager  les  différents  sites  en  friche  identifiés,  aaa  a  élaboré  une  carte  des  acteurs potentiels intéressés dans ces espaces ‐ associations, commerçants, écoles – repérés à l’issu de  consultations  participatives,  de  campagnes  d’affichage  et  de  communications  orales. Cette cartographie permettait de visualiser  les acteurs de proximité  susceptibles d’investir chaque site.   Constantin  PETCOU  décrit  ensuite  le  projet  Eco‐Box.  Si  celui‐ci  a  progressivement  pris  de l’ampleur, il s’agissait au départ, en 2002, sur un terrain minéral de 300 m² de la cour de la Halle Pajol, de  créer une  série de micro‐équipements, en  implantant avant  tout un  jardin mobile,  le  jardinage apparaissant à  l’issu des consultations participatives  la pratique  la plus transversale à toutes  les cultures du quartier. Le premier prototype de  jardin mobile a été conçu  par  des  étudiants  en  architecture,    à  partir  d’une  cartographie  des matériaux  de récupération disponibles dans  le quartier, en utilisant notamment des palettes en bois. Les étudiants ont ensuite réalisé un mode d’emploi pour que chacun puisse réaliser sa parcelle sur  le même modèle, de manière très simple et à coût presque nul. A partir du printemps 2003, tous  les habitants qui souhaitaient avoir une parcelle  la construisait eux‐mêmes avec l’aide de ceux qui avait construit la leur avant.   Le réseau d’acteurs associés fonctionnant très bien, le propriétaire, Réseau Ferré de France, a alloué au projet de nouveaux espaces, puis  le projet, attirant de plus en plus d’usagers, 

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s’est diversifié :  cuisine, musique, projections‐débats, bricolage,  interventions  artistiques… toujours à l’appui de modules mobiles créés à partir de matériaux de récupération.  Avec Eco‐Box,  l’atelier d’architecture autogérée et  les personnes  investies progressivement dans ce projet ont réussi à transformer un espace complètement désapproprié, d’investir et de valoriser cet espace auparavant mal vécu et subissant une image très négative.   

  A  partir  de  2003,  a  été  mise  en  place  une  série  de  débats  intitulés  LUP,  Laboratoire d’Urbanisme  Participatif,  qui  invitaient  des  personnes  très  hétérogènes  ‐  habitants, activistes, chercheurs, urbanistes, politiques ‐, ce qui donnait  lieu à des débats animés et a permis de lancer des pistes pour faire évoluer le projet mais aussi pour construire le discours sur le projet, avec les habitants. Car l’objectif était de pouvoir progressivement se retirer du projet, d’abord en co‐gérant celui‐ci avec les habitants, puis de les mettre en capacité de le gérer eux‐mêmes et de  communiquer dessus.  L’expérimentation de  ce passage d’une  co‐gestion à une auto‐gestion, selon un principe rhyzomatique, a bien  fonctionné puisque  les initiateurs d’Eco‐Box ne sont plus partie‐prenante des actions mises en œuvre aujourd’hui. Les projets ont ensuite évolué, changé de site, à l’initiative de nouveaux acteurs impliqués.  En  conclusion,  Constantin  PETCOU  insiste  sur  l’originalité  de  la  dynamique  de  « politique spatiale » mise en place avec  les habitants : elle a permis de créer des usages concrets sur des  espaces  initialement délaissés, et qui d’un point de  vue  architectural et micro‐urbain sont aujourd’hui perçus comme un potentiel très important dans le quartier.  

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Synthèse des débats  A l’issu de ces deux dernières interventions, un débat est organisé entre les participants. Philippe GENESTIER interroge tout d’abord  le  lien entre ces communications et celles de  la première  partie  de  la  séance.  Il  émet  l’hypothèse  que  les  dernières  interventions  ont présenté une conception modeste de  l’espace, dans  laquelle celui‐ci est conçu comme une ressource pratique pour un usage et  des utilisateurs, qui s’opposerait à une conception plus inductrice de l’espace, ce qu’Yves Chalas appelle le spatialisme, considérant l’espace comme un inducteur social manipulé par les pouvoirs publics. Dans ce contexte, il lui semble que se pose alors une question : dans un processus de précarisation et d’incertitude vis‐à‐vis des modèles  d’intégration  économique  du  fait  de  la  crise  post‐industrielle,  est‐ce  qu’une nouvelle conception de l’espace pragmatique, et non plus inductrice, ne serait pas d’autant plus  pertinente  que  par  ailleurs  les modèles  d’intégration  traditionnels  par  le  travail,  les équipements  publics  ou  la  normativité  spatiale  auraient  échoué  à  prendre  en  charge  les nouvelles relations sociales ?  Constantin  PETCOU  répond  positivement  à  cette  interrogation :  à  ses  yeux,  ce  type  de démarche  permet  aux  espaces  d’être moins  abstraits  et  subjectivés ;  et  peuvent même permettre la construction de subjectivités collectives. De plus en plus, dans des métropoles multi‐culturelles,  il  semble  que  le  paradigme  de  la  construction  de  subjectivités différentielles à partir d’expériences collectives est important à explorer.   Plusieurs  intervenants  réagissent  à  la  communication  de  Frédéric  DRUOT  et  aux  images présentées.  François MENARD développe une double remarque : d’une part, il se demande si un pan de mur ne permet pas plus d’évolutivité à  l’intérieur d’un  logement qu’une baie vitrée, contre laquelle  il  n’est  pas  possible  d’apposer  un  meuble,  d’accrocher  un  tableau  ou  une bibliothèque, en  fonction des besoins  ; d’autre part,  il s’interroge sur  la reproduction d’un même  procédé  de  transformation  dans  différentes  situations  et,  en  ce  sens,  rejoint  les questionnements de Loïc VADELORGE  sur  la création d’un nouveau modèle, homogène et reproductible, et de Laurent DEVISME et Marie‐Flore MATTEI sur  la réelle prise en compte des situations des habitants au cas par cas, et le caractère uniforme de la solution proposée.  Frédéric  DRUOT  précise  que  les  images  présentées,  par  les  simplifications  et  effets  de répétition qu’elles créent, tendent à uniformiser une approche qui est en réalité adaptée à chaque  tour,  il note d’ailleurs que  la  réponse de  la baie vitrée n’est pas  systématique.  Le principe, auprès des habitants, consiste à leur présenter la règle du jeu  ‐ l’immeuble va subir une transformation, le confort des logements va être amélioré sans augmentation de loyer – puis de discuter avec eux des adaptations possibles en fonction de leurs micro‐besoins. Dans une organisation qui a la capacité d’évoluer, chaque personne peut se repositionner, garder ou quitter son appartement, le modifier, décohabiter… L’opération se fait en général en site occupé et repose sur la prise en compte très fine des situations de chaque ménage. Ensuite, pour répondre aux interrogations sur l’uniformité de la démarche proposée, Frédéric DRUOT indique  que,  par  exemple,  dans  le  cas  de  la  Tour  Bois  le  Prêtre,  le  projet  a  permis  de diversifier  l’offre de  typologies  à  l’intérieur de  la  tour,  les  faisant passer de  trois    à  sept, d’organiser des décohabitations  et de mettre en place des baux  inédits portant  sur deux 

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appartements.  La  transformation opérée a donc été  l’occasion de  créer de  la diversité de situations.  Par rapport à l’intervention de Constantin PETCOU plusieurs précisions sont demandées.  François MENARD s’interroge  sur  le  décalage  existant  entre  le  temps  du  projet  Eco‐Box présenté  et  le  temps  des  transformations  urbaines  et  sociales  plus  globales  du  quartier. Constantin  PETCOU  fait  part  d’un  constat  a  posteriori :  alors  que  la  durée  moyenne d’implantation  des ménages  dans  le  quartier  est  de  six  ans  et  que  les  habitants,  sachant qu’ils ne sont que de passage, s’investissent par conséquent peu dans les espaces publics de proximité ; le projet Eco‐Box a duré environ cinq ans en tout (deux ans de démarches, deux ans  de  fonctionnement  et  une  année  de  transfert),  donc  finalement moins  que  la  durée moyenne d’ancienneté dans le quartier. Ce sont ainsi mises en place des micro‐dynamiques et des micro‐temporalités correspondant à la situation réelle des acteurs.  Loïc VADELORGE se demande quant à lui s’il y a eu nécessité de mettre progressivement en place  des  règlements,  pour  réduire  une  partie  de  l’incertitude  et  rendre  le  projet  plus crédible et plus acceptable aux yeux des pouvoirs publics, comme c’est souvent le cas dans les organisations alternatives qui s’institutionnalisent. Constantin PETCOU rappelle que si ce projet était alternatif,  il n’était néanmoins pas  illégal (squat) et par conséquent plus ouvert sur  un  large  public,  plus  neutre  socialement  et  politiquement.  En  ce  qui  concerne l’institutionnalisation, Constantin PETCOU reconnaît en effet, que la capacité des utilisateurs à  faire  fonctionner  le  projet,  à  en  transmettre  les  règles,  à  utiliser  et  faire  utiliser correctement  l’espace  les  rend  plus  crédibles  auprès  des  pouvoirs  publics.  Concernant  la question  des  règlements,  il  précise  que  seules  quelques  règles  de  savoir‐vivre  très communes ont été mises en place, simplement pour que le projet puisse perdurer, régler les petits  conflits,  éviter  les  appropriations  exagérées,  les  problèmes  de  voisinage. L’engagement des utilisateurs et le respect de ces quelques règles a permis, au plus fort du projet, la création de 80 clés, possédées par 80 familles, sans qu’aucun problème majeur ne soit à déplorer.    

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Atelier 6  

Le renouvellement urbain en ses lieux :  observateurs et observations 

   Attendus précédant la séance  Alors que  la plupart des  travaux de  réflexion sur  le  renouvellement urbain ont un  rapport très distendu avec le terrain, l’idée consiste, en guise de conclusion de cette série d’ateliers, à  inviter chercheurs et praticiens qui pratiquent  l’immersion sur  le terrain pour mener une discussion sur les manières d’observer le renouvellement urbain in situ.   Les chercheurs invités pourront brièvement présenter l’objet de leurs travaux, les situations observées, ainsi que  les changements urbains qui  leur paraissent  les plus significatifs, qu’il s’agisse  du  rapport  à  l’espace  et  aux  temps  des  citadins,  de  l’évolution  de  la  conception urbaine et des modes de vie, des changements symboliques et sémantiques des  lieux, des dynamiques  sociales  et  de  l’émergence  de  nouveaux  groupes  sociaux  ou  systèmes d’acteurs…  Il  s’agira  avant  tout  dans  cet  atelier  de  plonger  au  cœur  du  renouvellement urbain tel qu’il se donne à voir et à penser aux chercheurs de terrain.   En  évitant  d’orienter  la  séance  vers  des  questions  trop  méthodologiques  ou épistémologiques,  il  s’agira plutôt,  au  travers de  la présentation de  travaux de  terrain de répondre  aux  questions  suivantes :  Qu’est‐ce  qu’observer  une  ville  en  renouvellement ? S’agit‐il d’une  investigation en marge des projets urbanistiques ? D’un regard décalé sur  les mutations sociales de  la ville au  travers d’épiphénomènes dûment choisis ? Quels sont  les changements qui  semblent  les plus dignes d’intérêt  aux  yeux des  chercheurs de  terrain ? Quels sont  les  lieux,  les situations,  les hommes et  les  femmes qu’ils ont choisis d’étudier ? Quels sont  les espaces,  les pratiques,  les groupes sociaux qui paraissent offrir  la meilleure entrée pour analyser et qualifier  les changements en cours ? Les évolutions urbaines sont‐elles  palpables  à  partir  d’une  observation  synchronique,  effectuée  à  un  moment  T,  où nécessitent‐elles,  pour  se  révéler,  une  recherche  au  long  cours,  entreprise  durant  de nombreuses  années ?  La  comparaison  de  différentes  situations  urbaines  est‐elle  un  bon moyen aux yeux des  chercheurs pour qualifier  les  changements qu’ils observent  sur  leurs terrains ?   Mais  cet  atelier  sera  aussi  l’occasion  de  discuter  plus  généralement  de  la  posture d’observateur, que celui‐ci soit chercheur ou non.  La confrontation des approches de recherche avec d’autres manières d’observer  les enjeux du renouvellement urbain apportera, espère‐t‐on, une discussion féconde sur les évolutions urbaines  contemporaines,  et  permettra  d’envisager  de  nouvelles  pistes  de  réflexion permettant d’enrichir la pensée sur la ville.    

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Peut‐être  faudra‐t‐il  alors  que  nous  distinguions  deux  postures  d’observation :  celle  qui consiste  à  observer  des  opérations  volontaristes  de  renouvellement  urbain  et  celle  qui consiste à observer la ville en train de se renouveler. La  première  renvoie  essentiellement  à  une  réflexion  sur  le  statut  de  l’observateur,  par rapport aux autres opérateurs du projet, aux publics et à l’opération elle‐même. La seconde, qui peut s’exprimer à travers la question « A quoi voit‐on que la ville a changé ? », renvoie au regard, mais au‐delà aux cinq sens, par lesquels s’éprouvent les transformations de la ville.   Synthèse de la séance  

Propos introductifs  Michelle  SUSTRAC  et  François MENARD  introduisent  la  séance  par  une  série  de  questions qu’ils aimeraient voir posées au cours de  la  séance et/ou constituer un matériau pour des pistes de recherche ou des réflexions futures.  

 Michelle SUSTRAC précise tout d’abord qu’en s’interrogeant sur la manière dont s’exercent les regards, cette séance se situe au cœur d’une question présente de façon  implicite dans tous  les  précédents  ateliers :  comment  accède‐t‐on  au  savoir  et  à  la  connaissance  des territoires ? Selon elle,  la question de  l’observation est à  l’origine de notre  rapport au monde : on ne peut pas se construire, ni en être sensible, ni en être  raisonné, sans observer ce qui nous entoure.  Ainsi,  l’observation  est  inhérente  à  la  condition  de  l’individu  et,  en  tant  que fondement de l’activité humaine, elle est la condition de l’action mais aussi de la recherche. Dans  le  contexte  de  ce  séminaire‐atelier,  la  question  qui  se  pose  est  de  savoir  comment l’observation,  réalisée  à  l’occasion  de  recherches  finalisées,  peut  nourrir  la  décision publique.  Pour Michelle SUSTRAC, la question de l’observation n’est pas nouvelle, elle a été posée dès les  années  1980‐1990  à  l’occasion  de  démarches  pionnières  faisant  appel  à  des photographes,  des  ethnologues,  ou  faisant  réfléchir  ensemble  des  historiens,  des paysagistes. La question qui se pose aujourd’hui n’est donc pas celle de  la nouveauté mais plutôt de savoir en quoi ces démarches ont réellement modifié  les pratiques, en quoi elles sont  utiles,  au‐delà  d’une  captation médiatisée  ou  d’une  justification  des  opérations  de renouvellement dans la ville.  Afin de vérifier l’acception du terme « observation », Michelle SUSTRAC a effectué un détour par  le  dictionnaire  et  y  a  trouvé  deux  définitions.  L’une  d’elle,  première  avant  même l’ « attention  à  des  phénomènes  portée  à  des  fins  de  connaissance »,  consiste  à  « se conformer à », à « suivre des prescriptions », à « observer des  règles ». Michelle SUSTRAC remarque que quelquefois  l’observateur du renouvellement urbain se situe entre ces deux postures.  Elle décline ensuite l’ensemble des questions plus ciblées qui lui semblent importantes : 

− Puisque  l’on peut être observateur à divers titres – obéir à une commande, vérifier une  hypothèse,  répondre  à  une  curiosité  naturelle  –  les  prétendants  à  la  posture 

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d’observateur  sont  nombreux,  ce  qui  pose  la  question  de  la  légitimité  de l’observateur : de quoi et de qui s’autorise‐t‐on à observer ?, mais pose également la question de  la nature de  l’observateur : est‐il un chercheur, un praticien, un artiste ou  encore  un  habitant  (dont  on  sait  depuis  de  nombreux  travaux  en  sciences humaines, qu’il  est  un  expert  de  son milieu  et  que  son  diagnostic  peut  être  aussi précieux que celui de l’analyste extérieur) ?.  

− Ainsi se pose de manière plus générale  la question de  la posture de  la recherche ou de l’action sur le terrain (d’où observe‐t‐on, qui observe‐t‐on, pour quoi, pour qui ?), ainsi  que  la  question  de  la  bonne  distance,  de  la  neutralité  du  chercheur  ou  au contraire  de  son  engagement  lorsqu’il  devient  un  acteur  du  changement  qu’il observe.  Ceci  interroge  en  conséquence  la  notion  de  médiation  vis‐à‐vis  des décideurs ou des acteurs pour transmettre les observations faites, la transformation de l’observation en décision urbaine. 

− Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  ceux  qui  sont  les  observés ‐  objets,  sujets,  lieux, mondes, morceaux de territoire, pratiques – et l’importante question de l’accès à ces objets : à quelles  conditions pénètre‐t‐on  ces mondes, à quelles  conditions  sont‐ils ouverts ou se ferment‐ils à nos regards ?  

− Il s’agit également de savoir ce qui est observable : est‐ce que c’est ce qui se donne à voir librement, ce qui est donné sous nos yeux, ce qui est simplement saisissable, ce qui  est  là  d’emblée,  ce  qui  envahit  l’espace,  qui  bouche  nos  horizons  et  s’impose comme  le  réel ;  ou  est‐ce  que  c’est  au  contraire  le  grain  de  sable  qui  dérègle  la machine,  qui  surgit  tout  à  coup,  qui  saute  aux  yeux  et  qui  vient  nourrir  notre intelligibilité  du  territoire ?  Dans  ce  cas,  comment  accéder  à  ce  qui  se  cache, comment élargir notre palette d’outils pour surprendre ce qui fera sens demain mais qui a du mal à émerger ?  

− Si les conditions de recherche sur le terrain ont évolué depuis les années 1980 après la  découverte  de  l’immersion  ethnographique,  de  l’observation  participante,  de  la restitution publique, et  l’intégration de disciplines sensibles,  la question qui se pose aujourd’hui est celle de la banalisation de ces démarches. Dans un contexte où tout le  monde  y  fait  référence,  et  où  se  développent,  peut‐être,  des  utilisations formatées,  comment  préserve‐t‐on  l’essentiel  de  ces  méthodologies  et  de  leurs apports ?  Qu’est‐ce  qui  perdure  et  qu’est‐ce  qui  disparaît  dans  les  concepts  et phénomènes à  travers  lesquels nous naviguons ? A quelle condition  tous ces outils permettent de revisiter les politiques publiques, au prix de quels renoncements et de quelles  luttes  ces  exigences  sont‐elles  maintenues,  notamment  dans  le  contexte actuel de  l’action publique en faveur du renouvellement urbain ? Comment résister aux  effets  de  modes  et  rester  dans  un  accompagnement  respectueux  des transformations à l’œuvre ?   

− Enfin, puisque une observation n’est  toujours que provisoire,  temporaire, entre en jeu  la dimension  temporelle.  Si  l’on a  tendance à privilégier  le  temps  long dans  la recherche, le réel nous presse et  les attitudes se consomment vite.   

  

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François  MENARD  souligne  que  Michelle  SUSTRAC  a  posé  l’essentiel  des  questions  et souhaite uniquement insister sur quelques points.  Le  premier,  déjà  évoqué,  est  relatif  aux  questions  récurrentes  posées  à  la  pratique  de l’observation  dans  les  sciences  sociales :  d’où  observe‐t‐on ?,  qu’observe‐t‐on ?,  qu’est‐ce que n’induit pas  l’observation ?, quels  rapports construit‐on avec  l’objet que  l’on observe, les  sujets  d’observation ?  Ces  questions  doivent  continuer  d’être  posées  à  différentes époques et dans différents lieux de la recherche urbaine, et notamment dans le contexte du renouvellement  urbain.  Le  second,  est  une  interrogation  davantage  motivée  par  des évolutions et des tendances actuellement observées.  François  MENARD  invite  à  s’interroger,  d’une  part,  sur  le  développement  tous  azimuts d’observatoires du renouvellement urbain ou des quartiers sensibles. En quoi consiste cette démarche,  qui  souvent  emprunte  à  la  statistique  publique,  et  que  nous  apprend‐elle d’autres approches, notamment celles développées dans les années 1980‐1990 reposant sur des  méthodes  traditionnelles  d’enquête  qualitative  des  observations  sensibles  ou  sur l’image… ?  Il  souhaite questionner, d’autre part,  la manière  actuelle de donner  à  voir  les transformations  urbaines :  dans  la  plupart  des  projets  de  rénovation  urbaine  ont,  par exemple, été  engagés des  travaux photographiques destinés  à montrer  l’avant  et  l’après, sans que  l’on sache très bien quel est  le statut et quelles sont  les finalités de ce travail, qui semblent, de son point de vue, discutables. S’agit‐il de conserver des  traces, d’en  faire un matériau mémoriel et de  l’intégrer dans une  sorte de patrimoine commun ? Ou est‐ce un moyen  de  souligner  le  geste  urbanistique  lui‐même,  en  montrant  à  quel  point  les transformations sont marquées ?   Synthèse des interventions  La  séance  s’organise autour de  trois  interventions,  celle de Sophie CORBILLE, enseignante‐chercheuse en ethnologie urbaine, celle de Marie‐Christine COUIC, chercheuse et praticienne en  urbanisme,  et Martine  DERAIN,  artiste  photographe,  qui  toutes  trois  présentent  leurs expériences d’observations du renouvellement urbain et  leurs réflexions sur  leurs méthodes, leurs postures et leurs résultats.   Sophie  CORBILLE  présente  la  réflexion  épistémologique  et  méthodologique  qui  a accompagné  son  travail  de  thèse,  soutenue  en  2006  sous  la  direction  de Michelle  de  La Pradelle,  intitulée  « Vivre  ensemble  et  séparés  dans  les  quartiers  du  nord‐est  de  Paris. Ethnologie d’un nouveau monde urbain »,  consacrée  aux quartiers du nord‐est de Paris  ‐ essentiellement  les  10e,  11e,  12e,  19e  et  20e  arrondissements  ‐    en  proie  à  des  processus d’embourgeoisement ou de gentrification. Elle n’a, en effet, cessé de se demander, tout au long de  sa  recherche  comment observer cet espace : qui observer ? Quelles populations ? Pouvait‐elle  les  catégoriser  et  observer  des  catégories  de  populations ? Mais  aussi,  quoi observer ? Autrement dit quels espaces et quels objets observer ?  Elle  organise  sa  présentation  en  deux  temps :  elle  se  propose  d’abord  de  retracer  le cheminement méthodologique qui a accompagné  sa  recherche, afin de montrer comment 

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elle  a positionné  son observation ; puis présente un  cas  concret de  l’observation mise en œuvre5.  Sophie CORBILLE souligne tout d’abord que le renouvellement, le changement ou encore la transformation constituent des sortes de « pièges à observateurs ». Ils apparaissent en effet au départ de cette recherche comme un point de vue privilégié pour observer la ville et c’est en grande partie parce que de « nouveaux commerces », par exemple ceux décrits dans  la presse  comme  des  « bars  branchés »,  venaient  remplacer  des  commerces  dits  plus traditionnels,  ou  encore  parce  que  de  « nouveaux  habitants »  venaient  remplacer  ceux désignés  comme  « les  anciens habitants » que  Sophie CORBILLE  s’est donné  l’est parisien comme  « champ  d’observation ».  Cet  intérêt  pour  « l’espace  en  changement »  trouve d’ailleurs toute sa place dans  la tradition sociologique puisque tout un pan de  la sociologie urbaine est une  sociologie du  changement urbain. Au début de  sa  recherche,  il paraissait ainsi  évident  de  s’inscrire  dans  cette  tradition,  ce  à  quoi  incitaient  les  études  sur  la gentrification  relevant  aussi,  dans  leur  très  grande majorité,  d’une  sociologie  (ou  d’une géographie) du changement urbain, dont le but est d’analyser les processus de changements dans la ville et d’expliquer la répartition évolutive des différentes catégories de populations dans l’espace urbain.  Or, cette façon de s’inscrire dans cette sociologie du changement urbain n’est pas sans effet sur la manière d’observer ces espaces. Les études sur la gentrification partagent en effet très souvent  des  problématiques  et  objets  d’études  communs.  En  premier  lieu,  ces  études reposent  sur  l’idée  d’une  progression  du  phénomène,  et,  par  conséquent,  étudier  ces espaces en transformation, consiste bien souvent à observer l’arrivée de différentes vagues de  population  afin  de  reconstituer  la  généalogie  de  l’espace  urbain,  l’étude  de  Jean‐Yves Authier  [1993] sur Lyon est à ce  titre exemplaire. Autre point commun de ces recherches, elles s’attachent presque  toutes à étudier spécifiquement au sein des espaces urbains,  les nouvelles  classes  moyennes  et  supérieures  et  les  nouvelles  stratifications  sociales ;  la recherche menée par Sabine Chalvon‐Demersay [1984] sur le XIVème arrondissement de Paris s’inscrit  dans  cette  perspective  là.  Troisième  point  commun  à  ces  études,  les  chercheurs privilégient  souvent  la  problématique  du  logement  et  l’observation  des  logiques résidentielles,  puisqu’il  s’agit  de  comprendre  l’évolution,  soit  de  la  production  de « logements  gentrifiables »,  soit  de  la  demande  pour  ces  mêmes  logements.  Enfin,  ces recherches visent souvent à fournir une définition de la gentrification, c’est‐à‐dire à qualifier ce  changement,  en  donnant  lieu  à  des  résultats  divers,  parfois  très  éloignés6  et contradictoires.  Finalement, ces problématiques communes constituent autant d’objets ou de sous‐objets à observer pour le chercheur qui se donne comme champ d’observation ces espaces, même si, selon  la  perspective  explicative  dans  laquelle  le  chercheur  s’inscrit,  l’observateur  peut privilégier certains acteurs plus que d’autres.   

                                                            5 Voir Sophie Corbillé  « Ethnologie en ville et gentrification. Du terrain à l’objet », Ethnologie française, 2, avril 2007, p. 353‐360 et « Un espace public provisoire : le vide‐grenier », Urbanisme, 347, mars‐avril 2006, p. 7.  6  Van  Criekingen  démontre  ainsi  que  le  concept  de  gentrification  est  une  notion  « fourre‐tout »  qui  empêche  de  penser  la multiplicité  des  dynamiques  à  l’œuvre  dans  les  quartiers  populaires,  « La  ville  revit  !  Formes,  politiques  et  impacts  de  la revitalisation résidentielle à Bruxelles », in C. BIDOU‐ZACHARIASEN (dir), Retours en ville, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2003, p. 73‐103. 

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Ces recherches, si elles ont  initialement permis à Sophie CORBILLE d’organiser son enquête en  désignant  a  priori  des  objets  d’observation,  ont  également  constitué  une  sorte  de « pression  descriptive »,  d’injonction  à  se  conformer  à  des  objets  à  observer.  C’est  en relativisant  l’intérêt de  l’observation du changement en tant que tel, que Sophie CORBILLE est ensuite parvenue à envisager une autre manière de saisir l’espace par l’observation, et à construire son propre objet de recherche.   C’est finalement  le concept de « monde » qui  lui a permis de proposer une autre approche de ces espaces en changement. Si cette notion recouvre plusieurs définitions, c’est à celle de l’anthropologue  Jean  Bazin  qu’elle  se  réfère :  « L’ensemble  de  ce  qui  pour  des  acteurs quelconques va de soi, à la forme d’un monde : ils sont dedans, ils y vivent. C’est l’ensemble de ce qu’ils présupposent et répètent par prétérition chaque  fois qu’ils agissent, de ce sur quoi ils s’entendent, y compris dans leurs conflits, sans en avoir jamais convenu7. » Chez ce chercheur, la notion de monde renvoie au familier, à ce qui relève de l’évidence et observer un  monde  c’est  alors  tenter  de  décrire  les  règles  qui  font  que  les  acteurs  se  sentent « dedans »,  de  rendre  compte  des manières  de  dire  et  de  faire  évidentes  aux  yeux  des personnes.  A l’issu de ce changement de point de vue, observer le « nouvel » est de Paris, ne consistait plus à observer les processus de changement et les logiques de répartition des populations, mais à observer et analyser un « monde », c’est‐à‐dire saisir le dedans ou encore le « mode de  communication8 »  spécifique  à  ces  espaces. Un  tel  choix  impliquait  de  privilégier  « le point de vue des acteurs » et donc produire une « connaissance de  l’intérieur » en menant une  enquête  ethnographique.  Ainsi,  pour  saisir  l’évidence et  expliquer  le  dedans,  Sophie CORBILLE a  choisi d’observer des  situations  sociales « empiriquement  constituées9 », pour reprendre une expression de Gérard Althabe, dans  le sens où elles possèdent une relative autonomie ;  également  appelées  « événements  de  communication10 ».  Son  travail  a  ainsi reposé  sur  l’observation  de  plusieurs  situations,  d’événements  sociaux  tels  qu’un  vide‐grenier  de  quartier,  un  conseil  de  quartier,  des  visites  touristiques  organisées  par  une association  dite  de  quartier  ou  encore  un  espace  résidentiel,  une  copropriété  organisée autour de lofts dans une ancienne imprimerie réhabilitée.  Au terme de cette enquête multi‐situationnelle, Sophie CORBILLE   a montré que vivre dans ces espaces urbains en  renouvellement, c’est  finalement  se comporter de  trois manières : être animé par le souci du singulier ; participer à des dispositifs d’échanges en vue de « faire des choses ensemble » en agissant tantôt en acteur urbain, en ami ou en habitant ; et, enfin, prendre part à la « communication ethnographique » en manipulant, dans les relations avec les autres et avec  l’espace,  les objets et  les outils classiques de  l’ethnologie, c’est‐à‐dire  la découverte comme mode de relation à l’espace et aux autres ; l’authentique comme objet à découvrir ;  et  enfin  la  « culture »,  objet  sur  lequel  les  acteurs  s’accordent  et  au  regard duquel ils interagissent.  

                                                            7 Jean BAZIN, « Science des mœurs et description de l’action », in Le genre humain, Paris, Éd. du Seuil, hiver 1999‐printemps 2000, p. 42. 8 Gérard ALTHABE, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, 14, mars 1990, p. 128. 9 Ibid, p. 128. 10 Ibid., p. 130. 

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Cette troisième manière de se comporter renvoie à l’éloge, dans les discours des personnes rencontrées,  du  multiculturalisme  de  ces  quartiers.  Lorsqu’elle  évoque  une  logique  de « communication  ethnographique »,  Sophie  CORBILLE  renvoie  aux  travaux  de  Gaetano Ciarcia sur  la manière dont  les ethnologues, classiquement, ce sont constitués :  ils allaient découvrir  des  espaces  au  loin  et  des  cultures  « authentiques ».  On  retrouve  ce  même comportement parmi  les gens qui viennent  s’installer dans  ces quartiers, d’aller découvrir des  cultures  « authentiques »  et  d’être  dans  un  rapport  de  découverte  vis‐à‐vis  de  son propre espace résidentiel.   Sophie CORBILLE développe ensuite un exemple concret d’analyse de situation. Au cours de son  enquête,  plusieurs  interlocuteurs  faisaient  le  lien  entre  l’attrait pour  les  quartiers  du nord‐est de Paris et  le fait de participer aux nombreux vide‐greniers qui s’y tiennent : dans leurs discours, les vides‐greniers apparaissaient en effet comme un lieu représentatif de ces nouveaux quartiers de l’est de Paris en cela qu’ils étaient animés, conviviaux et aussi parfois multiculturels. C’est pourquoi  il est apparu pertinent d’observer de telles situations. Sophie CORBILLE a ainsi observé un vide‐grenier du Xème arrondissement,  institué dans  les années 1990 par une association de défense de quartier dans  le cadre d’une lutte contre un projet de destruction de ce quartier très dégradé et en vue d’obtenir la mise en place d’une OPAH, ce à quoi elle est parvenue en 1994.  Qu’observe‐t‐on dans cette situation ? Les jours de vide‐grenier, deux fois dans  l’année,  les rues,  habituellement  lieu  de  passage  des  habitants  et  des  véhicules,  et  la  place,  objet d’occupations  parfois  concurrentielles  entre  les  anciens  et  les  nouveaux  habitants,  sont transformées en un espace marchand où des particuliers s’échangent des objets personnels devenus marchandises. Ce dispositif s’organise sur le mode du marché : les gens, placés par un membre de l’association, aménagent leur étal en disposant, selon des logiques variables, les objets destinés à la vente. En outre, le marchandage est aussi au cœur de l’échange. Cela n’est  pas  sans  effet :  à  travers  cette manière  d’effectuer  les  transactions,  les  personnes endossent  la posture de  l’acteur économique et  tous, au‐delà des motivations de chacun, « performent »,  parfois  jusqu’à  la  caricature,  pour  faire  marché,  « pour  jouer  à  la marchande » comme le souligne une participante. Les acteurs ne sont plus alors seulement des  voisins,  des  amis  ou  des  gens  du  quartier mais  des  vendeurs  et  des  acheteurs  qui négocient le prix d’objets personnels devenus marchandises. Ces relations construites sur le mode des « relations de marché » favorisent certainement, un peu comme à Carpentras [de La  Pradelle,  1996]  ou  à  Barbès  [Lallement,  1999],  la  neutralisation  des  marqueurs identitaires,  souvent  ségrégatifs dans d’autres espaces  sociaux. Aussi, durant  le  temps de l’événement  marchand  que  constitue  la  brocante,  des  personnes  d’horizons  socio‐économiques et culturels divers se croisent et  interagissent. Par ailleurs, au vide‐grenier,  la règle  est  celle  du  bas  prix.  L’observation  a  pu montrer  que  dans  ce  vide‐grenier,  le  prix semble être fixé selon le degré de proximité au quartier. Pour le dire autrement, en faisant un bas prix, on  fait un prix « d’habitant de quartier » qui vient sanctionner  l’appartenance locale.  Cette  identité  citadine  spécifique  et  hautement  valorisée  aujourd’hui  qu’est  celle d’« habitant de quartier », n’est  cependant pas érigée  comme un  critère d’exclusion mais davantage  comme  une  règle  du  jeu  car  peu  importe  finalement  qu’on  soit  ou  non  du quartier tant qu’on se comporte comme si on en était. Cela  implique de montrer qu’on se 

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connaît ou que  l’on  se  reconnaît, de parler  sur  le mode de  la convivialité et d’accepter  la règle du petit prix.  A partir de l’analyse d’une telle situation, qu’apprend‐on sur ces espaces ?  On  voit  d’abord  que  le  local  qui  occupe  une  place  si  importante  dans  les  discours  et  les pratiques des acteurs, ce que  les gens appellent aussi  leur quartier, c’est d’abord  faire des choses  ensemble.  A  cet  égard,  cette  brocante,  telle  qu’elle  est  organisée,  constitue  un dispositif  particulièrement  intéressant  puisque  l’échange marchand  encourage  les  gens  à faire relation,  il  les force à faire relation au‐delà des appartenances ordinaires, des mondes sociaux  qu’ils  fréquentent  habituellement.  A  ce  titre,  et  au  regard  de  la  thématique  du renouvellement et de la culture,  il semble que  la  logique du « faire ensemble » occupe une place  importante pour comprendre ces espaces en changement. Ce que montre également l’analyse de cette situation, c’est qu’on ne fait pas n’importe comment des choses ensemble. L’observation de cette situation sociale a en effet permis de montrer qu’au vide‐grenier, on fait  les choses ensemble en se comportant en « habitant de son quartier », c’est‐à‐dire sur un mode convivial, celui de  l’interconnaissance réelle ou fictive. C’est  là une des modalités du faire ensemble essentielle, encouragée d’ailleurs par les pouvoirs publics.  Mais  l’enquête,  à  travers  l’analyse  d’autres  situations  urbaines,  a  permis  de  dégager d’autres postures  :  celle  de  l’acteur  urbain  (il  s’agit  alors  de  participer  à  des  relations d’échanges ayant pour objet la fabrication de sa propre ville), et celle de l’ami (il est question ici de participer à des réseaux d’échanges amicaux, une forme d’échanges bien spécifiques).  Enfin,  l’analyse  d’une  telle  situation  permet  de  comprendre  comment  les  « nouveaux habitants » construisent ces espaces comme des espaces conviviaux et multiculturels. S’il ne fait aucun doute que des  logiques de ségrégation et de séparation  fortes ont  lieu dans  les espaces  résidentiels,  les  espaces  scolaires,  et  parfois  aussi  dans  certains  espaces  publics, d’autres  moments  sociaux  comme  les  vides‐greniers  offrent  des  occasions  au  cours desquelles  ils éprouvent  concrètement  la  convivialité et  la diversité de  ces espaces. A  cet égard,  cette  analyse  fait  apparaître  que  l’attachement  à  l’espace  urbain  n’implique  pas nécessairement  un  engagement  fort,  que  « faire  quartier »  n’exige  pas  une  sociabilité  de proximité  intense.  On  comprend  mieux  dès  lors  pourquoi  ces  acteurs  attachent  autant d’importance aux vides‐greniers.   Pour  conclure,  Sophie  CORBILLE  souligne  que  sa  manière  d’observer  les  espaces  en renouvellement produit un savoir particulier.  Tout d’abord, en privilégiant  l’observation de  situations,  la  recherche ne  se  construit pas, comme  c’est  le  cas  dans  les  recherches  sur  les  processus  de  gentrification,  à  partir  de catégories  préétablies  par  les  chercheurs,  par  exemple  celles  de  gentrifiers,  de  nouvelles classes moyennes, etc. En conséquence, l’objectif n’est pas d’affiner leur définition au regard du contexte  local observé. En revanche, une attention particulière est portée au travail de catégorisation que les individus réalisent et à leurs effets sur les rapports sociaux. Ainsi, il est évident  que  la  fabrication  de  ce  monde  urbain  est  indissociable  d’un  travail  de catégorisation, mené par divers acteurs du champ  journalistique, du marketing et aussi par les habitants, au cœur duquel on trouve la figure sociale du « bobo », à la fois très présente et souvent décriée.  

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En outre, puisque l’analyse cherche à rendre compte d’un monde urbain, cette étude n’a pas eu pour objectif de mesurer  l’ampleur et  la nature du phénomène de  la gentrification, ni d’en donner une définition dans sa version parisienne. Pour autant, il ne s’agit pas d’occulter les  facteurs  qui  encadrent  ce  phénomène :  les  transformations  économiques,  les changements  opérés  dans  la  stratification  sociale,  l’évolution  du marché  immobilier,  les processus de distinction sociale, le rôle des politiques publiques, etc. Pour  terminer,  les  situations observées étant « empiriquement constituées »,  l’analyse n’a pas reposé sur un découpage de la réalité sociale réalisé en termes de pratiques – pratiques résidentielles, scolaires, commerciales, festives, etc. Certes, Sophie CORBILLE a observé des situations marchandes, résidentielles ou touristiques, mais le but n’était pas alors de définir une pratique ou de déterminer un usage, mais bien plus de  comprendre  les  ressorts des actions dans ces situations.  A  cet  égard,  l’ethnologie  lui  semble  pouvoir  offrir  un  regard  spécifique  sur  la  ville  en renouvellement.  

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Marie‐Christine COUIC commence avant tout par se présenter, de façon à mieux situer son intervention.  Urbaniste et  sociologue, elle a  fait  sa  thèse au CRESSON à Grenoble, et  fait actuellement partie d’un collectif issu de la recherche appelé BazarUrbain qui a à cœur de transposer les méthodes universitaires vers le projet urbain et opérationnel.  Elle  souhaite  parler  d’observation  sur  la  base  d’un  travail  fait  à  Hem,  commune  de l’agglomération  lilloise, dans  le cadre d’un projet ANRU, suite à  la double commande de  la Ville  et  d’un  bailleur  social,  de  renouvellement  d’un  quartier  de maisons  en  bande.  Ces logements  sociaux  individuels  étaient  disposés  de manière  assez  singulière  en  rectangle, laissant  le  cœur  de  l’îlot  vide  occupé  par  des  batteries  de  garages  en  très mauvais  état, formant des espaces clos, minéraux, propices aux incivilités et au développement d’activités illicites.  La  commande  initiale  était de  détruire  les  garages  et  de  les  remplacer  par  autre chose. Le propos de Marie‐Christine   COUIC n’est pas tant de présenter le projet, mais d’expliquer  comment  il  a  pu  être  élaboré  à  l’appui  d’observations  successives  et entremêlées.  Comme  Michelle  SUSTRAC  précédemment,  Marie‐Christine  COUIC  fait  un  détour  par  le dictionnaire,  et  y  trouve  cette  acception  contemporaine  et  communément  admise  de l’observateur : « personne qui observe attentivement, qui étudie  les êtres et  les choses,  les événements,  les  personnes,  qui  s’adonne  à  l’observation  scientifique  de  phénomènes naturels. » Au  regard de  cette définition,  les membres de BazarUrbain  font effectivement partie des observateurs, mais pas seulement. Car s’ils cherchent, par  leurs observations et leurs  approches  situées,  à  comprendre  un  lieu,  ses  acteurs,  ses  ambiances,  ses  vécus,  à construire une connaissance, celle‐ci est intrinsèque à la conception d’un projet. Parmi  les méthodes  qu’ils  privilégient,  la  « récitation  du  lieu »,  le  fait  de  solliciter  et  de construire différents récits sur  l’espace à  l’étude, parce qu’elle permet de fonder  le projet, occupe  une  place  centrale,  aux  côtés  de  la  conception  et  de  l’exposition.  Il  en  est principalement question dans cette  intervention, qui entend présenter  les différents temps d’observation développés dans le cas du projet de Hem.  

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 Le premier mode de lecture utilisé par Marie‐Christine   COUIC  consiste  en  un  déchiffrage personnel : alors qu’elle ne connaît pas encore les habitants du lieu, mais sait qu’ils y ont des usages, des représentations, elle procède à une première  immersion sensible, progressive, en utilisant son corps comme capteur sensoriel, comme médium. Elle marche de manière un peu flottante, fait des photographies, sent  l’ambiance, regarde  le  lieu  ‐  les zones basses,  la pente, est‐ce qu’il y a des gens dans la rue ? ‐, capte les traversées, l’herbe froissée à certains endroits, l’absence de commerces, les traces d’huile sur la rue, observe les rassemblements pour  la prière du  soir à  la mosquée, va voir  les entrées et  les  sorties d’école, un peu à  la manière de Perec dans Espèces d’espaces. Puis,  après  cette  immersion  sensible  et  avant  de  solliciter  d’autres  lectures,  elle  fait  une immersion un peu plus cartésienne à l’appui de données traditionnelles ‐ statistiques, plans cadastraux  et  architecturaux,  baux…  ‐  de  façon  à  répondre  à  un  certain  nombre  de questions sur les logements, les parcelles, les habitants, les loyers, etc. Dans  un  troisième  temps, Marie‐Christine  COUIC  sollicite  les  personnes  qui  habitent  ou travaillent sur place et leur propose des parcours collectifs. A partir d’itinéraires, en général préétablis  par  elle  pour  s’assurer  de  leur  diversité  et  que  les  espaces  particulièrement saillants du point de vue des thématiques à analyser soient visités, mais qui peuvent aussi être en partie  improvisés à  la demande des usagers, elle demande à  ces personnes de  la guider, de prendre des photographies et de décrire les lieux. Elle projette ensuite les photos prises  durant  ces  « parcours  commentés »  et  organise  un  débat  autour  de  la  sélection collective  de  certaines  de  ces  photos  et  la  justification  de  ces  choix.  A  l’issue  de  cette démarche, elle réalise un livret qui resitue et illustre les parcours et les débats. A partir de ce moment, Marie‐Christine COUIC est en mesure de mieux comprendre ce « monde », l’ordre des choses tel qu’il est construit pour  les usagers du  lieu, mais aussi de recueillir  leur point de  vue  sur  les  dysfonctionnements  du  quartier  et  leurs  envies.  Elle  sait  désormais,  par exemple, que les habitants ont peur pour leur voiture et ne la gare plus dans les garages qui sont régulièrement pillés et brûlés, qu’ils souhaiteraient vivre dans un environnement plus avenant, dans lequel ils pourraient se sentir plus dignes.  Enfin, elle rencontre  les habitants  logement par  logement et, à  l’occasion de cet entretien progressivement  resserré,  approfondit  le  recueil  des  usages  des  lieux  –  le  quartier,  les logements – en insistant sur les usages des espaces de réserve, l’hypothèse d’une démolition des garages d’emblée posée rendant nécessaire de connaître en détails  le  fonctionnement de  l’ensemble  de  ces  espaces :  caves,  selliers,  jardins,  garages…  Cette  série  d’entretiens permet de mieux connaître  les conditions de vie des  locataires dans  leur  logement et  leurs pratiques  résidentielles  et  domestiques,  leurs  logiques  familiales,  leur  attachement  au quartier, leurs besoins et leurs aspirations (espace, décohabitation, accession).  Afin  de  compiler  toutes  ces  observations, Marie‐Christine  COUIC  construit  une  base  de données informatisée permettant d’intégrer toutes les informations recueillies sur les lieux, y  compris  les  photos. A  l’issue  de  l’ensemble  de  ce  processus  d’enquête, Marie‐Christine COUIC  procède  à  une  relecture  croisée  de  toutes  ces  sources,  rassemble,  entremêle  et resserre  l’ensemble des données collectées pour construire  les enjeux du  lieu à différentes échelles et dessiner le projet.   

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A  l’échelle  urbaine,  la  plus  large,  les  lectures  d’habitants,  si  elles  restent  présentes,  sont moins centrales. Il s’agit essentiellement de dessiner un schéma d’organisation du quartier, de  hiérarchiser  les  voiries,  d’imaginer  la  nouvelle  structure  des  îlots,  d’y  implanter  de nouvelles habitations ; l’objectif étant de résoudre les problèmes récurrents d’insécurité, de délabrement,  d’insalubrité,  d’offrir  des  espaces  de  meilleure  qualité  et  des  espaces  de connexion entre les différents espaces publics et îlots afin d’éviter l’enclavement.  A  l’échelle de  l’îlot,  l’enjeu consiste surtout à modifier sa morphologie, à faire en sorte que ce rectangle, quasiment sans issue s’ouvre, par une démolition des garages en très mauvais état. A cette échelle, l’observation prend une place importante : elle a permis de savoir que les  habitants  utilisaient  beaucoup  plus  les  garages  comme  espace  de  bricolage  ou  de stockage que pour du  stationnement, pas  suffisamment  sécurisé à  leurs yeux. Elle a donc permis  de  comprendre  que  le  renouvellement  des  espaces  de  stationnement  était secondaire par  rapport  à une offre  alternative de  stockage.  Les entretiens ont également permis de constater une pratique systématique, et parfois assez poussée, de  récupération de l’eau de pluie depuis les toits des garages, pour l’arrosage des jardins, l’alimentation des toilettes,  le ménage,  voire  la  lessive.  Par  ailleurs,  l’équipe  avait  remarqué  l’ampleur  des besoins de décohabitation des familles locataires, vivant parfois à quatre générations sous le même toit.   Ainsi,  le parti pris à  l’issue de toutes ces observations à été de supprimer tous  les garages, d’ouvrir une  rue en cœur d’îlot, d’y construire de nouveaux  logements, plus petits et plus adaptés  aux  besoins,  et  de  proposer  à  chacun  un  abris  de  jardin mis  au  point  avec  les habitants, proposant un  système de  récupération des eaux de pluie et de  rosée  innovant. Quelques maisons ont été  soumises à  la démolition, mais uniquement pour permettre un meilleur  maillage  du  quartier,  une  visibilité  des  nouvelles  rues  en  cœurs  d’îlots.  Enfin, l’équipe  de  BazarUrbain  a  proposé,  au‐delà  de  la  commande  initiale,  de  travailler  la présentation et  l’organisation des  jardinets privatifs au devant des maisons. Les habitants, en effet, avaient fait part de leur gêne quant aux mauvaises odeurs (égouts, poubelles) et à la mauvaise image (mauvaise qualité des clôtures, poubelles dans les jardins) renvoyées par ces  espaces.  Outre  la  proposition  de  retrait  des  bouches  d’égout  vers  l’espace  public, l’équipe  a  proposé  et mis  au  point  un  système  de  consoles  techniques,  identiques  d’une maison à l’autre de façon à affirmer l’unité de la bande de maisons, permettant d’abriter les containers à poubelle, la boîte aux lettres en laissant la possibilité d’y disposer des fleurs ou des objets décoratifs. Ces objets, ainsi que  les abris de jardins, ont également été travaillés en atelier avec les habitants.  Pour  conclure,  Marie‐Christine  COUIC  reconnaît,  à  la  suite  de  l’interrogation  des organisateurs  du  séminaire,  que  les  membres  de  BazarUrbain  sont  des  « observateurs engagés » et des acteurs du projet. Contrairement à la définition du dictionnaire qui évoque des observateurs extérieurs à  l’action observée, elle et  ses  collaborateurs  sont  clairement engagés sur le terrain avec leur corps, par le biais des échanges avec les usagers du lieu, et co‐construisent  avec  eux  le  sens  du  lieu.  Par  ailleurs,  les  observations  auxquelles  ils s’adonnent  ne  sont  pas  menées  uniquement  à  des  fins  heuristiques,  dans  le  cadre  de recherches,  mais  clairement  orientées  vers  des  propositions  de  transformation  d’un quartier.    

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‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐  Martine DERAIN,  artiste  installée à Marseille, donne  à  voir,  à  travers  son  intervention,  le parcours qui  l’a mené de  l’une à  l’autre de quelques‐unes de ses créations ayant pris corps dans des territoires en profonde mutation.   Le premier d’entre eux est Belsunce, quartier central de Marseille et quartier historique de l’immigration maghrébine, alors qu’il était  l’objet d’un processus de réhabilitation initié par la  Ville  depuis  le milieu  des  années  1990. Martine  DERAIN  rappelle  que  cette  opération commence  dans  le  contexte  d’une  inculture  certaine  des  techniciens  locaux  –  quant  aux dispositifs  de  réhabilitation  de  l’ancien11  et  avec  le  parti‐pris  idéologique  du maire  Jean‐Claude Gaudin, qu’elle cite : « Le Marseille populaire ce n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est  pas  le Marseille  comorien ;  le  centre  de Marseille  a  été  envahi  par  la  population étrangère,  les Marseillais  sont  partis. Moi,  je  rénove,  je  lutte  contre  les  marchands  de sommeil et je fais revenir les habitants qui payent des impôts ».12   A cette époque, Martine DERAIN travaille dans un atelier d’artistes réhabilité et financé dans le  cadre  de  cette  opération.  Les  artistes  du  lieu  ayant  fait  de  la  réhabilitation  elle‐même l’enjeu  de  leur  projet  artistique  décident  de  questionner  les  changements  que  cette réhabilitation  provoque  d’un  point  de  vue  urbain  et  humain,  ainsi  que  le  rôle  confié  aux artistes13 dans les processus de réhabilitation.  Avec une autre artiste, Dalila Mahdjoub, elle  s’intéresse à  la construction d’une  résidence sociale  SONACOTRA  à quelques mètres de  l’atelier,  construction qui  semble  contredire  la politique  menée  jusqu’alors :  la  Sonacotra,  créée  en  1956  afin  d’offrir  « un  logement temporaire »  aux  travailleurs  venus  d’Algérie  et  Maghreb,  héberge  aujourd’hui  des personnes  démunies  de  toutes  origines,  qui  ne  sont  pas  précisément  ceux  que  le Maire souhaite alors voir « revenir » dans  le centre. Les deux artistes, disposant d’une bourse de recherche de la Direction de l’Architecture et du Patrimoine, proposent à la SONACOTRA une installation pérenne explorant  les  thèmes du  seuil et du passage, une « petite histoire de portes  qui  s’ouvrent  et  qui  se  referment »14.  Projet  que  la  Sonacotra  accepte.  Il  s’agit d’enfouir,  dans  le  sas  d’entrée  de  la  nouvelle  résidence15,  deux  portes  de  chambre  du premier  foyer  SONACOTRA  construit  en  France.  Visibles  au  travers  d’un  plancher‐verre, affleurant à  la surface du sol, et calées sur  l’axe d’ouverture de  la porte d’entrée,  l’une est grande ouverte, c’est symboliquement « la porte de 1956 », grande ouverte pour le travail et le  logement  temporaire,  l’autre porte  se  referme,  c’est « la porte de 1974 »,  symbolisant 

                                                            11 La Ville a lourdement payé son statut de grande ville d’opposition et n’a pas bénéficié des aides de l’Etat mises en place pour la réhabilitation de l’habitat ancien par les gouvernements de droite. « Il n’y a pas de pratique et donc une inculture des cadres municipaux quant à  l’ancien et à sa réhabilitation », Thierry Durousseau, 5 mai 2008 « Histoire du  logement à Marseille entre 1955 et 1980 », séance de formation‐information organisée par CVPT à la Maison des Associations. 12 La Tribune, 5 décembre 2001. 13 Lors de l’inauguration de l’atelier, en 1997, il était écrit en effet dans la presse que sa vocation était de « diversifier » la population. 14 L’installation s’appelle « D’un seuil à l’autre | Perspective sur une chambre avec ses habitants ». Elle est visible au 35 de la rue Francis de Pressensé, 13001Marseille. La publication est disponible auprès des éditions La courte échelle, Marseille. Plus d’infos sur www.documentsdartistes.org/artistes/derain. 15 Cette  résidence est considérée comme  la « vitrine » de  la Sonacotra modernisée, et Belsunce a  longtemps été appelé « quartier‐sas de l’immigration ». 

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l’arrêt officiel de  l’immigration en France. En même  temps que  la porte du  travail, c’est  la porte du logement qui se referme. Un logement pérenne n’a en effet jamais été offert à ces travailleurs  immigrés,  dont  beaucoup  vivent  encore  en  foyer  ou  en  hôtel  meublé.  Des légendes  fixées sur  les tranches des portes donnent quelques clés de  lecture. L’installation souhaite  questionner  la  porte  qui  s’ouvre  aujourd’hui  et  offre  un  logement  temporaire encore, pas un « chez‐soi », mais cette fois pour tous. 

 Tout au long de ce travail, Martine DERAIN s’intéresse aux archives de la SONACOTRA. Elle y « découvre »  une  série  de  cartes  postales  éditée  en  1975  et  souligne  l’intérêt  de  cet inventaire  photographique  des  bâtiments,  dont  le  « ton »  laudatif  contraste  avec  les conditions de vie dans ces foyers : gestion par des anciens militaires de  la guerre d’Algérie, interdiction d’accueillir des femmes ou de faire de la politique, relégation en périphérie des villes…  La  Sonacotra,  sous  l’impulsion  de  la  Cité  de  l’Immigration,  commence  à  porter attention  à  ses  documents.  Le  registre  du  premier  foyer  est  retrouvé. Martine Derain  le recopie entièrement et le fait publier à l’occasion de l’inauguration de la résidence sociale. Si ce petit livret n’a rien de séducteur, il offre une grande richesse d’information : la lecture des listes qu’il comporte permet de  reconstituer  l’histoire des  travailleurs  logés dans ce  foyer, qui  sont  d’abord  Français,  puis  Français Musulmans  pendant  la  guerre,  puis  apparaissent comme  Algériens ;  d’y  lire  également  l’évolution  du  peuplement  de  ce  foyer,  avec notamment l’apparition des premiers chômeurs à partir des années 1980.  Par ailleurs, en périphérie du travail sur  les portes, Martine DERAIN fait  la connaissance du dernier photographe de Belsunce, chez qui elle achète son matériel. Par hasard, elle repère dans  sa  boutique  des  piles  de  boîtes  contenant  environ  5 000  plans‐films  grand  format représentant des travailleurs du quartier, essentiellement logés en foyer SONACOTRA, prises de  vues  réalisées  des  années  1950‐1960  à  1990.  Ces  travailleurs,  souvent  analphabètes, utilisaient les portraits photographiques pour envoyer des nouvelles à leurs familles restées au pays. Sur ces images, où le photographe n’est intervenu que pour la partie technique en 

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laissant les sujets libres de se mettre en scène, on voit les travailleurs en costume, des fleurs ou un livret de caisse d’épargne à la main d’où sortent des billets de banque, parfois blessés, victimes d’accident du travail, mais souriants et debout. Martine DERAIN signale l’existence de  ce  fonds  aux Archives  de  la Ville  de Marseille,  qui  décide  d’en  acheter  une  partie  en faisant valoir l’intérêt de ce témoignage photographique, qu’elle voit comme un contrepoint à toutes les représentations pathologiques produites sur ces hommes.  A la même époque, Martine DERAIN intègre l’association Centre‐Ville Pour Tous, qui suit les opérations  de  réhabilitation  du  centre‐ville  de Marseille  et  défend  ses  habitants  actuels, notamment les vieux travailleurs logés en hôtels meublés, pour que leur soient proposés des logements adaptés à leurs besoins et leurs ressources. Dans le cadre des actions menées par cette  association,  elle  réalise  un  inventaire  photographique  de  tous  les  immeubles  vides, propriété de  la Ville, dont cette dernière pourrait  immédiatement, sans gros  travaux,  faire des  logements. Elle réalise, toujours avec Dalila Mahdjoub, une affiche qu’elle colle sur  les portes des  immeubles murés. Le directeur de  la SEM Marseille Aménagement  reconnaîtra publiquement suite à cet affichage que  la réhabilitation de ces biens en  logements sociaux ou  accessibles  à  tous  est  uniquement  une  question  de  volonté  politique,  alors  que  la stratégie des édiles était alors d’attirer les investisseurs privés au moyen de la défiscalisation et de subventions avantageuses.  

 Par  le biais de Centre‐Ville Pour Tous, Martine DERAIN découvre alors  la situation de  la rue de  la  République  ‐  tranchée  d’architecture  Haussmannienne  au milieu  de  deux  quartiers populaires, ayant causé  la ruine des  investisseurs au moment de sa construction à  la fin du 

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XIXème siècle ‐ qui venait d’être achetée par un fonds d’investissement (Lone Star), et dont la réhabilitation  était  soutenue  par  la  puissance  publique  dans  le  cadre  de  l’opération Euroméditerranée. A  l’époque,  le  fonds d’investissement américain, allié à des partenaires français,  se  donnait  six  ans  pour  rénover  et  revendre  au  prix  fort  ses  appartements réhabilités. Il s’est finalement retiré avant la date annoncée, les trois quarts des îlots ne sont toujours pas  réhabilités mais ont  été  rachetés par un  autre  fonds.  Le désir de  rentabilité financière  à  court  terme  de  Lone  Star,  passait  par  l’expulsion  des  600  familles  habitant encore  les  immeubles,  dont  plus  de  60%  étaient  vacants.  D’origines  et  de  parcours  très divers,  souvent  très pauvres  (un  tiers vivait en dessous du  seuil de pauvreté au début de l’opération)  les  locataires devenus  indésirables vivaient dans ces  logements parfois depuis des générations. Quand  le nouveau propriétaire a commencé à envoyer  les  lettres de non renouvellement de bail, les militants de Centre‐Ville Pour Tous décidèrent de porter l’affaire sur  la  place  publique.  Pour  eux,  déplacer  600  familles  ne  relevait  pas  d’une  affaire strictement privée, entre un propriétaire et  ses  locataires, ce qu’elle était aussi et de  fait, mais questionnait  le devenir du centre‐ville,  le sens de sa réhabilitation comme  l’utilisation de l’argent public, et concernait donc tous les Marseillais. Les membres de l’association ont tout d’abord mobilisé les familles restantes, en faisant du porte‐à‐porte,  puis  organisé  avec  elles  la mobilisation  et  la  résistance,  en  interpellant  la puissance publique sur ses responsabilités (la réhabilitation de  la rue est en effet soutenue par de gros  investissements publics, dont  les propriétaires se targuent afin de  justifier soit des augmentations de loyers exorbitantes soit l’éloignement des familles ne pouvant s’offrir de  tels  logements !).  Parallèlement, Martine DERAIN  a  participé  à  une  recherche‐action16 commanditée par le PUCA, en compagnie des sociologues Jean‐Stéphane Borja et Véronique Manry.  Dans  le  cadre  de  cette  recherche‐action,  et  comme  proposition  artistique,  elle  a choisi de commencer  la constitution d’un fonds d’archives sur  la mobilisation des habitants et la transformation de la rue et des quartiers adjacents. La rue et ses immeubles initialement construits pour la bourgeoisie d’affaires, qui ne s’y est jamais installée, a toujours été habitée par les classes moyennes et ouvrières, dont l’activité était  liée  au  Port  de  commerce  tout  proche. Un  fonds  d’archives  comme  réponse  à  une absence : la rue et ses habitants n’avaient vraisemblablement jamais été jugés dignes d’être représentés, comme  l’interprète  le responsable des archives de  la Chambre de Commerce : « Personne  n’a  sans  doute  eu  envie  de  documenter  ce  qui  a  été  un  échec,  économique d’abord, et pour  la bourgeoisie marseillaise ensuite ». Presque pas d’images donc  (hormis son percement spectaculaire en 1860) d’une histoire populaire pourtant emblématique de la ville entière. Elle a ainsi collecté ce qui se produisait sur la rue (images de cinéastes, images journalistiques,  films  amateurs,  photographies  et  tracts  de militants  et  d’habitants…)  et produit elle‐même deux séries d’images : les grands appartements bourgeois, dans lesquels on  lit  les  traces  de  cette  présence  populaire,  et  les  nouveaux  programmes  immobiliers destinés aux classes moyennes et supérieures, en construction à proximité immédiate de la rue, sur le périmètre Euroméditerranée.  

                                                            16 Recherche‐action « Renouvellement urbain à Marseille : centralité populaire et mobilisation collective, le cas de la Rue de la République, Jean‐Stéphane Borja | Martine Derain | Véronique Manry | 2007, 213 pages. 

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  Pour conclure son intervention, Martine DERAIN rappelle qu’elle travaille essentiellement in situ  et  pour  l’espace  public,  les  formes  qu’elle  y  produit  sont  donc  contextualisées, documentées  et  situées,  mais  peuvent  aussi  se  percevoir  de  façon  sensible,  sans explications, pour ce qu’elles sont : de simples  formes. Elle souligne également son  intérêt photographique et artistique pour les quartiers en mouvement, car les changements urbains y reconstruisent les rapports sociaux et politiques.   Synthèse des débats  A  l’issue de ces  trois  interventions,  il a été demandé à  la discutante de  la séance, Barbara ALLEN,  chercheur‐consultante  au  sein  du  Laboratoire  de  sociologie  urbaine  générative  du Centre  Scientifique  et  Technique  du  Bâtiment,  spécialiste  de  l’accompagnement  et  de l’évaluation  des  projets  de  développement  social  urbain  dans  les  quartiers  sensibles,  et praticienne expérimentée des méthodes d’observation et de recherche‐action, de réagir à ces propos et de lancer le débat.   Barbara ALLEN souhaite avant tout souligner  l’importance à ses yeux des questions posées en  introduction,  notamment  la  nécessité  d’avoir  une  réflexion  épistémologique  sur  la construction du regard et de la connaissance, qui n’apparaît pas dans de nombreux travaux sur  le renouvellement urbain dans  les quartiers dits sensibles, afin d’éviter  le travers d’une naturalisation de  la posture,  la  reproduction d’évidences et permettre de  réinterroger des univers  convenus.  Elle  insiste  sur  l’importance  de  prendre  en  compte  cette  question fondamentale et de faire avancer collectivement la réflexion sur le rôle d’un certain nombre de  travaux dans  la production de représentations et d’imaginaires ayant un  impact sur  les conceptions de  l’action publique à  l’œuvre. Dans ce cadre, elle salue  le souci qu’on eu  les trois  intervenantes  d’expliciter  le  lieu  à  partir  duquel  elles  parlaient,  chaque  observation étant  de  nature  et  de  finalité  différente  en  fonction  du  type  d’engagement  –  recherche, observation‐action, action artistique et militante –, et des conditions de production (parfois strictes, notamment dans le cadre d’une thèse) qui s’y attachent.   En  écho  aux  inquiétudes  formulées  en  introduction  par  François  MENARD  sur  la multiplication des observatoires, Barbara ALLEN  convient que  l’action de  ceux‐ci doit être examinée avec attention,  car  si  le désir de connaître  les  territoires et  leurs évolutions est complètement  légitime,  il a parfois conduit et conduit encore à des réductions de  la réalité dont les effets sont réellement problématiques, notamment dans le cas du renouvellement 

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urbain des quartiers sensibles. Elle souligne la focalisation d’un grand  nombre de travaux sur la politique elle‐même, plus nombreux que ceux qui cherchent à enrichir  la compréhension des  processus  à  l’œuvre  dans  ces  quartiers.  Par  contraste,  elle  salue  les  interventions précédentes qui, même si elles étaient courtes, restituaient bien la richesse et la complexité des situations observées.  En outre, Barbara ALLEN s’interroge sur  la difficulté d’observer  le changement urbain dans ses différentes  temporalités : d’un coté des processus  lents, observables, à  l’échelle d’une ville sur des temporalités  longues et de  l’autre,  les projets ANRU qui résultent d’une action volontaire, massive, rapide et parfois brutale de production du changement. D’autre part, en faisant référence à l’intervention de Martine DERAIN, elle dit son intérêt pour une démarche visant à restituer sens, dignité et droits aux populations en les réinscrivant dans une histoire.   Afin de  lancer  les débats et d’obtenir des précisions  sur  les démarches des  intervenantes, Barbara ALLEN formule trois questions adressées à chacune d’elle.  A  l’attention  de  Sophie  CORBILLE,  elle  souligne  l’intérêt  d’une  démarche  cherchant  à  se détacher de catégories conceptuelles omniprésentes, mais souhaite que celle‐ci précise son positionnement  vis‐à‐vis  des  travaux  sur  la  gentrification.  En  effet,  si  au  début  de  sa communication Sophie CORBILLE évoquait ce courant de recherche et la façon dont elle s’en est démarquée grâce à la notion de « monde », à la fin elle revient sur la question des grands déterminants socio‐économiques, sans expliciter finalement les enseignements qu’elle retire de  son  travail  par  rapport  aux  catégories  sociales  produites  par  les  recherches  sur  la gentrification : les confirme‐t‐elle, les invalide‐t‐elle, les réinterroge‐t‐elle ?   A  Marie‐Christine  COUIC,  dont  la  posture  professionnelle  est  très  proche  de  la  sienne, Barbara  ALLEN  demande  comment  elle  articule  un  certain  mode  de  production  de connaissances avec les finalités au nom desquelles il est mis en œuvre, c’est‐à‐dire éclairer, nourrir  les  processus  de  décision,  notamment  les  méthodes  de  production  de  la connaissance, les concepts mobilisés et le type de rendu. Enfin,  elle  interroge Martine  DERAIN  sur  l’articulation  entre  son  travail  d’artiste  et  son engagement militant.  A  ses  yeux,  si  le  partage  entre  ces  deux  dimensions  semble  bien équilibré dans les travaux sur Belsunce, l’engagement militant semble plus affirmé dans son action  rue  de  la  République  et  par  conséquent,  conduire  à  une  dissociation,  une distanciation  plus  grande  de  ces  deux  aspects.  Barbara  ALLEN  formule  donc  une  double question :  quel  est  pour Martine DERAIN  son  rôle  d’artiste  dans  ce  type  de  situation   et qu’est‐ce  qui,  du  point  de  vue  de  son  identité  d’artiste  peut  s’avérer  non  négociable  ou entrer à un moment en contradiction avec les conditions d’exercice de son engagement dans des processus?   A  la suite de cette première réaction s’organise un débat, articulé autour des réponses des trois  intervenantes et de questions ou remarques complémentaires formulées par  les autres participants.  Nous  essayons  de  synthétiser  ici  les  principaux  arguments  échangés,  sans toujours respecter l’ordre chronologique des prises de parole.   Virginie MILLIOT propose une traduction des trois questions formulées par Barbara ALLEN.  

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Soulignant  son  intérêt  pour  ces  trois  approches,  différentes  dans  leurs  objectifs  mais finalement  très  proches  en  termes  de méthodes  utilisées  –  parcours  commentés,  travail d’archive, observation –, elle interprète les trois questions posées par Barbara ALLEN comme renvoyant  aux  tensions  inhérentes  à  chaque  démarche,  spécifiques  au  point  de  vue  que chacune à choisi de tenir : celle propre au chercheur, entre objectivité et subjectivité ; celle de  l’urbaniste, entre concertation et décision ; celle de  l’artiste, enfin, entre production de formes et engagement.  Si comme Barbara ALLEN, Virginie MILLIOT a senti une tension forte dans le positionnement de  Sophie CORBILLE par  rapport  au  champ de  la  gentrification, en  revanche elle  souligne l’aspect  fortement  structurant de  la  tension  inhérente à  la démarche de Martine DERAIN, entre la fabrication de formes, et le questionnement du réel.   Martine  DERAIN,  en  réponse  aux  interrogations  qui  lui  sont  adressées,  confirme  qu’elle essaie  d’aller  en  permanence  d’un  territoire  à  l’autre,  de  faire  des  allers‐et‐retours  entre production de formes et engagement militant, les deux étant intimement liés chez elle. Elle ajoute même que c’est la tension entre ces deux dimensions qui la fait avancer. Néanmoins, elle dissocie ces deux temps de son action : lorsqu’elle agit avec Centre‐Ville Pour Tous, elle est clairement du côté de la défense des habitants, ce qui ne l’empêche pas, de produire des formes  qui  appartiennent  pleinement  à  la  sphère  artistique.  Pourtant,  elle  signale  que l’intégration  du  politique  dans  ses  projets  artistiques  lui  est  souvent  reprochée,  et  que parfois sa colère militante se ressent dans les photographies qu’elle réalise, ce qui est le cas de ses premières photos d’appartements rue de la République.  Cependant Martine DERAIN souligne que sa pratique artistique, qu’il s’agisse d’images ou de formes, ne doit servir aucune  idéologie quelle qu’elle soit, et cite Dan Graham : « le but de l’art et de l’architecture n’est pas de résoudre les conflits sociaux ou idéologiques dans une belle œuvre, ou de  construire un  contre‐contenu  idéologique en  sus.  L’œuvre d’art  attire l’attention  sur  les  failles  des  représentations  idéologiques. ».  Pour  elle,  les  quartiers  en renouvellement  sont  des  lieux  intéressants  de  ce  point  de  vue,  car  ils  permettent  de questionner ces  représentations  idéologiques, ce qui est et ce qui est voulu.   Ainsi,  si  son engagement  est  très  fort  sur  des  sujets  comme  l’exclusion  des  pauvres  du  centre  ville, lorsqu’elle travaille ses formes, celles‐ci doivent pouvoir exister en tant que telles. ‐    Suite à une remarque de Laurent DEVISME qui voyait beaucoup plus d’imbrications entre les deux  dimensions,  entre  le  sujet  et  le  cadrage  des  photographies  par  exemple,  ou l’engagement et  le  travail de mise en  forme d’archives, Martine DERAIN  reconnaît que  sa sensibilité  explique  en  grande  partie  ses  choix  formels,  et  qu’elle  aime  aller  en  bordure d’autres disciplines, avec une pratique documentaire en particulier, mais aussi faire évoluer sa pratique plastique en fonction des  lieux : une  installation pérenne   pour  la SONACOTRA, des photographies et des documents pour la rue de la République…     En  outre,  pour  répondre  à  la  question  de  Barbara  ALLEN  sur  la  différence  de  posture ressentie  dans  les  travaux  sur  Belsunce  et  République,  Martine  DERAIN  convient effectivement d’un double différence, à  la fois parce que son travail sur Belsunce, qui  lui a pris  quatre  ans,  est  achevé,  contrairement  au  travail  sur  la  rue  de  la  République  qui demande  encore  plusieurs  années  de  travail  et  dont  le  résultat  formel  reste  encore 

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indéterminé ; mais aussi parce que l’intensité de son engagement militant dans le deuxième cas l’a obligée à radicaliser son action.  Enfin, sur  le « non‐négociable », Martine DERAIN en donne un exemple concret :  lorsqu’au cours du projet Belsunce, la SONACOTRA lui a soudainement demandé de ne conserver que la porte qui s’ouvre, et de transformer la porte de 1974 en porte s’ouvrant également, elle a catégoriquement  refusé.  Cette  demande,  qui  visait  à  présenter  la  Sonacotra  comme  un « outil » totalement positif au service du bien des gens, invalidait le sens même du projet et sa dimension critique.. Le non négociable, c’est la forme… que la Sonacotra ici a finalement acceptée une seconde fois.  Pour compléter et approfondir ces premiers questionnements, François MENARD  interroge Martine DERAIN sur une autre dimension de  l’activité artistique,  la place de  la monstration dans son travail, et  la façon dont  l’exposition publique de ses œuvres  interfère sur ses choix formels.  Si Martine DERAIN intègre dans son travail d’artiste sa présence journalière dans les lieux, la rencontre avec les habitants et la collecte de matériaux, elle reconnaît que la finalité de son travail  reste  de  produire  des  formes  et  de  les  montrer.  Elle  apprécie  particulièrement l’exposition  temporaire  de  ses  travaux  dans  l’espace  public,  l’œuvre  apparaissant momentanément  à  la  vue  des  passants  sans  s’imposer  à  eux  de manière  pérenne.  Par ailleurs,  elle  apprécie  de  pouvoir  raconter  la  genèse  de  ses  travaux,  aussi  bien  dans  des séminaires de  recherche  comme  celui‐ci, que dans  les écoles d’art et  lieux artistiques, ou auprès  des  vieux  travailleurs  du  quartier  et  des  habitants  de  la  Républqie,  les  questions posées et les critiques formulées étant de nature différente et toutes deux essentielles.    Vincent  BOURJAILLAT  l’interroge  quant  à  lui  sur  l’effet  politique  et  social  de  ses interventions, notamment de  son action  rue de  la République,  sur  le dialogue que celles‐ci produisent  entre  les habitants  et  ceux qui  souhaitaient  leur  éviction, ou  sur  les  évolutions dans la politique de la municipalité qu’elles ont permises.  La mobilisation menée par Centre Ville Pour Tous rue de  la République a eu pour Martine DERAIN, avant tout, un rôle important pour déplacer le problème, constituer ce contentieux privé  en  problème  public,  et  faire  changer  l’attitude  des  pouvoirs  publics,  en  alertant notamment  la  presse  nationale.  En  outre,  symboliquement,  cette  histoire  a  permis  de montrer que des familles pauvres peuvent gagner contre un fonds d’investissement, ce qui est une avancée majeure du point de vue des représentations.    Sophie  CORBILLE  répond  ensuite  à  la  question  posée  par  Barbara  ALLEN  sur  sa réappropriation des catégories sociales mises au jour par les études sur la gentrification.  Elle  rappelle que  l’objectif de  son  travail de  thèse  consistait  justement à ne pas partir de catégories sociales par ailleurs élaborées, comme celle du bobo par exemple, d’échapper à la description  de  comportements  type  et  d’éviter  les  réductions,  pour mieux  observer,  en situation, ce que font concrètement  les  individus. Cependant, elle reconnaît que  les études sur la gentrification l’ont beaucoup aidé et qu’elle a pu, lors de son enquête de terrain, faire des  constats  similaires  à  ceux  d’autres  chercheurs.  La  catégorie  du  bobo  l’a  notamment 

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intéressée dans  le sens où elle est régulièrement convoquée par  les nouveaux habitants de ces quartiers pour s’auto‐désigner.  Emilie BAJOLET et Sophie CORBILLE précisent que  l’étude des postures et des rôles que se donnent  les  individus  dans  des  situations  concrètes  est  une  démarche  inscrite  dans  un champ  particulier  de  l’anthropologie  urbaine,  représentée  par  Jean  Bazin, Michelle  de  la Pradelle  ou  Emmanuelle  Lallement,  qui  permet  d’échapper  complètement  à  l’objet « catégorie sociale », et qui, faisant un pas de côté, ne cherche, ni à réutiliser, ni à infirmer, ni à dépasser  ces  catégories, mais bien à dire autre  chose en  s’intéressant aux pratiques. Laurent DEVISME voit dans ce parti‐pris épistémologique une parenté avec Erving Goffman qui, à la fin de l’introduction des Cadres de l’expérience écrit : « je donne personnellement la priorité  aux  classes  sociales,  à  l’aliénation,  et  je  considère  qu’il  y  aurait  fort  à  faire  pour réveiller la conscience des gens, mais j’entre sur la pointe des pieds et j’observe comment ils ronflent. ».   C’est ensuite au tour de Marie‐Christine COUIC de répondre à  la question qui  lui est posée sur le passage à la décision.  A ses yeux, parmi  les différentes étapes décisionnelles au cours d’un projet, ce ne sont pas celles qui se font au niveau de la conception, des négociations avec la maîtrise d’ouvrage ou encore avec  les habitants qui sont  les plus complexes. Ces premières étapes, si elles ne se font  pas  tout  à  fait  au  même  moment,  et  qu’elles  mettent  en  jeu  des  points  de  vue différents et un certain nombre de filtres, essaient néanmoins de construire collectivement un  projet  « idéal »,  qui  veille  à  équilibrer  les  aspects  techniques,  financiers,  sociaux  et sensibles. Par des processus de dialogue,  le premier projet élaboré par  les concepteurs est enrichi par les diverses propositions, émanant des usagers, des techniciens ou des élus. C’est par la suite que les difficultés peuvent surgir, liées au « temps long » du projet. Lorsque, par exemple, les techniciens chargés de la coordination du projet ANRU sont mutés ou débordés et  que  les  chaînes  technocratiques  de  l’Etat  prennent  le  dessus,  avec  leurs  rigidités financière et opérationnelle,  leurs procédures  institutionnelles. Marie‐Christine COUIC  cite l’exemple  des  abris  de  jardin  à  Hem :  ceux‐ci  avaient  été  dessinés  pour  optimiser  la récupération  d’eau  et  finalisés  dans  leur  forme  en  collaboration  avec  les  habitants.  La maîtrise d’ouvrage avait suggéré qu’ils soient fabriqués, sur le modèle d’un prototype conçu par BazarUrbain, par une entreprise d’insertion  sociale.  Finalement,  ils  seront dessinés et fabriqués  de  façon  beaucoup  plus  banale, mettant  à mal  le  travail  de  conception  et  de concertation. Il y a donc effectivement un  risque énorme à  faire de  l’observation et de  la concertation, c’est celui, non pas de la décision, mais de la déception que l’on peut produire vis‐à‐vis des habitants lorsque les usages que l’on a observés et les promesses qu’on leur a faites ne sont pas respectés.   Les échanges  suscités par  les  réponses aux questions de Barbara ALLEN amènent François MENARD à faire part de son sentiment sur  la crise actuelle de  l’observation, prise dans ses deux  acceptions  –  rapport  à  l’objet  et méthodologie  à  l’intérieur  du  champ  des  sciences sociales ‐ dans le contexte du renouvellement urbain. 

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Alors que  l’observation  comme  rapport  à  l’objet  constituait,  lui  semble‐t‐il, une  forme de résistance  aux  transformations  de  l’urbain,  en  s’inscrivant  dans  une  certaine  durée,  en percevant  les permanences et  les  formes de  résistance au changement, qu’elle permettait de  créer  une  scène  indépendante  de  celle  où  se  jouait  le  changement  urbain ;  il  semble qu’aujourd’hui  les  impératifs  du  renouvellement  urbain,  le  regard  permanent  de  la rénovation  urbaine  sur  elle‐même,  les  enjeux  d’image  font  que  les  instruments  qui  ont outillé  l’observation  –  la  photographie,  les  formes  artistiques…  –  ne  sont  plus  seulement mobilisés à des fins de connaissance, mais embarqués (« embedded ») dans le processus de renouvellement. Par conséquent, la disjonction entre la posture d’observation et la posture d’action  n’opère  plus  comme  avant,  même  si  les  observateurs  qui  participent  à  cette « observation  embarquée »,  comme Marie‐Christine  COUIC,  ne  sont  pas  dupes  du  risque qu’il y a à s’engager dans  la rationalité  instrumentale du projet. Dans ce contexte, François MENARD  salue  le  travail  de  Martine  DERAIN  qui  a  su  trouvé  des  ruses,  des  biais,  des positions  alternatives pour  conserver  cette posture, même  si  sa démarche n’est pas pure observation, mais bien une figure de l’action. Concernant l’observation comme méthode d’enquête en sciences sociales, il lui semble que la  crise  est d’un  autre ordre. D’une  part,  il  se  demande  ce  que  peut  être  aujourd’hui  un recueil d’informations, dans un contexte où l’on reconnaît une capacité réflexive aux acteurs et dans  lequel  les espaces urbains en renouvellement sont saturés de catégories d’analyse, de concepts, de notions. La tentation est forte alors, comme l’a fait Sophie CORBILLE, de se mettre  à  l’abri  des  catégories, mais  le  risque  est  de  ne  plus  parvenir  à  dialoguer  et  à travailler ces objets, qui sont ceux qu’utilisent  les pouvoirs publics et  les acteurs du projet urbain. D’autre part, la posture d’observation, qui doit normalement mettre le chercheur en capacité de  trouver  autre  chose que  ce qu’il était  venu  chercher,  le permet de moins en moins  dans  l’économie  actuelle  de  la  recherche,  en  raison  des  multiples  écrans  – intermédiaires,  travailleurs  sociaux,  étudiants  et  doctorants  chargés  de  l’enquête…  ‐  qui s’interposent entre la réalité et le responsable de la recherche.   Les  remarques de François MENARD  sur  l’articulation entre observation et  renouvellement urbain suscite plusieurs interventions.  Emmanuelle  LALLEMENT a eu  l’impression, à  l’écoute des  trois exposés, que  le  recours à l’observation  permettait  une  sorte  d’ « arrêt  sur  image »  pour  envisager  les  choses autrement, au moment où  la situation est en train de changer ou  lorsqu’une rhétorique du changement s’impose ; que l’observation constituerait un moyen de résister au changement ou tout au moins une manière d’accompagner le changement pour qu’il ait lieu autrement.  Emilie  BAJOLET,  pour  rebondir  sur  cette  idée  qu’il  pourrait  y  avoir  contradiction  entre observation et  renouvellement urbain  fait part d’une expérience personnelle.  Son bureau d’étude,  Alphaville,  est  actuellement  missionné  par  un  bailleur  social  sur  un  projet  de restructuration  d’un  quartier  de  pavillons,  après  que  les  habitants  se  soient  opposés fermement aux hypothèses de démolition‐reconstruction, pour organiser une concertation et  repenser  le  projet.  Si  les méthodes  d’observation  sont  beaucoup moins  poussées  et scientifiques  que  celles  développées  par  BazarUrbain,  elles  s’en  rapprochent :  visites  et photographies des lieux, entretiens avec chaque ménage pour recueillir des informations sur leur attachement au quartier, logements et jardins… A l’issu de ces entretiens, les options de projets envisagés auparavant à partir de l’étude des plans et des statistiques volent en partie 

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en éclat et l’ampleur du projet se resserre : d’une démolition de la moitié du quartier et d’un total  changement de  forme,  il est  finalement envisagé une démolition  très  limitée et des réhabilitations. Ainsi, Emilie BAJOLET se demande sur l’organisation d’un recueil méthodique des usages et d’une observation des pratiques existantes n’a pas un effet de conservation et de limitation de la dynamique de changement. A entendre Marie‐Christine COUIC, qui insiste sur les abris de jardin et les consoles techniques pour les jardinets mis en place à Hem, elle se demande  si dans ce cas également,  l’ampleur des évolutions préalablement envisagées n’a pas été réduite suite à l’enquête.  Marie‐Christine  COUIC  va  à  l’encontre  de  cette  hypothèse  que  l’observation  des  usages supprimerait  toute  possibilité  d’intervention  sur  la morphologie  du  lieu,  et montre  qu’au contraire  des  décisions  drastiques  ont  été  prises  à  Hem  pour  faire  évoluer  le  quartier ‐ démolition  des  garages  et  reconstructions  de  petites maisons  sur  les  parcelles  libérées, démolition de quelques maisons pour retravailler la trame du quartier ‐ ; alors que d’autres décisions  auraient  pu  être  prises –  résidentialisation,  agrandissement  des  jardins  sur  les parcelles des garages démolis, absence de démolition…   Néanmoins  les  interventions sont restées très fines, et les démolitions se passent plutôt bien car les habitants sont entrés sans un  processus  de  négociation  pour  obtenir  un  nouveau  logement. Marie‐Christine  COUIC signale qu’elle s’est pourtant interrogée sur la possibilité du projet, ayant peur, alors qu’elle connaissait  très bien  les habitants, de  la manière dont elle allait pouvoir  leur annoncer  la démolition de leur logement. Par ailleurs, elle insiste, en fin de séance, pour que la réflexion soit poussée plus avant sur cette question du rapport entre observation et action.   

  Au  cours  de  la  séance,  plusieurs  interventions  ont  pris  pour  thème  les  conditions  de production des observations et ont donné lieu à des échanges entre divers participants.  Interrogée  sur  la  question  du  temps  consacré  aux  observations, Marie‐Christine  COUIC précise que dans le cas des études qu’elle a mené le temps d’investigation et d’observation sur  le terrain était d’environ six mois, et de deux mois pour  la conception. Si elle reconnaît que ce temps de prise de connaissance est relativement court et contraint en comparaison avec  les temps de  la recherche,  il ne se réduit pas non plus à une journée ou une semaine. Plus  encore,  Marie‐Christine  COUIC  défend  l’idée  que  ce  temps  court  est  parfois  plus profitable qu’une  investigation de  longue durée et peut être efficacement mis à profit. Par exemple,  dans  le  cas  des  parcours  commentés,  certains  collègues  chercheurs,  en sophistiquant  à  l’excès  la  construction  du  récit  des  lieux,  finissaient  par  produire  une narration plus proche de leurs catégories que de celles des habitants. La contrainte de temps lui paraît donc, dans certains cas, préférable.  

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Laurent  DEVISME  apporte  quant  à  lui  un  certain  nombre  de  remarques  critiques  sur l’utilisation banalisée de ces approches sensibles. S’il reconnaît l’intérêt de ces méthodes, il a pu être  le témoin, notamment dans  le cadre des enseignements de projet urbain en Ecole d’Architecture, d’appropriations génériques des méthodes développées par le CRESSON, où ces  outils  devenaient  une  grille  de  lecture  normative  pour  les  étudiants,  devant  faire « réciter le lieu » en une journée pour des raisons d’économie de temps. Ainsi, s’il ne remet pas en cause  la pertinence de ces approches,  il s’interroge sur  l’absence de réinterrogation critique et la condensation dont elles font parfois l’objet, et se demande si, victimes de leur succès, elles ne se réduisent pas bien souvent à des oripeaux d’approches qualitatives, qui conduisent finalement à reproduire des hiérarchies implicites et des images toutes faites sur les lieux, plutôt que de les déconstruire. Barbara ALLEN  revient  sur  l’impact des conditions de production de  la connaissance et  sa finalité  sur  le  type  de  connaissances  produites,  car  c’est  une  question  qui,  à  ses  yeux, mériterait  d’être  particulièrement  interrogée.  Par  ailleurs,  elle  regrette  la  disjonction existant  très  souvent  en  France  entre  la  production  de  connaissance  par  les  bureaux d’études  (donc à  finalité opérationnelle) et  la production « plus académique » des savoirs, alors même  que  de  nombreux  pays,  comme  l’Angleterre  ou  les  USA  ont  développé  de nombreux  travaux qui portent précisément  sur  la question des modes d’articulation de  la production  de  connaissances  et  l’action,  notamment  au  travers  de  l’évaluation.  Cette dichotomie  constitue  probablement  l’une  des  raisons  qui  expliquent  que  l’évaluation  des politiques publiques se soit aussi peu développée dans notre pays.  Enfin, plusieurs participants discutent la possibilité de transférer les méthodes d’observation évoquées au cours de la séance à des échelles de projet plus vaste.  Michelle  SUSTRAC  note  que  les  cas  évoqués,  notamment  celui  de  Hem,  se  réduisent  à quelques dizaines de logements. Elle se demande si la démarche présentée, applicable à de petites opérations,  le serait dans des opérations de grandes périphéries, concernant 2 000 ou 3 000 logements. Barbara ALLEN souligne qu’il existe diverses manières de faire selon les échelles, mais aussi selon les contextes et les enjeux. La question n’est pas tant celle de la stricte transférabilité de  ces méthodes  qualitatives  à  grande  échelle,  que  celle  d’une  prise  en  compte,  d’une analyse des  situations pour elles‐mêmes  afin que  les projets mis en œuvre ne  soient pas élaborés  à  partir  d’orientations  prescriptives,  abstraites,  en  surplomb.  Faire  l’effort d’expliciter  les  présuposés  à  l’œuvre  dans  l’analyse  de  ces  quartiers,  de  formuler  la problématique  d’analyse  développée  afin  qu’elle  puisse  être  débattue  est  fondamentale. L’instrumentation du questionnement vient ensuite.  Marie‐Christine COUIC signale par ailleurs qu’elle réfléchit actuellement à la mobilisation de méthodes qualitatives pour un marché de définition concernant 10 000 logements. Si celles‐ci seront nécessairement différentes de celles présentées, elles s’attacheront néanmoins à conserver une même finesse d’approche.     

Annuaire des recherches et expérimentations 2005

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Les bonnes pratiques du développement durable dans le bâtiment en France

Le plan | urbanisme | construction | architecture | PUCAdepuis sa création en 1998, développe à la fois des programmes de recherche incitative, des actions d’expérimentation et apporte son soutien à l’innovation et à la valorisation scientifique et technique dans les domaines de l’aménagement des territoires, de l’habitat, de la construction et de la conception architecturale et urbaine.

Organisé selon quatre grands départements de capitalisation des connaissances : Sociétés urbaines et habitat traite des politiques urbaines dans leurs fondements socio-économiques ; Territoires et aménagement s’intéresse aux enjeux du développement urbain durable et de la planification ; Villes et architecture répond aux enjeux de qualité des réalisations architecturales et urbaines ; Technologies et constructioncouvre les champs de l’innovation dans le domaine du bâtiment ; le PUCA développe une recherche incitative sur le Futur des villes à l’impératif du développement durable.Ce plan 2007-2012 se décline, selon huit programmes finalisés dont les objectifs de recherche répondent aux défis urbains de demain.Ces programmes sont accompagnés par des ateliers thématiques de bilan des connaissances et des savoir-faire, ainsi que par des programmes transversaux à l’échelle des territoires et des villes et à l’échelle européenne avec la participation du PUCA à des réseaux européens de recherche.Le PUCA, par ailleurs, assure le secrétariat permanent du programme de recherche sur l’énergie dans le bâtiment.

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