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Les mathkmatiques et la rCalit6 Par Ferdinand GONSETH Rtsumt L'auteur rappelle tout d'abord que, sous le m6me titre, il a publiC en 1936 un ouvrage qui vient d'6tre rCCditC B la Librairie A. Blanchard. Dans un premier chapitre, l'auteur compare certains titres de cet ouvrage avec ceux proposes par les rapporteurs du colloque. Les deuxikme et troisitme chapitres posent la question de l'autonomie totale des mathkmatiques telle que les rechcrches formalistes l'ont abord6e B travers certaines Ctudes rkcentes et concluent I'impos- sibilitt d'une autonomie totale. En conclusion, l'exercice des mathtmatiques se pr6sente comme une synthise dialectique entre trois aspects irreductibles entre eux, l'aspect theorique de la concep- tion et de la matike des formes mathimatiques, l'aspect expdrimental oh les formes mathkmatiques se chargent de leur fonction informationnelle et l'intuition par laquelle se manifeste le pouvoir de crCation de la personne mathtmaticienne. Summary Firstly the author recalls that he published, in 1936, a work having the same title as that of the colloquium, and which has just been reprinted by the Librairie A. Blan- chard. In the first section the author compares certain chapter headings from that work with the themes treated during the colloquium. The second and third sections examine the question of the complete autonomy of mathematics as conceived in recent formalist research, with the conclusion that such an autonomy is impossible. Mathematical activity is concluded to be a dialectical synthesis of three irriducible aspects: the theoretical aspects of the conception and material of mathematical forms, the experimental aspects in which these forms are endowed with their informational function and the aspect of intuition through which the creative power of the mathema- tician as a person is expressed. Zusammenfassung Der Autor erinnert daran, dass er 1936 unter dem gleichen Titel ein Werk verof- fentlicht hat, das kiirzlich bei der Librairie A. Blanchard in Neuauflage erschienen ist. In einem ersten Kapitel vergleicht der Autor gewisse Titel dieses Werks mit den- jenigen, die vom Vorsitzenden des Kolloquiums vorgeschlagen wurden. In den nachsten zwei Kapiteln wird die Frage der totalen Autonomie der Mathematik aufgeworfen, wie sie von den Formalisten in gewissen Studien kiirzlich behandelt worden ist, und der Verfasser kommt zum Schluss, dass eine totale Autonomie unmoglich ist. Schliesslich wird die Ausiibung der Mathematik als dialektiache Synthese von drei irreduziblen Aspekten dargestellt, dem theoretischen Aspekt des Begriffs und der Ma- terie der mathematischen Formen, dem experimentellen Aspekt, wo die mathematische Formen ihre informative Funktion Ubernehmen, und der Intuition, durch welche sich das kreative Vermogen des Mathematikers manifestiert. Dialectica Vol. 29, No 1 (1975)

Les mathématiques et la réalité

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Les mathkmatiques et la rCalit6

Par Ferdinand GONSETH

Rtsumt L'auteur rappelle tout d'abord que, sous le m6me titre, il a publiC en 1936 un

ouvrage qui vient d'6tre rCCditC B la Librairie A. Blanchard. Dans un premier chapitre, l'auteur compare certains titres de cet ouvrage avec

ceux proposes par les rapporteurs du colloque. Les deuxikme et troisitme chapitres posent la question de l'autonomie totale des mathkmatiques telle que les rechcrches formalistes l'ont abord6e B travers certaines Ctudes rkcentes et concluent I'impos- sibilitt d'une autonomie totale.

En conclusion, l'exercice des mathtmatiques se pr6sente comme une synthise dialectique entre trois aspects irreductibles entre eux, l'aspect theorique de la concep- tion et de la matike des formes mathimatiques, l'aspect expdrimental oh les formes mathkmatiques se chargent de leur fonction informationnelle et l'intuition par laquelle se manifeste le pouvoir de crCation de la personne mathtmaticienne.

Summary Firstly the author recalls that he published, in 1936, a work having the same title

as that of the colloquium, and which has just been reprinted by the Librairie A. Blan- chard.

In the first section the author compares certain chapter headings from that work with the themes treated during the colloquium. The second and third sections examine the question of the complete autonomy of mathematics as conceived in recent formalist research, with the conclusion that such an autonomy is impossible.

Mathematical activity is concluded to be a dialectical synthesis of three irriducible aspects: the theoretical aspects of the conception and material of mathematical forms, the experimental aspects in which these forms are endowed with their informational function and the aspect of intuition through which the creative power of the mathema- tician as a person is expressed.

Zusammenfassung Der Autor erinnert daran, dass er 1936 unter dem gleichen Titel ein Werk verof-

fentlicht hat, das kiirzlich bei der Librairie A. Blanchard in Neuauflage erschienen ist. In einem ersten Kapitel vergleicht der Autor gewisse Titel dieses Werks mit den-

jenigen, die vom Vorsitzenden des Kolloquiums vorgeschlagen wurden. In den nachsten zwei Kapiteln wird die Frage der totalen Autonomie der Mathematik aufgeworfen, wie sie von den Formalisten in gewissen Studien kiirzlich behandelt worden ist, und der Verfasser kommt zum Schluss, dass eine totale Autonomie unmoglich ist.

Schliesslich wird die Ausiibung der Mathematik als dialektiache Synthese von drei irreduziblen Aspekten dargestellt, dem theoretischen Aspekt des Begriffs und der Ma- terie der mathematischen Formen, dem experimentellen Aspekt, wo die mathematische Formen ihre informative Funktion Ubernehmen, und der Intuition, durch welche sich das kreative Vermogen des Mathematikers manifestiert.

Dialectica Vol. 29, No 1 (1975)

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Introduction

Le thbme gCnCral de ce colloque: Les mathe‘matiques et la rtalite‘ a rCveillC en moi le souvenir de l’ouvrage que j’ai publit sous ce m&me titre, il y a quel- que quarante ans, ouvrage paru peu avant le Congrbs Descartes, et qui s’est trouvC rapidement CpuisC et qui vient d‘Ctre rCCdit6 l. Je m’Ctonne qu’il soit encore parfois cit6. On le fait cependant comme si, depuis sa parution, je n’en avais pas B maintes reprises repris et rCClabor6 la mati&re, comme ce fut le cas, par exemple, dans l’essai circonstanci6 paru en 6 cahiers entre 1945 et 1956, sous le titre gCnCral La gtome‘trie et le probl2me de l’espace.

Depuis qu’il existe des mathkmatiques et qu’on les applique, le problbme du rapport imaginC, B Ctablir, entre l’horizon conceptuel oh les mathkmatiques se dCploient dans une certaine autonomie et l’horizon des rCalitCs dites con- crbtes auxquelles elles correspondent, se trouve pose. Le fait que le prCsent colloque le reprend B son compte et entend poursuivre l’analyse dialoguCe, dCmontre qu’il n’a pas trouvC jusqu’ici de solution satisfaisante pour l’ensem- ble des mathbmaticiens. On peut d‘ailleurs se demander si le mot satisfaisant peut prendre ici une valeur collectivement assurie. I1 me parait au contraire plausible que la diversit6 des opinions se fonde sur la diversit6 des rtfkrentiels dont personne n’est en mesure de faire l’tconomie. S’il en est bien ainsi, et tout porte B le croire, la recherche d‘une opinion valable ne saurait se borner B la confrontation d‘un certain ensemble d’opinions plus ou moins contrastkes. Cette recherche doit comporter une analyse faite en commun des rCfCrentiels sous-jacents. Cette analyse ne doit pas avoir pour intention de dresser les rCfC- rentiels individuels les uns contre les autres, de dCvelopper entre eux un phC- nombne de rejet rkciproque en faisant apparaitre leur inevitable divergence. Elle doit au contraire viser B dCgager les grandes lignes d’un rbfCrentie1 collec- tif envers lequel les rCf6rentiels particuliers puissent jouer le double r61e de partie constituante et de partie prenante. La mise B jour d’un tel rCfCrentie1 devrait naturellement apporter ses garanties de justesse. Remarquons sans tar- der qu’il ne saurait s’agir 1B d’une justesse absolue, valable une fois pour toutes et pour tous les temps. I1 ne peut s’agir 1B que d’une justesse datCe, c’est-B-dire ressentie et CprouvCe c o m e valable dans une situation de con- naissance donnBe avec tout ce que cette situation comporte B la fois de fiable, d’alCatoire et de problCmatique.

Une telle intention parait reporter le problhme jusqu’au-delB des frontibres de ce qu’il peut Ctre aujourd’hui tenu pour possible. I1 Cvoque en particulier l’entrte en possession d’une methode B la fois thCorique et pratique, capable

1 Librairie A. Blanchard, 9 rue de Mtdicis, 75 006 Paris.

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de prCsider sans arbitraire B la mise h jour et B la confrontation des rCf6ren- tiels particuliers, en m&me temps qu’8 la conception d‘un rCfCrentie1 collectif admissible. N’est-ce pas remplacer la difficultC, en quelque sorte immkdiate, de la confrontation des opinions 8 propos des mathCmatiques, par une diffi- cult6 cent fois plus grande, celle des systbmes de rkfCrences dans lesquels nos jugements explicites s’enracinent? Ces systbmes de rCfCrences sont, pour une bonne part, inconscients, implicites, inhomogbnes et souvent dCsordonn6s. Est-il permis d‘espkrer qu’on trouvera lh une base d’explication qui merite la moindre confiance ? Est-il permis de penser qu’on pourra jamais imaginer une mCthode capable de porter une certaine lumibre et un certain ordre effi- caces dans ce qui se prCsente au premier juger comme le rbgne de la plus grande confusion ?

C’est cependant de cette intention que vont s’inspirer, que vont proceder les quelques explications qui vont suivre. Et pour ne pas rester trop longtemps dans le vague, je m’en vais knoncer d’emblCe l’option centrale dont la mCthode 8 laquelle je viens de faire allusion se rCclamera, celle de l’ouverture 8 I’expkrience, et spkcialement l’expCrience crois6e.

Retour en arrikre

Je n’ai pu renoncer B la tentation - la chose n’est-elle pas toute natu- relle? - de comparer les titres des exposCs annoncCs pour ce colloque avec ceux de certains chapitres ou de certains paragraphes de l’ouvrage dont j’ai rappel6 l’existence B peu prbs oubliCe. En face de l’expos6 de M. Guy Hirsch, Rkalitk et mathtmatisation, et peut-etre en parallble avec h i , je placerais le titre moins prCcis, il est vrai, de mon troisibme chapitre La construction de la rkalitk. En face du sujet que M. DieudonnC se propose de traiter, Abstrac- tion et intuition en mathkmatiques, je pourrais placer les titres de mes troi- siime et quatribme chapitres La construction de la rtalitk et Le double visage de l’abstrait. On trouverait enfin comme un Ccho anticipC du thbme choisi par M. RenC Thom, Les mathkmatiques et l’intelligible, ce que j’ai Ccrit dbs le dixibme paragraphe de mon premier chapitre. Ce paragraphe s’intitule en effet: Les dernikres positions du rtalisme platonicien.

Vous pourriez 8 juste titre vous demander dans quelle intention je reviens ainsi sur un ouvrage dont il est probable que fort peu de personnes ici se sou- viennent encore. Cette intention est double:

a) Je tiens - il me faut bien l’avouer - h rappeler comment le problhme que nous nous proposons d‘kvoquer aujourd’hui se posait il y a maintenant plus d’un demi-sibcle, comment la reflexion CpistCmologique avait dCjh rCuni tous les fils que nous entendons aujourd‘hui prendre en mains, comment cer-

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taines suggestions impkratives se dkgageaient dCjB de la situation gCnCrale de la recherche, les mathtmatiques y comprises, et comment, pour mon compte, j’avais tent6 d‘y rkpondre. L‘idCe fondamentale de cette rCponse Ctait la sui- vante: que pour traiter valablement les problbmes du rapport des mathima- tiques B la rCalitC, il Ctait indispensable de le mettre B jour dans le cadre de la recherche et de ses progrbs les plus rkcents, mais que pour pouvoir le faire, il fallait Cgalement procCder au renouvellement du rCfCrentie1 CpistCmologique et mCthodologique (au sens le plus large) auquel tout systbme explicatif ne peut manquer de se r6fCrer. Cette idCe fondamentale me parait encore aujour- d‘hui valable. Mais il faut bien se rendre compte qu’elle porte en elle l’exi- gence de son Cventuel rajeunissement. Un tel rajeunissement est-il devenu nCcessaire dans la situation actuelle de la recherche? C’est sous cette forme que se pose aujourd‘hui pour moi le problbme du rapport qui s’institue aujourd‘hui entre les mathdmatiques et les formes informationnelles sous les- quelles le rCel nous est donn6.

b) Cela dit, on peut chercher 3 voir les 6vCnements et les choses de fason moins particulibre.

Dans 1’Ctat actuel de la recherche, il n’est plus gubre permis de pr6sup- poser que les deux termes: les mathimatiques d‘une part, la rCalitk d’autre part, soient l’un et l’autre munis de significations bien arrCtCes, de significa- tions dont on aurait dCja fait le tour. Au fur et B mesure que les connaissances sur le monde dit physique s’Ctendent et s’approfondissent, on voit toujours B nouveau s’Cchapper ce qu’on pounait appeler la saisie dernibre de la rCalitC ou la saisie des ultimes rCalitCs. On ne saurait Cchapper B la constatation que la signification du terme rialit6 est toujours encore en devenir. En est-il autre- ment de l’expression (( les mathematiques D ou c la mathCmatique ))? Les der- nibres pkripkties de la recherche sur les fondements ne permettaient gubre de l’affirmer. Je reviendrai sur ce point tout A l’heure. Pour l’instant, ce que je veux en dire est simple, bien que malais6 B bien concevoir. C’est que le pro- blkme du rapport des mathkmatiques B la rCalitC n’est pas un problbme posC en termes bien dCfinis. Ce n’est pas un problbme qui se pose pour lui-mCme sans lien organique avec d’autres problbmes oh les mathkmatiques se trouvent egalement engagkes. Je pense en particulier B celui qui pourrait Ctre formulk comme suit: les math6matiques et l’idtel, en mettant ainsi I’idCel et le riel en confrontation. Je mets du cBtC de l’idCel l’univers des signes, des formes men- tales, des figurations dites parfois intuitives, etc. Cet univers ne se rCduit pas B celui des mathhmatiques dites pures. Ainsi, par exemple, la catCgorie des reprksentations que nous sommes naturellement capables de nous faire de

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l’espace Ctendu n’est pas rkductible & la construction mathkmatique de l’es- pace gComCtrique.

Les deux thbmes en quelque sorte compltmentaires que je viens de citer n’Cpuisent pas la question. Ce ne sont 1& que deux aspects d’une question bien difficile & dClimiter qui est celle de mettre & dCcouvert et de bien concevoir la nature, la genbse et la fonction des mathkmatiques dans l’ensemble de nos activitCs - et spkcialement dans l’acquisition et la constitution d’une connais- sance bien intCgrCe. En bref, cela signifie que, pour aborder ces questions, on ne peut Cviter de s’engager en mCme temps dans 1’Cdification de ce que, tradi- tionnellement, on appelle une thCorie de la connaissance.

c) On peut Stre d’avis que c’est 1B prodder ii rebours du bon sens. Le bon sens n’est-il pas en effet d’aller du plus simple au plus complexe et non du plus complexe au plus simple?

Dans notre cas, le plus simple n’est-il pas de chercher B Clucider une ques- tion prtcise telle que celle du rapport des mathkmatiques & la rCalit6 et le plus complexe n’est-il pas de chercher B Cdifier une thtorie de la connaissance dans le cadre de laquelle cette question devrait venir se placer pour pouvoir Ctre abordCe avec quelque chance de succbs?

A mon avis, un raisonnement de ce genre est tout & fait fallacieux, et j’en dirai le pourquoi. C‘est prCcisCment pour donner corps & cette conviction et pour faire en quelque sorte la preuve par le fait que j’ai rCdigC l’ouvrage dont j’ai dCjh p a r k Je ne m’occuperai pas de justifier ici la thCorie de la connais- sance esquissCe pour rCpondre aux exigences de la situation de connaissance telle qu’elle se prksentait alors. Je ne voudrais cependant pas que l’on inter- prbte ii faux le fait de renoncer, pour l’instant, & cette justification. I1 ne signi- fie pas que je mette maintenant en doute l’intention qui m’animait alors et la premibre esquisse a laquelle je m’Ctais arrCt6. Tout au contraire, je n’ai pas cessC, depuis quarante ans, d’en poursuivre 1’Claboration. Je la dtfends encore aujourd’hui, sous le nom de mkthodologie ouverte ou plus gCnCralement de philosophie ouverte de la connaissance. Mais le fait sur lequel je tiens & insister est beaucoup plus ClCmentaire et ne tient pas directement au succbs ou aux difficult& de la poursuite de l’entreprise. I1 s’agit beaucoup plus simple- ment de savoir si oui ou non l’entreprise elle-mCme est par avance condamnke B l’insuccbs. Je I’ai dCj& dit, on peut prisenter une argumentation qui en conteste le bien-fond&. Or, la question est maintenant tranchCe par le fait: il suffit d’un exemple dCfendable (et mon ouvrage en Ctait un) pour que la con- testation de principe perde ses droits.

d) Mais les choses peuvent &tre vues sous un angle tout & fait diffkrent. La voie ayant CtC reconnue praticable, on peut se demander si les circonstances

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historiques lui ont CtC favorables, si elles ont permis B un vkritable courant de pensCe de s’y engager. Or, il faut bien reconnaftre que les grands courants CpistCmologiques, spkcialement en ce qui conceme les mathCmatiques, ont pris un autre cours.

Bien entendu, je n’entends pas parler ici de l’ensemble de la recherche ma- thhmatique. Elle est engagbe dans des horizons si divers qu’il n’est pas possi- ble de porter un jugement gCnCral sur la faGon dont elle coopkre B d’autres recherches et s’y charge de significations qui lui sont au moins partiellement extCrieures. Dans les quelques remarques qui vont suivre, je me bornerai B dire quelques mots des courants qui s’inspiraient et s’inspirent encore, sans le dire toujours explicitement, de certaines visCes et de certains prCsupposCs CpistCmologiques.

Dans un article rtcent, sur lequel j’ai l’intention de revenir, M. Bernays en cite trois, le formalisme, le logicisme et l’intuitionnisme. I1 faut naturellement y ajouter les recherches structurelles tendant B reconstmire l’ensemble des mathematiques B partir d’une thCorie des ensembles. I1 est remarquable que, de toutes B la fois, et mCme de l’intuitionnisme dont on sait qu’il contestait la vCritC des mathkmatiques classiques, on peut dire qu’elles tendaient (qu’elles tendent encore) B constituer une discipline mathkmatique autonome, CpurCe de tout apport qui ne lui appartiendrait pas en propre. Une telle convergence d’intentions me parait constituer un fait historique de la plus haute impor- tance. Je me hdte cependant d’ajouter que, poussCe jusque dans ses cons& quences extrCmes, une telle intention peut aboutir B l’installation d’un climat CpistCmologique franchement erronC parce que contraire ii un certain principe d’intCgralitC ou de solidaritk de tous les ordres de connaissance que le progrb mCme de la recherche ne permet plus de mettre en doute.

I1 est Cgalement remarquable que, par un phCnom&ne d’osmose qui mdriterait d’Ctre Clucidb, la mCme tendance se retrouve B l’auvre dans la plu- part des disciplines dites humaines. A mon avis, il conviendrait partout de la contenir par la pratique efficace de la rencontre et de la confrontation avec tout 1’Cventail des activitCs complCmentaires.

L’exemple du formalisme

I1 ne m’est naturellement pas possible de montrer ici, pour chacun des courants que je viens de citer, de quels prCsupposCs CpistCmologiques ils pro- ckdent. Qu’il me suffise de prendre le formalisme pour exemple, en me bor- nant d‘ailleurs B quelques indications t r k s succinctes.

On semble parfois penser que la tradition axiomatique peut Ctre remontCe avec continuit6 jusqu’aux Elhnents d’EucZide. C‘est une assez grave erreur

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historique car, pour I’Occident, cette tradition s’Ctait perdue avec la chute d’Alexandrie, centre culture1 et surtout scientifique de la Grande Grbce. On sait avec quelle lenteur et quelles difficultis une nouvelle tradition mathkma- tique, profondtment transformCe d‘ailleurs par la compCnCtration de l’algbbre, vint s’implanter en Europe. La procCdure axiomatique en resta absente pen- dant des sibcles. Les ClCments de Clairault en tkmoignent: le raisonnement gComCtrique s’y fonde directement explicitement sur les << Cvidences sensi- bles )>. I1 faut attendre jusque vers 1880 pour la voir reparaitre avec M. Pache, utiliste, il est vrai, h d’autres fins que celle d’Euclide et ancrCe dans un autre rCfCrentie1 mCthodologique et philosophique: Pache entend l’utiliser pour 1’Cdification rationnelle d’une gComCtrie non-euclidienne; quant h sa vision de la rCalitC, elle ne diffbre gubre de celle d’une physique des classes et des attributs. A travers ces prbuppositions philosophiques, l’axiomatisation reste donc engagte dans ce qu’on pourrait appeler les significations extk- rieures des axiomes de base. La procedure axiomatique telle que Hilbert la concoit et entend la pratiquer dans les fameuses Grundlugen der Geome- trie de 1905 s’engage dans un tournant dCcisif. Elle vise prCcisCment h se dtcharger de tous ses engagements extkrieurs. La raison pourrait en Ctre que 1’Cvolution constante de la connaissance fait peser sur ses engagements la menace d’une rCvision perpCtuelle. Hilbert entend y parvenir par une rtvolu- tion drastique portant sur le contenu de signification mCme des axiomes et par constquent aussi sur la nature de la proctdure dCductive qui en dCploie les conskquences. Elle pose que les choses nommtes par les axiomes, les points, les droites, etc., ne revCtent au dipart aucune signification prCalable si ce n’est, peutdtre, d’Ctre rCparties en catCgories distinctes. Elle pose ensuite que leur signification pleine et entibre ne leur viendra que du fait de figurer dans les axiomes comme ils y figurent, et de pouvoir Ctre utilisCe selon le modble (ou selon des modbles syntactiquement Cquivalents) que les axiomes en propo- sent. Cette pratique Ctablit entre les choses, dont le sens est ainsi circonscrit, des relations telles que passer par, &tre entre dont le sens n’est pas apportC du dehors mais rCside strictement dans la fason dont les axiomes permettent et prescrivent de les faire intervenir.

Quant h la << dialectique de la dCduction,, il est difficile de prCciser pour- quoi elle diffbre du bon usage d’un langage qui s’appliquerait h respecter stric- tement les circonstances et les intentions (en un mot, le rCfCrentie1) qui lui seraient impostes.

Est-il certain qu’un systbme ainsi dCployC se trouve dCbarrassC de toutes ses attaches informationnelles avec un monde qui lui serait extCrieur? Est-il certain qu’il rdaliserait ainsi 1’idCal d’une structure purement formelle dont chaque ClCment ne prendrait sa signification que par le fait et par la facon

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dont il y prend place? On peut en douter. On peut envisager - la chose n’a rien de nouveau - l’aspect syntactique d‘un langage comme la forme d‘exis- tence d’une certaine information collective sur l’univers de nos activitCs et de notre existence. Un jugement analogue peut 6tre aussi port6 sur ce que je viens d’appeler la dialectique de la dCduction, qui prendrait ainsi la significa- tion d’une pratique verbale conforme h la teneur de ces informations. On peut enfin relever le recours, dans le texte hilbertien lui-mCme, h certains symboles interpritables comme des << reprksentations ext6rieures >> de la << notion )> et qu’ils entendent dbigner. Tel est le cas, par exemple, du symbole (A, B, C) dCsignant un certain ordre de succession (l’ordre correspondant) des trois points A, B, C, sur une droite.

Dans cette perspective, la formalisation peut Ctre envisag6e comme une procCdure permettant de faire un pas de plus vers la constitution des struc- tures mathkmatiques en structures purement formelles, c’est-A-dire en struc- tures rendues indkpendantes des figurations ou des actualisations oh elles pourraient apparaitre rialistes B.

Je ne rappellerai pas ici comment la procCdure de formalisation doit Ctre conGue, comment elle peut 6tre entamCe et comment elle peut se d6ployer. Je rappellerai cependant le projet de formalisation de l’ensemble des mathCma- tiques dites classiques (c’est-A-dire appliquant sans restriction le principe du tiers exclu), projet que Hilbert prCsenta au Congrbs international de Bologne en 1928. L’effectuation de ce projet, dont le succks semblait ne lui faire aucun doute, devait lui permettre de rCpondre aux critiques de 1’Intuitionnisme brouwerien. En collaboration avec M. Bernays, il avait en effet imaginC une mCthode de dkmonstration permettant de fournir la preuve que jamais le diploiement formalis6 de l’une ou l’autre des disciplines mathimatiques ne pourrait aboutir h une formule interprCtable comme une contradiction. C’est h l’examen, d’ailleurs trbs superficiel, de cette mCthode de dCmonstration que j’en voulais venir, pour illustrer une de mes thkses. Pour distinguer la mathb matique ainsi mise en a w r e de l’ensemble des mathkmatiques h formaliser, on lui avait donne un nom: celui de m6tamathCmatique. Mais en quoi celle-ci diffCrait-elle de l’ensemble des mathkmatiques N ordinaires >>? Pourquoi devait-il Ctre permis d’admettre que le problkme de la non-contradiction ne viendrait pas aussi s’y poser? C‘est ici qu’intervenait une vue prCalable de caractkre mCthodologique dont la justesse conditionnait le bien-fond6 de toute la mCthode. On admettait que l’exercice de formalisation et les situations qu’elle aurait la facult6 de produire resteraient soumis a un inhaltliches Schliessen ayant la capacitC de den remettre B ses propres Cvidences. Je me souviens qu’aux premiers Entretiens de Zurich, en 1939, une discussion nour- rie s’Ctait ClevCe pour tenter de circonscrire ce qu’on pourrait appeler le

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domaine de validit6 d’une mCtamath6matique ainsi consue. La discussion n’avait malheureusement pas abouti.

Par ailleurs, il est bien connu que le thCorhme de Godel a m i s fin 21 l’espoir de mener la dimonstration de non-contradiction B bonne fin, dans les condi- tions prCvues initialement.

Cet Cpisode de l’histoire rCcente des mathkmatiques me parait comporter une leGon trks profonde: c’est qu’on ne peut @&re esptrer Clucider les pro- blkmes que pose l’existence mCme des mathdmatiques par des limitations plus ou moins artificielles de son domaine de validitC.

Les rCsultats de Godel ont certainement modifid la perspective, les moti- vations, je dirai mCme la philosophie de l’intention formalisatrice. Le projet de formaliser les mathkmatiques dans leur tout ou dans telle de leur partie n’en fut pas moins poursuivi. L‘intention de confCrer ainsi un statut d‘auto- nomie aux mathbmatiques en en faisant une science purement formelle n’Ctait pas nkcessairement like au projet de fournir la preuve de l’impossibilitk d’une contradiction. Rien ne semblait plus devoir interrompre le foisonnement des Ctudes formalisatrices. Pour certains, la formalisation semblait peu ?I peu prendre la valeur d’un but en soi.

I1 subsiste pourtant, en arrihre-plan, une question certes difficile mais fon- damentale qui reste en attente de son elucidation: est-il certain que les rhgles de dtploiement du systkme formalist B partir d’un certain lot de formules postes comme valables rCpondent authentiquement B la mise en ceuvre de la dialectique de la dCduction et de la dCmonstration valables au niveau des ma- thCmatiques non formalides? La dCmonstration n’en a jamais CtC faite. C‘est donc un prCsupposC de la mCthode axiomatique formalisante. On peut se demander B quel ordre de certitude on pourrait encore faire appel pour le jus- tifier, sinon au rCsultat obtenu par la recherche sur les fondements depuis le commencement du sikcle.

Tkmoignage de la recherche sur le statut des mathkmatiques

I1 n’est pas question de mettre en doute la valeur des rksultats mis B jour par la recherche sur les fondements et, plus gtnCralement, par la pratique des mathtmatiques dites modernes. C‘est une expCrience grandiose dont la portCe ne saurait encore Ctre apprCciCe B sa juste valeur. I1 n’en reste pas moins que bien des points de mCthode restent en suspens, aussi bien quant B leurs prta- lables que quant i3 leur intention. Dans ce qui prCchde, notre examen critique n’a port6 que sur l’un des quatre grands courants dont il a CtC question plus haut, sur le formalisme. Pour Ctre complet, il faudrait naturellement en faire de m&me pour les autres. Je ne chercherai pas B le faire ici mais les tCmoi-

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gnages que je vais citer dans un instant, les concerneront aussi. Pour ma part, je me rCserve de faire valoir mon propre point de vue h partir du paragraphe suivant, en faisant moins appel h des considCrations internes aux mathkma- tiques qu’h des considCrations sur la recherche scientifique envisagCe comme une entreprise collective.

Le premier tCmoignage auquel je me rCfbre est celui de M. P. Bernays dont personne n’ignore la part qu’il a prise dans la creation mime des mC- thodes formalisatrices. Avec la prudence et la compCtence qui le caractb risent, il prend parti quant h la dernibre question que nous avons CvoquCe, celle de l’entibre authenticit6 de la rCduction des mathkmatiques h un systbme formalid. I1 Ccrit h la fin d‘un article intitul6: eDie schematische Korrespon- denz und die idealisierten Strukturem - article publiC dans Dialectica B l’oc- casion de mon quatre-vingtibme anniversaire: K . . . ni le formalisme, ni l’in- tuitionnisme, ni le logicisme ne paraissent itre en mesure de restituer entibre- ment la potentialit6 des conceptions mathkmatiques originelles B.

Dans un autre contexte, commentant les rCsultats d‘un symposium sur les fondements des mathkmatiques, paru dans Dialectica, M. Bernays Ccrit encore: <<. . . Paxiomatisation de la thtorie des ensembles ne peut pas rem- placer avec authenticit6 1’Claboration u intuitive B de 1’idCe d‘ensemble >>. Dans ces deux articles, M. Bernays prend d’ailleurs assez nettement parti pour la mCthodologie ouverte appliquCe aux mathkmatiques.

Dans l’article intitul6 <<La philosophie ouverte et les mathCmatiques>>, paru dans la Revue internationale de philosophie, M. Jean Ladriere tire la legon des bouleversements intervenus ces dernibres annCes dans la thCorie des ensembles. I1 Ccrit:

<< Tout ce qui s’est pass6 jusqu’ici nous permet en tout cas de constater que les concepts CpistCmologiques introduits par M. Gonseth se r6vblent trks efficaces dans YinterprCtation de la demarche fondationnelle. On voit com- ment celle-ci s’organise en cycles, dont chacun est fait d‘une succession de phases. >> I1 ajoute, en fin du mime article:

<< Dans son effort pour rejoindre aussi adkquatement que possible le rCel, c’est en dCfinitive toujours d’elle-mime que la pensCe doit tirer ses propres critbres. Mais on ne peut dire qu’elle a de quoi les poser une fois pour toutes; elle ne se prCcbde pas elle-mime, dans une sorte d’auto-affirmation de prin- cipe, comme une certaine thCorie de l’a priori semble le suggCrer. Elle est h chaque instant ce qu’elle est devenue dans l’effort mCme de la recherche; c’est donc par rapport h ce qu’elle a dCjh construit qu’elle peut fixer les critbres des nouvelles dimarches h entreprendre, ce qui implique que les critbres ne peuvent jamais Stre fix& de faGon dbfinitive [. . .I. En nous montrant com-

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ment il peut en &re ainsi, l’kpistkmologie de M. Gonseth nous invite donc B la fois B cette rkserve toujours accueillante qu’exprime le terme d’cc ouverture D et k l’audace instauratrice pour laquelle il est raisonnable de prksumer que toute situation problkmatique, si embrouillke qu’elle soit, porte toujours avec elle les conditions de son propre dkpassement. D

Qu’il me soit enfin permis de rappeler les rksultats de l’ouvrage dkjk citk: La gtomttrie et le probl2me de l’espace. Je crois y avoir bien montrk qu’aucun des trois aspects sous lesquels la gkomktrie se prksente, l’aspect thiorique, l’aspect exp6rimental et l’aspect intuitif, ne peuvent Ctre spkcifiks jusqu’k l’entibre autonomie, mais qu’ils peuvent l’Ctre plus ou moins, selon les techniques utiliskes B cet effet. Le statut de la giomktrie devrait donc Ctre envisagk comme une synthkse dialectique de ces trois aspects, comme une synthbse variable en fonction des fins auxquelles la gkomCtrie doit rkpondre.

Ces tkmoignages ont-ils kclairci la situation?

11s ne l’ont pas simplifike. 11s ont cependant montrk qu’il est vain de cher- cher B Clucider le << statut ontologique D des mathkmatiques en les rkduisant B autre chose qu’elles-mCmes.

Que faire et comment conclure? Pour ce qui me concerne, je n’ai jamais partagk l’intention de confkrer

aux mathkmatiques, par quelque artifice que ce soit, un statut de parfaite autonomie. L’une de mes raisons, la plus tenace peut-Ctre, n’a rien de spCci- fiquement mathkmatique. Elle tient au fait, indiniable et mystirieux s’il en est, de la solidaritk des mathkmatiques appliqutes avec tous les ordres de la recherche objective. Confirer un statut d‘autonomie aux mathkmatiques, ce serait purement et simplement renoncer B poser le problbme de leur rapport avec le rkel, le problbme de la fiabilitk de leurs applications. I1 faut donc h a - giner autre chose.

DBs ici, j’abandonnerai la formule << les mathkmatiques et la rkalitk )). La raison m’en est fournie par le problkme de la recherche, aussi bien du cat6 des mathkmatiques que du c6tk des sciences physiques ou naturelles. La for- mule suggBre l’idke de confrontation en quelque sorte directe et immkdiate entre deux univers de nature diffkrente mais qui auraient chacun leur faGon propre et parfaitement dkterminke d’exister. Or, ni d‘un c6t6 ni de l’autre, ni l’itat ni le rythme de progression de la recherche ne permettent d’assumer l’hy-

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pothbse mktaphysique d’une nature dernibre, but ultime de la connaissance. La connaissance de la rCalit6 dite physique ne nous est jamais donnCe que par le truchement de categories d’information qui, pour prendre leur significa- tion, doivent encore Ctre interprCtCes. Or, il n’existe prCcisCment pas d’infor- mation h 1’Ctat pur. Les informations ne nous parviennent que mCdiatisCes par des formes informationnelles, c’est-h-dire des signes, des symboles, des figurations, des formes verbales, etc. . . . Avec ces matdriaux, nous ne sommes jamais capables de construire la rtalitt en elle-mCme mais des horizons de rCalitC dont la plus ou moins grande fiabilitC reste, me semble-t-il, au-delh de nos possibilitks d’explication rationnelle. Wolfgang Pauli, Prix Nobel de phy- sique, me disait accepter la formule suivante: notre connaissance de la rCalit6 progresse par Ctapes, par niveaux successifs, par passages &horizon de rCalitC en horizon de rCalitC. C’est par rapport h cette connaissance en Cvolution d‘un rCel peut-Ctre inaccessible dans sa nature dernihre que le r61e des math& matiques est, si possible, 21 caracteriser.

Tournons-nous maintenant du c6t6 des mathtmatiques pour nous de- mander si elles nous offrent une stabilitC parfaitement et difinitivement assurCe, si leur fagon d’Ctre est close ou si elle n’est pas ouverte sur un deve- nir qui se dCvoilerait aussi par paliers et par horizons successifs.

Quant B moi, je n’htsite pas ?I prendre parti pour la seconde CventualitC. L’histoire des mathCmatiques peut Ctre prise h t6moin: ce qu’on appelait le calcul infinitksimal, avec toutes ses extensions, ne forme-t-il pas un horizon du diffkrentiel que les mathkmatiques antCrieures avaient h peine pressenti? La validit6 et la valeur de cet horizon ne sont pas effacCes par la mise en place d‘un horizon structure1 dont rien ne prouve qu’il soit le dernier qui puisse Ctre produit par l’esprit du mathimaticien. I1 est vrai qu’il n’est pas donnC B tout le monde de frayer les voies vers un nouvel horizon.

Les risultats de la recherche sur les fondements peuvent Cgalement Ctre consultis. Rien, dans ce que j’en ai rappel6, ne me semble contredire 1’idCe d’une mathkmatique capable de se constituer en horizons successifs par le renouvellement en profondeur de ses prbuppods, ou, pour tout dire en un mot, par le renouvellement de son propre rCfCrentie1.

L‘idCe selon laquelle les mathimatiques fournissaient ?I la rCalitC des formes adCquates et mCme definitivement adCquates d’expression a dQ Ctre abandonnie depuis longtemps. Elle ne rendait pas compte de la constante Cvolution du matCriau informationnel et de la perpCtuelle obligation d’en

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rkviser l’expression en consCquence. Dans Les mathtmatiques et la rkalitb, j’y remCdiais en posant que I’adCquation qu’on pouvait r6aliser entre la rCalit6 et l’une quelconque de ses expressions ne pouvait Ctre que schematique. A ce moment dCjh, je faisais observer qu’un tel prCsuppos6 n’est pas arbitraire mais, comme je m’efforgais d’ailleurs de le faire voir, que l’exercice mCme de la recherche l’exige et le confirme. Ce principe, disons plutbt cette option de base, n’est pas mis en doute par les remarques pr6c6dentes. I1 arrive que l’effacement d’un horizon de rialit6 au bCnCfice de l’autre rCclame aussi le renoncement de certains moyens mathimatiques au profit de certains autres. Dans tous les cas, les mathkmatiques s’y prCtent en tant que formes informa- tionnelles. C‘est par la symbiose, la synthbse dialectique du mat6riau et des formes informationnels que ce que nous disons &re la rCalit6 prend sa forme, le plus souvent provisoire pour nous.

Un ClCment essentiel manque encore h la synthbse dialectique dont il vient d’Ctre question: c’est une explication, si vague soit-elle encore, de la facult6 que la personne mathtmaticienne possbde de produire et de lier entre elles des formes mathCmatiques A destination informationnelle. Une explication pourrait Ctre suggCrCe par le spectacle de nous-mCmes que la biologie mo- derne nous rCvble de jour en jour. Ce pourrait Ctre que la personne mathe- maticienne est un Ctre inform6, jusque dans la moindre de ses cellules et de ses parties, des moyens que requiert - je reprends ici l’expression de Jacques Monod - 1’exCcution de son projet d’exister. La conception et la maitrise des Ctres mathtmatiques est dans la mkme ligne que la production et l’exercice d’une langue de communication qui est elle-mCme dans la mQme ligne que la genbse et la mise en auvre des figurations sensorielles, etc. Dans cette vision des choses, l’intuition mathkmatique, mCme lorsqu’elle s’exerce h un niveau abstrait ClevC, se prbente comme la forme peut-Ctre la plus CvoluCe du nCces- saire contact que l’homme et son espbce doivent prendre avec le monde de leur existence.

Dans cette perspective qui cherche h tenir compte de 1’Ctat actuel de la re- cherche scientifique, la part que les mathkmatiques prennent a la constitution de la connaissance s’expliquerait ainsi de faGon analogue h celle dont j’ai d6jh par16 B propos de mon ouvrage La gtomktrie et le probl2me de l’espace: l’exercice des mathdmatiques dans leur entiere signification se prCsente c o m e une synthbse dialectique entre trois aspects irrCductibles entre eux, l’aspect thCorique de la conception et de la maitrise des formes mathCma- tiques, l’aspect expirimental o t ~ les formes mathimatiques se chargent de leur fonction informationnelle et l’intuition par laquelle se manifeste le pouvoir de crCation de la personne mathCmaticienne.

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I1 me faut ajouter que tout ce qui vient d'Qtre dit devrait trouver sa place dans une philosophie moderne de la connaissance. Celle-ci devrait s'6lever B partir d'un r6fkrentiel (par consCquent aussi d'un vocabulaire m i s B jour). Toutes les conceptions et toutes les expressions de base, depuis celles de rCa- lit6 et d'adkquation jusqu'B celles d'intelligibilitk, devraient Qtre dialectiskes pour former un tout conforme h la situation actuelle. La philosophie ouverte, inaugur6e sous le nom d'idoneisme dam Les mathtmatiques et la rtalitt, et la mCthodologie ouverte dont j'ai poursuivi 1'Claboration jusque dam ces der- nihres ann6es en fournissent les moyens.

Muveran 12 101 2 Lausanne

Dialectica Vol. 29, No 1 (1975)