Les Grands Arrets de La CIJ-E.J

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Existe-t-il de grands arrts de la Cour internationale de Justice ?Emmanuelle JOUANNET Universit Paris I (Panthon-Sorbonne)

On peut avoir la tentation de prsenter le problme des grands arrts de la CIJ d une manire quelque peu paradoxale mais particulirement suggestive des difficults qu il suscite. D un ct, n est-il pas dconcertant de penser que la CIJ puisse rendre de grands arrts ds lors qu elle s insre dans un ensemble judiciaire dcentralis o la raret des arrts rendus et l absence de hirarchie entre les juridictions empchent peut-tre que l on puisse faire une discrimination judicieuse entre ses diffrentes dcisions ? Mais d un autre ct, ne peut-on soutenir, inversement, que c est justement parce que la Cour rend peu d arrts et que ceux-ci ne sont pas soumis un quelconque contrle hirarchique que la plupart des arrts rendus par elle sont perus comme fondamentaux pour le systme international ? Toutefois, si, ce faisant, ils paraissent tous particulirement importants car suffisamment rares pour tre distingus, ne peut-on renverser nouveau cette seconde hypothse et considrer qu aucun arrt de la CIJ n est alors plus grand qu un autre puisqu ils le sont tous ? D emble on peroit donc le doute qui peut saisir l observateur vouloir s enfermer dans ces rflexions en cascade puisque la formule suscite facilement des points de vue antinomiques ou paradoxaux suivant l optique que l on adopte, et alors mme qu ils sont tous troitement lis aux caractres fondamentaux de l ordre juridique international et la place qu y occupe la CIJ. Et si l on veut tenir pour acquise la possibilit de ces approches contradictoires, que renforce la lecture des quelques travaux qui sont indirectement consacrs la notion, il en ressort l impression singulire et dsagrable d une impossibilit conceptuelle penser clairement l ide de grands arrts de la CIJ en raison des apories auxquelles l expose la subjectivit apparemment irrductible qui l entoure. Il faut bien comprendre par ailleurs que cette situation dlicate rsulte en fait de l absence de toute qualification juridique dfinitivement fixe par l usage ou la doctrine, si bien que l on ne peroit gure en quoi on pourrait prtendre rpondre la question pose sans tre totalement tributaire de ces diffrentes interprtations subjectives ; ce qui n est pas un obstacle en soi mais pourrait rduire cette tude faire de simples choix arbitraires. Une prcision cependant doit tre faite pour que l on ne se mprenne pas sur le sens de ces quelques remarques introductives : certes, on ne mconnat pas le fait que toute qualification demeure subjectivement interprte par les diffrents acteurs de la communaut internationale mais, si cette qualification est intgre dans le systme juridique, elle renvoie une situation dont on peut penser qu elle est accepte par tous comme tant juridiquement fonde. Or c est loin d tre le cas pour la notion de grand arrt de la CIJ. Les dictionnaires de droit international sont totalement muets sur la question, les manuels et tudes spcifiques trs peu diserts galement mais, inversement, les commentaires de la doctrine sont innombrables chaque nouvel arrt rendu. Le grand arrt de la CIJ apparat donc comme une des ces espces bizarres dont on entend souvent parler en droit international mais que l on a bien du mal cerner d un strict point de vue juridique. C est une qualification curieuse et indtermine qui laisse penser qu une tentative de clarification serait sans doute ncessaire avant mme d en rechercher l existence concrte. Toutefois c est ici une simple affaire de choix car le dbat reste ouvert et les notions dont nous parlons accdent l existence par le simple biais de nos reprsentations mentales. En particulier on peut opter entre deux approches qui ne sont pas ncessairement exclusives l une de l autre. Soit on s en tient une approche dlibrment subjective et relative et l on aborde l tude des grands arrts en fonction de tel ou tel critre retenu sans lui accorder pour autant une signification juridique dcisive. La notion de grand

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arrt est d ailleurs le plus souvent utilise de cette faon, c est--dire comme un principe de classification purement doctrinal et non pas juridique, et qui, comme tel, varie suivant les apprciations de chaque auteur.1 Il n y a videmment rien d illgitime dans cette dmarche qui est souvent guide par un souci pragmatique de prsenter de faon globale et relativement homogne des dcisions considres comme importantes des titres divers. On peut donc parfaitement rpondre la question pose en fonction de ces diffrents critres mais, du mme coup, la notion de grand arrt de la CIJ demeure sans doute plus mta-juridique que juridique ou du moins incertaine. Soit, alors, on tente malgr tout de rechercher un critre qui serait plus juridiquement pertinent du grand arrt, c est--dire la fois plus proche d une ventuelle ralit juridique phnomnale de la notion que l on s efforcerait d identifier et compatible logiquement au regard du systme international. Dans ce cas, on tente de donner une dfinition approprie cette ralit sans pour autant prtendre qu elle soit compltement juridicise mais seulement en la proposant comme possible objet de la science du droit.2 C est ce dernier point de vue que l on va privilgier, non pas pour dnoncer les autres approches, mais en considrant simplement que, se situant sur un plan diffrent, elles peuvent parfaitement ctoyer sans l altrer la dfinition plus prcise que nous cherchons cerner. A vrai dire, il n est nullement garanti que cette faon de resserrer l analyse autour d une dfinition prcise du grand arrt soit accepte par tous et d ailleurs nous ne prtendons pas tirer de cette tude un argument vraiment dcisif quant l existence de grands arrts : du moins faut-il peut-tre tenter cette voie pour deux raisons particulires. Cette recherche d une notion juridique prcise du grand arrt de la CIJ va permettre, tout d abord, comme on va le comprendre, de dvoiler une catgorie particulire d arrt de la Cour qui est souvent masque par la dnomination trop gnrale de grand arrt et ce faisant, de tenter de lui donner une fondation thorique en droit international qu elle n a pas eu jusqu ici de manire explicite. Ensuite, elle permet de contribuer la rflexion sur les grands arrts de la CIJ d une faon lgrement diffrente des voies couramment empruntes et donc, on l a dit, ventuellement complmentaire de celles-ci. Aussi bien, dans la perspective retenue, il parat ncessaire de s interroger sur la pertinence juridique du concept et sur ce que l on peut appeler sa force pragmatique, c est-dire sur son statut thorique et pratique au regard du systme juridique international, car ce n est qu en fonction de cette tentative d lucidation, que l on pourra conclure l existence ou non de grands arrts de la CIJ. Pour ce faire, on va s efforcer de rpondre deux questions successives qui, nous semble-t-il, engagent l essentiel ds lors qu elles permettent d identifier prcisment ce que peut tre un grand arrt de la CIJ. D abord, on va rechercher ce qui peut tre grand dans un arrt de la CIJ. Et supposer que, ce faisant, l on ait retenu une formulation juridiquement pertinente du grand arrt, on peut tudier ensuite o se situe ce qui est grand dans le grand arrt afin d en valuer la vritable nature et la porte juridique. A une premire tape de dtermination thorique d un grand arrt de la CIJ (I) succde ainsi une1

On remarquera cet gard que la pratique interne est parfois toute aussi floue. Si l on examine, par exemple, la pratique interne franaise, on se rend compte que les dictionnaires juridiques ne parlent pas du grand arrt mais seulement de l arrt de principe tandis que les recueils donnent une dfinition vague, subjective et changeante du grand arrt. V. E. Zoller, Grands arrts de la Cour suprme des Etats-Unis, Paris, PUF, 2000, p.10 ; J. C Masclet, Les grands arrts du droit communautaire, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1995, p.3 ; B. Ancel et Y. Lequette, Les grands arrts de la jurisprudence franaise de droit international priv, Paris, Dalloz, 2001, Prface de H. Batiffol, p. VI et Prface des deux auteurs, pp. VII et VIII ; L. Favoreu et L. Philip, Les grands arrts des dcisions du Conseil Constitutionnel, Paris, Dalloz, 2001, p. XXV et H. Capitant, F. Terr et Y. Lequette, Les grands arrts de la jurisprudence civile, T.1, Paris, Dalloz, 2000, Prface de la 1re dition de H. Capitant, p. VII et Avant-propos de la 4me d. de L. Julliot de la Morandire et A. Weill, p. XII. 2 Il ne s agit pas de prtendre exposer une dfinition relle du grand arrt laquelle nous ne croyons pas il n y a pas d essence du grand arrt- mais une dfinition explicative et en partie lexicale c est--dire qui n est que partiellement innovante par rapport l usage courant en droit international. V. sur ce type de recherche et de dfinitions, Dfinition en droit , Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, A.J Arnaud (dir), Paris, LGDJ, 1993, pp.171-172.

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seconde tape de localisation pratique de ce qui fait le grand arrt (II). Et ce n est donc qu en conclusion, aprs avoir pu identifier ce que peut-tre un grand arrt de la CIJ, que nous serons mme de rpondre la question de leur existence.

I Un arrt peut tre grand de plusieurs manires, c est une vidence de constater cela si on envisage de faon trs gnrale cette question. On peut ainsi rappeler que le terme de grand, lorsqu il qualifie un nom, renvoie deux sens: un sens qualitatif et un sens majoratif. Au sens qualitatif, grand signifie considrable, important. On parlera d un grand arrt de la CIJ comme on parle d une grande nouvelle au regard de circonstances particulires. Au sens majoratif, un grand arrt de la CIJ est celui qui se distingue cette fois-ci parmi les autres. C est un des arrts essentiels, principaux, de la CIJ au regard d autres arrts plus secondaires.3 Il y a l un lment de comparaison qui est induit invitablement lorsque l on envisage le grand arrt au sein de nombreux autres arrts rendus par une juridiction ou mme par tout un ensemble de juridictions. Bref de ce point de vue, le grand arrt de la CIJ n est pas seulement important en lui-mme mais important par rapport aux autres. Ces quelques prcisions terminologiques nous permettent d avancer en voyant qu il faut donc un talon de mesure pour apprcier la grandeur d un arrt de la CIJ, en particulier dans son sens majoratif. Et c est en fait ce stade o les choses se compliquent invitablement car, c est presque un truisme de le rappeler, le critre choisi va faire toute la diffrence dans l apprciation du grand arrt. On se propose donc de passer brivement en revue les diffrentes dfinitions possibles du grand arrt qui mergent du flou juridique qui entoure cette question (1) pour retenir, ensuite, celle qui nous semble correspondre une perception plus prcise et rigoureuse du phnomne et donc qui nous parat plus judicieuse adopter (2). 1-Les dfinitions courantes du grand arrt Elles sont toutes bases sur un critre de grandeur qui est lui-mme non strictement juridique. Ds lors, elles ont sans conteste des vertus opratoires mais sans qu elles ressortissent l analyse juridique proprement dit ; du moins pour l instant car rien n interdit au systme juridique international de faire de l un de ces critres un critre juridique spcifique. La plupart des dfinitions proposes du grand arrt peuvent en effet devenir des dfinitions juridiques, partir du moment o elles sont logiquement concevables au regard du systme international, mais une telle juridicisation n a pas eu lieu pour l instant, peut-tre justement parce qu elles n taient pas rellement pertinentes au regard de la science juridique et de la pratique. Cela tant, il est vrai que l on peut toujours dire d un arrt de la CIJ qu il est grand en raison de trois types de critres qui permettent d en donner successivement des dfinitions formelle, matrielle et fonctionnelle.4

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Dictionnaire Petit Robert, Paris, Socit du Nouveau Littr, 1979, p.883 Avant toute chose, on pourrait peut-tre dire d un arrt qu il est grand tout simplement lorsqu il est considr comme tel par les juges de la Cour internationale de Justice. Il n est pas rare en effet qu un ou plusieurs juges reconnaissent l importance de l arrt qu ils ont rendu. En ralit cette qualification par le juge est subjective et tient ses propres critres d apprciation, mais c est dj un indice que certains arrts revtent parfois une importance particulire pour la CIJ elle-mme et de telle sorte que cette qualification donne par les juges reprsente un signe, voire une consolidation ou mme encore une reconstruction de l arrt rendu qui est alors prsent comme un grand arrt. De ce point de vue, le rle jou par la doctrine est tout aussi dcisif en raison du lien trs troit, et dj soulign par d autres, entre doctrine et jurisprudence.

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Dfinition formelle ? Un arrt de la Cour peut tre prsent comme un grand arrt en raison de sa forme. On peut ainsi considrer qu un arrt sur le fond est plus important qu un arrt sur la comptence et qu un arrt sur la comptence est plus important qu une simple ordonnance de non lieu ou d indication de mesures conservatoires. On peut aussi prtendre que seuls les arrts pris par la Cour en formation plnire reprsentent de grands arrts et non pas ceux rendus par des chambres, et ce quand bien mme ces arrts sont considrs comme tant pris par la Cour toute entire. Bien videmment rien n empche de retenir cette approche mais on sent bien son absence d effet juridique et son peu de pertinence au regard de la ralit juridique internationale ds lors que certaines ordonnances (Ex : Affaire Lockerbie, ordonnances du 14 avril 1992) ont pu avoir beaucoup plus d impact que certains arrts sur la comptence et que certains arrts sur la comptence (Ex : Affaire de l Or montaire pris Rome en 1943, arrt du 15 juin 1954) ont eu tout autant de rpercussion terme que n importe quel arrt sur le fond. Dfinition matrielle ? Un arrt de la Cour est en fait plus frquemment considr comme un grand arrt en raison de sa matire et de son objet, eux-mmes considrs comme particulirement importants. Ce critre matriel peut tre dclin de plusieurs faons suivant la faon dont on apprhende ce qui fait l importance de l objet ou de la matire d un arrt. Ralisme oblige, on peut tout simplement considrer que les arrts de la CIJ seront grands lorsqu ils mettent fin un litige entre des grandes puissances ou, du moins, mettant en cause les intrts d une grande puissance. Comment ne pas citer cet gard les arrts qui impliquent les Etats Unis et qui gnralement sont trs mdiatiss au sein du monde internationaliste ? Toutefois, si une affaire comme celle des Activits militaires et para-militaires au Nicaragua et contre celui-ci (arrts du 26 novembre 1984 et du 27 juin 1986) a eu un impact indniable, des affaires comme celle de l Elettronica Sicula S.p.A (arrt du 20 juillet 1989) et de la Dlimitation maritime dans la rgion du Golfe du Maine (arrt du 12 octobre 1984) sont loin d avoir bnficies du mme retentissement international. C est donc peut-tre moins les parties en litige que la nature mme du litige ou la matire sur laquelle il porte qui est le bon critre matriel d un grand arrt. Dans ce cas, on va plutt distinguer les arrts portant sur des matires particulirement importantes en droit international au regard d arrts ayant pour objet des domaines plus secondaires ou mineurs. Ainsi les arrts portant sur la menace ou l utilisation de la force peuvent-ils tre envisags comme de plus grands arrts que ceux portant sur les dlimitations terrestres et maritimes ou sur les intrts conomiques ou financiers des deux parties ds lors que le droit de recourir la force est souvent peru, tort ou raison, comme porteur d enjeux beaucoup plus graves pour la socit internationale dans son ensemble. Dans ce cas, tout en tant plus secondaire par la forme, une simple ordonnance en indication de mesures conservatoires comme celle rendue dans l affaire des Questions d interprtation et d application de la Convention de Montral de 1971 ,(ordonnances du 14 avril 1992) a plus d importance qu un arrt sur le fond, aussi volumineux soit-il, comme celui de l affaire de la Dlimitation du Plateau continental de la mer du Nord (arrt du 20 fvrier 1969). De la mme faon, un arrt comme celui qui vient d tre rendu dans l affaire des Plates-formes ptrolires (arrt du 6 novembre 2003) est immdiatement considr comme plus essentiel que l arrt ELSI, par exemple, alors mme qu ils concernent tous les deux les Etats-Unis.

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Du reste, on ne reprend pas toutes les hypothses possibles de dfinition matrielle. Les diffrentes facettes du critre matriel peuvent bien entendu tre multiples, on l a dit, suivant ce que l on considre tre matriellement fondamental dans un arrt de la CIJ et on ne cherche pas ici en prsenter un tableau exhaustif. Il n est de toutes faons pas besoin d aller plus loin pour voir que si ces distinctions matrielles offrent un rel intrt pour la dlimitation du champ opratoire de la Cour, elles sont nettement moins intressantes pour dfinir juridiquement un grand arrt car ce qui est grand dans l arrt n est pas l arrt lui-mme mais simplement la matire ou l objet sur lesquels il porte. Dfinition fonctionnelle ? Un arrt de la CIJ est-il grand alors en raison des fonctions qu il permet au juge d accomplir ? On est renvoy ici la question classique des finalits de la justice internationale en vertu desquelles sont penses les diffrentes fonctions de la Cour. De ce point de vue un grand arrt est peut-tre celui qui remplit au mieux, le plus parfaitement possible, ces finalits. Mais l apprciation de ces diffrentes finalits, et donc des fonctions que l on assigne la CIJ, suscite un dbat qui est loin d tre clos comme l illustrent de faon exemplaire les commentaires lis des affaires rcentes comme celles de la Licit de la menace ou de l emploi d armes nuclaires (avis consultatif du 8 juillet 1996), de la Licit de l emploi de la force, (ordonnance du 2 juin 1999), du Mandat d arrt (arrt du 11 avril 2000) ou des Activits armes sur le territoire du Congo (nouvelle requte : 2002, ordonnance du 10 juillet 2002). La Cour accomplit en effet non seulement une fonction originaire qui est de trancher un diffrend sur la base du droit (finalit de justice), mais galement une fonction lie son statut d organe au service du maintien de la paix ; laquelle demande peut-tre qu en dehors du diffrend correctement tranch, le litige soit rellement termin entre les Etats (finalit de paix). Or on sait bien que la CIJ peut trancher un diffrend sans que le contentieux soit dfinitivement aplani entre les deux parties.5 On peut en prendre pour exemple l affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis Thran, (arrt du 24 mars 1980) o la Cour a tranch le diffrend sur la base du droit mais o le litige n a t rgl qu un an plus tard par les Accords d Alger de 1981. Arrivs l, on est confront plusieurs possibilits. D un ct, on peut penser qu un grand arrt n est pas ncessairement celui qui tranche avec la plus grande clart possible le diffrend soumis, mais plutt celui qui parvient une transaction honorable entre les parties de telle faon qu il restaure des relations amicales entre elles. L arrt transactionnel, ou disons plutt circonstanciel, est alors prfr. D un autre ct, si l on est avant tout soucieux que la CIJ contribue appliquer et garder le droit international, le grand arrt est celui qui nonce de faon claire, rigoureuse et motive le droit applicable et qui tranche logiquement au regard de cette motivation essentielle, quelles qu en soient les consquences. Mieux encore, on peut sans doute considrer que le grand arrt va tre au fond celui qui permet conjointement que se ralisent ces deux premires finalits. Et en ralit ces quelques hypothses pourraient tre dpasses ou compltes par la prise en compte d autres missions moins officielles de la Cour, qui sont autant de comptences implicites drives des deux premires, comme celle de sa contribution au dveloppement du droit international, souligne par le juge Guillaume,6 sa fonction dissuasive auprs des Etats7 ou encore son rle dans la formalisation juridique des problmes politiques ou thiques.8

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V. sur ce point C. Barthes, La mise en vidence de la rgle de droit par le juge international. Essai sur la fonction heuristique, Toulouse, Thse dactyl., 2001, p.19. 6 G. Guillaume, Les grandes crises internationales et le droit, Paris, Seuil, 1994, p. 314. 7 V. N. Ross, La Cour internationale de Justice et les rgles du droit international, Paris, thse dactyl., 1998, pp. 19-18. 8 V. O. Corten et P. Klein, L efficacit de la justice internationale au regard des fonctions manifestes et latentes du recours la CIJ , Justice et juridictions internationales, Paris, Pedone, 2000, pp.56ss.

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Toutefois, si cette approche par les finalits est parfaitement recevable, elle ne nous satisfait pas plus que les autres car elle prsente un triple dsavantage : la dtermination de ses nombreuses missions dmultiplie les possibilits subjectives d interprtation ; elle est souvent mene dans une perspective plus sociologique que strictement juridique et de telle sorte que l tude par les finalits et fonctions peut faire oublier le contenu proprement dit de chaque arrt et sa porte simplement juridique. C est en effet qualifier nouveau un arrt de grand par autre chose que par son contenu mme et surtout prendre la consquence pour la cause. On ne veut pas dire qu un grand arrt n est pas celui qui correspond certaines finalits de la justice internationale, ce qui serait absurde, mais simplement que cette conformit ne suffit pas elle seule identifier le grand arrt car la conformit de l arrt aux fonctions de la Cour n est en fait que le rsultat de certaines caractristiques propres l arrt. C est pourquoi galement, et de la mme faon, un arrt de la Cour ne peut tre dclar comme tant un grand arrt uniquement par ses effets. Un arrt de la CIJ est parfois annonc comme tant un grand arrt en raison de ses effets juridiques et plus encore de son rayonnement ou de ses rpercussions extra-juridiques. Cependant ce critre est tout aussi vague apprhender et ne fait que redoubler la difficult. D abord, il implique des analyses qui vont souvent au-del de la dmarche juridique afin de noter l impact social et politique de l arrt. Ensuite, le retentissement d un arrt peut tre l indice d un grand arrt mais qui ne permet pas de dfinir en quoi l arrt est grand, c est--dire pourquoi il a une telle rpercussion. Prenons l exemple actuel des effets de l arrt de la Cour dans l affaire LaGrand (arrt du 27 juin 2001) qui a une incidence assez considrable sur la position d autres juridictions en ce qui concerne la force obligatoire des mesures conservatoires (Affaire Victor Pey Casado et Fondation President Allende c. Chili, Tribunal CIRDI, dcision du 25 septembre 2000, mesures conservatoires, et affaire Mamatkulov et autre c. Turquie, CEDH, dcision du 6 fvrier 2003). On voit bien que l importance de l arrt LaGrand n est pas lie directement ses effets auprs des autres juridictions. Elle relve en priorit de la solution jurisprudentielle nouvelle adopte par la Cour sur cette question et de telle sorte qu il s ensuit, titre de consquence, un trs large retentissement. La grandeur de l arrt LaGrand (au sens de son importance) tient avant tout son contenu jurisprudentiel novateur et indirectement ses effets. La question des rpercussions, des effets ou du retentissement d un arrt renvoie donc d autres critres d apprciation car ces effets juridiques ou ce retentissement social sont la consquence d une cause qu il faut identifier et qui, elle, permettra de dfinir le grand arrt. Plus prcisment dit, cela signifie que l importance particulire d un arrt de la CIJ rside donc avant tout en lui-mme et non sur des considrations extrieures lui. Les grands arrts de la CIJ ne sont, selon nous, de grands arrts que par leur teneur et leur structure particulires et non par leur objet, leur matire, leurs effets ou leur finalits. Et il en rsulte qu ils pourront avoir un impact indniable mais d une autre porte que ceux qui mettent fin une situation de crise dans des cas exceptionnels, qui sont politiquement trs sensibles, qui portent sur des matires dcisives du droit international ou qui rglent un contentieux avec une grande puissance. Certes, il est galement possible que ce soit seulement par ses effets que l on prenne conscience de l existence d un grand arrt de la CIJ que l on n avait pas immdiatement identifi comme tel, mais cela n empche pas que ce qui fait son importance n est pas en priorit son impact mais son contenu particulier. On ne veut pas dire non plus qu un arrt de la CIJ ne peut pas tre considr comme un grand arrt pour les critres que nous venons d voquer, mais simplement que la signification juridique la plus pertinente du grand arrt nous semble tre diffrente ds lors qu aucune des dfinitions tudies jusqu prsent ne parat convenir exactement une ralit phnomnale juridique prcise et fconde de cet objet. Une autre signification peut alors tre propose en raison de sa ncessit logique

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au regard de l insuffisance des autres dfinitions et de son adquation avec une exprience juridique positive. Et, donc, si l on revient l analyse mme de l arrt pour suggrer une qualification juridiquement plus approprie, on se rend compte que la force ou l importance d un arrt de la Cour rside moins dans la solution donne, qui reste circonstancielle et limite aux parties, que dans la motivation qui l a justifie. Est relevante cependant, non pas n importe quelle motivation ou alors tout arrt -obligatoirement motiv (art. 56 al.1 du Statut)- serait un grand arrt, mais une motivation jurisprudentielle nouvelle. Dans ce dernier cas de figure, le grand arrt est celui dont la motivation fixe ou cristallise des principes juridiques jusqu alors vagues et indtermins ; ou encore et plus exactement, qui fixe des principes jurisprudentiels nouveaux. Il correspond en quelque sorte ce que l on appelle en droit interne franais l arrt de principe. Toutefois, si cette notion est connue par les familiers de la plupart des systmes de droit interne, elle n est presque jamais employe en droit international et que trs rarement pour les dcisions de la CIJ.9 Reste, par consquent, voir quoi correspond rellement ce type d arrt en droit international et comprendre pourquoi on a si peu utilis cette notion jusqu prsent. 2-Une dfinition du grand arrt de la CIJ comme arrt de principe Mme si la terminologie n est pas toujours la mme, cette catgorie particulire d arrt est admise par l ensemble des systmes juridiques internes, de traditions continentale et anglo-saxonne. Et bien que la force des prcdents ne soit pas envisage pareillement suivant chacun des systmes, ceux-ci prsupposent de la mme faon, et quoiqu on en dise, une conception particulire de la formation de principes jurisprudentiels ; laquelle signifie que l on accorde certaines juridictions le pouvoir d laborer des principes, des solutions ou des argumentations nouvelles par le biais d un seul arrt et non par une accumulation de dcisions concordantes. Quelle que soit la faon dont on envisage ce problme, on ne voit pas comment on peut esquiver de revenir une premire dcision, une premire solution jurisprudentielle qui sera reprise par la suite dans les autres dcisions venir :10 faute de quoi, on peroit mal en effet comment on explique l origine des orientations jurisprudentielles prises par toute juridiction et on s expose mme de vritables paralogismes sur cette question.11 Il s agit donc bien d une notion commune de droit interne dont on peut approfondir la signification afin de montrer qu elle n a pas t transpose jusqu ici la CIJ par mconnaissance relative de sa possible porte en droit international. Une notion de droit interne

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Un exemple quand mme : J. P Quneudec, Un arrt de principe : l arrt du 14 fvrier 2002 , Actualit et droit international, mai 2002, http://www.ridi.org/adi. 10 V. notamment pour le systme anglo-saxon, J. A Jolowicz, La jurisprudence en droit anglais : aperu de la rgle du prcdent , APD, 1985, t. 30, p. 111. Est-ce dire cependant qu tout le moins le grand arrt comme arrt de principe suppose non pas la hirarchie mais un trs grand nombre d arrts ? Cette question soulve celle de la dfinition et de la formation de principes jurisprudentiels. Or si la publicit et la motivation sont des lments indispensables la formation de ces principes, leur nombre n est pas lui seul dcisif. Un seul arrt peut fort bien crer ou cristalliser ou consolider des principes par l activit jurisprudentielle du juge sans que soient ncessaires la multiplication ou la rptition d arrts en ce sens. 11 En effet, bien que men de bonne foi, le raisonnement qui soutient qu un principe jurisprudentiel n est que l aboutissement d une succession de dcisions concordantes conduit une impasse car c est considrer qu avant cette succession le juge appliquait un principe qui n tait pas encore obligatoire. L accumulation des prcdents est certes fondamentale pour la prise de conscience, la consolidation et l enrichissement du principe mais non pas en ce qui concerne son origine et sa source premire de validit.

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Quels que soient les termes utiliss et les ordres juridiques internes envisags, l arrt de principe est toujours oppos l arrt d espce plus ordinaire. L arrt de principe est en effet un arrt exceptionnel qui est pris par la juridiction suprme afin de fixer de faon dfinitive l orientation jurisprudentielle des juridictions infrieures. On dit de lui qu il fait autorit et qu il permet d unifier ou de fixer la jurisprudence d un ordre juridictionnel.12 Mais on ne saurait s y tromper, l arrt de principe n est pas seulement celui qui s impose aux juridictions subordonnes, ce qui est le propre de tout arrt pris par une juridiction suprieure ; c est un arrt qui inclut des principes juridiques nouveaux dfinissant la position que les juridictions adopteront dsormais face des cas semblables et qui, de ce fait, bnficie d une autorit particulire.13 Certains juristes considrent d ailleurs que c est uniquement cet apport jurisprudentiel gnral qui caractrise l arrt de principe et qu il peut parfaitement tre pris par une juridiction infrieure. Son originalit tient donc en priorit au fait qu il offre dans sa motivation une solution gnrale une question nouvelle ou controverse.14 Par l mme, on le distingue de l arrt d espce qui, quelle que soit sa motivation, n a t pris qu en considration des circonstances singulires de l affaire et dont l autorit en jurisprudence sera donc trs faible, voire inexistante.15 D o galement le recensement bien connu de ce type d arrt, la considration particulire et les commentaires multiples dont il fait l objet. Non pas que l arrt de principe soit ncessairement un arrt juste et satisfaisant long terme ds lors que la juridiction peut parfaitement se tromper, ou mme abuser de ses pouvoirs, mais tant qu il n est pas remis en cause par cette mme juridiction ou par la lgislation, il s impose de part sa teneur particulire. On dit ainsi galement de lui qu il fait jurisprudence . Aussi bien, force est de constater que l arrt de principe est par excellence un grand arrt. Transposition l ordre international et la CIJ ? Ceci pos, on comprend trs bien pourquoi la notion d arrt de principe n a pas t transpose en droit international, sous une forme ou une autre, car elle a t longtemps considre comme inluctablement tributaire des systmes intgrs et hirarchiss de droit interne. On ne pourrait pas parler d arrt de principe en droit international car les juridictions demeurent profondment diverses, gales et indpendantes, de telle sorte qu elles ne constituent pas de vritable systme judiciaire. Ce faisant, il en rsulterait que le grand arrt de la CIJ ne peut tre identifi un arrt de principe au sens interniste du terme. Cette conclusion est toutefois embarrassante tant au regard de la thorie que de la pratique. Au regard de la thorie et la simple logique juridique, il n est pas certain en effet qu il en soit rellement ainsi ds lors que le concept n a pas la signification rigide qu on lui donne parfois et n est pas li ncessairement au phnomne de hirarchisation des ordres internes. Et au regard de la pratique, on constate en fait que la pratique juridictionnelle internationale est beaucoup plus nuance qu on ne le pense. Elle se prte, semble-t-il, sans relles difficults la transposition amnage de cette notion alors mme que la plupart du temps on assiste inversement une reprise inefficace et inutile de nombreuses autres notions internistes du droit. Deux arguments de valeur et d importances ingales peuvent tre avancs en ce sens. En premier lieu, la notion d arrt de principe va sans doute s imposer progressivement dans des systmes partiels, internationaux ou rgionaux, qui se hirarchisent, comme ceux des12

Par ex, P. Jestaz, Source dlicieuse (Remarques en cascades sur les sources du droit) , Rev. Trim. de droit civil, 1993, T. 92 (i), p.82 et J. A Jolowicz, La jurisprudence en droit anglais , APD, op.cit, 107-108. 13 J. Boulouis et R.M Chevallier, Grands arrts de la CJCE, T.1, Paris, Dalloz, 1987, 4me ed., p.XIV. La question de la nature et la porte de cette autorit reste cependant controverse. 14 V. par exemple les dfinitions donnes par le Vocabulaire juridique de l Association Capitant, G. Cornu, Paris, PUF, 2001, p. 673, o est mis exclusivement en exergue le fait d une motivation gnrale nouvelle. 15 Vocabulaire juridique , p. 346.

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tribunaux pnaux internationaux ou des juridictions europennes. A regarder de plus prs le fonctionnement de ces juridictions, la notion souvent utilise de grand arrt, et non pas d arrt de principe, est ainsi trs proche de cette dernire signification. On peut en prendre pour exemple les commentaires de J. Boulouis et R. M Chevallier dans leur ouvrage sur les grands arrts de la CJCE,16 mais surtout, et de manire plus gnrale, la pratique qui se fait jour. Il est incontestable, par exemple, que la multiplication des dcisions rendues et la hirarchie minimale instaure au sein de ces systmes judiciaires tend valoriser les arrts rendus par la formation suprieure lorsqu elle fixe les orientations jurisprudentielles essentielles. Un mcanisme spcifique est prvu ce sujet dans le nouveau schma institutionnel instaur par le Protocole europen n 11 tandis que la chambre d appel du Tribunal pnal pour l ExYougoslavie vient mme de considrer que la rgle du stare decisis s applique ses prcdents.17 En deuxime lieu, il est vrai que, mis part ces quelques cas de fonctionnement hirarchis, la CIJ et toutes les autres juridictions internationales sont situes sur un strict pied d galit tant et si bien que l ide de parler d arrt de principe demeure jusqu prsent quasi inexistante. Mais est-ce dire que cette qualification juridique est inadapte et n est pertinente que lorsqu il y a multiplication de dcisions semblables et hirarchisation du systme institutionnel ? Cette option est possible mais vrai dire extrmement rductrice car elle empche de rendre compte correctement de la ralit internationale. Le fait de ne pas admettre la notion d arrt de principe en droit international occulte la ralit d arrts rendus par les autres juridictions et notamment la CIJ qui ont justement les deux caractristiques principales de l arrt de principe : innovation et autorit. Si la spcificit juridique de l arrt de principe est bien d tre celui qui fixe pour la premire fois des principes jurisprudentiels avec une autorit particulire, on peut en effet trs bien concevoir que ce type d arrt puisse exister, et existe, indpendamment de toute hirarchie entre les juridictions. Son autorit ne sera pas la mme qu en droit interne, l gard des autres juridictions d un systme qui demeure dcentralis et non hirarchis, mais cela n empche en rien la formation d une jurisprudence et cela n interdit pas non plus qu il bnficie de cette autorit propre aux arrts novateurs en matire de jurisprudence. Il est vrai que cette affirmation demande de repenser le phnomne de l autorit d un arrt de principe dans un systme dcentralis afin de permettre une comprhension adquate de la pratique internationale et c est un point sur lequel on reviendra. Cela tant, si nous retenons l ide d une possible et souhaitable transposition amnage de cette notion de droit interne, le grand arrt de la CIJ peut tre prsent comme l arrt de principe car il renvoie une situation juridique prcise que connat la CIJ et qui ds lors revt un rel intrt juridique. Ne voit-on pas ainsi que les arrts de la Cour, qui ont paru contribuer rellement au dveloppement du droit international, ont toujours t considrs comme de grands arrts, quels que soient par ailleurs leur forme, les circonstances de leur adoption, les parties l affaire, l objet du litige ou leur excution ? On a pu parler d un grand arrt de la Cour pour une simple ordonnance en indication de mesures conservatoires, comme dans l affaire Lockerbie (ordonnances du 14 avril 1992), ou un arrt de non lieu comme dans16

Ibid . V. Beranger, Jurisprudence de la Cour europenne des droits de l homme, Paris, Sirey Dalloz, 2002, 8me ed., passim qui prfre insister sur la jurisprudence gnrale de la Cour en accumulant des dcisions. Cette prsentation induit une prsentation en faveur d une construction continue des principes jurisprudentiels au dtriment des arrts de principe. Or, on l a dj dit, s il est certain que les arrts successifs enrichissent et compltent un premier arrt originaire, il n en demeure pas moins que c est dans ce premier arrt qu ont t poss les principes importants. Au demeurant, il ne faut pas tre dogmatique sur cette question car les juridictions n abordent pas de la mme faon l laboration jurisprudentielle en raison de leur mission, de leur tradition et des contraintes interprtatives qui leur sont donnes. 17 Art. 30 et 43 CEDH, art. 25 du Statut du Tribunal pnal pour l Ex. Yougoslavie et art 24 du Statut du Tribunal pnal international pour le Rwanda et Affaire Aleksosvki, arrt du 24 mars 2000, Ch. d Appel (IT-95-14/1-T), 90ss.

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l affaire des Essais nuclaires (arrt du 20 dcembre 1974), ou mme s il s agit de dcisions portant seulement sur la comptence et la recevabilit comme dans l affaire de l Or montaire (arrt du 15 juin 1954) et a fortiori quand ils tablissent des principes fondamentaux en ce qui concerne le fond comme, par exemple, dans l affaire du Diffrend frontalier entre le Burkina-Fasso et le Mali (arrt du 22 dcembre 1986) et ce, quand bien mme il s agit uniquement d une affaire de dlimitation terrestre et que la dcision a t rendue par une chambre de la Cour. D aucuns ont pu parfaitement en contester la teneur, mais tout le monde s est accord souligner la part d innovation jurisprudentielle de ces dcisions. La subjectivit qui frappe ncessairement cette qualification, comme toute qualification, semble du mme coup relativise car il peut y avoir consensus sur l existence objective de cette catgorie d arrt, quelle que soit l apprciation que l on ait envers les principes qu il introduit, leur porte et leur source de validit. En ralit, l arrt de principe n est pas toujours peru immdiatement et ce sont, soit ses effets long terme, soit la rptition de dcisions concordantes qui vont rvler son intrt en tant que tel. Ainsi en est-il de certains arrts de la CPJI comme l affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine,(arrt du 30 aot 1924) propos de la notion de diffrend juridique ou celle de l Usine de Chorzow (arrt du 13 septembre 1928) concernant les principes de la rparation, dont la notorit ne s est affirme qu avec le temps et la rptition. Par ailleurs, la matire et l objet du litige n ayant aucune incidence sur la qualification de grand arrt, des arrts de la Cour portant sur les dlimitations maritimes ou terrestres peuvent tre plus importants que ceux portant sur l utilisation de la force ou la responsabilit des Etats. De la mme faon, qu un arrt soit excut ou non importe peu galement car ce qui fait la grandeur de l arrt n est pas son excution mais sa motivation. Et celle-ci peut tre considre comme effective, voire mme efficace, indpendamment de toute excution, si elle correspond ce que l on attendait d elle. L arrt sur le fond du 27 juin 1986 rendu dans le cadre du diffrend qui opposait les Etats-Unis au Nicaragua demeure un grand arrt mme s il n a jamais t excut, dans la mesure o il contient l nonc, pour la premire fois trs claire, de principes fondamentaux en matire de droit coutumier et de non intervention. Enfin c est aussi la raison pour laquelle on peut avoir tout autant de grands avis que de grands arrts car ils peuvent avoir la mme porte jurisprudentielle. On ne peut s attarder sur ce dernier point mais cette question est dcisive pour bien comprendre la spcificit juridique du grand arrt qui ne dpend pas de la chose juge par cet arrt. Dans ces conditions toutefois, la notion de principe jurisprudentiel demanderait tre lucide de faon approfondie. En fait, nous entendons par l toutes les rgles suffisamment gnrales nonces par la Cour dans un de ses arrts et qui seraient issues de son activit jurisprudentielle et non pas stricto sensu juridictionnelle. Cela suppose galement que nous dfinissions ce que nous entendons par activit jurisprudentielle de la Cour et nous nous permettons sur ce point de renvoyer des travaux antrieurs.18 On se bornera ici remarquer que l ide de principes jurisprudentiels tablis par la CIJ dans ses arrts n implique pas ncessairement de trancher la question du pouvoir crateur de la Cour, mme si personnellement nous en sommes convaincus. A minima, le principe jurisprudentiel est celui qui est issu directement de l activit jurisprudentielle du juge. Il peut trancher un point de droit nouveau, affirmer une argumentation qui aurait pu tre diffrente ou encore donner une

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E . Jouannet, La notion de jurisprudence internationale en question , La juridictionnalisation du droit international, Pais, Pedone, 2003, pp. 386ss. On retrouverait dans cette catgorie de principes jurisprudentiels les principes gnraux du droit international mis parfaitement en lumire par P.M Dupuy in Le juge et la rgle gnrale , RGDIP, 1989/3, pp. 570ss. Contra cependant A. Oraison, Rflexions sur l organe judiciaire principal des Nations Unies (stratgies globales et stratgies sectorielles de la CIJ) , RBDI, 1995-2, pp.451ss. V. pour comparaison l article fort intressant de D. Simon, Y at-il des principes gnraux du droit communautaire , L Europe et le droit, Droits, 1991, n 14, pp.73ss.

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signification nouvelle une situation ou une rgle.19 Reste bien entendu savoir ce qui diffrencie un principe jurisprudentiel ordinaire d un principe jurisprudentiel nouveau mais nous prfrons revenir sur ce point la fin de notre tude, aprs avoir pris la mesure de ce que reprsente le principe jurisprudentiel par rapport la norme juridictionnelle. Ceci prcis et prsuppos, il en rsulte donc, pour rpondre la premire question que nous nous posions, que ce qui est grand dans un grand arrt de la CIJ est donc bien sa motivation -si elle inclut des principes jurisprudentiels nouveaux- et non pas la solution inscrite dans son dispositif. En d autres termes, le critre du principe jurisprudentiel nouveau est celui que nous retenons ici comme permettant de dfinir de manire adquate un grand arrt de la CIJ et, par voie de consquence, d affecter les arrts de la CIJ qui contiennent ces principes la classe des grands arrts. Le terme importe peu bien videmment et celui de grand arrt peut parfaitement subsister, mais c est la chose que recouvre le mot qui devrait tre mieux identifie. Comme cela se fait de plus en plus en droit interne en raison du dclin d une production jurisprudentielle innovante, on peut mme garder une dfinition plus gnrale du grand arrt mais en y adjoignant, comme espce particulire et prioritaire, celle de l arrt de principe et en faisant attention ce que la notion banalise et doctrinale de grand arrt n occulte pas la ralit juridique prcise de l arrt de principe.20 Arrivs l, toutefois, nombre d interrogations demeurent quant la ralit, la porte et l identification concrte de ce type d arrt au sein des nombreux arrts rendus par la Cour. On peut rpondre l encore de plusieurs manire ces interrogations mais la plus simple est, nous semble-t-il, de localiser ce qui est grand (principes jurisprudentiels nouveaux) dans ce qui est alors ncessairement un grand arrt de la CIJ. Cette dmarche de localisation interne l arrt nous parat en outre essentielle. D une part, elle permet de revenir l tude mme de l arrt de la CIJ qui est l objet de ces journes d tude. D autre part, elle devrait nous aider cerner concrtement dans l arrt ce qui en fait son importance au regard de la dfinition juridique retenue et d tudier ainsi en quoi il bnficie d une porte qui le singularise ncessairement aux regard des autres. II On restreint donc la recherche la dtermination des principes jurisprudentiels par leur localisation au sein d un arrt de la Cour. Toutefois, si cette seconde tape permet d tudier en quelque sorte la force pragmatique du concept de grand arrt comme arrt de principe, elle ne prjuge pas de la source de validit des principes jurisprudentiels qui le caractrisent. Autrement dit : on prsuppose le fait que peuvent exister, dans les dcisions de la CIJ, des principes et des rgles que l on peut qualifier de jurisprudentiels dans la stricte mesure o ils semblent merger de l activit jurisprudentielle de la Cour, mais on peut en mme temps considrer qu ils ne sont pas directement crs par le juge et ne font que cristalliser une coutume ou dterminer plus prcisment un principe prexistant. Peu importe ce stade. La seule ralit qu il nous faut prendre en compte est avant tout celle de leur existence et donc la ncessit conjointe de les localiser. A cet gard, on peut, semble-t-il, identifier un principe19

V. J. L Haubert, De quelques risques d une image trouble de la Cour de Cassation , Mlanges offerts P. Drai, Le juge entre deux millnaires, Paris, Dalloz, 2000, p.9. 20 A cet gard, on peut remarquer qu en droit interne franais, ce sont les anciens auteurs qui identifiaient le plus clairement le grand arrt comme arrt de principe mais que, sous la banalisation de la production jurisprudentielle et l indtermination croissante des termes, les auteurs actuels mconnaissent en partie cette ralit juridique. V. pour comparaison, les commentaires des H. Batiffol et H. Capitant et ceux de leurs successeurs in B. Ancel et Y. Lequette, Les grands arrts de la jurisprudence franaise de droit international priv, op.cit, Prface de H. Batiffol, p. VI et Prface des deux auteurs, pp. VII et VIII et in H. Capitant, F. Terr et Y. Lequette, Les grands arrts de la jurisprudence civile, op.cit, Prface de la 1re dition de H. Capitant, p. VII et Avant-propos de la 4me d. de L. Julliot de la Morandire et A. Weill, p. XII.

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jurisprudentiel en rappelant tout d abord de faon trs simple qu il est ncessairement localis dans les motifs et non pas dans le dispositif d un arrt, qu il est donc tranger la chose juge (1). Toutefois, il faut pouvoir apprhender convenablement cette scission qui ne peut tre entendue comme une sparation radicale mais comme une ligne de partage fluctuante suivant les exceptions qui peuvent ventuellement la perturber (2). Et ce n est qu l issue de cette dernire investigation que l on pourra dterminer exactement la porte des principes jurisprudentiels, notamment quand ils sont nouveaux, et donc identifier dfinitivement ce qui nous semble caractriser le grand arrt de la CIJ comme arrt de principe (3). 1-Une distinction apparemment claire entre motifs et dispositif qui permet de diffrencier la chose juge et le principe jurisprudentiel Ce principe fondamental, et pourtant parfois msestim ou occult, de localisation amne diffrencier de faon apparemment trs claire la rgle jurisprudentielle, ventuellement insre dans les motifs d un arrt de la CIJ, de la norme juridictionnelle produite par cet arrt et incluse dans le dispositif du jugement.21 Le fait qu une dcision de justice soit cratrice d une norme juridictionnelle individuelle de jugement semble tre quasiment acquis aujourd hui, sans doute depuis sa thorisation par H. Kelsen.22 Elle correspond la chose juge qui est considre comme relative (art 59 du Statut) et ne concerne que le dispositif, tel qu'il est circonscrit l origine par les conclusions des parties.23 C est d ailleurs la raison pour laquelle les tiers sont prservs uniquement l gard du dispositif et non pas des motifs. Une fois identifie la chose juge, on peut situer et identifier par opposition les autres composantes du jugement. Elles englobent la fois les thses des parties et les diffrentes considrations introductives, qui inaugurent le plus souvent un arrt de la Cour, mais galement la motivation du jugement, c est--dire les diffrentes articulations du raisonnement du juge dont le dispositif constitue l aboutissement. Prenons l image du syllogisme pour illustrer justement ce raisonnement de la Cour. Mme si on le sait trop simpliste et caricatural en droit international o le juge prfre la mthode dissertative, il contient, nous semble-t-il, une articulation rsiduelle que l on retrouve au sein de chaque arrt. Quel que soit le moment et la faon dont elle le fait, la Cour se fonde sur une prmisse majeure pour y subsumer la prmisse mineure. Cette confrontation suppose un double travail d interprtation et de qualification qui s opre dans les motifs et donc au sein desquels un principe jurisprudentiel peut tre repr le plus vraisemblablement. De ce bref rappel des diffrentes composantes d un arrt de la CIJ, il ressort alors trois ides assez communment admises : 1) La premire ide est que la norme juridictionnelle incluse dans le dispositif a force de vrit lgale et s impose uniquement pour les deux parties au diffrend. Le principe jurisprudentiel ne peut pas bnficier, ce faisant, de l autorit de la chose juge puisqu il lui est justement extrieur. Nul n ignore rellement ce point mais il demande tre bien compris comme tel. Il est en effet la fois regrettable et prjudiciable de voir introduire une confusion des genres par certains auteurs qui ne diffrencient pas suffisamment ces deux points de localisation et utilisent des formulations trompeuses. Quand ont dit, par exemple, qu une dcision de la Cour ou un prcdent fait jurisprudence , on ne peut viser la chose juge mais les motifs et les principes qu ils englobent et qui conduisent une solution donne. On ne peut soutenir non plus que cette jurisprudence dpasse ou est21

Sur ce point, v. E. Grisel, Res judicata : l autorit de la chose juge en droit international , Mlanges G. Perrin, Lausanne, Payot, p.141 et M. Virally, La pense juridique, Paris, LGDJ, 1960, p.165. 22 H. Kelsen, Thorie pure du droit, Paris, Dalloz, 2 d., 1962, p.320. 23 V. par exemple Droit d'asile (Colombie c.Prou), arrt, C.I.J Recueil 1950, p.403 et Activits militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, arrt, C.I.J Recueil 1984, 88, p.43.

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affaiblie par l autorit relative de la chose juge car elle est trangre la chose juge.24 Toutefois, cela ne veut pas dire pour autant que le principe jurisprudentiel n est pas obligatoire, mais simplement que son obligatorit ne peut tre fonde directement sur le pouvoir juridictionnel de la Cour qui permet de confrer force obligatoire au seul dispositif. 2) La seconde ide est que la rgle jurisprudentielle est gnrale par rapport la norme juridictionnelle qui est le plus souvent individuelle et concrte.25 3) La troisime ide est que l obligation de motivation est l ultime condition essentielle de formation d un principe jurisprudentiel. Cette rgle est souvent considre aujourd hui comme une application des principes de bonne administration de la justice et de scurit, mais elle est galement indispensable la formation d une jurisprudence au sens d un ensemble de principes et rgles.26 On peut mettre cette ide en relation les regrets exprims par quelques juges de la Cour propos de la mauvaise fabrication de certains arrts.27 Il est clair en effet que ceux-ci doivent viter deux cueils si l on souhaite gnrer un corps de jurisprudence : une motivation trop elliptique, rsultant de compromis entre juges, mais ne permettant pas de dgager un raisonnement correct, ou alors, au contraire, une dcision trop narrative qui a plus pour objectif de satisfaire les deux parties que d exposer la clart et la rigueur du raisonnement juridictionnel. Le cas des opinions spares est diffrent tout en gardant galement un lien avec la formation d une jurisprudence. Elles ne peuvent tre considres comme incluant ventuellement des principes jurisprudentiels, car il ne s agit que de points de vue doctrinaux dvelopps par les juges, et donc n engageant qu eux-mmes. Elles ont cependant un lien indirect avec la formation ventuelle de ces principes car elles portent beaucoup plus sur les rgles que sur les faits de l espce.28 C est aussi la raison pour laquelle, elles font l objet d apprciations controverses car elles peuvent aussi bien affaiblir la porte de principes poss par l arrt, si elles sont nombreuses et fortement dissidentes, qu tre susceptibles de mieux clairer sa motivation gnrale. Toujours est-il cependant que les incertitudes ne sont pas toutes leves car la ligne de partage, dans les arrts de la Cour, entre chose juge et principe jurisprudentiel est plus fluctuante que l on ne pourrait le penser. 2-La frontire mouvante entre dispositif et motifs Il y a en effet deux exceptions ingalement connues et acceptes cette ligne de frontire entre motifs et dispositif. D une part, comme certains juristes de droit interne l ont

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V. F. Znati, La jurisprudence, Paris, Dalloz, 1991, p.123 et P. A Lecocq, Les grands arrts contradictoires, Paris, Ellipses, 1997, p. 8. 25 Un des premiers a avoir sans doute parfaitement pos cette distinction en France est M. Waline in Le pouvoir normatif de la jurisprudence , Etudes en l honneur de G. Scelle, Paris, LGDJ, 1950, p.616. Mais elle demanderait galement tre nuance suivant certains types de jugements comme on le fait dj en droit interne. Par ailleurs, lorsque l on parle de norme individuelle, cela signifie seulement une norme qui vise une situation concrte donne et cela n empche pas qu elle demeure cependant abstraite au mme titre que les normes gnrales. 26 Il faut bien comprendre d ailleurs la signification complte de cette obligation qui ne vise pas seulement indiquer le texte ou la rgle sur lesquels s appuient le juge mais, de plus, expliquer la signification qu il lui donne, les conclusions qu il en tire et donc le raisonnement qui fonde sa conviction. B. Starck, H. Roland et Boyer, Introduction au droit, Paris, Litec, 1996, 4me ed., p.336 ; R. Legros, Considrations sur les motifs , La motivation des dcisions de justice. Etudes publies par Ch. Perelman et P. Foriers, Bruxelles, Bruylant, 1978, pp.7-22. 27 V. notamment G. Abi-Saab, De l volution de la Cour internationale de Justice. Quelques tendances rcentes , RGDIP, 1992/2, p.291 et A. Gros, La C.I.J 1946-1986 : les rflexions d un juge , Essays in honour of S. Rosenne, Dordrecht, Boston et Londres, M. Nijhoff, 1989, pp.305-306. 28 V. A P. Sereni, Les opinions individuelles et dissidentes des juges des tribunaux internationaux , RGDIP , 1964-2, p.828, qui rappelle que le Conseil de la SDN a retenu les principe des opinions spares, pourtant rejet par le Comit des juristes, afin que ces opinions contribuent au dveloppement du droit international (note 22, p.842).

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parfaitement remarqu,29 il peut y avoir de la chose juge dans les motifs. D autre part, il peut y avoir des motifs qui ont valeur de chose juge. Le dispositif implicite situ dans les motifs. La premire exception concerne donc le dispositif implicite , ou motif dcisoire , c est--dire lorsqu un dispositif au sens matriel se situe au niveau des motifs au sens formel.30 Cette premire exception n a pas t encore dbattue en ce qui concerne les arrts de la Cour car c est une situation qui ne semble se prsenter que trs rarement. L exemple le plus frappant de ce type de dispositif implicite est celui des dcisions rendues sur le fond qui contiennent cependant dans leurs motifs la rponse favorable du juge aux questions de recevabilit ou de comptence. Or si la Cour est souvent sollicite au titre des exceptions prliminaires, elle rpond le plus souvent ces exceptions dans un arrt spar ou alors, dans le cadre du dispositif formel de son arrt sur le fond quand elle joint les exceptions prliminaires au fond (Barcelona Traction, arrt 5 fvrier 1970), ou, depuis 1972, quand elle considre qu une exception n a pas un caractre exclusivement prliminaire (Activits militaires, arrt 27 juin 1986). La prsence d un tel dispositif est cependant relle dans plusieurs arrts de la Cour. On peut, par exemple, citer nouveau l arrt de la Cour du 24 mars 1980 propos de l affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis Thran puisqu aux paragraphes 33 et suivants, la Cour a statu sur sa comptence et la recevabilit de la requte amricaine. Il en va de mme pour la toute dernire dcision rendue par la Cour dans l affaire des Plates-formes ptrolires (arrt du 6 novembre 2003) tant donn qu elle s est prononce aux paragraphes 105ss sur la comptence et la recevabilit de la demande reconventionnelle amricaine alors qu l alina 2 du paragraphe 125 constituant son dispositif formel, elle la rejetait au fond. Dans ces deux cas de figure, il ne semble gure contestable qu elle a bien dcid quelque chose avant son dispositif final et ce qu elle a dcid est dot ncessairement de la force obligatoire de la chose juge. Ce dispositif matriel, ou motif dcisoire, ne correspond pas pour autant aux motifs qui vont directement fonder la solution car il reprsente une dcision et non pas une motivation. Il faut donc bien diffrencier le cas de ce dispositif implicite de celui, beaucoup plus connu en droit international, des motifs essentiels au dispositif. Les motifs essentiels au dispositif Il est en effet gnralement admis que certains motifs bnficient galement de l autorit de la chose juge s'ils reprsentent "une condition essentielle de la dcision contenue dans le dispositif .31 A l'appui d'une telle extension de la chose juge aux motifs considrs comme essentiels au dispositif, on se rfre la jurisprudence de la Cour

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A. Perdriau, Les dispositifs implicites des jugements , JCP, 1988, p.335 ; D. de Bchillon, Sur l identification de la chose juge dans la jurisprudence du Conseil d Etat , RDP, 1994, pp.1809-1814 et A. Viala, De la dualit du sein et du sollen pour mieux comprendre l autorit de la chose interprte , RDP, 2001, n3, pp.474-745. 30 V. les remarquables analyses sur ce point de D. de Bchillon, op.cit, p.1810 en ce qui concerne les arrts du Conseil d Etat et qui montre trs bien galement que ce dispositif implicite ne peut tre assimil des motifs de soutien ncessaire car ce sont bien autre chose qu un motif (p.1814). 31 C'est en effet une opinion quasi-unanimement partage par la doctrine: V. notamment G.Abi-Saab, Les exceptions prliminaires dans la procdure de la Cour internationale. Etude des notions fondamentales de la procdure de la Cour internationale et des moyens de leur mise en oeuvre, Paris, Pedone, 1967, p.247; M.Bos, "The Interpretation of International Judicial Decisions", Revista espanola de Derecho Internacional, 1981-1, p.13; S.Rosennne, The Law and Practice of the International Court, Leyde, A. W Sitjhoff, 1965, V.II, p.627 et les opinions dissidentes des juges Jessup et Koretski dans l'affaire du Sud-Ouest africain, arrt du 18 juillet 1966, C.I.J Recueil 1966, op.diss de M.Jessup, pp.332-334 et op.diss. de M.Koretski, pp.238-239. V. galement Ch. de Visscher, Aspects rcents du droit procdural de la C.I.J, Paris, Pedone, 1966, p.180.

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permanente de Justice internationale,32 pour citer en particulier l'affaire du Service postal polonais Dantzig et l'affaire de l'Interprtation des jugements n7 et 8 (Usine de Chorzow).33 Dans cette seconde affaire, par exemple, la Cour permanente avait dclar que la notion de chose juge englobe les constatations de fait ou de droit qui "constituent une condition absolue de la dcision de la Cour",34 et pas seulement ce qui est nonc dans le dispositif. Dernirement dans son arrt du 23 octobre 2001 concernant la requte des Philippines fin d intervention dans l affaire relative la Souverainet sur Pulau Ligitan et Pulau Sipadan (Malaisie/Indonsie), la Cour internationale de Justice a de nouveau invoqu l ide de motifs qui constituent le support ncessaire du dispositif .35 Mais cette prise en compte assez largement partage rend ds lors extrmement floue la localisation ventuelle d un principe jurisprudentiel. D une faon ou d une autre, la localisation exacte de ce type de principe demande dj de savoir quoi correspondent les motifs indispensables au dispositif puisqu a priori le principe jurisprudentiel n en fait pas partie. Toutefois il n est pas simple de les cerner car, contrairement au juge interne franais qui souligne parfois le caractre contraignant de certains motifs, la Cour est gnralement peu prolixe sur cette question ou alors insuffisamment prcise.36 L enjeu est pourtant essentiel, notamment un moment o se dveloppe de plus en plus l activit judiciaire de la Cour et o les Etats, mais galement les autres juridictions ventuellement concurrentes, sont lgitimement dsireux de savoir qu elle est l tendue exacte de la chose juge dans un arrt de la Cour. A vrai dire la dfinition de ces motifs comme tant indispensables ou essentiels donne quand mme une premire indication : il ne peut s agir que des motifs fournissant le fondement direct de la dcision c est--dire, pour reprendre par exemple les termes du juge Koretsky dans l affaire du Sud-Ouest africain, des motifs tels que si on les enlevait, la dcision s croulerait comme un difice sans fondations .37 Mais ce type de rflexion amnerait sans doute considrer que la chose juge des arrts du Conseil d Etat franais s tend l ensemble des considrants car ils semblent tous constituer les piliers du dispositif. Il est vrai qu en droit international, la mthode dissertative gnralement utilise pour rdiger les dcisions permet plus facilement d tablir une distinction de cette sorte. Mais, une fois lagus les faits non significatifs et les diffrents arguments des parties parfois longuement retracs, il reste tout de mme une bonne partie de l arrt susceptible de s identifier cet difice essentiel. En gros l ensemble de la ratio decidendi des arrts peut paratre correspondre une motivation indispensable l arrt. Mais la difficult rebondit ce stade car les avis divergent sur la signification mme de la notion de ratio decidendi et cette incertitude sur la notion a un effet pervers qui complique l investigation.38 Aussi, est-il sans doute prfrable d avancer sans tre li par des prsupposs thoriques concernant l ide de ratio decidendi et, par voie de consquence, de l abandonner au profit d une mthode plus32

Comme l'a fait justement le Tribunal arbitral dans l'affaire de la Dlimitation du Plateau continental. V.RSA, dcision du 14 mars 1978, T.XVIII, 28, p.365. 33 C.P.J.I, srie B n11, p.30 et C.P.J.I, srie A n11, p.20. 34 C.P.J.I, srie A, n11, p.20. Cette conception a t critique trs vivement par le juge Anzilotti dans son opinion dissidente jointe l'arrt : op.cit ,op.diss., pp.23ss. 35 Arrt du 23 octobre 2001, Rec. CIJ 2001, 47. 36 En ralit, on peut quand mme noter une tendance rcente de la Cour, et tout fait bienvenue, qui vise prciser l importance ou la porte de sa motivation. V. l arrt prcit du 23 octobre 2001 ; l arrt relatif la Requte fin d intervention de Malte, arrt du 21 mars 1982, CIJ Rec. 1982, 52 et l arrt relatif l Affaire du Mandat d arrt du 11 avril 2000(Rpublique dmocratique du Congo c. Belgique), arrt du 14 fvrier 2002, CIJ Rec 2002, 43. 37 Affaire du Sud -Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libria c. Afrique du Sud), arrt du 18 juillet 1966, CIJ Rec. 1966, op.diss, p.241. 38 V. de faon exemplaire pour une interprtation de la ratio decidendi et des obiter dicta totalement diffrente de la ntre : C. Barthes, La mise en vidence de la rgle de droit par le juge international. Essai sur la fonction heuristique,Toulouse, Thse dactyl., 2001, pp. 119ss. V. pour comp. une dfinition qui, nous semble-t-il, est plus conforme l usage, le Vocabulaire juridique , p. 713, qui associe la ratio decidendi au motif essentiel.

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aise appliquer. Il vaut ainsi peut tre mieux, au vu de la pratique concrte et de la construction logique d un jugement de la Cour, reprendre la question en diffrenciant deux sortes de motifs, les motifs de fait et les motifs de droit, si tant est, cela dit, que l on puisse introduire une distinction suffisamment nette entre les deux. En ce qui concerne les motifs de fait, on peut voir trs simplement que certains faits conditionnent directement la solution donne dans le dispositif. On peut donc estimer que ce type de constatation sera dot de l autorit de la chose juge. Mais puisqu il s agit de motifs de faits ils ne peuvent inclure de principes jurisprudentiels. En revanche, certains motifs de fond semblent aussi constituer une condition essentielle du dispositif et de ce fait, nous confrontent directement la question de la dtermination de la frontire entre le juridictionnel et le jurisprudentiel. Comment identifier un motif de fond, essentiel au dispositif, d un autre motif, non essentiel au dispositif , et qui serait le lieu ventuel d apparition d une rgle jurisprudentielle ? Le motif essentiel ne peut-il pas d ailleurs contenir un principe jurisprudentiel ? Dans ce cas, videmment possible, il faut alors envisager que le jurisprudentiel se glisse dans la chose juge. En ralit, pour arriver diffrencier ces deux catgories de motifs, on peut cumuler plusieurs approches. On peut ainsi s aider de la dfinition de la chose juge qui se dfinit notamment en fonction de la cause de la demande . La chose juge est dtermine par sa cause directe et non par les moyens.39 Ce faisant la cause de la demande correspond au fondement juridique et immdiat ou causa proxima que l on diffrencie de la causa remota c est--dire de tous les autres lments contribuant former la cause de manire gnrale. Si bien que, par analogie on peut alors considrer que les motifs essentiels seront une rponse la causa proxima et non la causa remota. On peut aussi considrer de faon plus certaine, mais qui reste plus difficile appliquer pour un jugement international, que seule la prmisse mineure du raisonnement judiciaire est un soutien ncessaire du dispositif. Enfin, on peut procder de faon ngative et tenter de cerner ce qui n en fera certainement pas partie : il y a ainsi, par exemple, ce que l on appelle en common law, les obiter dicta, ces opinions de la Cour, qui ne sont pas des motifs, mais qui lui permettent de faire connatre son sentiment sur une question autre que celles que la solution du diffrend lui demande de trancher. Il y a aussi les motifs surabondants qui ne s imposent pas directement pour la solution donne dans le dispositif et qui sont simplement redondants ou superftatoires. On peut certainement y ajouter les qualifications juridiques et les principes et rgles qui servent de piliers la ratio decidendi sans tre un soutien ncessaire du dispositif. Toutefois ceci ne constitue qu une accumulation de critres plus ou moins efficaces et on peroit aisment qu une certaine rserve s impose face ces distinctions trs thoriques. Le fait est que la frontire demeure indcise en pratique mme si, d un point de vue conceptuel, elle peut tre fixe objectivement. Ce faisant, et au terme de ces quelques constatations, on peut se trouver quelque peu dconcert par l ampleur de la difficult isoler prcisment un principe jurisprudentiel au sein d un jugement de la Cour. Les effets juridiques de toutes ses composantes ne sont l vidence pas les mmes mais leurs liens et leurs combinaisons possibles sont un tant soit peu complexes. On ne peut donc que renvoyer ici une analyse plus pousse qui demeure invitablement casuistique et que l on ne saurait mener dans le cadre de cette brve tude. 4039

J. Foyer, De l autorit de la chose juge en matire civile. Essai d une dfinition, Paris, Thse dactyl., 1954, p.274 mais aussi sur toutes ces notions, v. les indispensables travaux de H. Motulsky que l on prsuppose ici sans les dvelopper : Ecrits. Etudes et notes de procdure civile, Paris, Dalloz, 1973, spec. pp.42ss. 40 On peut quand mme en donner ici un exemple partir d une dcision relativement brve de la Cour: l arrt de la CIJ dans l affaire des Essais nuclaires, 20 dcembre 1974( Australie c. France), CIJ, Rec. 1974, pp.253ss. On peut assez nettement cerner, nous semble-t-il, le principe jurisprudentiel nouveau qui est la rgle gnrale nonce dans les motifs propos de la formation et la porte des actes unilatraux (43ss). Et on peut le diffrencier des motifs essentiels au dispositif dont

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Elle serait cependant particulirement riche d enseignements quant la vritable anatomie d un arrt de la Cour. Pour autant, on ne doit pas moins continuer avancer pour tirer les bnfices de cette investigation mme sommaire. Mme si l une -la chose juge- peut fort bien dcouler de l autre -principe jurisprudentiel- et mme si l autre peut s immiscer dans la premire, la chose juge, au sein du dispositif, et les principes ou rgles jurisprudentiels, au sein des motifs non essentiels, sont de la sorte quand mme reprables et manifestent ainsi leur singularit respective. Et c est cette identit propre que l on peut mieux cerner maintenant en tant qu objets distincts de la science du droit.41 3-Particularit du principe jurisprudentiel dans les arrts de la Cour en gnral et dans ses arrts de principe en particulier Ce principe de localisation peut en effet nous aider mieux percevoir ce qu est un principe jurisprudentiel de faon gnrale et celui qui caractrise plus particulirement un arrt de principe. Particularit du principe jurisprudentiel par rapport la norme juridictionnelle Il ressort donc des analyses prcdentes que les frontires entre dispositif et motifs sont plus mouvantes que l on ne peut le penser et que, ce faisant, la ligne de partage entre le jurisprudentiel et le juridictionnel est fort dlicate apprhender. A cela s ajoute le fait relev par plusieurs auteurs que le principe jurisprudentiel est affect d une indtermination patente qui rend difficile sont identification au sein des motifs mais qui est inhrent sa nature.42 Cette imprcision provient, certes, de la relative indtermination qui affecte tout principe formul en langage juridique, mais, en outre d une forme plus spcifique d indtermination qui serait propre aux principes et rgles jurisprudentielles. Cette incertitude intrinsque dcoule ainsi de sa nature de rgle gnrale nonce dans le cadre d une fonction juridictionnelle. La rgle jurisprudentielle est toujours dicte en rfrence avec un cas d espce et donc en quelque sorte partage ou tiraille entre sa composante gnrale et sa composante singulire.43 Ce faisant, elle donnera lieu des interprtations qui peuvent tre profondment divergentes, sachant qu il n existe pas en droit international de rgles d interprtation des rgles jurisprudentielles elles-mmes puisque l on se refuse en reconnatre formellement l existence. En mme temps et compte tenu des ces difficults inhrentes la rgle elle-mme, cette recherche de localisation et d identification du jurisprudentiel permet de conserver une diffrence suffisamment claire avec le juridictionnel qui tient leur champ d application respectif, leur autorit et leur source de validit. En premier lieu, il est certain que le champ d application d une norme juridictionnelle est plus limit que celui d un principe jurisprudentiel car il est tributaire de ce que l on appelle l tendue de la chose juge dont a vu que, pour les arrts de la Cour, elle est relative. Les rgles juridictionnelles sont des normes individuelles pour la plupart d entre elles. Cependant, mme lorsqu elles sont considresnotamment le 51 qui qualifie la dclaration unilatrale du prsident franais d acte unilatral. En tant que motif essentiel, ce dernier a force de chose juge. Ce quoi s ajoute le dispositif de l arrt qui dclare simplement la demande sans objet et donc le non lieu (62). 41 Comme l indique trs bien A. Viala, que l on se permet de reprendre ici : op.cit, p.785. 42 V. par exemple de la part de deux auteurs trs dissemblables : J. Carbonnier, Droit civil, T.1, Paris, 1967, p.120 et H.L Hart, Le concept de droit, Bruxelles, Facult universitaire de Saint Louis, trad M. van de Kerchove, 1976, p.159. Dj cits et finement analyss par M. van de Kerchove in Jurisprudence et rationalit juridique , APD, 1985, t.30, p.211. 43 Selon la belle formule de G. Cornu, L apport des rformes rcentes du Code civil la thorie du droit civil, Paris, Les Cours de droit, 1970-1971, p. 239, le juge est le lgislateur des cas particuliers .

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comme gnrales, elles demeurent dpendantes des limites objectives et subjectives de la chose juge. Un jugement sera toujours potentiellement limit par le cas spcifique qui est tranch ; il est limit la mme cause et au mme objet juridique. Il est donc circonscrit au litige mais aussi aux parties au diffrend. En revanche, hormis le cas extrme o elles se glisseraient dans la chose juge, les rgles jurisprudentielles ont vocation s appliquer un nombre illimit de cas et d objets diffrends.44 Ce n est donc pas le degr de gnralit qui diffrencie ncessairement un principe jurisprudentiel d une norme juridictionnelle, puisque la norme juridictionnelle peut tre gnrale, mais leurs champs d application respectifs, le nombre de parties et d objets auxquels ils peuvent s appliquer. C est le passage de la jurisdictio la jurisprudence,45 c est--dire du jugement la rgle de porte gnrale, mais sans pour autant que le juge accomplisse ici une fonction lgislative, sans qu il se substitue aux Etats, car le principe jurisprudentiel reste dpendant des contraintes lies l exercice d une activit juridictionnelle, mme consultative. C est pourquoi, en second, lieu, on peut arriver saisir la diffrence d autorit et de source de validit entre principes jurisprudentiels et normes juridictionnelles sans que le champ d application plus large des principes soit choquant par rapport celui des normes juridictionnelles. La force de la chose juge et non plus son tendue- est dduite du pouvoir de la Cour de trancher ce diffrend. Plus prcisment, l obligatorit de la norme juridictionnelle est issue du pouvoir juridictionnel de la Cour. Par l mme, on sait que la dcision rendue est irrvocable et s impose dfinitivement tant la Cour qu aux parties au diffrend. Il ne peut en tre de mme de l autorit des principes jurisprudentiels. Mme si une fois de plus on laisse de ct la question prcise de leur source de validit,46 celle-ci ne peut maner directement du pouvoir juridictionnel du juge mais de son activit jurisprudentielle. Il en rsulte tout le moins que le principe jurisprudentiel est tenu pour obligatoire de faon gnrale, au del du cercle des parties au diffrend, mais qu il n est en aucune faon irrvocable. Il est, en outre, certain que l interprtation qu en fournit la Cour dans un arrt, en mme temps qu elle l tablit, ne s impose personne. Cette interprtation ne s impose pas plus que l interprtation des conventions internationales ou rgles coutumires donne par la Cour dans la motivation de ses dcisions ne lie les Etats de la communaut internationale. Les rgles conventionnelles et coutumires obligent les Etats suivant leur mcanisme propre d opposabilit et peuvent tre nonces dans les motifs d un arrt pour tre appliques par la Cour en tant que rgles obligatoires. Mais, alors, ce n est videmment pas le pouvoir juridictionnel de la Cour qui leur confre cette opposabilit et ce n est pas l interprtation que la Cour en donne qui doit ncessairement s imposer aux Etats. Aussi bien, les tiers ne peuvent tre considrs comme tant affects par ce qui correspond uniquement une interprtation non contraignante d une rgle antrieurement obligatoire. Et il en va de mme pour l interprtation que donne la Cour des principes jurisprudentiels qu elle fixe dans un des ses arrts. Certes dans ce cas, le principe jurisprudentiel peut tre considr comme dtenant une obligatorit qui est issue de l activit jurisprudentielle de la Cour et qui, suivant les

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Sur toutes ces questions, v. D. de Bchillon, op.cit, pp.1823-1824. A vrai dire, nous restons trs prudent quant l utilisation de ces termes qui, l instar de la notion de ratio decidendi, font l objet d interprtations diverses dans la pratique et la doctrine. 46 Il semble en effet qu il est bon de renverser ainsi la perspective classique relative la question de la jurisprudence en adoptant en quelque sorte une dmarche qui soit phnomnologique. Les auteurs classiques ont eu tendance s interroger, d abord, sur la question thorique -et ncessairement controverse en l absence de rgles de reconnaissance explicite du systme- de la source de validit de ces principes jurisprudentiels, pour, ensuite, en induire leur existence. Or dans le cadre de cette tude, on prfre tenter de cerner, d abord, l existence de tels principes, pour s interroger ultrieurement sur la question de leur source de validit.

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observateurs, dpend de son activit interprtative, de rgles de reconnaissance du systme,47 ou, pour les plus nombreux sans doute, de la validit antrieure d une rgle que la Cour ne fait que complter. Mais si son existence comme norme (donc sa validit) est accepte gnralement suivant tel ou tel fondement, l interprtation que la Cour en donne pourra tre critique et rejete. Le distinguo entre existence et interprtation est ici beaucoup plus dlicat tablir dans la pratique et posera d invitables problmes concrets dont nous avons parfaitement conscience, mais il doit tre ncessairement maintenu car il explique que le principe jurisprudentiel soit issu de l activit du juge, et s impose tous comme tel, tandis que son interprtation juridictionnelle particulire ne s impose ni aux Etats ni aux autres juridictions du systme international. Une fois qu un principe jurisprudentiel est introduit suivant tel ou tel processus accept, il dtient une force obligatoire qui ressortit au mcanisme gnral de l obligatorit dans le systme international dcentralis alors mme que les interprtations juridictionnelles et tatiques dont il peut faire l objet peuvent tre contradictoires. Il sera galement rvoqu par les rgles de changement du systme portant sur les normes. L ou la chose juge est irrvocable mais limite, le principe jurisprudentiel est rfutable mais d application illimite tant qu il n est pas renvers par la Cour elle-mme ou par la volont des Etats. Ces derniers peuvent en effet produire une lgislation conventionnelle postrieure qui vise prvaloir sur le principe jurisprudentiel, de mme que la Cour peut parfaitement revenir sur un arrt de principe antrieur en oprant un revirement de jurisprudence. La seule hypothse o cette extension de l autorit des principes jurisprudentiels pourrait choquer est celle d un outrepassement de ses pouvoirs par la CIJ c est--dire si elle se substituait aux Etats pour exercer une fonction rellement lgislative.48 Or il ne s agit pour l instant que d une hypothse qui demeure trs improbable pour deux raisons, conjoncturelle et structurelle. D abord, c est une hypothse qui, selon nous, ne s est jamais ralise historiquement et prsentement en raison de la conformit des juges de la CIJ leur fonction. Ensuite, il y a de toutes faons des obstacles structurels qui contribuent empcher ce dvoiement de la fonction jurisprudentielle en lgislative. En effet, l activit du juge international est par essence encadre par un grand nombre de contraintes procdurales et matrielles qui empchent la Cour de se substituer aux Etats. Non seulement elle n a pas, semble-t-il, cherch le faire jusqu prsent, mais de toutes faons, elle ne le pourrait qu assez difficilement. C est pourquoi par ailleurs lorsque la Cour se livre au cours de ses arrts certaines considrations qui sont trangres au diffrent tranch, on les considre comme totalement dpourvues de force obligatoire. C est en quelque sorte un garde-fou visant limiter sa tentation de lgifrer sous couvert de jugement. On retrouve ici les fameux obiter dicta de la CIJ qui, on l a vu, ne sont pas des motifs mais des considrations d opportunit. Et vrai dire on diffrencie avec beaucoup moins de peine la rgle jurisprudentielle du simple obiter dictum que la rgle jurisprudentielle de la chose juge. Certes, le principe jurisprudentiel et l obiter dictum rsultent tous les deux de l activit du juge, mais alors que la rgle jurisprudentielle dtient une vritable force obligatoire sur laquelle s appuie le juge pour trancher le litige, l obiter dictum est un simple point de vue de la Cour sur un point de droit qui n a pas de rapport direct avec le litige. Normalement, il n a pas t discut contradictoirement entre les parties et son absence de lien avec le diffrend souligne son absence d obligatorit. Un exemple clbre de ces considrations superftatoires, insres un jugement de la Cour tout en tant dnues d une quelconque opposabilit, est celui des47

En fonction d une rgle de reconnaissance implicite du systme international en ce sens mais sur laquelle nous ne pouvons pas nous attarder. Il y a bien entendu possibilit de dfinir autrement sa source de validit et les avis sont partags depuis toujours sur cette question. 48 Dans ce cas, en droit interne franais, on parle d arrt de rglement -qui est interdit- et non pas d arrt de principe.

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remarques incluses aux paragraphes 33 et 34 de l arrt rendu en 1970 dans l affaire Barcelona Traction Light and Power Company Limited (15 fvrier 1970) o la Cour a dvelopp incidemment son point de vue sur les obligations erga omnes. En aucun cas, nous semble-t-il, il ne s agit l d une rgle jurisprudentielle et si cet arrt peut tre considr comme un arrt de principe, c est en raison de son apport aux rgles de recevabilit d une requte manant d une personne morale et non pas de ses dveloppements sur les obligations erga omnes.49 En revanche les considrations nonces par la Cour dans l affaire du Timor oriental (arrt du 30 juin 1995) propos de l absence de lien entre l opposabilit erga omnes d une norme et le principe du consentement sa juridiction, sont des principes jurisprudentiels relatifs des points de droit discuts entre les parties et touchant au diffrend concernant sa comptence. Plus rcemment la Cour semble d ailleurs avoir tendance privilgier de nombreux obiter dicta qui ne sont pas des principes jurisprudentiels, comme cela a dj t remarqu,50 et qui ne portent mme pas ncessairement sur des questions juridiques comme l illustrent notamment les affaires relatives la Licit de l emploi de la force (ordonnances du 2 juin 1999, Yougoslavie c. Etats Unis et Yougoslavie c. France) et aux Activits armes sur le territoire du Congo, (nouvelle requte : 2002 ; ordonnance du 10 juillet 2002, Rpublique dmocratique du Congo c. Rwanda). Or, si, par l mme, la Cour s engage dans une voie qui, certes, n est en aucun cas illicite et ne fait que traduire l influence de la culture judiciaire de common law, o le juge dveloppe souvent des considrations morales sans qu il soit derechef accus de confondre droit et morale comme ce serait le cas en France-,51 il n en demeure pas moins que cette nouvelle tendance peut avoir des consquences pratiques moins heureuses en renforant la difficult clairement diffrencier ses fonctions jurisprudentielle et juridictionnelle par l introduction de cette troisime hypothtique mission de gardien moral du droit international.52 Particularit du principe jurisprudentiel dans un arrt de principe Enfin reste dterminer partir de l, concrtement, quand on a rellement affaire un arrt de principe de la CIJ. Ce dernier n est pas un arrt incluant simplement des principes jurisprudentiels mais des principes jurisprudentiels qui sont considrs comme tant nouveaux. Or cette fois-ci l ide de principes jurisprudentiels nouveaux peut se rvler quelque peu problmatique car elle demeure controverse en doctrine et difficile cerner dans la pratique, cette deuxime considration expliquant en partie la premire. Tout principe originairement pos par la Cour au titre de son activit jurisprudentielle est un principe nouveau, c est--dire qui apporte quelque chose de plus la rgle antrieurement tablie, sachant que la dimension jurisprudentielle du principe sera d autant plus importante que la rglementation antrieure est lacunaire ou incertaine. Mais si ce principe garde sa nature jurisprudentielle et donc sa porte gnrale en raison de son origine, il est vident qu il ne sera plus considr comme nouveau lorsqu il sera appliqu par la Cour dans d autres affaires semblables. On a dj cit les arrts de principe qu ont t les arrts de la CPJI dans les affaires des Concessions Mavrommatis et Usine de Chorzow, lesquels sont constamment repris par la Cour actuelle. On pourrait aussi multiplier les exemples pour la CIJ mais, pour49

Tout du moins notre connaissance. Si on consulte les XV volumes de mmoires consacrs cette affaire, on constate ainsi que cette question ne semble pas avoir t dbattue contradictoirement entre les parties : v. CIJ, Mmoires, documents et plaidoiries, Barcelona Traction (Belgique c. Espagne), XV volumes. Plus rcemment la Cour a admis la possibilit d aborder dans ses motifs des questions qui ne sont pas contenues dans les conclusions finales des parties, et donc sur lesquelles elle ne statuera pas. V Affaire du Mandat d arrt op. cit, 43. 50 V. E. Lagrange, Libres propos sur la juridiction internationale permanente. Autour de l ordonnance rendue par la Cour internationale de Justice le 10 juillet 2002 , RGDIP, 2003/1, pp.99ss. 51 V. sur ce point A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en Amrique et en France, Paris, O. Jacob, 2003, p.202. 52 Op. cit, pp.103ss et v. H. Ruiz-Fabri et J.M Sorel, Chronique de jurisprudence de la Cour internationale de Justice , JDI, 3, 2003, p.871ss.

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tre bref, on n en retiendra que deux qui touchent la fois au fond et sa comptence. Ainsi en est-il du principe de l Uti possidetis et des relations entre effectivits territoriales et titre juridique qui ont t tablies par la Cour en 1986 dans son arrt de principe du Diffrend frontalier (arrt du 22 dcembre 1986) et qui ont t rgulirement repris dans d autres espces comme dernirement, a contrario, l affaire de la Souverainet sur Pulau Litigan et Pulau Sipadan (arrt du 17 dcembre 2002) et l affaire de la Frontire terrestre et maritime (arrt du 10 octobre 2002). Ainsi en est-il galement du principe de l Or montaire qui a t fix en 1954 (arrt du 15 juin 1954, Or montaire pris Rome en 1943) et qui a fait ensuite, dans les affaires de Certaines terres phosphates Nauru (arrt du 26 juin 1992) et du Timor oriental (30 juin 1995), l objet d une application particulirement intressante et richement commente mais qui demeure en tout tat de cause qu une simple application de l arrt de 1954. Les arrts de principe de cette double continuit jurisprudentielle sont donc bien les arrts de 1954 et 1986, tandis que les autres arrts s apparentent beaucoup plus des dcisions d espce. On ne peut recenser ici ces diffrents arrts mais ces quelques exemples montrent dj o se situe la complexit bien connue du phnomne jurisprudentiel, tel qu il est par ailleurs aggrav en droit international. Comme n importe quel juge de droit interne ou international se livrant son activit de jugement, la Cour enrichit souvent par touches successives le principe qu elle a pos une premire fois, mais parfois un point tel que celui-ci, soumis une sorte de rvision permanente, semble tre issu d un processus continuel de re-cration ou de rinterprtation. A cet gard, la Cour se contente rarement de citer son arrt de principe et privilgie la plupart du temps une liste exhaustive des arrts postrieurs allant dans le mme sens. On comprend parfaitement la ncessit pour la Cour de mettre en relief la constance de sa jurisprudence et on peut souligner son habilit recomposer une orientation jurisprudentielle cohrente partir de dcisions quelque peu disperses. Mais, ce faisant, on en oublie parfois quand a eu lieu le premier apport jurisprudentiel dcisif ou alors on ne saisit plus la teneur exacte des principes originairement tablis ds lorsqu ils peuvent tre modifis d une dcision l autre. Comment ne pas citer en ce sens le droit jurisprudentiel des dlimitations maritimes que la Cour a prsent en 1993 (affaire de la Dlimitation maritime dans la rgion situe entre le Groenland et Jan mayen, arrt du 14 juin 1993) comme s inscrivant dans l arrt de principe de 1969 (affaire de la Dlimitation du plateau continental de la mer du Nord, arrt du 20 fvrier 1969) mais qui fait concrtement prvaloir des solutions casuistiques?53 Dans ce dernier cas extrme, il n est d ailleurs plus certain que l on puisse avoir affaire un quelconque arrt de principe et il vaut sans doute mieux parler d une succession d arrts d espce, circonstanciels et limits aux donnes particulires de chaque affaire. Toutefois ce dernier cas de figure n est pas le plus frquent, et on remarque qu l instar de la plupart des juges internationaux, la Cour ne rend que fort peu d arrts au regard des juridictions de droit interne de sorte que, bien au contraire, la majorit de ses arrts apparaissent comme des arrts de principe.54 *** Mais s il en est ainsi, on retrouve le paradoxe nonc ds l introduction car on peut penser rpondre de deux manires radicalement