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LES NARRATEURS DANS UN ROI SANS DIVERTISSEMENT (Page reprise du site d’Elisabeth Kennel : adresse Internet ci-dessous) Plusieurs niveaux de narration Le récit dans Un roi sans divertissement est pris en charge par plusieurs narrateurs : cinq en tout. Narrateur anonyme : des pages 9 à 80 Frédéric II : des pages 81 à 86 Narrateur anonyme : page 86 " J’ai eu de longs échos de ce Langlois... Voilà ce qu’ils me dirent..." Les vieillards : Des pages 86 à 154 Narrateur anonyme : page 144 " Je m’aperçois que j’ai sauté.... naturellement" Saucisse : des pages 154 à 239 Les vieillards : des pages 240 à 242 Anselmie : des pages 242 à 243 Narrateur anonyme : pages 243, 244 Au regard de ce tableau, les différents narrateurs sont précisément identifiés, pour autant, au cours de la lecture, l’identification des différents narrateurs n’est pas aussi évidente. En effet, si le récit des vieillards est clairement annoncé par le narrateur anonyme : " Voilà ce qu’ils me dirent, tantôt l’un, tantôt l’autre", de même que celui d’Anselmie annoncé par les vieillards : " Eh bien, raconte. Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Qu’est-ce qu’il a fait ?" (240), le plus souvent le changement de narrateur n’est pas introduit et se passe au détour d’une page, comme c’est le cas pour le récit de Frédéric II : " Je lui dis..." (81) ou celui de Saucisse : " midi à quatorze heures..." (154). De plus, il y a des brouillages, Giono se plaît à jouer avec les pronoms personnels et entre les "je", les "on", les " nous", il n’est pas toujours aisé pour le lecteur de se repérer. Ainsi, le narrateur anonyme ouvre le récit, il s’exprime à la première personne : " Je ne crois pas qu’il reste des V. à Chichiliane." (10). Dés la page 12, il fait référence à Sazerat, spécialiste de l’histoire régionale de Trièves et "qui connaît l’histoire" que se propose de raconter le narrateur. A la page 18, il a recours au pronom de le première personne du pluriel : " tous ceux dont nous venons de parler..." Dans le pronom "nous", le " je " du narrateur est inclus, faut-il aussi y inclure "il" de Sazerat ? Prend-il en charge aussi le récit ? cela reste confus. Par ailleurs, à la page 13, le narrateur dit " on", c’est-à-dire " je" + les villageois dont il a recueilli les témoignages ? les villageois seulement ? Là aussi cela reste confus d’autant que l’on sait que le narrateur anonyme n’était pas au village au moment des faits comme il le précise à la page 35 : " Je dis "on" naturellement je n’y étais pas puisque tout ça se passait en 1843, mais j’ai tellement dû interroger et m’y mettre pour avoir un peu du fin mot que j’ai fini par faire partie de la chose." Dés lors, le brouillage des pistes d’information est clairement revendiqué : puisque le narrateur anonyme, absent lors des événements, se considère comme faisant partie intégrante de ceux qui ont vécu l’affaire, il sera difficile de savoir qui prend en charge le récit. Frédéric II est le narrateur à partir de sa poursuite de M.V jusqu’à la mort de ce dernier. pourtant, par le recours au style indirect, il est déjà présent dans la partie du récit prise en charge par le narrateur anonyme ; j’en veux pour preuve la récurrence des parenthèses qui signalent à chaque fois, au moyen de la même formule " il dira", "dira Frédéric II", que le narrateur anonyme donne la parole à Frédéric, et ceci particulièrement des pages 67 à 81. Le premier récit des vieillards est introduit par le narrateur anonyme; il s’agit d’un témoignage collectif et tout naturellement, le lecteur attend les pronoms personnels " nous " ou "on" : " Le travail nous guérit de tout" (_86) ; " On vit déboucher de la tranchée un cavalier" (87) mais au fur et à mesure que progresse le récit il est de plus souvent pris en charge par "je", certes le narrateur nous avait prévenu que c’était " tantôt l’un, tantôt l’autre" qui parlait, mais ce "je" n’est jamais précisément identifié, il a dés lors une valeur généralisante : "je"= tous les vieillards d’une voix unanime. Il apparaît donc qu’il n’y ait pas de narrateur principal dans un roi sans divertissement et que chacun des cinq narrateurs joue un rôle particulier dans le récit. Le narrateur anonyme ouvre et clôt la chronique, c’est lui qui introduit le contexte dans lequel s’inscrit l’histoire et c’est lui qui conclut l’histoire, personne n’ayant été témoin du suicide de Langlois, il l’imagine : "Eh bien voilà ce qu’il a dû faire" Il donne au texte sa cohérence et tente de donner une dernière explication au mystère langlois.

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LES NARRATEURS DANS UN ROI SANS DIVERTISSEMENT (Page reprise du site d’Elisabeth Kennel : adresse Internet ci-dessous) Plusieurs niveaux de narration Le récit dans Un roi sans divertissement est pris en charge par plusieurs narrateurs : cinq en tout.

Narrateur anonyme : des pages 9 à 80 Frédéric II : des pages 81 à 86 Narrateur anonyme : page 86 " J’ai eu de longs échos de ce Langlois... Voilà ce qu’ils me dirent..." Les vieillards : Des pages 86 à 154 Narrateur anonyme : page 144 " Je m’aperçois que j’ai sauté.... naturellement" Saucisse : des pages 154 à 239 Les vieillards : des pages 240 à 242 Anselmie : des pages 242 à 243 Narrateur anonyme : pages 243, 244

Au regard de ce tableau, les différents narrateurs sont précisément identifiés, pour autant, au cours de la lecture, l’identification des différents narrateurs n’est pas aussi évidente. En effet, si le récit des vieillards est clairement annoncé par le narrateur anonyme : " Voilà ce qu’ils me dirent, tantôt l’un, tantôt l’autre", de même que celui d’Anselmie annoncé par les vieillards : " Eh bien, raconte. Qu’est-ce qu’il t’a dit ? Qu’est-ce qu’il a fait ?" (240), le plus souvent le changement de narrateur n’est pas introduit et se passe au détour d’une page, comme c’est le cas pour le récit de Frédéric II : " Je lui dis..." (81) ou celui de Saucisse : " midi à quatorze heures..." (154). De plus, il y a des brouillages, Giono se plaît à jouer avec les pronoms personnels et entre les "je", les "on", les " nous", il n’est pas toujours aisé pour le lecteur de se repérer. Ainsi, le narrateur anonyme ouvre le récit, il s’exprime à la première personne : " Je ne crois pas qu’il reste des V. à Chichiliane." (10). Dés la page 12, il fait référence à Sazerat, spécialiste de l’histoire régionale de Trièves et "qui connaît l’histoire" que se propose de raconter le narrateur. A la page 18, il a recours au pronom de le première personne du pluriel : " tous ceux dont nous venons de parler..." Dans le pronom "nous", le " je " du narrateur est inclus, faut-il aussi y inclure "il" de Sazerat ? Prend-il en charge aussi le récit ? cela reste confus. Par ailleurs, à la page 13, le narrateur dit " on", c’est-à-dire " je" + les villageois dont il a recueilli les témoignages ? les villageois seulement ? Là aussi cela reste confus d’autant que l’on sait que le narrateur anonyme n’était pas au village au moment des faits comme il le précise à la page 35 : " Je dis "on" naturellement je n’y étais pas puisque tout ça se passait en 1843, mais j’ai tellement dû interroger et m’y mettre pour avoir un peu du fin mot que j’ai fini par faire partie de la chose." Dés lors, le brouillage des pistes d’information est clairement revendiqué : puisque le narrateur anonyme, absent lors des événements, se considère comme faisant partie intégrante de ceux qui ont vécu l’affaire, il sera difficile de savoir qui prend en charge le récit. Frédéric II est le narrateur à partir de sa poursuite de M.V jusqu’à la mort de ce dernier. pourtant, par le recours au style indirect, il est déjà présent dans la partie du récit prise en charge par le narrateur anonyme ; j’en veux pour preuve la récurrence des parenthèses qui signalent à chaque fois, au moyen de la même formule " il dira", "dira Frédéric II", que le narrateur anonyme donne la parole à Frédéric, et ceci particulièrement des pages 67 à 81. Le premier récit des vieillards est introduit par le narrateur anonyme; il s’agit d’un témoignage collectif et tout naturellement, le lecteur attend les pronoms personnels " nous " ou "on" : " Le travail nous guérit de tout" (_86) ; " On vit déboucher de la tranchée un cavalier" (87) mais au fur et à mesure que progresse le récit il est de plus souvent pris en charge par "je", certes le narrateur nous avait prévenu que c’était " tantôt l’un, tantôt l’autre" qui parlait, mais ce "je" n’est jamais précisément identifié, il a dés lors une valeur généralisante : "je"= tous les vieillards d’une voix unanime. Il apparaît donc qu’il n’y ait pas de narrateur principal dans un roi sans divertissement et que chacun des cinq narrateurs joue un rôle particulier dans le récit. Le narrateur anonyme ouvre et clôt la chronique, c’est lui qui introduit le contexte dans lequel s’inscrit l’histoire et c’est lui qui conclut l’histoire, personne n’ayant été témoin du suicide de Langlois, il l’imagine : "Eh bien voilà ce qu’il a dû faire" Il donne au texte sa cohérence et tente de donner une dernière explication au mystère langlois.

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Par ailleurs c’est lui qui organise le récit. Il a fait des recherches, il a interrogé des témoins de l’époque et il agence les récits des différents narrateurs. par exemple, après la disparition de Marie Chazottes, il introduit le personnage de Frédéric II : " Ici, il faut parler d’un Frédéric.." ; de même, il interrompt le discours des vieillards qui viennent de parler de Delphine, personnage que le lecteur ne connaît pas encore puisque c’est plus tard que Saucisse racontera le mariage de Langlois : " Je m’aperçois que j’ai sauté tout ‘un coup un trop grand nombre d’années. Il faudra que je vous parle de Delphine, naturellement." (144) Enfin, il nous donne des explications, des justifications, voire des commentaires sur les événements. Par exemple, pour que le lecteur ait une juste représentation de la durée des faits : " Tout ce que je viens de raconter depuis le moment où Frédéric II empoigna le premier clou et quitta terre jusqu’à maintenant, n’avait pas duré une minute." On peut aussi citer les nombreuses parenthèses : (Je n’aurais pas pris la peine, à notre époque, de vous parler d’un fait aussi banal") (48) ... La succession des différents narrateurs se justifie par leurs relations avec Langlois. - D’abord, le récit de Frédéric II jusqu’à l’exécution de M.V. De fait Frédéric II est le protagoniste le plus important de cette période et le témoin le plus fiable puisque non seulement c’est lui qui a découvert M.V, les cadavres, mais aussi parce qu’il est le seul villageois à avoir participé à l’arrestation, puis à l’exécution de M.V. - Puis le récit des vieillards. Frédéric II n’a plus le premier rôle, loin s’en faut. A son retour au village en qualité de commandant de louveterie, Langlois a beaucoup changé et il ignore totalement Frédéric II : " Frédéric II par exemple : il ne le saluait que de la main, sans un mot quand il le rencontrait." (90) Frédéric II, se fond dans la masse des villageois, dés lors, le narrateur anonyme laisse la parole aux vieillards ;il s’agit d’ un récit collectif à défaut d’avoir un témoin privilégié. - Saucisse intervient pour raconter ce qui s’est passé après la mort du loup, c’est-à-dire, à partir du moment où Langlois n’a plus joué de rôle particulier dans le village. Il est devenu un habitant comme les autres, sans fonction particulière, à la différence près qu’il intrigue toujours les villageois. Or, c’est de loin Saucisse qui l’a le mieux connu, aussi en toute légitimité, c’est vers elle que se tourne les villageois pour percer le mystère Langlois, pour essayer de mieux le connaître. De plus ces différentes narrations obéissent à un ordre chronologique : Frédéric II raconte les événements qui se sont passés au printemps 1845 ; les vieillards ceux de l’été 1846 et de l’hiver 1847 ; Saucisse raconte les événements postérieurs à la mort du loup, de mai 1847 à octobre 1848. Cependant, comme dans la succession des différents narrateurs, ce n’est pas aussi nettement tranché. En effet, saucisse revient sur l’épisode de la chasse au loup déjà raconté par les vieillards : - [..] mais le soir de la battue au loup j’ai vu que Langlois n’en prenait pas son parti quand il en fut encore réduit à cette improvisation qui consistait à tirer très vite deux coups de pistolets à la fois." (160) - " Ainsi donc tout ça pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable..." (144) Les différents niveaux de narration font entendre plusieurs points de vue, sur la même époque et surtout sur le même personnage : Langlois. Pour essayer de résoudre le mystère Langlois, le narrateur anonyme avoue ne pas pouvoir se fier à l’historien Sazerat : " [...] c’est un historien ; il ne cache rien : il interprète. ce qui est arrivé est plus beau je crois." (13) aussi se réfère-t-il davantage aux témoins oculaires de cette époque et c’est à travers la subjectivité de chacun des narrateurs qu’il essaie de comprendre. Chaque narrateur a de fait recours a la focalisation interne, chacun dit ce qu’il a vu, ce qu’il a pensé, et puis c’était il y a longtemps, et chacun sait que le temps transforme le souvenir du passé. Les récits sont donc lacunaires, on ne saura jamais tout sur Langlois, d’autant que c’était un personnage qui se confiait peu, de moins en moins, et qui ne laissait voir que ce qu’il voulait. Même Saucisse qui le connaissait bien n’a jamais pu accéder à son monde, monde dans lequel il se perdait et jamais elle n’a pu savoir " où il en était de son lointain voyage" (239. Elle est en réduite à imaginer ce qu’il pense ; elle lui prête un long monologue intérieur, lors de la fête à saint Baudille : " Langlois avait l’air de dire : .... Et je ne peux même pas me permettre de t’associer, maline, ma vieille Saucisse." (204, 205) Toute la complexité de Langlois se donne à lire à travers ces différents points de vue sans pour autant tout révéler de son mystère. http://elisabeth.kennel.perso.neuf.fr/les_narrateurs.htm