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194 MOUVEMENTS N°33/34 mai-juin-juillet-août 2004 L’ étude de la violence des évènements de Gênes, telle qu’on l’envisage ici, n’est pas celle des faits comme ils se sont déroulés. Nous ne chercherons pas à reconstituer et à analyser les épisodes sanglants des trois journées de manifestations de rue, l’as- saut nocturne à l’école Diaz et les sévices per- pétrés par les forces de l’ordre dans la caserne de Bolzaneto. D’autres recherches s’y sont déjà attachées, qui ont, notamment, mobilisé les méthodes d’explication classiques de la socio- logie de l’action collective pour montrer com- ment l’escalade de la violence s’expliquait par de nombreuses causes concomitantes 1 . Nous éviterons aussi de nous substituer à des procédures judiciaires en cours à l’heure actuelle en désignant des responsabilités indivi- duelles, même si les premières sentences ne manquent pas de susciter un avis mitigé sur la volonté de la magistrature d’élucider les faits. Toutefois, il ne s’agit pas non plus ici de se limiter à rapporter la médiatisation des faits ou à analyser les premières réactions de la presse 2 , des autorités et du champ politique face à la violence des évènements (même s’il faut insis- ter sur la façon dont la littérature étudiée fait sens par rapport aux débats dans l’espace public). Le corpus considéré est constitué de quarante-neuf publications, livres ou numéros spéciaux de revues, dont la parution s’étale entre les mois de juillet 2001 et 2003, bien que la plupart soit de l’année qui suivit les évène- ments. Si l’on avait aussi voulu s’intéresser à Les justes et les brutes : la littérature de témoignage sur les violences de Gênes 2001 Les évènements, survenus à Gênes en juillet 2001 lors de la contestation du G8, se sont constitués progressivement comme référence politique et culturelle dans l’histoire en train de se faire – à la fois identité et récit partagé – du mouvement altermondialiste et, en particulier, de sa composante italienne. On analyse ici un genre de récit qui a connu un essor exceptionnel en Italie après les évènements de Gênes : le témoignage de la violence subie. Des récits qui ont fortement contribué à définir l’« après-Gênes », c’est-à-dire un nouveau rapport entre le mouvement altermondialiste italien comme acteur politique et l’État comme appareil répressif. PAR LAURA CENTEMERI, BRUNO COUSIN, ÉMANUELE POLIZZI ET TOMMASO VITALE* * Sociologues. 1. Voir à ce propos les derniers travaux réalisés par l’équipe de Donatella della Porta, notamment : M. ANDRETTA, D. DELLA PORTA, L. MOSCA et H. REITER, Global, noglobal, new global. La protesta contro il G8 a Genova, Laterza, Rome-Bari, 2002. 2. P. CERI, Movimenti globali. La protesta nel XXI e secolo, Laterza, Rome-Bari, mars 2002. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 213.111.4.73 - 27/11/2013 11h06. © La Découverte

Les justes et les brutes: la littérature de témoignage sur ... · MOUVEMENTS N°33/34 mai-juin-juillet-août 2004 195 Les justes et les brutes : la littérature de témoignage sur

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194 ● MOUVEMENTS N°33/34 mai-juin-juillet-août 2004

L’étude de la violence des évènementsde Gênes, telle qu’on l’envisage ici,n’est pas celle des faits comme ils se

sont déroulés. Nous ne chercherons pas àreconstituer et à analyser les épisodes sanglantsdes trois journées de manifestations de rue, l’as-saut nocturne à l’école Diaz et les sévices per-pétrés par les forces de l’ordre dans la casernede Bolzaneto. D’autres recherches s’y sont déjàattachées, qui ont, notamment, mobilisé lesméthodes d’explication classiques de la socio-logie de l’action collective pour montrer com-

ment l’escalade de la violence s’expliquait parde nombreuses causes concomitantes1.

Nous éviterons aussi de nous substituer à desprocédures judiciaires en cours à l’heureactuelle en désignant des responsabilités indivi-duelles, même si les premières sentences nemanquent pas de susciter un avis mitigé sur lavolonté de la magistrature d’élucider les faits.

Toutefois, il ne s’agit pas non plus ici de selimiter à rapporter la médiatisation des faits ouà analyser les premières réactions de la presse2,des autorités et du champ politique face à laviolence des évènements (même s’il faut insis-ter sur la façon dont la littérature étudiée faitsens par rapport aux débats dans l’espacepublic). Le corpus considéré est constitué dequarante-neuf publications, livres ou numérosspéciaux de revues, dont la parution s’étaleentre les mois de juillet 2001 et 2003, bien quela plupart soit de l’année qui suivit les évène-ments. Si l’on avait aussi voulu s’intéresser à

Les justes et les brutes :

la littérature de témoignage

sur les violences de Gênes 2001

Les évènements, survenus à Gênes en juillet 2001 lors de la contestation du G8, se sont constitués progressivement comme référence politique et culturelle dans l’histoire en train de se faire – à la fois identité et récit partagé – du mouvementaltermondialiste et, en particulier, de sa composante italienne. On analyse ici un genre de récit qui a connu un essor exceptionnelen Italie après les évènements de Gênes : le témoignage de la violence subie. Des récits qui ont fortement contribué à définirl’« après-Gênes », c’est-à-dire un nouveau rapport entre le mouvement altermondialiste italien comme acteur politique et l’État comme appareil répressif.

PAR

LAURA CENTEMERI,BRUNO COUSIN,ÉMANUELE POLIZZI

ET TOMMASO VITALE*

* Sociologues.

1. Voir à ce propos les derniers travaux réalisés parl’équipe de Donatella della Porta, notamment :M. ANDRETTA, D. DELLA PORTA, L. MOSCA et H. REITER,Global, noglobal, new global. La protesta contro ilG8 a Genova, Laterza, Rome-Bari, 2002.

2. P. CERI, Movimenti globali. La protesta nel XXIe

secolo, Laterza, Rome-Bari, mars 2002.

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L e s j u s t e s e t l e s b r u t e s : l a l i t t é r a t u r e d e t é m o i g n a g e s u r l e s v i o l e n c e s d e G ê n e s 2 0 0 1

l’ensemble des témoignages iconographiques,on aurait pu rajouter une trentaine de filmsdocumentaires, du court au long-métrage, parusdurant la même période. Ainsi, c’est d’abord parson ampleur que cette prolifération éditoriales’inscrit comme une exception nationale : à titrede comparaison, il suffit de noter que, malgré ladimension internationale du contre-sommet,n’ont été publiés en France que très peu detextes équivalents.

En reprenant une forme de critique qui acaractérisé durant les années 1960-1970 tous lesmouvements pour la défense des droitsciviques et des droits de l’homme, les alter-mondialistes italiens ont ajouté à leur remise encause principale de la mondialisation néo-libé-rale et de l’ordre géopolitique, plus ou moinsimpérial, qui y est lié, une dénonciation de l’op-pression et de la répression exercées par l’ap-pareil étatique et policier. Ils renouaient ainsiavec une tradition du témoignage qui comptedes antécédents aussi illustres que, parexemple, S’ils viennent à l’aube d’Angela Davis.Car ce retour à la certification attestative commeforme de dénonciation des violences par lasimple exposition des faits se justifie précisé-ment par l’intensité inédite de celles-ci pour lagénération de militants et manifestants qui,majoritairement, les a subies en 2001.

Ce corpus sera présenté en six catégoriesdont il apparaîtra qu’elles sont structurantes dudébat public et qu’elles ne s’articulent pas auhasard avec les différents registres de dénon-ciation et justification mobilisés. On distinguesuccessivement : les témoignages journalistiquessur les faits, les attestations oculaires et corpo-relles de la violence, les témoignages fondés surl’expertise, les comptes-rendus parlementaires,les élaborations idéologiques et les élaborationslyriques (poésie, théâtre et roman).

● Une multitude d’ouvrages entredébat et intertextualité

Il y a d’abord la parole des journalistes quidénoncèrent les violences, car leurs textesfurent à la fois les premiers à relater ce qui étaiten train ou venait de se passer et ceux qui ont

connu le plus grand succès éditorial. Face àl’imposante campagne télévisuelle de désinfor-mation menée par Mediaset (les chaînes privéesde Silvio Berlusconi) et la RAI (les chaînespubliques, dont il désigne les dirigeants en tantque chef du gouvernement) et reprise par laplus grande partie des médias, quelques-unsont développé d’emblée une stratégie d’auto-nomie et d’opposition au sein du champ jour-nalistique3, au nom des principes de leuréthique et de leur pratique professionnelles.Indymedia, mais aussi Radio Popolare et RadioGap, dans les recueils de leurs chroniques desrues de Gênes, donnent à voir un journalismedu direct et des témoignages recueillis sur le vif,qui se cherche comme « anti-médiatique » (ou,si l’on veut, authentiquement médiatique) en cequ’il essaie de restituer les faits dans toute leurimmédiateté, à l’instar des innombrables filmsdocumentaires réalisés au même moment. L’en-semble des livres de journalistes parus par lasuite alternent, en invoquant les compétencesspécifiques de leurs auteurs, les genres de l’at-testation de terrain et de l’enquête par reconsti-tution des faits. Deux ouvrages sont, en ce sens,emblématiques : Non lavate questo sangue deConcita De Gregorio et G8/Genova de GiuliettoChiesa. Dans le premier, l’envoyée de LaRepubblica affirme sa neutralité politique pourrestituer, à partir de son propre témoignage,ainsi que des preuves et interviews recueillies,une version chorale de ce qui s’est passé, éla-borée à partir d’attestations vérifiées, conver-gentes et complémentaires ; tandis que lesecond propose la déposition circonstanciée etméticuleuse d’un grand reporter de terrain,habitué des champs de bataille et des affronte-ments de rue du monde entier (et qui seraitdonc peu susceptible de voir son jugementfloué). Mais dans un cas comme dans l’autre,c’est précisément cet attachement au strictcompte-rendu de la factualité qui rend les récits

3. O.C.P. (Osservatorio comunicazione politica),coordonné par S. CRISTANTE, Violenza mediata. Ilruolo dell’informazione nel G8 di Genova, EditoriRiuniti, Rome, 2003.

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des violences aussi terrifiants pour le lecteur :lorsque le reporter au ton habituellement poséraconte que « quelqu’un a encore le courage decrier, de protester. Et c’est tant pis pour lui,parce qu’il est alors pris pour cible et roué decoups de matraque, de coups de pied, decoups de coude. Un carnage insensé et à sensunique ». De même lorsque, avec De Gregorio,on est confronté à la description détaillée destortures – physiques et psychologiques – infli-gées entre les murs de Bolzaneto et à une vio-lence tellement arbitraire et imprévue quetoutes les certitudes (sur la démocratie italienne,sur les motivations des actions de la police)sont désormais inutiles : la journaliste en estréduite à chercher la vérité et le sens de ce quis’est passé dans des éclaboussures et des traî-nées de sang. Ainsi, les témoignages journalis-tiques de terrain acquièrent une valeur particu-lière du fait que les journalistes sont en quelquesorte des témoins d’excellence, des profession-nels de l’attestation, des commentateurs dontles accents mesurés sont d’autant plus suscep-tibles de restituer la démesure de la violence.

Par rapport à cette neutralité de ton, lestémoignages oculaires de citoyens jusque-làsans histoire et sans vocation particulière aurécit se distinguent par le spontanéisme de leurconfrontation à la violence policière et par lafaçon dont ils la racontent. Pour la plus grandepartie des manifestants, notamment pour lesgénérations nées dans les années 1970 ou dansla première moitié des années 1980 (sans mêmeparler de tous ceux qui manifestaient pour lapremière fois), un tel déchaînement étaitjusque-là simplement inconcevable ; ainsi,comme la plupart des victimes furent, para-doxalement, les manifestants les moins politi-sés, les moins expérimentés en termes dedémonstrations de rue, ceux qui n’avaient pasvu venir les manœuvres d’encerclement de lapart des forces de l’ordre et qui, n’ayant rien faitde répréhensible, ne s’attendaient pas à êtrearrêtés ou frappés du seul fait de leur présencesur les lieux, leurs attestations ne sont étayéesle plus souvent que par une brève expositiondes conditions validant leur crédibilité et leur

statut de témoins oculaires4. Car il s’agit – c’estbien là l’enjeu des luttes de généralisation –d’insister sur l’appartenance des victimes à unecollectivité la plus vaste possible : non pas des« no global », des jeunes militants ou des sym-pathisants d’une gauche radicale, mais descitoyens de tout bord et tout simplement deshommes. « Dans la caserne de Bolzaneto ilsnous ont frappé sauvagement pendant seizeheures d’affilé. Vous appelez ça comment ? Moije dis que c’est de la torture. Ce que je n’oublie-rai jamais, c’est le visage souriant des agentsqui, auparavant, dans la rue, rouaient de coupsde pied des jeunes filles de quinze ans, déjàarrêtées et pieds et poignets liés. […] Avec unerégularité systématique, nous recevions descoups de pied, des volées de coups dematraque dans les reins, des insultes et descoups sur la nuque, à cause desquels le murcontre lequel j’étais appuyé s’est rapidementempreint d’une large tâche de sang […] et ilsm’ont forcé à marcher au pas en faisant le salutfasciste ». Qui parle ? Riccardo, fils de fonction-naire de police (son père a porté plainte aveclui), se définit lui-même comme sympathisantde droite et ne manifestait même pas lorsqu’il aété pris dans une rafle des carabiniers5… Unexemple parmi tant de récits semblables. Destémoignages qui, s’ils sont livrés à l’état brut eten l’absence de toute contextualisation argu-mentative, s’appuient souvent sur des objets,des équipements, des dispositifs de mise àl’épreuve. La notion de corporéité de la preuve6

assume ici toute sa signification dans le rôlejoué par les corps blessés (ou mort, dans le casde Carlo Giuliani) donnés à voir dans lesinnombrables films et photos ; expositions qui

4. R. DULONG, Le témoin oculaire. Les conditionssociales de l’attestation personnelle, Éditions del’EHESS, 1998.

5. Témoignage rapporté dans le n° 32 de Famigliacristiana daté du 12 août 2001 et repris dans :Genova. Il Libro Bianco, l’Unità, Carta, Liberazioneet Manifestolibri, Milan, juillet 2002.

6. L. BOLTANSKI et L. THÉVENOT, De la justification.Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.

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servent à illustrer la défaillance démocratiquedes autorités et des forces de l’ordre dans leurrecours à la violence, avec la dimension descandale que cette illégitimité comporte. Leregistre de la référence biographique, considérépar la recherche sociologique comme une destrois principales logiques d’action par lesquellesles mouvements sociaux cherchent à influencerles décideurs publics7, apparaît par ailleurscomme le plus cohérent avec la conceptionparticipative de la démocratie caractéristique dumouvement altermondialiste. Lalégitimité de la prise de parole– pour donner son opinioncomme pour dénoncer – nerésulte pas d’une compétenceparticulière ou d’une investitureformelle, mais de l’implicationdirecte. Or, si ici tout le monde aun abus à dénoncer, c’est bienparce que la violence a frappén’importe qui.

L’expertise, quant à elle, appa-raît dans le corpus sous la formed’une expertise militante et selondeux modalités principales : l’ex-pert attestant directement desfaits au nom d’un discernementlié à sa compétence spécifique(les médecins et les avocats du Genoa socialforum) et l’expert scientifique développant unappareil de preuves indirectes. Ce dernier casconcerne en particulier la controverse autour desdangers des gaz lacrymogènes CS (dont lesforces de l’ordre firent un usage massif à Gênes),où des arguments scientifiques et des référencessavantes sont incorporés dans un régime de véri-diction politique de traçage et de dénonciationde la responsabilité de l’État. Le rôle de l’exper-tise est sensiblement différent dans le cas de l’ex-pert-témoin: ici, l’expertise (médicale ou légale)est intrinsèquement liée à la narration de ce quia été vu et vécu personnellement, ce qui rap-proche ces textes de ceux qui sont centrés surdes attestations oculaires de la violence. Maisdans ce cas, c’est le fait même d’être socialementreconnu comme expert qui motive le choix de

témoigner, et ce pour deux raisons. Toutd’abord, l’expertise se révèle comme fonction-nelle à l’établissement de la vérité des faits : lesrapports médicaux qui décrivent, à propos desblessures présentées par les manifestants, des« lésions encourues suite à des gestes de protec-tion et de défense » ne laissent que peu dedoutes sur qui était la victime et qui était l’agres-seur. Ensuite – pour ce qui est de l’expertise juri-dique – le non-respect des procédures de per-quisition et d’arrestation, et la conséquente

violation des droits élémentairesde l’individu, marquent un glis-sement hors de la légalité de lapart des forces de l’ordre qui nepeut être véritablement stigma-tisé qu’à partir d’une positionstatutaire adéquate. Par ailleurs,les évènements de Gênesposent la question de la respon-sabilité publique de l’expert etappellent un réveil de leurconscience professionnelle. Ce« voyage aux frontières de ladémocratie » a explicité à la foisla force et la faiblesse de l’ex-pertise médicale et légale : forcepar le rôle fondamental que cesexpertises remplissent dans la

constitution d’une société de droit et de droits àexercer, exiger et sauvegarder; faiblesse face à laviolence qui peut effacer d’un coup les assisesdes conventions rendant possible cette expertise.Bien souvent, durant les journées génoises, lablouse blanche du médecin, ses rapports et sespronostics perdirent leur caractère coactif, demême que la phrase « je suis un avocat, j’ai ledroit de voir mon client » resta sans effet et sansrecours face au mépris de la loi.

Une autre partie significative du corpus estconstituée de textes rapportant les interventionsparlementaires sur le contre-sommet. En effet, siles toutes premières réactions aux évènementsse sont développées sous des formes publiques

« Dans la caserne

de Bolzaneto

ils nous ont frappé

sauvagement pendant

seize heures d’affilé.

Vous appelez ça

comment ? »

7. D. DELLA PORTA et M. DIANI, Social movements :an introduction, Basil Blackwell, Oxford, 1999.

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plus partisanes, comme les manifestations derue et les articles dans les médias de gauche, lapolémique s’est progressivement répercutée endes lieux plus institutionnels, comme les grandsjournaux de la bourgeoisie (Il Corriere della seraet La Stampa) et certaines chaînes de télévisionnationales, jusqu’à toucher la première expres-sion officielle du débat public : le Parlement. Lamajorité de Silvio Berlusconi a été contrainted’accepter l’activation d’un comité d’enquêteinformative, intégré à la Com-mission aux affaires constitu-tionnelles de la Chambre desdéputés. Ces travaux parlemen-taires ont donné lieu à deuxrapports de minorité (de la partde l’Ulivo et de Rifondazionecomunista) qui étayent la thèseaccusatoire à l’égard de la ges-tion de l’ordre publique. À l’in-verse, si le rapport de majoritén’a jamais été publié et diffusé,il n’en est pas moins évoquédans le livre de Fabrizio Cic-chitto, représentant de Forza Ita-lia au sein du comité d’enquête,pour proclamer la « démystifica-tion qui résulta des travaux de lacommission parlementaire ». Ainsi, par lerecours au registre de l’officialité, les conclu-sions du comité n’ont fait que refonder en légi-timité les oppositions gauche/droite et cri-tique/célébration8 du maintien de l’ordre.

Mêlés à tant de textes anxieux de raconter,d’assurer la reconstruction « objective » des faits,sont apparus de nombreux ouvrages que l’onpeut qualifier d’élaboration idéologique. Il s’agitd’opérations éditoriales menées de préférencepar les petits et moyens éditeurs recensés ci-dessus. Tout en se réclamant du témoignagedes évènements de Gênes comme expériencecruciale, ils profitent de l’occasion pour lesdoter de signification et de sens politique en lesresituant dans une plus vaste exposition desperspectives du mouvement altermondialisteitalien et international. La plupart de ces livresprésentent un trait commun: l’utilisation de l’ex-

périence des journées de Gênes non pascomme un moment singulier, bien que forte-ment significatif, de preuve et de dénonciationd’une violence physique illégitime, maiscomme un évènement déclencheur, l’étincellede la renaissance d’une gauche radicale, en Ita-lie et dans le monde entier. L’idée véhiculée parcette partie du corpus est que « nous sommesface à ce qui peut être défini comme “un mou-vement en train de naître” qui catalyse de nom-

breuses expressions critiques dumonde tel qu’il est et procèdesur la crête entre nouveauté his-torique absolue et analogie avecdes expériences antérieures9 ».Le contre-sommet de Gênes estdonc perçu et considéré commeune prémisse, à l’instar de ceque fut la révolte étudiante deValle Giulia pour les évène-ments italiens de 1968.

Enfin, il faut aussi évoquer laproduction littéraire au senspropre, où le témoignage se faitécriture poétique, théâtrale oufictionnelle. Une littérature del’immédiat et de l’immédiatetécomme celle des chansons et des

vers composés par les manifestants eux-mêmes,aux lendemains de la mort de Carlo, pouressayer de donner une signification politiquemais aussi existentielle à ce qui venait ou était entrain de se passer. C’est Luca Baiada ou NichiVendola, un des leaders de Rifondazione comu-nista, se saisissant de la critique artiste pour ajou-ter un nouvel épisode – tout en poèmes et bal-lades – à la saga qui, de la tradition ouvrière auxprotest songs, raconte le peuple face à la répres-sion policière. Tandis que, dans la plupart desouvrages en prose, comme dans le roman

Une littérature

de l’immédiat

et de l’immédiateté

comme celle des

chansons et des vers

composés par

les manifestants

eux-mêmes.

8. L. BOLTANSKI, « The left after May 1968 and thelonging for total revolution », Thesis Eleven n° 69,2002.

9. C. ANTONINI (coord.), Zona Gialla - Le prospettivedei Forum sociali italiani, Frilli, Gênes,février 2002.

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Genova express de Roberto Brun ou la piècePortraits, c’est la controverse autour de la vio-lence elle-même qui est mise en scène, au-delàde l’exposition de chacun des points de vue sin-guliers : la polyphonie dramatique ou roma-nesque prêtant ses voix à la multitude des vic-times des violences et aux auteurs de celles-ci.Alors même que cette multitude définit lecontexte de récits individuels ou de romans d’ini-tiation qui racontent aussi la rencontre avec laviolence subie de toute une génération.

● La rhétorique de la violence :dénonciation, justificationet questions en suspens

Après avoir rendu compte de la diversité ducorpus, il faut maintenant noter ce qui fait sonunicité et, par là-même, la cohérence dialec-tique de la controverse autour de ce qui s’estvéritablement passé à Gênes, de la façon dequalifier les évènements et d’attribuer les res-ponsabilités. On a montré comment les publi-cations dénonçant la violence de la répressionfont appel autant au simple témoignage qu’àl’unification en récit, sous l’égide du langage del’action reconstituée, d’une multiplicité d’élé-ments hétéroclites (ie, respectivement, à ce quePaul Ricœur10 définit comme mimésis I etmimésis II) et comment elles mobilisent alter-nativement différents registres de légitimationdu discours : le témoignage ou référence bio-graphique, mais aussi l’expertise qui consiste àinvoquer la maîtrise d’une compétence spéci-fique pour fonder la légitimité d’un jugementcirconstancié, l’officialité qui fonde un régimede vérité sur le caractère officiel d’une déclara-tion ou la représentativité, cette grandeur spéci-fique au monde civique.

Mais au delà de ces dispositifs de crédibilisa-tion, indispensables face à la chape de désinfor-mation et de mensonge d’État dont les médiasofficiels avaient essayé de recouvrir les évène-ments de juillet 2001, c’est par le recours à lagénéralisation – processus de cadrage rhéto-rique maintes fois étudié et théorisé par Luc Bol-tanski11 – que la dénonciation acquiert une por-tée universelle, que le témoignage se transforme

dans l’espace public en juste cause pour mobili-ser l’opinion au-delà des seuls cercles du mou-vement altermondialiste. En effet, en absence deverdicts judiciaires sur les faits, qui permettentde désigner de façon précise et circonstanciéeles responsables des violences, les témoignageset leurs élaborations construisent l’universalitédu grief au moyen d’investissements de forme12

qui reconfigurent chacun des faits dénoncés enépisodes illustratifs d’un plus vaste et cohérentphénomène de criminalité policière.

À l’inverse, les récits et interprétations éma-nant de l’appareil gouvernemental et des adver-saires politiques du mouvement altermondialistefont tout pour pousser la lecture des évène-ments dans l’autre sens : afin d’opérer « un pas-sage en individualité » qui singularise les vic-times et affirme que les comportements violentsdes agents auraient été des initiatives indivi-duelles difficiles à éviter, mais marginales, doncnégligeables (malgré leur récurrence) par rap-port à l’ensemble de l’action policière et, sur-tout, non imputables à l’organisation de la forcepublique. Or, c’est bien là le noyau dudébat autour de la responsabilité des violences :il apparaît que ceux qui défendent l’action de lapolice, corps institué, en appellent aux mêmesarguments dont ils refusent l’usage aux manifes-tants et à l’ensemble du Genoa social forum quinient – à juste titre – porter collectivement la res-ponsabilité des actes de dévastation matérielleperpétrés par les black blocs. Refus qui, parailleurs et de façon quelque peu contradictoire,sert de justification à la répression en permettantde la requalifier comme « contre-défense légi-time »13 ou, si l’on veut, « légitime défense ».

10. P. RICŒUR, Temps et récit, tome I, Seuil, 1983.

11. L. BOLTANSKI, L’amour et la justice commecompétences, Métaillé, 1990.

12. L. THÉVENOT, « Les investissements de forme »,in L. THÉVENOT (coord.), Conventions économiques.Les cahiers du Centre d’étude de l’emploi, PressesUniversitaires de France, 1986.

13. M. D. BLUMENTHAL et alii., Justifyng violence :attitude of american men, University of Michiganpress, Ann Harbor, 1972.

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J O U R N A L E U R O P É E N

Le problème de la recevabilité de cette thèseest que, outre les innombrables témoignagesconcomitants de victimes qui la contredisent,c’est bien l’approche en termes d’analyse orga-nisationnelle et institutionnelle qui paraît la plusheuristique pour expliquer les évènements dejuillet 2001 et ce qui s’est passé depuis. En effet,les obstacles rencontrés par les différentesenquêtes – à savoir les accusations réciproqueset les renvois de responsabilité entre différentesunités militaires ou policières, ainsi que l’opa-cité de la chaîne de commandement sur le ter-rain combinée avec une protection ex post de lahiérarchie – constituent des tactiques orga-niques couramment adoptées par les forces del’ordre en cas de bavure grave14, pour se cou-vrir et empêcher la reconstitution des faits. Parailleurs, le détail du déroulement des différentsépisodes de violence invite à étudier demanière plus approfondie les unités impliquéesdans les exactions ; parmi les 30 000 hommesqui « assuraient la sécurité » du sommet, lesauteurs des violences ont un profil et une his-toire bien spécifiques : les officiers du régimentTuscania15 des carabiniers-parachutistes quicommandaient à Piazza Alimonda au momentde la mort de Carlo Giuliani, comme les poli-ciers du Détachement mobile de Rome quifirent irruption dans l’école Diaz et qui, avec leGroupe opérationnel mobile de la police péni-tentiaire, géraient la caserne de Bolzaneto,appartiennent à des unités d’élite qui – en plusd’être totalement inadaptées aux missions quileur furent confiées à Gênes – ont toutes unlourd passé judiciaire. Crimes de guerre répétéslors de l’opération somalienne Ibis de 1993-1994 (pour le Tuscania)16 ; usage dispropor-tionné et régulier de la violence lors d’opéra-tions ordinaires de maintien de l’ordre (pour leDM de Rome) ; voies de fait sur des détenus(pour le GOM, dont quatre-vingt agents furentincarcérés une année avant les évènements deGênes, suite à une intervention sanglante effec-tuée dans la prison de Sassari).

Ce qui semble donc confirmer l’existencedurable, parmi les forces de l’ordre, de corpsspéciaux qui se considèrent au moins partielle-

ment affranchis du respect de la loi et pour les-quels les évènements de juillet 2001 sont la règleplutôt que l’exception. D’autant que lors desjournées génoises, à chaque fois, les plus hautsfonctionnaires de la Police et les officiers supé-rieurs des Carabiniers (par ailleurs parfaitementidentifiés) se trouvaient dans la proximité immé-diate du lieu des exactions. Malheureusement, ilmanque, pour tester méthodiquement cettehypothèse, l’apport d’une analyse sociologiquedes pratiques et des représentations de la vio-lence dans la police et l’armée italiennes et, par-ticulièrement, dans les unités en question; celle-ci permettrait de disposer d’une connaissancede l’autre côté des boucliers, spéculaire à ce quenous apprennent les récits des manifestants etles monographies scientifiques sur le mouve-ment altermondialiste.

● Entre les symboles et les coups

Le corpus tout entier de cette littérature detémoignage doit, en effet, aussi être interprétécomme une tentative de rendre compte de l’ex-plosion d’une violence pour l’essentiel inatten-due. Dans cette perspective, la production litté-raire analysée constitue une réaction à lanégation – opérée sur le terrain et par lesmédias officiels – de la distinction entre diffé-rentes formes de violence ; alors même qu’unetelle distinction avait été établie et théoriséedans les répertoires de protestation du mouve-ment.

Malgré ce qui a été dit par ses adversaires,même s’il se nourrit aussi de références auxannées 1960-1970, le mouvement altermondia-

14. F. JOBARD, Bavures policières ? La force publiqueet ses usages, La Découverte, 2002.

15. Il s’agit d’un bataillon (transformé en régimenten 2002) habituellement employé comme force demaintien de la paix lors d’opérations militairesinternationales ; après le G8 génois, ils furentdéployés en Afghanistan, puis en Irak.

16. Voir à ce propos les publications suivantesd’Amnesty International : Italy – A briefing for theUN committee against torture (A.I. Index : EUR30/02/99) et L’Italia e i diritti umani, Sectionitalienne d’A.I., Rome, juin 2000.

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MOUVEMENTS N°33/34 mai-juin-juillet-août 2004 ● 201

L e s j u s t e s e t l e s b r u t e s : l a l i t t é r a t u r e d e t é m o i g n a g e s u r l e s v i o l e n c e s d e G ê n e s 2 0 0 1

liste italien n’est nullement caractérisé par unerésurgence du rapport d’alors à la violence.Contrairement à l’extrême gauche de la périodede Guerre Froide17, il ne conçoit la violencephysique ni comme un moyen acceptable, nicomme une nécessité ou un devoir historique(Marx, Lénine), ni comme un facteur de libéra-tion psychologique personnelle (Sorel, Reich,Sartre) ou collective (Marcuse, Negri), ni même– et c’est plus étonnant –comme une exigence éthiquequi pourrait survenir lorsqu’ils’agit de démasquer la domina-tion et l’arbitraire des rapportsde force pour les donner àvoir. Désir de vérité danslequel Hannah Arendt voyaitun des seuls ressorts morauxvalables pour élever l’intensitéde l’affrontement18. Mais sur-tout, l’ensemble des compo-santes du mouvement s’illustrepar la diffusion et la revendica-tion de la non-violence d’op-position, de la contre-violencesymbolique et de la désobéis-sance civile comme répertoiresd’action foncièrement incom-patibles avec toute stratégie de violence phy-sique. Distinction d’autant plus solidement éta-blie – dans les élaborations politiques, maisaussi dans les simples témoignages – que laviolence n’est jamais évoquée, comme c’était lecas par le passé, comme un concept de philo-sophie politique se déclinant en fonction de lasituation, mais comme un ensemble de catégo-ries construites pour désigner et dénoncer desinteractions concrètes bien précises : non pas entermes d’idéologie, donc, mais comme le pro-duit d’une analyse sociologique spontanée.

Ce double rapport d’irréductibilité des réper-toires d’action à la violence physique et de stu-peur face à celle-ci, lorsque – par un brusquechangement des règles du jeu – elle s’est impo-sée à Gênes comme la seule forme d’interactionentre forces de l’ordre et manifestants, apparaîtclairement si l’on emprunte à Philippe Bour-

gois19 sa distinction entre les différentes formesde violence : politique, structurale, symboliqueet quotidienne.

Notons tout d’abord que l’ensemble desmanifestants était dans la rue pour protestercontre la violence subie par une grande partiede l’humanité en conséquence des politiquesnéo-libérales menées par les dirigeants du G8 :la violence dénoncée est donc avant tout struc-

turale, il s’agit du résultat decontraintes induites par unesituation d’oppression politico-économique. Toutefois, au-delàde cette référence commune àune même forme de violencedénoncée, étaient présentes dansla rue trois options, très diffé-rentes entre elles, sur le type deréponse à donner à cette vio-lence structurale. Pour une pre-mière partie des manifestants, ils’agissait d’avoir recours à l’ex-pression en termes symboliques20

d’une violence politique (lorsqueles Disobbedienti, représentéspar leur porte-parole Luca Casa-rini, « déclarent la guerre auG8 ») ; pour une deuxième partie

d’entre eux, la réponse passait par des actionstotalement non-violentes (tous ceux qui,comme l’association Attac ou les militantscatholiques et écologistes du Réseau Lilliput,défilèrent avec les mains levées et les paumesrecouvertes de peinture blanche) ; enfin, uneminorité – les black blocs – avait choisi de

La violence

n’est jamais évoquée,

comme c’était

le cas par le passé,

comme un concept

de philosophie

politique.

17. I. SOMMIER, « L’attrait de la guerrerévolutionnaire », Sociétés et Représentations n° 6,1998.

18. H. ARENDT, « Sur la violence », in Du mensongeà la violence. Essai sur la politique contemporaine,Calmann-Lévy, 1972.

19. P. BOURGOIS, « La violence en temps de guerreet en temps de paix », Cultures et Conflits n° 47,2003.

20. É. TERRAY, « Réflexions sur la violencesymbolique », Actuel Marx n° 20, 1996.

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202 ● MOUVEMENTS N°33/34 mai-juin-juillet-août 2004

J O U R N A L E U R O P É E N

recourir à une violence politique explicitementphysique et tournée contre des biens matériels.

Or, cette hétérogénéité et cette articulation dumouvement dans son rapport à la violence ontété complètement ignorées par les agents del’ordre qui ont réagi, à un premier stade,comme s’ils étaient confrontés à une violenceillégitime, à une menace physique à motivationcriminelle (ie quotidienne) ou terroriste (iepolitique) ; suivant ainsi la norme qui tend às’instaurer en Italie depuis lamoitié des années 1990 et quiveut que l’on criminalise toutetentative de subversion, derébellion ou de protestation àl’égard de la violence structu-rale, tout comme les victimesde celle-ci21.

À un second stade, la(ré)action des forces de l’ordreprit la forme de la désormaiscélèbre séquence en quatreunités de temps et de lieux :Tolemaide (la rue des matra-quages les plus massifs), Ali-monda (« Piazza Carlo Giu-liani »), Diaz, Bolzaneto.Comme l’atteste l’ensemble ducorpus analysé, quelle que soitl’origine exacte de ces actes – nouvelle stratégiede la tension planifiée par le gouvernementBerlusconi, dérive compétitive entre les diffé-rentes composantes de la force publique22,débâcle de lansquenets ou erreur d’apprécia-tion dans la gestion des interactions avec lesmanifestants – ils furent tout d’abord perçus parles victimes et les témoins comme quelquechose d’inédit, d’inouï et, au sens premier duterme, d’inqualifiable. Comme à confirmer qu’ily avait bien eu, durant les deux dernièresdécennies, un processus de civilisation desmanifestations de rue que le G8 génois a remisen cause.

C’est de ce défaut de qualificatifs appropriés,de « mots pour le dire », que vint le succès de lacomparaison avec le Chili de Pinochet, qui fitflorès dans les journaux de gauche, puis dans

l’ensemble de la presse étrangère dèsjuillet 2001. Mais il est aussi probable qu’il nefut pas sans effet sur le déroulement même desévènements : comme le racontèrent plus tardcertains policiers, « si les journalistes du Media-center qui assistèrent de leurs fenêtres à la des-cente dans l’école Diaz avaient trouvé les motspour dire ce qu’ils voyaient, pour dire que lapolice allait à l’assaut contre des jeunes déjàendormis », « si la nouvelle était arrivée aux

oreilles des vingt-mille en par-tance à la gare de Brignole, onrisquait une insurrection23 ».

Par la suite, si à aucunmoment une tentative de riposten’a été amorcée, ni même évo-quée – comme s’en félicitèrentVittorio Agnoletto (porte-paroledu GSF et du Forum social ita-lien) et Luca Casarini, qui yvoient un signe de maturité dumouvement et d’enracinementsolide des répertoires non-vio-lents – le rapport à la violencephysique s’est malgré toutimposé au centre du débat et desrevendications du mouvementaltermondialiste italien. C’estbien la stupeur d’avoir subi une

forme de violence jusque-là inconnue et totale-ment différente de celle des jeux de rôlesannoncés entre la police et les manifestants quia généré l’anxiété testimoniale dont est impré-gnée toute la littérature sur Gênes 2001. Le para-doxe tient au fait que les agressions perpétréescontre les manifestants ont fini par aplatir sur leregistre de la dénonciation de la violence phy-sique les innombrables revendications et formesde contestation présentes dans le débat autourdu G8 et par compromettre la capacité des

Il y avait bien eu,

durant les deux

dernières décennies,

un processus de

civilisation des

manifestations de rue

que le G8 génois

a remis en cause.

21. S. PALIDDA, Polizia postmoderna. Etnografia delnuovo controllo sociale, Feltrinelli, Milan, 2000.

22. S. PALIDDA, « Dalle riforme al paradigmaliberista della sicurezza », in M. ZINOLA, Ripensarela polizia, Frilli, Gênes, 2003.

23. Cité dans La Repubblica, 26 juillet 2001.

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témoins d’interpréter de façon articulée l’expé-rience vécue durant ces trois journées. Malgréles nombreuses analyses qui s’efforcent d’inter-préter les évènements en leur restituant touteleur signification politique (autre forme de mon-tée en généralité), les victimes ont tendance àadopter les mêmes catégories de représentationduale que les auteurs des exactions – même s’ilsne les attribuent pas aux mêmes groupes – etpar ne voir que des justes innocents d’un côté etdes brutes sanguinaires de l’autre.

En ce sens, c’est le débat au sein du mouve-ment, à propos de la pratique de destruction debiens matériels à des fins symboliques qui a étéescamoté : les dévastations de devantures et lesincendies de véhicules par les groupes affini-taires des black blocs reste en effet une formede contestation qu’il s’agit, pour la grande majo-rité du mouvement altermondialiste, de cir-conscrire (comme ce fut le cas à Annemasse etGenève en mai 2003), voire (si possible) d’évi-ter totalement lors des grands rassemblementsinternationaux. Néanmoins, il est remarquableque ces dévastations soient systématiquementinvoquées par la majorité gouvernementale ita-lienne et les forces de l’ordre pour justifier lesexactions. Comme si ministres et officiers nevoulaient ou ne réussissaient pas à comprendreque, quel que soit le nombre de millions d’eu-ros de dégâts matériels causés par les casseurs,il s’agira toujours d’une faute vénielle aux yeuxd’un mouvement altermondialiste et anti-capi-taliste et des citoyens qui se trouvent à devoirtémoigner d’une longue liste d’atteintes auxdroits humains fondamentaux.

Tandis que pour tous les militants et manifes-tants, la confrontation avec la répression poli-cière a fait éclater les mondes de la vie quoti-dienne et de l’ordonnancement social de l’Italiequ’ils s’étaient construits au cours du temps :elle s’est imposée, par les coups reçus et attes-tés, comme épreuve de réalité, comme falsifica-tion par les faits de leurs croyances antérieuresen l’irrévocabilité d’un certain niveau de démo-

cratie. Révision-révélation traumatisante qui –pour pouvoir être partagée – a contraint les vic-times et les témoins à se raconter publique-ment, à soumettre leur expérience à une ulté-rieure épreuve de cohérence et d’identiténarrative24. Une épreuve dont ils sont sortisgrandis, tant il est évident aujourd’hui pour lamajorité de l’opinion publique italienne et (sur-tout) internationale de qui furent les agresseurset qui les agressés.

Une expérience de rupture qui, si elle ressus-cite le vieux spectre de la violence d’État contrele mouvement social, a néanmoins été assimiléepar celui-ci – comme en témoigne le corpusanalysé – sans remise en cause du caractèrefondamentalement pacifique de ses répertoiresd’action. Alors même que ses maîtres d’œuvre,au sein des forces de l’ordre et du gouverne-ment (en particulier sa composante post-fas-ciste, anciens du MSI qui se sont formés à lapolitique au cours des années 1970) annon-çaient un scénario où le mouvement aurait dûse discréditer dans une spirale de violenceannoncée. La littérature de témoignage est doncà la fois dénonciation et processus cathartique,mais aussi une manière – pour un mouvementaltermondialiste qui s’affirme chaque jour unpeu plus – de poser ses marques, de se posi-tionner sans ambiguïté dans l’espace public etle champ politique. ●

24. P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Seuil,1990.

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