Les mots de couleur : des passages entre langues et cultures

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Annie Mollard-Desfour CNRS/Universités Les Chênes 2 Cergy-Pontoise Paris 13 Villetaneuse, France.

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Les mots de couleur : des passages entre langues et cultures

Annie Mollard-Desfour CNRS/Universits Les Chnes 2 Cergy-Pontoise Paris 13 Villetaneuse, FranceSynergies Italie n 4 - 2008 pp. 23-32

Lanalisi del lessico francese relativo ai colori evidenzia lapporto delle altre lingue e culture. Cos, le denominazioni dei colori generici , ovvero degli iperonimi che designano i campi cromatici (noir, blanc, rouge, jaune, vert, bleu, brun, ma anche rose, violet, orange), derivano prevalentemente dal germanico e sono state introdotte con le invasioni dei popoli germanici. Per quanto riguarda la moltitudine dei termini cromatici iponimici che designano le sfumature, solitamente referenziali, essi ci sono giunti un po da ovunque con le importazioni commerciali, artistiche e i saperi nuovi. Un excursus dei lessici cromatici specifici (colore dei finimenti dei cavalli, dei capelli), nonch dei termini derivanti dalle materie coloranti, dai vegetali, dai metalli e dalle pietre preziose, mette in luce il fatto che essi sono stati sia adottati che adattati. Le parole dei colori vanno e vengono seguendo dei percorsi infiniti. Tuttavia, pur essendo avvenuti dei passaggi tra lingue diverse, alcune particolarit nazionali e culturali persistono, dal momento che, nelle varie lingue e culture, nominare un colore vuol dire pensare quel colore in modo diverso. Mots-cls : lexique - couleur - tymologie - adaptation culturelle Key words : vocabulary - colours - etymology - cultural transfert

La couleur, daprs son tymologie, le latin color, se rattache au groupe de celare : cacher, celer , selon lide que la couleur recouvre et cache la surface des choses, quelle farde et dissimule la ralit1. De mme, les mots de couleur se dissimulent dans le lexique franais, constitu dune liste ouverte de termes2, natifs ou venus dailleurs. Comment se sont constitus ces termes de couleur ? Do viennent-ils ? Quels passages chromatiques se sont faits dune langue lautre ? Ces mots de couleur et leurs correspondants trangers ontils le mme contenu ? Lanalyse des principales dnominations chromatiques - correspondant aux onze grandes catgorisations de la couleur - mais aussi de nuances appartenant des lexiques chromatiques spcialiss (robe des

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chevaux, cheveux) ou issus de matires colorantes, de vgtaux, de mtaux et pierres prcieuses permet de mettre jour la problmatique des couleurs, son aspect essentiellement culturel et les problmes de traduction. 1. Les onze termes de couleur dsignant les champs chromatiques franais La langue structure le domaine des couleurs en dcoupant, dans le continuum du spectre, de grandes divisions : les champs chromatiques qui correspondent aux diverses tonalits3. Ces champs de couleur correspondent une zone, un espace chromatique englobant toutes les nuances de la tonalit, du clair au fonc, parfois mme des nuances proches dune autre tonalit. En franais (et dans les cultures occidentales), on considre quil y a onze focus ou champs de couleur dsigns par les termes gnriques : noir, blanc, rouge, jaune, vert, bleu, brun, gris, violet, orange, rose4. 1.1 Lopposition noir/blanc obscurit/clart, lumire Le noir tait nomm en latin laide de deux termes : niger ( noir brillant , puis noir en gnral) et ater ( noir mat ). Ater a, peu peu, t supplant par le terme niger a lorigine du terme noir actuel (neir,1100), mais ater persiste toutefois dans des sens littraires ou mdicaux tels que atrabile (ou bile noire ), synonyme de mlancolie (melaina chole) issue du grec. De mme, le blanc tait nomm en latin par albus ( blanc mat ) et candidus ( blanc clatant )5. Si ces termes se retrouvent dans albescent, aube, aubade, aubpine ( pine blanche ), etc. ainsi que dans candide, candeur, candidat6, etc., le terme blanc, gnrique exprimant la blancheur, est issu du germanique blank (brillant, clair )7 et aurait t employ par les soldats germains pour qualifier lclat des armes ou la robe des chevaux. Le lexique du blanc et du noir latins met en vidence limportance accorde aux notions de brillance et de matit, et se diffrencie en cela du lexique de notre socit contemporaine qui sattache davantage traduire les diffrences de tonalits. Le grec leukos, blanc, brillant, ple est lorigine de llment formant leuc(o)- entrant dans la composition de mots savants tels que leucmie, leucoderme, leucome, etc. 1.2 Le rouge Le latin disposait de nombreux termes pour traduire le champ du rouge, ce qui tmoigne de la place privilgie occupe par cette couleur dans la culture grecque et romaine : ruber, rufus, purpureus, punicus, rubicundus, rutilus, coccinus, mineus, sanguineus, flammeus, etc. Ruber qui dsignait toutes les nuances de rouge mais aussi la zone du rouge voisine du bleu (purpura), a t peu peu supplant par rubeus, -a, -um : roux, rousstre, rougetre (driv de rubere: tre rouge ), mot romain, terme courant pour dsigner le rouge dans toute sa richesse de nuances et sera lorigine du terme rouge (roge, 1130 ; rouge, 1190). De ruber ou rubeus sont issus rubescent, rubicond, rubis, rubigineux, rubrique (titre ou chapitre crit autrefois en rouge), rubiette (genre doiseaux comprenant notamment le rouge-gorge et le rouge-queue), rubole (maladie contagieuse se caractrisant par une ruption de rougeurs sur la peau24

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rappelant celle de la rougeole et de la scarlatine8), etc. ; de purpura drivent pourpre, pourpr, empourpr, etc. ; de phoinos9, phniciens qui furent les inventeurs de la phoinix, teinture rouge ; du grec porphura est issu porphyre, et porphyren ; de eruthros nous vient llment formant rythr(o)-, entrant dans la composition des mots savants ayant rapport la couleur rouge : rythrosine, rythrocyte, rythrodermie, rythropotine, rythrose, rythme, etc. 1.3 Le jaune et le vert Du latin galbinus, driv de galbus, vert ple, jaune vert , qui serait rattacher un radical indo-europen gal-, nous vient le terme jaune (1100), couleur de lor , puis (1165), dans un sens plus ngatif, en parlant du teint marqu par la fatigue10. Egalement apparu vers 1100, le terme vert, du latin viridis , vert , mais aussi frais, vigoureux, jeune , a t, ds sa cration, troitement li la notion de vgtal, dherbe, de croissance11. Ces interfrences et chevauchements de tonalits exprimes par le jaune et vert latins sont encore perceptibles de nos jours dans certaines langues, comme lont soulign de nombreux linguistes (Andr, 1949 ; Meillet, 1912 ; Meyerson, 1957)12. 1.4 Le bleu Quant au bleu, il tait si peu prsent dans les textes anciens que certains philologues se sont interrogs sur labsence de perception de cette couleur par les Grecs et les Romains ! De plus, lorsquelles sont cites, les nuances du bleu sont dsignes par des termes particulirement imprcis, instables, variant du bleu au vert, en passant par la gamme des gris, entre ple et fonc : caerulus, glaucus, etc. Ce lexique des bleus est le reflet du rapport que les Anciens entretenaient avec cette couleur. Pour les Romains, ctait la couleur guerrire des barbares, celtes et germains qui sen recouvraient le corps pour effrayer leurs ennemis ; et si, pour une femme, avoir les yeux bleus tait un signe de mauvaise vie, ctait pour les hommes, une marque de barbarie ou de ridicule. Ainsi, le terme franais bleu ne nous vient-il pas du latin, mais de lancien bas francique blao (bas latin blavus), de signification imprcise lorigine, le sens le plus ancien semblant tre ple, blanchtre et livide, bleutre , en parlant du teint dune personne ou de la peau contusionne. Certainement issu de lindo-europen bhleg-, briller ; brler , bleu est tymologiquement li blanc, blond et blme. Un autre terme, azur, du latin mdival azurium, est issu de larabe lazaward, lapis lazuli , du persan lazward. En franais - comme en italien et en espagnol - les deux mots les plus courants pour dsigner la couleur bleue ne sont pas hrits du latin, mais du germanique et de larabe : bleu et azur. Ce sont ces mots qui finiront par prendre le pas sur les autres et simposeront dans toutes les langues romanes13. 1.5 Le brun Le terme franais brun (1080), du latin mdival brunus, du germanique braun,25

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a t introduit dans la Romania probablement par les mercenaires germains pour qualifier la robe des chevaux avec le sens de poli, luisant , puis (1100) pour dsigner une couleur entre roux et noir, en parlant notamment du teint14. 1.6 Le gris De lancien bas francique grs : gris , que lon peut restituer daprs le moyen haut allemand gris, le nerlandais grijs, lallemand greis, trs g, snile 15. Gris a certainement t introduit en Gaule par les mercenaires germains comme adjectif qualifiant la robe des chevaux ; il a ensuite t utilis en franais pour parler de la barbe (1150). 1.7 Le violet, le rose et lorange Parmi les termes chromatiques franais dsignant les grandes catgories de couleur, certaines sont rfrentielles, cres par analogie : violet, orange et rose. Le franais violet (1228) est driv de lancien franais viole dsignant la violette, fleur de cette couleur, et issu du latin viola, nom de diffrentes plantes dont la violette (viola purpurea)16. Rose (1165), emprunt au latin rosa, du nom de la rose sauvage, lglantine, est commun toute lEurope, mais par quelle voie ? Emprunt direct au latin pour chacune des langues ou lune dentre elles pour toutes les autres ? Rose, sil nen est pas issu, est toutefois apparent au rose grec rhodon (qui voque le rhododactulos et les doigts de rose de laurore chers Homre, et donnera naissance rhododendron, rhodophyces, rhodochrosite, rhodosite, etc.). Langlomanie, surtout dans le domaine du marketing, a rcemment fait clore dans les textes franais le pink (rose pink, shocking pink) et le pinky rose. Les termes orang (1534) et orange (1553) dsignant la couleur sont issus du nom du fruit qui sest diffus dans toute lEurope partir du sud de lItalie. Lancien franais pome (d)orenge serait un calque de lancien italien melarancio, -a (depuis le XIVe), de mela pomme et de arancio oranger, orange , emprunt larabe, lui-mme au persan narang, le o- du franais moderne sexpliquant probablement par linfluence du nom de la ville dOrange, tandis que le -a- par celle de litalien arancia, orange tant dabord attest dans une traduction de litalien. Ainsi les grandes catgories de couleur sont-elles nommes en franais par des termes venus du latin, mais aussi du germanique introduit par les soldats qui employaient ces dnominations pour qualifier la robe des chevaux ou lclat des armes (blanc, bleu, brun, gris). Si ces catgories chromatiques ont peu peu perdu un lien vident avec un rfrent, celles qui ont t plus rcemment nommes ont maintenu ce lien et nous sont parvenues avec la fleur et le latin (rose, violet), ou avec le fruit (orange) par lItalie, larabe, et le persan. 2. Les dnominations de couleur traduisant les nuances Les onze grandes catgories de couleur sont nuances par une multitude de termes, le plus souvent rfrentiels, qui essaient de traduire les imperceptibles26

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tonalits. Un aperu de dnominations de couleur qualifiant la robe des chevaux, les cheveux, ou ayant leur origine dans les noms de matires colorantes, de plantes, de fruits, de pierres prcieuses, etc. tmoigne de lextrme varit des rfrents de couleur et de lorigine multiple des mots de couleur. 2.1 Pelage des chevaux, barbe et cheveux Les invasions germaniques ont permis dintroduire dans le lexique franais, plusieurs termes chromatiques qualifiant, lorigine, la couleur de la robe des chevaux ; parmi ceux-ci fauve et aubre, rouan, balzan et zain. Fauve, ocre orang brun rougetre, vient du germanique occidental falwa-, jaune tirant sur le roux , introduit en bas latin ; dabord sous la forme falve (1100) pour dsigner la couleur, fauve a ensuite, par extension, t employ pour qualifier les animaux sauvages au pelage de cette couleur (1561), et au figur, les animaux sauvages (1790) puis froces (1832). Aubre, qualifiant de nos jours un cheval dont la robe est constitue de poils blancs et alezans, serait un emprunt lespagnol hobero (aujourdhui overo), de couleur ple, tachet ; en parlant dun cheval (1495), soit dun driv du latin vulgaire falvus, fauve , du germanique falwa-17, soit du croisement de falvus avec varius tachet (vair)18. Hobere (1555) a dabord t un nom propre, propos dun cheval, puis, sous la forme aubere (1573), un nom commun propos dun cheval dont le poil est de couleur ple . Rouan19, qualifiant un cheval aux poils mlangs de blanc, de brun-rouge et de noir, est emprunt lancien espagnol ron (1156), probablement issu dun latin vulgaire ravidanus, driv de ravidus gristre , de ravus gris . Balzan, tache blanche au dessus du sabot du cheval (1584) puis, en parlant dun cheval noir ou bai prsentant ces taches (1621), est emprunt litalien balzano, de balzanus, latin mdival, lui-mme de lancien franais baucent qualifiant un cheval tachet, ou de lancien provenal bauan. Zain, en parlant dun cheval dont la robe, dune seule couleur, ne prsente aucun poil blanc, est un emprunt litalien zaino, qui na aucun poil blanc (1573), emprunt, malgr lcart chronologique, lespagnol zaino, synonyme, et dont le sens figur, en parlant dune personne, signifie tratre, faux . Les qualificatifs de couleur des cheveux et de la barbe sont galement significatifs des changes entre langues. Du latin ruber, rouge, rougetre, rousstre , nous vient le roux et la rousseur, et de flavus, jaune , les littraires flave et flavescent, exprimant le blond dor trs lumineux. Mais le terme blond (1100, blund ; 1164 blond) est probablement issu du germanique blunda-20, et repris par les romains pour dsigner la couleur des cheveux des Germains. Pour les nuances fonces, outre brun21, on peut noter ladjectif chtain, issu de chtaigne, du latin castanea dsignant le fruit et larbre, emprunt au grec. Quant auburn, terme anglais (1420), emprunt lancien franais auborne, adjectif qualifiant les cheveux blonds, du bas latin alburnus, de couleur blanche, claire , driv du latin albus blanc , il reviendra en France en passant du clair et blond au cuivr et fonc. Ce glissement de sens est probablement d la confusion entre brown, brun , et les formes abron, abrune, abroune des XVIe et XVIIe.

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2.2 Matires colorantes Les termes de couleur issus de matires colorantes sont dune extrme complexit quant la dfinition de la nuance et aux multiples origines de ces mots venus dailleurs en mme temps que les matires colorantes dont ils sont issus. Cinabre, rouge vif tirant sur lorang, obtenu de la matire colorante de ce nom, ou qui rappelle cette nuance (rouge cinabre, cinabarin) vient du latin cinnabaris, cinabre , emprunt au grec kinnabari. Carmin, rouge vif, clatant obtenu lorigine de la cochenille ou kerms (charmin, 1165), tient peut-tre son origine du croisement de larabe qirmiz, cochenille , et du latin minium, minium, vermillon , mais pourrait tre un driv en -in de lancien carme, emprunt lespagnol carmez, de lhispano arabe qarmaz, lui-mme de larabe qirmiz, cochenille . De mme cramoisi, rouge fonc, clatant, tirant sur le violet, obtenu de la cochenille (ou kerms), nous vient de larabe qirmizi, de la couleur de la cochenille , driv de qirmiz, cochenille , par lespagnol carmesi ou litalien chermisi / cremisi. Le terme de couleur et ses drivs, aprs avoir qualifi les toffes dun rouge somptueux, sont frquemment utiliss, de manire ngative, dans la description du teint dun rouge intense (cramoisi, cramoisir, etc.). Ecarlate, rouge vif obtenu de la cochenille, viendrait du latin mdival scarlatum, drap carlate de diffrentes couleurs clatantes 22, emprunt une forme arabe sikirlt ou saqirlt, tissu de laine . De larabe sigillt / siqillt, tissu de laine ou de lin, dcor de hawtim, de cachets, de sceaux ou de bagues , luimme emprunt au grec mdival sigillatos, du bas latin sigillatus, en parlant dune toffe ou dun vtement, orn de sigilla (figurines) . En Occident arabe puis en Occident chrtien, le terme carlate en vint dsigner un tissu prcieux de nimporte quelle couleur (1168), puis un tissu rouge (1636). De l le sens actuel de couleur rouge (1172). Ecarlate a produit les drivs carlatin, scarlatin, scarlatine, ainsi que coccinelle dsignant un petit insecte aux lytres rouges, latin scientifique coccinella, driv de coccinus, carlate et calque du grec kokkinos. Quant cochenille, petit insecte parasite des vgtaux (appel aussi kerms) dont on extrait un principe colorant du mme nom, si certains tymologistes le rattachent lespagnol cochinilla, cloporte (de cochino, cochon ), dautres voient son origine dans le latin coccinus, carlate , par lintermdiaire de litalien cocciniglia, ou du grec konkhulion, coquille , par lespagnol. Garance, rouge vif, obtenu de la racine de la garance et de nos jours par synthse, est issu de warance, par une forme latinise warantia/warentia, du francique wratja, quon restitue daprs lancien haut allemand rezza, du latin bractea / brattea, feuille de mtal, dor , confondu avec le latin classique blatta, -ea, pourpre 23. Pourpre, nuance variant du rouge au rouge violet et au violet, vient du latin purpura, murex, toffe, vtement teint de cette couleur, souvent comme marque honorifique , issu du grec porphura, et probablement emprunt une langue du Proche-Orient. Il a donn de nombreux drivs courants, scientifiques ou littraires : pourpr, empourpr, empourprer etc., employs de nos jours dans la description du teint et dans un contexte pjoratif. Indigo, bleu violet, certainement originaire du portuguais indigo, issu du latin indicum, indigo , de indicus, indien , tout comme litalien indaco (1334).28

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Pastel, bleu clair, nous vient de litalien pastello, btonnet color (fin XIVe), issu de pastello, gteau - le pastel tant constitu dune pte colore, durcie -, lui-mme du bas latin pastellus, du latin pastillus, pastille . Les dnominations de couleur issues de matires colorantes ont parfois des origines surprenantes et souvent potiques, telle celle de cobalt, bleu fonc, de lallemand Kobalt, Kobolt, minerai de cobalt , de Kobold, nom dun lutin malicieux qui, selon la lgende, aurait hant les anciennes mines et aurait subrepticement drob le minerai dargent pour le remplacer par ce minerai jug alors inutilisable (1526, kobolt, 1562, forme latinise cobaltum). Sans oublier la potique mtaphore do nous vient eosine, substance rouge utilise notamment comme colorant alimentaire et rfrent du rouge (rouge osine), emprunt lallemand eosine, du latin scientifique eosina, lui-mme du grec s, aurore, rougeur de laube . 2.3 Elments naturels : vgtaux, mtaux et pierres prcieuses Les dnominations de couleur rfrentielles sont frquemment issues de la nature, en particulier des fleurs, fruits, lgumes, et pierres le plus souvent prcieuses. Outre la rose et la violette qui ont donn leur nom des champs de couleur, on peut mentionner, mauve, lilas, autres varits de violet, la blanche marguerite, du latin margarita, perle, du grec dorigine orientale, mais encore fuchsia, rouge violet rose violet rappelant celui du fuchsia, du latin scientifique Fuchsia, de L. Fuchs, botaniste allemand. Pour les fruits, outre orange et chtaigne, pour le champ du brun, il faut citer marron qui indique une nuance de brun fonc24, de litalien marrone, probablement driv dun radical prromain marr-, pierre, rocher , ou encore noisette, du latin nux, tout fruit cale et amande ; noix, noyer . Quant au rouge de tomate, emprunt dabord par lintermdiaire de lespagnol tomate, puis par celui de diverses traductions, au nahuatl tomatl, il serait driv de la racine tomau, crotre, pousser . Plus rcemment, kiwi, nuance de vert semblable au fruit chinois export par la Nouvelle-Zlande, est venu de langlais kiwi, emprunt au maori (Nouvelle-Zlande) dsignant loiseau du mme nom, emblme du pays. Pour les mtaux et pierres prcieuses, nombre sont issus du latin : argent, argent (de argentum), or, dor (de aurum), meraude (de smaragdus, du grec smaragdos), lapis-lazuli, de lapis, pierre et de lazuli, gnitif de lazulum, emprunt larabe populaire lazurd, arabe classique lazaward, lazuward, azur, du persan lazward ; ou encore saphir, de sappirus, sapphirus, lui-mme emprunt au grec, et celui-ci une langue smitique qui laurait emprunt une langue de lInde. Ce sont des voyages multiples et parfois mystrieux auxquels nous entranent les dnominations de couleur : de litalien larabe, de lEurope lOrient, des bords de Mditerrane la mer du nord, le lexique chromatique franais puise tous les lieux et toutes les cultures, accompagnant les importations commerciales, artistiques et les savoirs nouveaux. Les couleurs et les mots pour les dire, sont adopts et adapts ; ils vont et viennent dans des parcours infinis. Mais si des passages se font entre langues, des diffrences parfois

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fondamentales sobservent dans les significations, dans les conditions demplois, les connotations ; et les traductions se rvlent particulirement dlicates. Ainsi certaines langues sous-divisent les champs de couleur qui sont nomms par divers termes dont aucun ne peut tre considr comme plus gnrique et fondamental que lautre : cest le cas du russe ou de litalien pour le champ du bleu, du hongrois pour le rouge. Comment traduire ces bleus russes, goluboj25 et sinij (Morgan, 1993) ou les italiens, blu/azzuro/celeste/turchino (Arcaini, 1993), ou encore les deux rouges hongrois piros et vrs ? De mme langlais purple nest pas lquivalent de pourpre, et brown diffre de brun26. Lapproche linguistique de la couleur ne constitue pas simplement un problme de langage, mais embrasse lensemble du patrimoine culturel. Traduire la couleur, cest aussi penser autrement la couleur, dans les diverses langues et cultures, dans le temps et lespace. NotesCeler (1050) du latin classique celare, cacher, tenir secret, ne pas dvoiler , qui appartient une racine indoeuropenne kel-, reprsente dans un grand nombre de mots latins (cellule, cil, clandestin, couleur, occulte) et dans le celtique celim je cache , lancien haut allemand kelan : cacher , lancien islandais hall : rus , en grec mme, sous la forme largie kalluppein : couvrir, cacher (apocalypse, eucalyptus). 2 La couleur, en franais, tant nomme au moyen de termes spcifiques, directs , sans lien vident, de nos jours, avec un rfrent : bleu, rouge, vert, jaune, etc., vrais mots de couleur, mais aussi, de termes rfrentiels, concrets (coquelicot, saumon, bne, etc.) ou abstraits , par association avec une ide (rouge passion, rouge glamour, bleu rve, etc.). Voir Mollard-Desfour, 1998, 2000, 2002, 2004, 2005, 2008. 3 Le champ chromatique est un rayon smantique de couleur ressenti comme unit dans une langue (Kristol, 1978 : 10). 4 Les dfinitions des termes de couleur dans les dictionnaires mettent en vidence ces termes catgorisateurs, gnriques, hyperonymes qui servent dfinir les diverses nuances ou hyponymes : bleu hyperonyme servant dfinir azur, cleste, horizon, pastel, marine, etc. Voir Mollard-Desfour, 1998, 2004, aussi la thse universaliste de Berlin et Kay, 1969 selon laquelle il y aurait onze termes fondamentaux de couleur dans les langues parvenues au terme dune volution en sept stades : 1. blanc et noir ; 2. rouge ; 3. jaune ou vert ; 4. jaune et vert ; 5. bleu ; 6. brun ; 7. gris, rose, violet, orange. 5 Ladjectif latin candidus, blanc driverait du sanskrit candra, lumire . 6 Candidat, celui qui, postulant une fonction, tait vtu dune tunique blanche. 7 On voque une forme nasalise du germanique blik-an, briller , en parlant des armes blanches. La blancheur est lie la brillance, la clart, la lumire. Le white anglais, issu galement du germanique xwitta, est apparent au mot russe svet, lumire ; et dans belyi, blanc en ruse, la syllabe be drive de bhe, clair . 8 Fivre scarlatine ou carlatine. De scarlatum, carlate . 9 Phoinos : rouge, pourpre , semble se rattacher une racine indo-europenne bhen- : frapper mort , par lide de sang. 10 A rapprocher de lallemand galle , bile , et du jaune italien et anglais, giallo et yellow. 11 Lallemand grn : vert est apparent lexpression danoise at gro : crotre, pousser , au danois grode : croissance , et probablement lallemand gras : herbe . 12 Ainsi en sanskrit le terme harita signifie - le plus souvent - vert, mais parfois jaune. En russe, comme dans de nombreuses langues indo-europennes, vert et jaune ont une racine commune jel. 13 Pastoureau, in Mollard-Desfour : 1998. Blao sest tendu litalien et langlais, mais pas lespagnol dont le terme fondamental du bleu est azul. Lallemand blau drive de blab ou bleich,1

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Les mots de couleur : des passages entre langues et cultures ple et du latin flavus, jaune, blond , ce qui explique que la couleur du ciel soit souvent dsigne par blab, ple , blau, bleu ou mme gelblich, jauntre . 14 Brun se dit en anglais brown, en nerlandais bruin et en italien brunetto ; mais il se dit moreno en espagnol. 15 Voir lallemand greis, vieillard (nerlandais grijs et grauw), latin ravus, galement brillant lorigine. En allemand grau, gris tire son origine de lexpression der Morgen graut : le jour commence poindre . Anglais grey, italien grigio. 16 La drivation a jou en sens inverse dans diverses langues : violet, violette/ violette, violet. A noter que le violet anglais dsign par purple ne correspond pas au terme pourpre franais (une nuance variant du violet rouge au rouge). 17 Voir supra, fauve. 18 Cette tymologie a le mrite dexpliquer les deux sens de lespagnol hobero. Lhypothse dun emprunt de lespagnol larabe hubara outarde est invraisemblable sur le plan smantique comme sur le plan phontique. 19 1340, rouen, 1389, roan. 20 De mme que litalien biondo et lancien provenal blon. Quant lallemand moderne blond (1676) cest un emprunt au franais. 21 V. brun, supra. 22 Au Moyen ge, le terme carlate pouvait qualifier toutes sortes de couleurs et dsignait toute teinture brillante donne par une couche de cochenille. carlate traduisait la perfection mme de la teinture... On en revint ensuite au sens primitif et carlate ne dsigna plus que la couleur rouge vif. 23 D. Cardon note dans Guide des teintures naturelles, 1990, p. 33 : Lorigine du nom franais est discute : il viendrait peut-tre du latin verus = vrai, et voudrait donc dire la vraie couleur, le vrai rouge (...) . 24 Marron qui tend prendre la place du gnrique brun. 25 Qui a pour rfrent le pigeon, golub. 26 En franais les chaussures sont marrons et en anglais brown.

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Synergies Italie n 4 - 2008 pp. 23-32 Annie Mollard-Desfour Wartburg W. von, FEW - Franzsisches etymologisches Wrterbuch. Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes. Tbingen J. C. B. Mohr, puis Basel, Helbing und Lichtenhahn, 1946 -

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