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Les langues dans le monde de demain Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 3, Fasc. 1 (1967), pp. 1-12 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30248804 . Accessed: 16/06/2014 21:16 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.76.48 on Mon, 16 Jun 2014 21:16:42 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Les langues dans le monde de demain

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Les langues dans le monde de demainAuthor(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 3, Fasc. 1 (1967), pp. 1-12Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30248804 .

Accessed: 16/06/2014 21:16

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LES LANGUES DANS LE MONDE DE DEMAIN1

par ANDRE MARTINET

Lorsqu'il y a un siecle et demi environ s'est fondee, en

Allemagne et au Danemark, la linguistique en tant que disci-

pline d'observation, degagde des preoccupations normatives

qui restaient celles des grammairiens, c'est vers les langues du

pass6 qu'elle s'est tourn6e, et non seulement vers celles qui etaient representees par une litterature, mais au-delA, vers les 6tats de langue disparus, vers ce qu'on a appel6 l'indo-europeen commun, l'indo-iranien, le germanique primitif et d'autres, qu'on essayait de restituer par la comparaison des langues attest6es.

Un siecle plus tard, certains linguistes se sont avises qu'on pourrait et qu'on devait, non seulement restituer les

langues disparues, mais decrire celles qu'on pouvait observer directement et notamment celles qui se parlent autour de nous. Il n'y a guere plus de trente ans qu'on s'est mis serieu- sement A l'ouvrage dans ce domaine et l'on sait A peu pres, aujourd'hui, comment on peut s'y prendre pour donner d'une langue une presentation qui ne soit pas influencie par les habitudes linguistiques propres au descripteur : qu'une langue d'Afrique centrale soit decrite par un Anglais, un Russe on un Japonais, cela n'influencera gubre le r6sultat pourvu que le

descripteur soit un linguiste bien forme. AprBs le pass6 et le present, peut-etre n'est-il pas trop t6t

pour penser A l'avenir. J'espere qu'on voudra bien m'excuser de me lancer ici dans la prospective linguistique, et surtout de le faire sans avoir pris soin de reunir la vaste documentation

qui pourrait donner une allure un peu scientifique A cette

1. Conf6rence faite A l'Universit6 de Tunis, 1e 19 avril 1966.

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2 ANDRM MARTINET

tentative. Fondees sur ma propre experience, necessairement fort limitee, les remarques que je vais pr6senter pourront paraitre tant6t banales, tant6t terriblement hasardees. Je m'en excuse tout de suite et prie le lecteur de ne voir dans ce

que je vais dire que le produit de mes riflexions sur ce que pourra etre l'objet des observations des socio-linguistes de demain.

On s'est peut- tre deja demand6 ce que j'entendais par le monde de demain. Demain, c'est le jour qui suit celui-ci, c'est l'ann"e prochaine, c'est dans cinq ans, dix ans, c'est 1'an 2000, c'est dans un siecle. Le monde de demain, est-ce celui que j'ai personnellement quelque chance de connaitre ou bien celui oih vivront, parleront, ecriront mes arriere-petits- enfants ? Je ne saurais me lier sur ce point parce que s'il est

frequent qu'on se trompe dans ses predictions quand il s'agit de 1'6volution de la soci6t6, il est presque constant qu'on erre

lorsqu'on s'avise de dater r1'6vnement qu'on predit. Il est

g6neralement plus simple de prevoir le sens d'une 6volution que son rythme. En matiere de langues, je puis tout au plus et en m'excusant de mon audace, essayer de m'imaginer ce que sera la situation linguistique dans le monde lorsque telle ou telle 6volution 6conomique et politique sera accomplie si elle l'est jamais. On comprendra, je l'espbre, et on appriciera, je le crois, ma r6ticence en matiere de datation.

Lorsque, apres la premibre guerre mondiale, Antoine Meillet a eu l'idee d'un livre intitule Les langues dans l'Europe nouvelle, il a r6agi

" la constatation que les traitis de paix

de 1919 avaient fait apparaitre de nouvelles entitis politiques, chacune faisant entrer, dans ce qu'on pourrait peut-etre appeler le concert linguistique europeen, une ou plusieurs langues nou- velles, le tchbque, le slovaque, le slovene, le letton, et bien d'autres. La liberation de peuples longtemps asservis ou maintenus en tutelle a eu alors pour effet un accroissement consi-

derable du nombre de langues officielles, de langues de culture dans le sens oih la langue qui sert pour l'enseignement dans les 6coles est une langue de culture. L'Vpoque etait a la prolif6- ration de ces langues. Ceci 6tait rendu possible du fait que les langues en question 6taient celles de gens qui se trouvaient socialement, culturellement, 6conomiquement a un niveau sensiblement analogue a celui des classes dirigeantes des anciens

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LES LANGUES DANS LE MONDE DE DEMAIN 3

empires dont ils 6taient les sujets avant 1914 : les linguistes tcheques du Cercle de Prague, dans les annees 20 et 30, avaient fait leurs classes en allemand et cependant ils ne paraissent pas avoir eu de difficult6 a rediger en tchbque une partie importante de leur production scientifique.

Toutefois, des cette epoque, on a apergu ce qu'avait d'un peu anachronique cette prolif6ration de langues dans un monde oi la coop6ration internationale 6tait la r'gle en matiere de recherche scientifique et

' tous les echelons sup6rieurs de la culture. Ces mames linguistes tcheques qui faisaient la

preuve que leur langue pouvait servir pour l'expression de leurs pens6es les plus originales, ont eu recours a d'autres

langues, I'anglais, le frangais, I'allemand, pour assurer a ces

pensees toute la diffusion qu'elles meritaient.

Aujourd'hui, les chercheurs de tous pays savent que pour eux le plurilinguisme est de rigueur. Meme ceux qui, parlant depuis l'enfance une langue de grande diffusion culturelle, ne sont gubre tent6s d'6crire autrement que dans cet idiome, ne sauraient se dispenser de lire couramment plusieurs autres

langues. Je ne parle ici que des champs d'dtudes que je connais le mieux, mais les memes besoins existent dans tous les domaines de l'activit6 humaine des qu'on desire s'6vader de la routine quotidienne.

Les lib6rations nationales qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont r6vil, a ceux que des exp6riences ant6rieures n'avaient pas convaincus, la vanit6 de l'id6al d'une langue nationale d'emploi universel et exclusif. Il est 16gitime et

d6sirable que ceux qui reconnaissent leur appartenance A une

mbme communaut6 linguistique aient toute latitude pour s'organiser politiquement comme ils le disirent. Tout effort pour enrichir leur langue afin de lui faire couvrir de nouveaux besoins est une tentative qui merite la sympathie. II n'y a aucune raison pour que des gens de meme langue ne puissent discuter dans cette langue des problemes qui ne concernent qu'eux seuls. Si, dans un domaine quelconque de la science et de la culture, cette communaut6 progresse assez vite pour se passer de maitres 6trangers, il sera assez normal que le voca- bulaire de la langue nationale s'enrichisse de favon A pouvoir traiter de tout ce qui s'y rapporte. Mais quand on songe au degr6 de sp6cialisation qui s'impose de plus en plus, on voit

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4 ANDIR MARTINET

mal comment une communaut6 pourrait reellement participer l'6laboration du monde de demain en se repliant sur elle-mAme,

ce qu'elle ferait en ne diffusant pas, auprbs de tous ceux qui peuvent etre entraines a un moment quelconque dans le courant de la cooperation internationale, une langue ou plu- sieurs langues de grande diffusion.

Ceci qui est vrai pour tel ltat de l'Afrique equatoriale, I'est, de favon moins 6vidente peut-etre, mais tres reelle, pour les communautes dont la langue est une de celles que les autres doivent apprendre. J'ai connu une epoque oui les Frangais ne

prenaient guere au s6rieuxl'apprentissage des langues 6trangeres. Cette epoque est bien revolue. Les Am'ricains eux-memes, longtemps convaincus qu'ils n'avaient plus grand-chose & apprendre du reste du monde, ont r6agi aux progres specta- culaires realis6s par les Russes en matiare de cosmonautique en

ameliorant, de favon fort efficace, les conditions de l'enseigne- ment des langues ,trangeres aux etats-Unis.

Si nous partons de ces constatations et que nous nous per- mettions une extrapolation hardie, nous pouvons nous repre- senter le monde de demain comme largement plurilingue. N'y seront unilingues que les individus qui n'ont guere de chances d'accider a des situations les mettant en contact avec leurs homologues des autres communautes. Il est clair que dans les

grandes communautes qui se suffisent largement a elles-memes et sont en tete du progrbs dans maints domaines, le besoin de bien apprendre A manier les langues etrangeres sera moins vivement ressenti que dans les communautis moins vastes et

plus d6pendantes. Ceci veut dire que le plurilinguisme sera

plus repandu et plus profond dans les regions de moindre

developpement et de faible ind6pendance 6conomique. Ii est clair que l'emploi qui est fait ici de < plurilinguisme , ne suppose pas que les diff6rentes langues pratiquees par un

meme individu le soient toujours avec le meme degre de correc- tion et de naturel. Dire de quelqu'un qu'il est plurilingue ne veut pas dire qu'il ne puisse avoir le sentiment qu'une des langues qu'il manie est plus la (( sienne ) que les autres, qu'il la parle plus facilement dans les circonstances les plus ordi- naires de la vie, que c'est, comme on dit, sa < langue mater- nelle ), tandis que les autres sont des langues 6trangeres dont on connait moins bien les ressources et qu'on n'utilise pas

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LES LANGUES DANS LE MONDE DE DEMAIN 5

avec le meme sentiment de securit6. Mais on aura garde d'oublier

que ce sentiment de securit6 peut au cours de la vie d'une mnme personne, accompagner l'emploi de langues diff6rentes : telle

langue parl]e exclusivement pendant l'enfance, pourra, si elle n'est pas pratiqu6e, perdre toute spontaneit6 lorsqu'elle n'est

pas purement et simplement oublide; telle langue, qui est la seule qui vienne normalement aux 1kvres dans la vie quotidienne, vous fait completement defaut lorsqu'il s'agit de traiter tel ou tel sujet. Ceci veut dire que la notion d'une ( langue mater- nelle ) qui garde necessairement, de l'enfance a la mort, une

position privilkgide dans toutes les circonstances est a ecarter resolument. L'outil linguistique s'amiliore a l'usage et se rouille vite si l'on ne s'en sert pas. Dans une societ6 largement pluri- lingue, toute modification des besoins a des chances d'entrainer une modification de la position et de l'importance respective des langues en contact. Or, dans le monde d'aujourd'hui, et

plus encore sans doute dans celui de demain, toute modification des besoins a laquelle aspire la masse des individus va dans le sens d'une adaptation des conditions locales a celles des soci6tis consider es comme les plus (( dkveloppies ) c'est-a-dire, actuel- lement, dans le sens d'une (( americanisation ). La contrepartie linguistique de cette adaptation est une extension des emplois de la langue 6trangBre qui, dans la communaute en cause, est le vehicule normal du developpement economique. Cette extension peut aboutir ' limiter les emplois de la langue natio- nale au point que certaines couches de la population finiront

par l'abandonner au profit de la langue 6trangbre qui recouvre desormais plus exactement les besoins des classes les plus favorisees par l'dvolution 6conomique. Quand ce stade est atteint, le maniement de la langue 6trangbre devient le signe de l'aisance et un de ses conditionnements. On peut alors prevoir, a plus ou moins longue 6cheance, la disparition de la langue nationale. C'est ce processus qu'on peut supposer pour expliquer, par exemple, le remplacement du punique par le latin dans la Tunisie d'il y a deux mille ans. C'est celui qui a des chances de se r'6pter demain aux quatre coins du globe.

Certaines circonstances peuvent favoriser, d'autres freiner et stopper ce processus. Parmi celles qui le favorisent, il faut relever la competition entre plusieurs langues nationales a l'int6rieur d'une meme communaute politique. Le cloisonne-

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6 ANDR' MARTINET

ment politique de 1'Afrique 6quatoriale et tropicale calqu6 sur celui qui r6sultait des hasards de la colonisation a mul-

tipli6 les situations de ce type : la langue de l'ancienne puis- sance colonisatrice a d'autant plus de chance de s'imposer finalement a l'ensemble de la population que celle-ci est linguis- tiquement moins homogene. Les troubles qui se sont produits recemment en Inde et qui ont eu pour effet de renforcer les positions de l'anglais illustrent parfaitement la chose.

Parmi les circonstances qui peuvent freiner, voire meme

enrayer, ce processus, il faut surtout signaler l'attachement aux valeurs traditionnelles, culturelles ou religieuses, qui conti- nuent a renforcer la position de la langue qui en est, bien plus que le vkhicule ou le support, souvent l'essence meme. Sans doute, cette langue de culture n'est-elle pas toujours identi- fiable au parler local : les diff6rences qui sont consid'rables entre l'arabe classique et les arabes dialectaux sont bien plus fondamentales entre la langue du Coran et les vernaculaires de l'Afrique noire musulmane. Mais 1 meme oh les sujets n'identifient pas langue de tous les jours et langue de culture, celle-ci a l'avantage de se presenter comme unique et coh'rente en face de la vari6t6 irreductible des usages familiers. Elle pourra, dans ce cas, coexister comme langue seconde avec le v'hicule linguistique du d6veloppement 'conomique. Ce n'est guere que la oh la langue de culture est sentie comme la forme respectable et respectee de la langue quotidienne, et lors-

qu'elle est, du fait de son extension, une langue internationale, qu'on peut penser qu'elle pourra resister a la pression des besoins 6conomiques.

En resume, on peut privoir qu'1 une evolution qui tend a l'unification 6conomique du monde correspondra un ph6nomene de convergence linguistique dont une des manifestations sera l'limination graduelle des idiomes d'extension limitee propres a des communautis d'6conomie archaique qui ne sont pas inte- grables telles quelles dans le monde en gestation.

A cot6 de ces 6liminations radicales, il faut privoir, comme effets de la convergence linguistique, la reduction progressive des usages locaux et des variktis dialectales. Lorsqu'il est trbs diff6rent de la forme admise de la langue commune et que le mouvement de convergence est puissant, le dialecte peut gtre 'limin' brusquement par extinction des gens qui le parlent.

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C'est ce qui se produit encore aujourd'hui dans bien des pro- vinces fran oih des patois romans disparaissent au moment oh s'6teignent les dernieres personnes qui les prati- quaient. Plus proche de la langue commune, le dialecte 6volue

pour finalement se confondre avec elle. Dans les deux cas, le resultat final est identique : on aboutit ' l'unification linguis- tique de la communaut6, dans la mesure oih la convergence qui se manifeste a un niveau superieur n'a pas djai porte atteinte a cette unification en imposant aux classes 6conomiquement en pointe un certain degre de bilinguisme ou de plurilinguisme.

On peut se representer la structuration linguistique du monde d'aujourd'hui comme une sorte de pyramide avec, a la base, un nombre considerable de petites cellules correspondant aux dialectes et aux usages locaux. Au-dessus des dialectes, on trouve des langues de faible extension, d'usage strictement local, c'est-a-dire inconnues hors des communaut's parti- culibres qui en font usage. A un 6tage superieur, se trouvent les langues dites v*hiculaires utilisbes dans les rapports de communaut6 '

communauti, mais dans des regions bien limi- tees et pour couvrir des besoins particuliers a ces regions. Plus haut, se trouvent les langues proprement nationales dont cha- cune couvre tous les besoins d'une unite politique determinee. On retrouvera ces langues

' trois niveaux diff6rents : au pre- mier degr6, celles qui ne servent gubre hors du pays dont elles sont I'idiome reconnu : par exemple, le tcheque ou le hongrois; a un degr6 sup6rieur, les langues qui ont une vocation interna- tionale parce qu'elles sont les idiomes officiels de plusieurs unites politiques distinctes, sans servir normalement de v hicule

Sl'expansion economique hors de ces unit's politiques : par exemple, le portugais; et, enfin, au sommet, les langues inter- nationales qui sont, a l'6chelle mondiale, les vehicules de cette

expansion 6conomique. Comme une pyramide comporte une

pointe et qu'on congoit mal qu'un point gdometrique comme la

pointe d'une pyramide corresponde a plus d'une unit6, on

precisera que c'est de toute 6vidence l'anglais qui occupe aujourd'hui le sommet de l'difice du fait de l'tchelle

' laquelle

il fonctionne comme vehicule de l'expansion 6conomique contemporaine.

Que reserve l'avenir en ce qui concerne la primaut6 de

l'anglais ? Ii est impossible d'en rien dire. Elle s'explique

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8 ANDrM MARTINET

actuellement par la preeminence iconomique et scientifique absolue des pays de langue anglaise pris dans leur ensemble, mais aussi par une situation acquise, du meme ordre que celle

qui favorise le frangais et, dans un certain sens, I'allemand. Or, les situations acquises n'ont qu'un temps. A longue 6cheance, ce sont les contributions effectives a l'avancement de l'huma- nit6 sur la voie de la domestication des forces de l'univers

qui seront decisives, en matiere de langues comme ailleurs. Nous avons, je pense, le droit de distinguer entre un demain

qui nous touche, directement parce que nous pouvons esperer y participer, ou indirectement par l'interm6diaire de nos descendants immediats, et un aprds-demain qui se perd dans la nuit des siecles a venir et que nous imaginons trop 4trange, trop profondiment diff6rent de ce que nous connaissons pour qu'il affecte notre sensibilit6. Cet apres-demain, nous ne sau- rions le dater : il est la somme de diff6rences dont nous pre- voyons qu'elles se r'aliseront progressivement, mais dans un ordre dont nous ne savons rien, selon un rythme qui est celui que nous connaissons aujourd'hui, ou un autre plus acc6kclr, ou, qui sait, un autre plus lent. Pour cet aprbs-demain, on peut pr6voir que la convergence linguistique qui va de pair avec l'volution 6conomique de l'humanit6 aura abouti l'dlimina- tion de toutes les langues sauf une. Comme, toutefois, la ges- tion de ce monde (ou de cet univers), reclamera sans doute une extreme specialisation des fonctions, on peut se demander si la diversit6 entre les langues n'aura pas 6t6 remplac6e par une diversit6 telle entre les jargons professionnels que la

comprehension mutuelle d'un bout a l'autre de l'humanite sera limitie a un plan qui, pour nos lointains descendants, cor-

respondra '

peu pres a celui de nos interjections, toute ten- tative de communication qui s'elve tant soit peu au-dessus des besoins organiques s'6tablissant au moyen d'6noncis

ayant la rigueur et la raideur de nos formules chimiques ou

mathdmatiques. Mais comment prevoir tout ce que l'homme peut inventer

dans tous les domaines et en particulier dans celui qui nous interesse en ce moment ? Pour resoudre les problemes de la communication internationale, on a fabrique, plus ou moins arbitrairement, une foule de langues qui se voulaient univer- selles ou simplement auxiliaires; les unes 6taient philoso-

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phiques ou logiques, les autres se piquaient de ressembler aux

langues naturelles sans comporter toutefois leurs irrigularitis : tout le monde a entendu parler du volapiik et de l'espiranto, mais d'autres les ont pricidees et suivies. Si elles ne se sont pas imposees, ce n'est pas, comme le disent leurs d6tracteurs, qu'elles ne puissent fonctionner parce qu'artificielles; ce n'est

pas, comme le disent leurs propagateurs, parce qu'il y en a

trop sur le march6. C'est essentiellement parce qu'apprendre une nouvelle langue, meme facile, n'est pas une petite affaire et que, tant que tout le monde n'a pas 6t6 convaincu d'apprendre une langue auxiliaire, cet apprentissage n'est pas payant et

qu'il n'y a que quelques esprits tres particuliers qui acceptent de s'y soumettre.

Aujourd'hui, c'est la machine a traduire qui represente la solution a la mode. Si l'on fait totalement abstraction des

contingences et qu'on laisse l'imagination vagabonder, on entre- voit une 6poque ohi tout un chacun aura dans sa poche un

appareil qui reproduira instantandment et sous forme parlee, dans la langue de son choix, les messages prononc6s dans

n'importe quelle autre langue par son interlocuteur. Mais il en est des anticipations linguistiques comme de celles qu'on fait dans d'autres domaines : la science resout bien des problhmes, mais a un prix tel que seule la communaut6 peut tirer profit des solutions obtenues, et non les individus. A supposer que soient r6solus tous les problemes que pose la mise au point d'une machine a traduire orale, on pourrait penser que les seuls utilisateurs d'une telle machine seraient le President des

ltats-Unis d'Amirique et le Chef du Soviet supreme, et non M. Dupont & l'occasion d'un voyage en Italie. Si la machine a traduire arrive A jouer, dans l'avenir, un r61le essentiel dans la communication internationale, elle pourra avoir une cer- taine influence sur les usages linguistiques nationaux dans ce sens que bien des gens seront tentes d'organiser les messages qu'ils ridigent dans leur langue de telle sorte qu'ils soient bien adaptes aux exigences de la machine, de favon a limiter le plus possible les operations pr'liminaires qu'on reconnait comme indispensables avant de fournir un texte A cette machine. A grande ichelle, de telles pratiques aboutiront a rapprocher et & identifier la structure reelle des langues soumises a tra- duction si bien qu'elles ne diff6reront plus que par leur forme

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10 ANDRE MARTINET

meme : le russe dom sera toujours et partout l'6quivalent du frangais maison; derevo sera toujours pr6sent6 comme l'6qui- valent du frangais arbre et de l'anglais tree et sera constamment

pourvu d'un indice graphique (ou 4galement phonique) lors-

qu'il correspond au frangais bois et i l'anglais wood. Ceci serait, bien entendu, un grand pas vers l'uniformisation linguistique du globe.

Lorsqu'il est question des langues du monde de demain, on

pense tres naturellement aux langues telles qu'elles existent

aujourd'hui. Mais c'est oublier que les langues changent, qu'elles changent a chaque seconde, qu'elles changent chaque fois qu'on utilise un mot donne parce que cette utilisation modifie, infinitisimalement sans doute, mais effectivement, la

fr6quence de ce mot, que de la frequence d'un mot depend son information et que de I'information d'un mot d6pend la

port6e du message qui le comporte. Les langues changent plus ou moins vite, mais dans la mesure, considerable, oih les

changements linguistiques reflstent les modifications des besoins des gens qui parlent la langue, on peut penser qu'en d6pit de la resistance exercee par la tradition, les langues changent plus vite aujourd'hui qu'elles ne le faisaient autrefois et que tout semble indiquer qu'elles changeront encore plus rapidement dans l'avenir.

Nous ne sommes guere sensibles aux changements que subissent les langues que nous employons que pour autant que ces changements reflktent des modifications de notre mode de vie. Un instant de reflexion nous convainc aisement que nous

n'employons plus aujourd'hui exactement le m8me vocabulaire

qu'il y a quinze ans parce que nous devons d signer aujourd'hui de nouveaux objets et de nouvelles habitudes. Ii faut etre un

linguiste professionnel pour arriver a la constatation qu'au cours du temps ce n'est pas notre vocabulaire seul qui a change, mais les tours syntaxiques que nous employons, voire le nombre et la nature des distinctions phoniques que nous realisons : il y a vingt ans, les Frangais couraient des risques, mais ils n'en

prenaient pas ; li oui on lit aujourd'hui qu'un vote est intervenu, on aurait lu, il n'y a pas si longtemps, que la Chambre s'"tait prononc e; vers 25 ans, je distinguais en frangais, entre un u

long et un u bref, un eu long et eu bref, ce que je ne fais plus du tout aujourd'hui. A l'4chelle de la communaut6 entibre, on

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LES LANGUES DANS LE MONDE DE DEMAIN 11

commence a avoir une documentation chiffr6e assez ancienne

pour pouvoir constater la rapidit6 avec laquelle se produisent certains changements linguistiques : sur 66 Parisiens soumis a une enquRte en 1941, il n'y en avait pas un seul qui confondit a d'avant (celui de patte) et a d'arriere (celui de pate) ; des enquates recentes montrent que la confusion gagne rapidement du terrain et que les sujets qui finalement parviennent a la r6aliser n'ont

dui le faire qu' Il'issue de leur adolescence.

Qu'importe, direz-vous, que les langues changent, puisqu'elles le font sans que leurs usagers le remarquent. Pour notre propos, il pourrait done suffire de rappeler que les langues de demain ne seront pas identiques a celles d'aujourd'hui lors meme que le nom qui les d6signe n'aura pas chang6. Mais on aura garde d'oublier que les changements ne se font pas au hasard : certains d'entre eux sont tr's largement d6termines ' l'intirieur meme du systeme de la langue. Mais d'autres sont dus a l'in- fluence mutuelle qu'exercent les uns sur les autres les dialectes et les langues en contact : ils r6sultent de ce qu'on appelle l'interf6rence, et l'interf6rence n'est qu'une des formes que prend la convergence linguistique. L'interf6rence a des formes diverses : emprunt pur et simple de termes entrainant parfois emprunt de phonemes (le frangais living-room, par exemple, emprunt6

' l'anglais avec le phoneme ng); calque lexical (le

frangais canadien chien-chaud calquant l'anglais hot-dog); calque syntaxique (prendre un risque reproduisant I'anglais take a risk); cr6ation sugg6r6e par un modele 6tranger (fran- gais sejour et frangais canadien vivoir en face de living-room). Elle peut a la longue profond6ment affecter une syntaxe et, par ce biais, contribuer a la ruine d'une morphologie. Dans ses effets, elle ne diff6re guere du processus que nous avons envisag6 tout a l'heure comme une cons6quence possible de 1'exercice

prolong6 et g6n6ralis6 de la traduction automatique. Tout ceci revient done a dire que, dans la mesure oih l'observation des

processus contemporains nous permet de pr6voir une evolution

ult6rieure, les langues du monde de demain seront moins nombreuses et moins diff6renci6es dans leur vocabulaire et dans leur structure que les langues d'aujourd'hui. Elles reste- ront bien distinctes dans tout ce qui touchera aux modes de vie traditionnels. Mais, dans le domaine des techniques avanc6es, on peut supposer que les terminologies seront largement iden-

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12 ANDRE MARTINET

tiques ou parallles : identiques 1& oh lee mots auront la mgme forme avec seulement les adaptations indispensables a la pho- nologie particulibre a chaque langue, parallkles 1A oh l'on aura

pr'fir6 le calque '

l'emprunt. Il n'y a aucune chance que la frequence du plurilinguisme

diminue aussi longtemps qu'il restera sur la terre plus d'une langue. On doit meme envisager la possibilit6 que telle ou telle discipline en pointe ne se traite jamais que dans une seule langue parce que les centres ohi elle s'est d6veloppee, oih elle s'enseigne et se pratique sont tous situ6s dans un meme domaine linguis- tique. Des aujourd'hui, il semble qu'il y ait des branches des

mathematiques oih des savants frangais ont I'air plus a l'aise lorsqu'ils parlent anglais. On peut certainement privoir une

epoque oi tous les enfants d'intelligence normale seront amenes, au cours de leur scolarite, non seulement & apprendre, et a bien

apprendre, a manier une autre langue que celle dont ils se servent a la maison, mais a entendre, & l'acole, certains sujets traites dans cette autre langue ou meme une troisieme. Ce qui sera normal, dans le monde de demain, ce ne sera pas le replie- ment sur soi, l'autarcie intellectuelle qui a pu sembler l'id6al de la societe frangaise, il y a peu de temps encore, mais bien la situation complexe et dynamique de pays comme ceux du Maghreb, par exemple, oih s'utilisent de pair et a des fins diff&- rentes 1'arabe sous au moins deux formes et le frangais.

Sorbonne, Paris.

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