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Commentaires 93 Les normes réglementant les teneurs en nitrates dans l’eau de réseau d’adduction publique ont-elles des bases scientifiques ? — Commentaires , J.-L. L’hirondel Service de rhumatologie, centre hospitalier et universitaire de Caen, 14033 Caen cedex, France Disponible sur Internet le 6 juin 2008 La question de l’éventuelle carcinogénicité des nitrates de l’eau de boisson, via leur transformation dans l’organisme en nitrites puis en dérivés N-nitrosés, est ancienne. Elle se pose depuis 1956, depuis les travaux expérimentaux que Magee et Barnes ont consacrés à la nitrosodiméthylamine. Depuis cette date, plus de 50 années se sont écoulées ; les travaux concernant les liens entre les nitrates de l’eau de boisson et les cancers se sont accumulés. Comme on peut le comprendre en filigrane, à la lecture de l’article de M. Hamon, la multiplicité de tels travaux, tant épidémio- logiques qu’expérimentaux, n’a absolument pas permis de confirmer l’hypothèse initiale. En 1995, d’ailleurs, les deux instances officielles que sont le Comité scientifique de l’alimentation humaine, en Europe (EU), et le Subcommit- tee on Nitrate and Nitrite in Drinking Water, aux États-Unis (NRC) l’ont, l’une et l’autre, précisé en des termes voisins. « Le comité conclut que, dans l’ensemble, les nom- breuses études épidémiologiques consacrées aux nitrates ont échoué dans leur tentative de démontrer leur associa- tion à un quelconque risque cancérigène chez l’homme » [1]. « Les données épidémiologiques ne plaident pas en faveur d’une réelle association entre l’exposition exogène aux nitrates et la carcinogenèse humaine » [2]. Pour raisonner sainement, on ne peut faire autre- ment que de prendre en considération le métabolisme des nitrates. On sait que les dérivés N-nitrosés intra- gastriques ne proviennent pas directement des nitrates alimentaires. Ils proviennent des nitrites salivaires, qui viennent des nitrates salivaires, ces nitrates salivaires venant des nitrates plasmatiques, et ces nitrates plasma- tiques venant eux-mêmes à la fois des nitrates alimentaires DOIs of original articles:10.1016/j.pharma.2008.04.003, 10.1016/j.pharma.2008.04.004. refers to: Hamon M. Les nitrates peuvent-ils induire une toxicité indirecte ? Ann Pharm Fr 2007;65:347—55. doi:10.1016/S0003- 4509(07)92598-5. Commentaires de l’article de M. Hamon. Les nitrates peuvent- ils induire une toxicité indirecte ? Ann Pharm Fr 2007;65:347—55. Adresse e-mail : [email protected]. et des nitrates endogènes. Le nœud du métabolisme des nitrates est constitué par les nitrates plasmatiques ; ceux- ci s’approvisionnent à deux sources, exogène et endogène, avant d’emprunter le cycle salivaire. Si, comme certains continuent encore à le penser, les ions nitrate plasmatiques issus de l’ingestion d’eau de boisson étaient cancérigènes, ou même si on devait les juger respon- sables de quelque autre effet indésirable sur le long terme, il faudrait alors avoir des craintes identiques à l’égard des ions nitrate plasmatiques issus d’autres sources exogènes ou à l’égard des ions nitrate plasmatiques de source endogène. On pourrait citer, par exemple, les ions nitrate plas- matiques de source exogène issus de la consommation de viandes ou de poisson ; on pourrait citer les ions nitrate plasmatiques de source endogène issus de l’activité spor- tive ou de la réaction à l’hypoxie d’altitude. Si l’on fait abstraction du cas bien particulier des carcinomes cutanés favorisés par les UV, aucune étude scientifique n’a jamais laissé entendre que ni le sport ni l’altitude ne soient, en eux-mêmes, responsables de cancers. Or la synthèse endo- gène de nitrates est fortement augmentée lors des activités sportives; six heures de cyclisme font presque doubler, par exemple, l’excrétion urinaire de nitrates lors des 12 heures qui suivent [3]. Elle est aussi fortement augmentée, et, cette fois, de manière continue, chez les sujets vivant en altitude ; alors que, chez des sujets vivant au bord de la mer, une étude récente évalue la concentration plasmatique moyenne de base en nitrates à 1,6 mg par litre, la même étude montre que, chez des Tibétains vivant à des altitudes de près de 4200 m, une accentuation de la synthèse endo- gène de NO et de nitrates augmente de manière bénéfique et permanente le flux sanguin, compensant ainsi l’hypoxie d’altitude ; chez ces Tibétains, la concentration moyenne de base en nitrates est de 14,5 mg par litre ; chez eux, elle est, en permanence, au long des années, neuf fois plus élevée que chez les sujets témoins vivant au bord de la mer [4]. Si ni le sport ni l’altitude ne sont pourvoyeurs de can- cers, la notion de la carcinogénicité des nitrates de l’eau de boisson doit être définitivement abandonnée. Selon M. Hamon, la norme des 50 mg de NO 3 par litre dans l’eau de boisson ne doit pas être remise en cause ; c’est d’ailleurs sa conclusion. Si, comme on vient de le

Les normes réglementant les teneurs en nitrates dans l’eau de réseau d’adduction publique ont-elles des bases scientifiques ? – Commentaires

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Les normes réglementant les teneurs en nitratesdans l’eau de réseau d’adduction publique ont-ellesdes bases scientifiques ? — Commentaires�,��

J.-L. L’hirondel

Service de rhumatologie, centre hospitalier et universitaire de Caen,14033 Caen cedex, France

Disponible sur Internet le 6 juin 2008

La question de l’éventuelle carcinogénicité des nitrates del’eau de boisson, via leur transformation dans l’organismeen nitrites puis en dérivés N-nitrosés, est ancienne. Elle sepose depuis 1956, depuis les travaux expérimentaux queMagee et Barnes ont consacrés à la nitrosodiméthylamine.Depuis cette date, plus de 50 années se sont écoulées ;les travaux concernant les liens entre les nitrates de l’eaude boisson et les cancers se sont accumulés. Comme onpeut le comprendre en filigrane, à la lecture de l’article deM. Hamon, la multiplicité de tels travaux, tant épidémio-logiques qu’expérimentaux, n’a absolument pas permis deconfirmer l’hypothèse initiale. En 1995, d’ailleurs, les deuxinstances officielles que sont le Comité scientifique del’alimentation humaine, en Europe (EU), et le Subcommit-tee on Nitrate and Nitrite in Drinking Water, aux États-Unis(NRC) l’ont, l’une et l’autre, précisé en des termes voisins.

« Le comité conclut que, dans l’ensemble, les nom-breuses études épidémiologiques consacrées aux nitratesont échoué dans leur tentative de démontrer leur associa-tion à un quelconque risque cancérigène chez l’homme » [1].

« Les données épidémiologiques ne plaident pas en faveurd’une réelle association entre l’exposition exogène auxnitrates et la carcinogenèse humaine » [2].

Pour raisonner sainement, on ne peut faire autre-ment que de prendre en considération le métabolismedes nitrates. On sait que les dérivés N-nitrosés intra-gastriques ne proviennent pas directement des nitratesalimentaires. Ils proviennent des nitrites salivaires, qui

et des nitrates endogènes. Le nœud du métabolisme desnitrates est constitué par les nitrates plasmatiques ; ceux-ci s’approvisionnent à deux sources, exogène et endogène,avant d’emprunter le cycle salivaire.

Si, comme certains continuent encore à le penser, les ionsnitrate plasmatiques issus de l’ingestion d’eau de boissonétaient cancérigènes, ou même si on devait les juger respon-sables de quelque autre effet indésirable sur le long terme,il faudrait alors avoir des craintes identiques à l’égard desions nitrate plasmatiques issus d’autres sources exogènes ouà l’égard des ions nitrate plasmatiques de source endogène.

On pourrait citer, par exemple, les ions nitrate plas-matiques de source exogène issus de la consommation deviandes ou de poisson ; on pourrait citer les ions nitrateplasmatiques de source endogène issus de l’activité spor-tive ou de la réaction à l’hypoxie d’altitude. Si l’on faitabstraction du cas bien particulier des carcinomes cutanésfavorisés par les UV, aucune étude scientifique n’a jamaislaissé entendre que ni le sport ni l’altitude ne soient, eneux-mêmes, responsables de cancers. Or la synthèse endo-gène de nitrates est fortement augmentée lors des activitéssportives ; six heures de cyclisme font presque doubler, parexemple, l’excrétion urinaire de nitrates lors des 12 heuresqui suivent [3]. Elle est aussi fortement augmentée, et,cette fois, de manière continue, chez les sujets vivant enaltitude ; alors que, chez des sujets vivant au bord de lamer, une étude récente évalue la concentration plasmatiquemoyenne de base en nitrates à 1,6 mg par litre, la même

viennent des nitrates salivaires, ces nitrates salivairesvenant des nitrates plasmatiques, et ces nitrates plasma-tiques venant eux-mêmes à la fois des nitrates alimentaires

DOIs of original articles:10.1016/j.pharma.2008.04.003,10.1016/j.pharma.2008.04.004.

� refers to: Hamon M. Les nitrates peuvent-ils induire une toxicitéindirecte ? Ann Pharm Fr 2007;65:347—55. doi:10.1016/S0003-4509(07)92598-5.

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Si ni le sport ni l’altitude ne sont pourvoyeurs de can-ers, la notion de la carcinogénicité des nitrates de l’eau de

oisson doit être définitivement abandonnée.

Selon M. Hamon, la norme des 50 mg de NO3− par litre

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oir, la carcinogénicité des nitrates ne peut aucunementtre invoquée, on est légitimement enclin à s’interrogerur les raisons d’un tel avis sur la norme. Dans son cha-itre : « Origine des nitrates », page 349, M. Hamon évoquene autre pathologie : la méthémoglobinémie du nourris-on. Les accidents méthémoglobinémiques, dit-il, « ont étéonstatés pour des taux de 100 mg/l » ; dans ces conditions,e choix d’une dose limite, qui n’est que moitié moindre,correspond à un minimum de sécurité ».

La réalité paraît différente. La méthémoglobinémie duourrisson est due à l’ingestion de nitrites, non de nitrates.orsque le biberon contient moins de 105 ou 106 germesar millilitre, les nitrates qu’il peut contenir ne sont pasransformés en nitrites. Lorsqu’au contraire il est bactério-ogiquement contaminé et contient plus de 106 ou 107

ermes par millilitre, ses nitrates peuvent être transformésn nitrites, lesquels, ingérés, sont à même d’engendrer uneéthémoglobinémie.La méthémoglobinémie du nourrisson due aux nitrates

été décrite pour la première fois par Comly, aux États-nis, en 1945. Les normes pour les nitrates dans l’eau deoisson ont été fixées bien plus tard, en 1962 aux États-nis, en 1980, en Europe ; elles l’ont été respectivement45 et 50 mg par litre. Avant ces dates, les concentra-

ions de nitrates dans les eaux de boisson n’étaient paséglementées. Entre 1945 et 1962, aux États-Unis, entre945 et 1980, en Europe, quelque 2000 cas de méthémo-lobinémie du nourrisson ont été rapportés (WHO, 1985).ais il convient de bien noter un point capital : ces 2000as ont tous, sans exception, été consécutifs à la prépa-ation de biberons avec des eaux de puits. Jamais, danse monde, la préparation des biberons avec une eau duéseau d’adduction publique n’a été jugée responsable d’uneul cas, même bénin, de méthémoglobinémie du nourris-on ; ainsi, entre 1945 et 1962 aux États-Unis, entre 1945t 1980, en Europe, alors qu’aucune réglementation neégissait alors les teneurs en nitrates des eaux de consom-ation et que ces teneurs pouvaient être fortes, jamais

n seul cas de méthémoglobinémie consécutif à la pré-aration des biberons avec de l’eau provenant du réseau’adduction publique n’a été décrit et scientifiquementalidé, quelles qu’aient pu être par ailleurs les concentra-ions atteintes.

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Commentaires

La raison en est simple. Les eaux de puits peuventtre bactériologiquement contaminées et contenir plus de06 germes par millilitre. Au contraire, dans nos pays,’eau du réseau d’adduction publique est toujours bac-ériologiquement contrôlée. Elle ne contient jamais pluse 102 germes par millilitre. Les nitrates du biberon res-ent à l’état de nitrates ; ils ne sont pas transformés enitrites.

On le voit, les réglementations sur les nitrates dans l’eauu réseau d’adduction publique qu’ont jadis édictées lestats-Unis et l’Europe sont dénuées de base scientifique.lles devraient être réexaminées.

éférences

1] EU European Commission Directorate-General III Industry. Scien-tific Committee for Food. Opinion on nitrate and nitriteexpressed on 22 September 1995. Annex 4 to DocumentIII/5611/95.

2] NRC. National Research Council. Subcommittee on Nitrateand Nitrite in Drinking Water. Nitrate and nitrite in drin-king water. Washington, DC: National Academy Press; 1995.p. 63.

3] Leaf CD, Wishnok JS, Tannenbaum SR. Nitric oxide: the darkside. In: Moncada S, Higgs EA, editors. Nitric oxide from L-arginine: a bioregulatory system. Amsterdam: Elsevier Science;1990. p. 291—9.

4] Erzurum SC, Ghosh S, Janocha AJ, Xu W, Bauer S, Bryan NS,et al. Higher blood flow and circulating NO products offsethigh-altitude hypoxia among Tibetans. Proc Natl Acad Sci USA2007;104:17593—8.

our en savoir plus

Comly HH. Cyanosis in infants caused by nitrates in well water.J Am Med Assoc 1987;129:112—6, 257, 2788-92.Hamon M. Les nitrates peuvent-ils induire une toxicité indi-recte ? Ann Pharm Fr 2007;65:347—55.Magee PN, Barnes JM. The production of malignant primaryhepatic tumours in the rat by feeding dimethylnitrosamine. Br

J Cancer 1956;10:114—22.WHO. Health Hazards from Nitrates in Drinking-Water. Report ona WHO meeting 5—9 March 1984. Copenhagen, WHO; 1984.

oi:10.1016/j.pharma.2008.02.003