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Les nouveaux risques pour la distribution sélective des produits

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Page 34 LA SEMAINE JURIDIQUE - ENTREPRISE ET AFFAIRES - N° 3 - 20 JANVIER 2011

Les nouveaux risques pour la distribution sélective des produits cosmétiques

1 - L’industrie cosmétique est une des rares industries où il n’y a pas

seulement concurrence entre les produits, entre les marques, mais

aussi entre les circuits de distribution. Elle offre aux consommateurs

une large gamme de produits allant de la grande distribution aux

produits haut de gamme. La distribution sélective a deux types de

réseaux :

• celui des cosmétiques de luxe, qui se distingue par la nature des

produits, par leur environnement de qualité et par un conseil per-

sonnalisé au consommateur ;

• celui des produits de soins vendus sous la responsabilité d’un pro-

fessionnel de la santé ayant un diplôme en pharmacie.

2 - Il me paraît important d’insister sur le fait que le consommateur peut

trouver toutes les catégories de produits cosmétiques dans tous les cir-

cuits, mais que, bien entendu, il ne peut pas trouver toutes les marques

dans tous les circuits. En effet, le choix de tel ou tel circuit dépend de la

volonté du fabricant de positionner ses produits en termes d’image et de

prix pour répondre à des besoins différents du consommateur.

3 - De plus, de nombreux fabricants ont construit leur notoriété dans

d’autres secteurs du luxe, (joaillerie, maroquinerie, bijouterie ou

haute couture), et leur image de marque implique qu’aucun produit

vendu ne soit commercialisé de façon banalisée.

4 - Si les fabricants de produits haut de gamme ont recours à la dis-

tribution sélective, c’est parce que leurs produits n’ont pas qu’une

utilité fonctionnelle, ils font l’objet d’une politique de promotion

coûteuse. Leur commercialisation implique: un cadre, une enseigne,

un environnement adapté à l’image de luxe du produit, ainsi qu’un

conseil qualifi é susceptible d’identifi er pour chaque consommateur

le produit qui lui convient le mieux.

5 - Les statistiques des dernières années montrent que les circuits sé-

lectifs n’ont pas empêché l’essor de la grande distribution, notam-

ment pour les produits d’hygiène et de soins. C’est donc un secteur

où la concurrence inter-marques est renforcée par celle existant entre

les circuits.

6 - On oublie trop souvent que ce sont les parfumeurs qui ont créé

le contrat de distribution sélective. Cette création était destinée à

contourner l’interdiction du refus de vente, qui était un délit pénal

sous les ordonnances de 1945. Il n’était en effet pas très rassurant

pour les chefs d’entreprises de se retrouver en correctionnelle. La

dépénalisation n’est intervenue qu’en 1986. L’interdiction per se du

refus de vente dans l’article 36 de l’ordonnance du 1er décembre1986

n’a, quant à elle, disparu que par un amendement lors du vote de la

loi Galland.

7 - La mise en œuvre de la distribution sélective amène forcément le

fabricant qui a recours à ce mode de distribution à écarter de son ré-

seau tout distributeur ne satisfaisant pas aux critères qualitatifs qu’il

a établis. La possibilité pour un fabricant de recourir à la distribution

sélective est donc étroitement liée à la validité de ses critères de sé-

lection. Pour contourner l’interdiction du refus de vente, il a fallu

que les industriels fi xent des critères objectifs de sélection de leurs

revendeurs dans un contrat.

8 - Ce contrat a été validé en quatre étapes. La première d’entre elles

eut lieu en 1965 lorsque la cour d’appel de Paris considéra, dans l’ar-

L’adoption par la Commission Européenne du règlement 330/2010 soulève bien des questions pour la sécurité judique de la distribution sélective de produits cosmétiques. S’il apporte des solutions intéressantes, telles que l’affirmation du caractère régragable des restrictions carac-térisés, l’instauration d’un double seuil de part de marché alors que la distribution s’est consif-dérablement concentrée en 10 ans, pourrait écarter son application aux principales chaines. Ses lignes directrices réduisent encore la sphère de sécurité des entreprises avec l’interdiction des restrictions aux ventes sur internet qui en favorisant la vente par correspondance pourrait être la mort annoncée de la distribution sélective. L’application par l’Autorité de la concur-rence sera essentielle pour faire perdurer ou non la distribution sélective.

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CONCURRENCE

Étude par

Christine Vilmart

avocat honoraire au Barreau de Paris

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Page 35 LA SEMAINE JURIDIQUE - ENTREPRISE ET AFFAIRES - N° 3 - 20 JANVIER 2011

rêt historique Guerlain 1 , que ce contrat créait un effet d’indisponibi-lité juridique des produits à l’égard des tiers, permettant de refuser la vente des produits à tous ceux qui ne remplissaient pas les critères.

9 - Avec la naissance du droit communautaire, les fabricants notifi è-rent à la Commission des contrats qui comportaient des critères de sélection qualitatifs et quantitatifs. Après avoir imposé la rétroces-sion des produits entre dépositaires agréés, la Commission a pris une série de lettres de confort et a estimé que ces contrats n’étaient pas en contradiction avec l’article 85 § 1 du Traité de Rome. Cependant, la Commission n’était alors pas habilitée par le Règlement 19/65 à prendre un règlement d’exemption par catégorie pour les contrats de distribution sélective.

10 - L’exemption formelle des contrats Yves Saint-Laurent 2 et Given-

chy 3 par la Commission, en 1991 ainsi qu’en 1992, constitue la deu-xième étape de la construction juridique de la distribution sélective. En effet, alors que les lettres de confort n’étaient que des éléments ne s’imposant pas aux juges ni aux autorités nationales, la Commission a conforté le système par ces deux décisions formelles qui devaient servir de cadre de référence pour l’ensemble des entreprises du sec-teur. Ces décisions furent validées par le TPICE, à la suite de recours exercés par le Galec et Kruidvat. 11 - La 3e étape de la construction juridique de la distribution sé-lective est intervenue le 22 décembre 1999 par le biais du règlement d’exemption 2790/99. Premier règlement « nouvelle génération » applicable à tous les accords de distribution, et donc à la distribution sélective, il créait une zone de sécurité pour tous les accords ne com-portant pas de clauses noires, limitativement énumérées, des lors que la part de marché du fournisseur était inférieure à 30 %. L’an-cien règlement, en vigueur jusqu’au 1er juin 2011, est applicable aux contrats qui remplissent cette double condition. Les professionnels n’ont donc plus que quelques mois pour mettre les contrats 2011 en conformité avec le nouveau texte.

12 - Le Conseil de la concurrence n’a pas hésité à faire du règlement 2790/99 un « guide d’analyse utile », pour le droit français, avant d’être obligé, en application de l’article 3 du règlement n° 1/2003, de l’appliquer directement aux pratiques susceptible d’affecter le com-merce entre États membres. Selon le bilan de la Commission, la mise en œuvre du règlement 2790/99 a donné satisfaction. Appliqué dans l’industrie cosmétique et aussi dans d’autres secteurs du luxe, il a no-tamment permis la consécration du contrat de distribution sélective de Cartier dans le domaine horloger 4 .

13 - J’ai également obtenu du conseil de la concurrence un non lieu délicat sur les pièces détachées des montres Jaeger Lecoultre. Il a été

reconnu que ces pièces pouvaient être réservées au seul fabricant, qui n’avait donc pas à les vendre, même à ses distributeurs agréés 5 . Les montres étaient vendues par des distributeurs agréés, en ma-gasin agréé, et le fabricant se réservait les pièces détachées pour les réparer dans ses seuls ateliers. Dans sa décision du 28 juillet 2005, le Conseil déclare que: « la politique de limitation des ventes de pièces détachées et de centralisation dans ses propres ateliers de la quasi totalité des réparations et interventions à caractère technique mise en place par l’entreprise Jaeger Lecoultre ne visait pas à accroître ses profi ts au détriment des consommateurs, mais à promouvoir l’image et la qualité de la marque. Le niveau de minutie et de précision des réparations assurées par Jaeger Lecoultre est donc supérieur à celui assuré par les ateliers de réparation indépendants ».

14 - En conséquence, « il n’est pas établi que Jaeger Lecoultre ait abu-sé de sa position dominante sur le marché de ses pièces détachées en refusant d’approvisionner l’entreprise Mouret, qui n’a fait l’ob-jet d’aucune pratique discriminatoire, mais a subi les conséquences d’une réorganisation du service après-vente motivée par l’amélio-ration de la qualité des réparations ». Le système est donc légitimé.

15 - L’adoption du nouveau règlement d’exemption 330/2010, qui re-conduit le système avec des changements signifi catifs, constitue la qua-trième étape de la construction juridique de la distribution sélective. Si le règlement est applicable, l’accord est présumé remplir les conditions du paragraphe 3 et se trouve par conséquent dans la « zone de sécurité » instituée par l’exemption par catégorie. Cela simplifi e l’analyse et rend inutile le point de savoir si l’accord est ou non restrictif de concurrence. L’accord est présumé licite et peut développer ses effets. Pourtant, le nou-veau régime d’exemption est paradoxal en ce qu’il est à la fois plus souple et plus contraignant pour les entreprises.

1. Les points positifs du règlement 330/2010

16 - Parmi les aspects très positifs, le principal assouplissement in-troduit, et il n’est pas négligeable, réside dans le fait que la présomp-tion d’illicéité d’une restriction caractérisée est bien affi rmée comme étant réfragable, dès lors que les entreprises démontrent « l’existence

d’effets favorables à la concurrence en vertu de l’article 101 § 3, [ou]…

établissent que l’accord peut créer des gains d’effi cience 6 » . Une telle possibilité renforce le rôle de l’analyse économique et est bien en conformité avec la position prise par la jurisprudence en matière de restrictions par objet, notamment dans les récentes affaires de la viande de bœuf 7 et surtout dans l’affaire d’importations parallèles de médicaments de GlaxoSmithKline 8 .

1 CA Paris, 26 mai 1965, Guerlain : Gaz. Pal. 1965, 2, p. 76.

2 Comm. CE, déc. n° 92/33, 16 déc. 1991, Yves Saint-Laurent Parfums – J.-P. Viennois, Commentaire de la décision Yves Saint-Laurent Parfums : Coll. des mé-moires du CDRE, Lyon 3, 1992.

3 Comm. CE, déc. n° 92/428, 24 juill. 1992, Givenchy : JO CE 19 août 1992 à 22. – TPICE, 12 déc. 1996,

aff. jointes T-19/92 et T-88/92, Édouard Leclerc : Rec. CJCE 1996, II, p. 1875 et 1961 ; Contrats, conc. consom. 1997, comm. 6.

4 Cons. conc., déc. n° 03-D-60, 17 déc. 2003 : BOCCRF n° 1, 13 févr. 2004 – V. également CA Paris, 29 juin 2004 : décision n° 04/01560, JurisData : 2004-247012.

5 Cons. conc., déc. n° 05-D-46, 28 juill. 2005, Sté Jaeger Lecoultre.

6 Point 47 des lignes directrices.

7 CJCE, 20 nov. 2008, aff. C-209/07, The Competition Au-thority c/ Beef Industry Development Society Ltd et Barry Brothers (Carrigmore) Meats Ltd.

8 CJCE, 6 oct. 2009, aff. C-501/06 P, C-513/06 P, C-515/06 P et C-519/06 P, GlaxoSmithKline Service Unlimited (GSK) : Contrats, conc. consom. 2009, comm. 291, obs. G. Decoq.

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17 - C’est un point important. En effet, cela signifi e que les entreprises

ayant des éléments objectifs peuvent bénéfi cier d’une exemption in-

dividuelle si elles ont des contrats qui comportent des clauses non

couvertes par l’exemption par catégorie, et ce même si leurs contrats

comportent des restrictions caractérisées. Le règlement d’exemption

n’est donc pas un uniforme rigide. On peut aller au delà si on a des

arguments. L’exemple des pièces détachées des montres Jaeger Le-

coultre est là pour vous montrer que si on a des arguments objectifs,

même une restriction de concurrence aussi grave qu’un monopole

peut être validée.

18 - La Commission est allée assez loin : même pour les prix im-

posés, qui constituent généralement un péché mortel, c’est une des

plus graves infractions au fonctionnement de la concurrence, le

point 225 des lignes directrices précise qu’ils peuvent « entraîner des

gains d’effi cience, qui seront appréciés conformément à l’article 101

§ 3… en particulier lorsqu’un fabricant lance un nouveau produit…

les prix imposés peuvent permettre aux distributeurs d’augmenter les

efforts de vente et, si les distributeurs sur ce marché sont soumis à des

pressions concurrentielles, les inciter à développer la demande globale

pour le produit et à faire de ce lancement un succès, dans l’intérêt des

consommateurs également » .

19 - Devant le risque que présentent les prix imposés, je vous

conseillerais de ne pas exploiter cette tolérance, car l’Autorité de la

concurrence n’y a jamais été favorable. On notera d’ailleurs que la

Commission conclut ses lignes directrices en insistant même sur les

éventuels effets anticoncurrentiels des simples prix de vente maxima

ou conseillés, lorsque la position du fournisseur sur le marché est

forte, car les revendeurs peuvent alors estimer diffi cile de s’en écarter.

20 - Ce qui est important, c’est que la nouvelle exemption crée une

zone de sécurité. Cependant, si l’on a des clauses noires non cou-

vertes par le règlement d’exemption 330/2010 et que l’on a de bonnes

raisons pour les justifi er, il est possible de prétendre à une exemp-

tion individuelle, même s’il s’agit de restrictions par objet. Ceci n’est

certes pas nouveau puisque la communication de la commission

du 27 avril 2004 accompagnant le Règlement n° 1/2003 disait déjà

que « l’article 81 § 3 n’exclut pas a priori certains types d’accords de

son champ d’application. Par principe, tous les accords restrictifs qui

remplissent cumulativement les quatre conditions du paragraphe 3

bénéfi cient de l’exemption… 9 ».

21 - Le second point positif que je voudrais signaler attrait à la ques-

tion du territoire de protection des réseaux de distribution sélective.

L’arrêt Metro/Saba du 25 octobre 1977 10 a posé le principe clair selon

lequel « tout système de distribution sélective implique nécessaire-

ment, à peine de n’avoir aucun sens, l’obligation, pour les distribu-

teurs appartenant au réseau de n’approvisionner que des revendeurs

agréés, et la possibilité pour le producteur intéressé de contrôler l’ob-

servation de cette obligation ». Cet arrêt précisait donc que l’obliga-

tion de ne pas revendre aux distributeurs non agréés, ne violait pas

l’article 81§1 du Traité CE, sans distinguer le lieu où le revendeur

non agréé était installé. L’interdiction est générale.

22 - Or, l’article 4 b iii du nouveau Règlement a étrangement limité

le droit du fournisseur de restreindre les ventes à des distributeurs

non agréés « au seul territoire réservé par le fournisseur pour l’opéra-

tion de ce système » . Il est permis de s’étonner d’une telle restriction

du territoire de protection par un règlement d’exemption au regard

des principes défi nis dans deux arrêts fondamentaux de la Cour de

Justice - Metro/Saba 11 et Metro/Cartier 12 . Heureusement, la Com-

mission a pris soin de clarifi er au point 55 des lignes directrices, que

l’expression couvre, outre le territoire où le système est appliqué, ce-

lui « sur lequel le fournisseur ne vend pas encore les produits contrac-

tuels » . J’en conclu donc qu’un fabricant n’est pas obligé de com-

mercialiser ses produits dans tous les pays de l’EEE pour protéger

son réseau : il peut empêcher ses distributeurs agréés de les vendre à

des tiers, y compris dans les territoires où le fabricant n’a pas mis ses

produits sur le marché.

23 - Il est pourtant paradoxal que la Commission insiste sur le ca-

ractère réfragable des restrictions caractérisées, tout en créant de

nouvelles restrictions et en restreignant le champ d’application de

l’exemption par catégorie.

2. Les points noirs de la réforme

24 - Jean de la Fontaine a bien malgré lui inspiré la politique de la

Commission. Il a conclu sa fable des animaux malades de la peste

par ce vers célèbre : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les

jugements de cour vous rendront blanc ou noir » . Or, l’exemption, et

donc la sécurité, est écartée si le distributeur est puissant.

25 - En effet, le champ d’application de l’exemption est rétréci par l’ins-

tauration d’un double seuil de part de marché. Le seuil de 30 %, au delà

duquel l’exemption par catégorie ne s’applique pas, ne concerne plus

seulement la part de marché du fournisseur mais aussi celle des distri-

buteurs. Cette modifi cation répond au souci d’une meilleure prise en

compte du renforcement de la puissance d’achat de la distribution. Mais

pour la profession, cela crée une véritable diffi culté.

26 - Quand le contrat de distribution sélective est né, il y avait une

myriade de distributeurs indépendants qui s’inscrivaient sur une

liste d’attente pour être agréés par les fabricants. Le pouvoir appar-

tenait aux fabricants. En 15 ans, on a assisté à une concentration

spectaculaire de la distribution spécialisée des cosmétiques de luxe,

puisque en France 4 chaines représentent 80 % du chiffre d’affaires

de la distribution sélective. Les deux premières en totalisent à elles

seules plus de 50 %. Douglas a largement dépassé les 30 % en Al-

lemagne et Paris XL doit être proche de 50 % en Belgique. Or, dé-

sormais, pour que l’exemption par catégorie s’applique, il faut que

9 Comm. Commission n° 2004/C 101/07, pt 46. 10 CJCE, 25 oct. 1977, aff. 26/76, Métro-Saba : Rec. CJCE 1977, p. 1875.

11 V. supra n° 7.

12 CJCE, 13 janv. 1994, Metro / Cartier, aff. C-376/92 : Rec. CJCE, I, p. 15.

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la part de marché du distributeur soit elle aussi inférieure à 30 %.

En conséquence, l’exemption par catégorie ne s’appliquera plus en

2011 aux principales chaines de parfumerie, dans des pays aussi es-

sentiels que l’Allemagne, la Belgique et demain la France!

27 - Que feront les autorités nationales de concurrence ? Accepte-

ront-elles d’accorder des exemptions individuelles aux contrats

conclus avec une chaine de parfumerie sélective qui franchit le seuil

des 30 % ? A priori , rien ne s’y opposerait sachant que ces contrats se-

ront identiques à ceux proposés par les fabricants aux autres chaines.

28 - Mais il y a là une totale insécurité juridique pour les fabricants

comme pour les chaines concernées. Même si tous les distributeurs

ne sont pas dans la même situation, on ne doit pas avoir des niveaux

de sécurité variables pour un même accord, selon la part de marché

de l’acheteur, car le fournisseur se voit lui aussi fragilisé.

29 - Les entreprises ont besoin de sécurité juridique. Elles ont besoin

de règles claires et durables. Nous n’avons ni l’un ni l’autre. Il n’y a

pas de durabilité puisque l’on change les règles 10 ans après, tout

en constatant que le système a bien fonctionné. Pourquoi alors le

changer ? Mais surtout, sur un point aussi essentiel que le seuil d’ap-

plication du règlement et le calcul de la part de marché, personne au-

jourd’hui ne peut donner une réponse précise qui sécurise le contrat.

30 - Les grands distributeurs qui dépassent ou frôlent les 30 % ne

vendent pas seulement des produits achetés aux fabricants. Une part

non négligeable de leur chiffre d’affaires est faite en MDD (Marque

De Distributeur), sous leur marque. En outre, le chiffre d’affaires

des grandes chaines englobe également des produits qui ne sont pas

nécessairement vendus en distribution sélective. Nous connaissons

tous la communication sur le marché pertinent, son application

pose néanmoins aujourd’hui de réels problèmes pratiques aux par-

fumeurs pour la détermination de ce double seuil.

31 - Comment doit-on calculer la part de marché d’un distributeur, et

surtout comment le fournisseur peut-il la connaître ? Les panels sta-

tistiques existants (NPD en France ou en Italie, ou IRI en Allemagne)

sont bien insuffi sants pour permettre aux fournisseurs de savoir, et

de vérifi er, si leur principal client est bien en dessous du seuil au delà

duquel le contrat n’est plus sous le parapluie de l’exemption par ca-

tégorie. Faudra t-il que chaque fabricant, en préambule du contrat,

fasse affi rmer sur l’honneur au distributeur qu’il est en dessous du

seuil ?

32 - Il dépendra donc de la position des Autorités nationales de

concurrence de permettre ou non aux chaines qui auront plus de

30 % de parts de marchés de continuer à faire partie d’un réseau de

distribution sélective. Il est possible en France de consulter l’Autorité

de la concurrence pour avis. Si les seuils étaient dépassés, les pro-

fessionnels seraient avisés de faire une demande d’avis, plutôt que

d’attendre une éventuelle procédure d’infraction.

33 - En France, l’Autorité de la concurrence n’a pas démantelé la

grande distribution alimentaire, bien qu’elle aurait pu examiner si

les 5 enseignes qui se partagent le marché exercent ou non une po-

sition dominante collective. Et je ne vois pas de raison pour qu’elle

sanctionne le franchissement du seuil de 30 % par une chaine de dis-

tribution sélective, sauf pour constater la dépendance économique

croissante des fournisseurs vis à vis des grands distributeurs, et la

réduction de concurrence due à la disparition progressive des ma-

gasins indépendants.

34 - Mais il est diffi cile de comprendre pourquoi la Commission a

introduit un double seuil d’application de l’exemption et comment

ce seuil doit être appliqué.

3. L’interdiction des ventes sur Inter-

net : une nouvelle restriction caractéri-

sée de concurrence ?

35 - Alors que la France traverse une période de turbulences sociales,

je me suis rappelée, en écoutant Monsieur Gurin, qu’en mai 1968

les étudiants de la faculté de droit avaient écrit sur les murs « il est

interdit d’interdire ! » . Or, c’est exactement ce que vient de faire la

Commission. L’aspect le plus critiquable de la réforme réside dans

la position dogmatique qu’elle a pris, par de simples nouvelles lignes

directrices, « de considérer comme une restriction caractérisée toute

obligation visant à dissuader les distributeurs de vendre les produits

sur internet » .

36 - Le règlement 2790/99 était intéressant en ce qu’il validait la dis-

tribution sélective qualitative et quantitative, en l’absence de clauses

noires strictement énumérées. Le texte du nouveau règlement

330/2010 ne modifi e nullement la donne. On cherchera en vain, à

l’article 4, dans la liste des restrictions caractérisées faisant écarter

l’application du règlement, la moindre référence aux ventes sur in-

ternet. Le règlement est muet sur ce point. L’interdiction vient donc

de simples lignes directrices, qui prohibent l’interdiction de la vente

sur internet, pour pouvoir bénéfi cier de l’exemption par catégorie.

37 - Sans doute, la Commission a-t-elle mis quelques gardes fous en

prévoyant au point 54 que « le fournisseur peut imposer des normes

de qualité pour l’utilisation du site internet aux fi ns de la vente de ses

produits, comme il le ferait pour un magasin, un catalogue, une an-

nonce publicitaire ou une action de promotion en général » . De même

a-t-elle fi nalement accepté d’exclure les pure players en permettant

au fournisseur « d’exiger de ses distributeurs qu’ils disposent d’un ou

de plusieurs points de vente physiques, comme condition pour pou-

voir devenir membres de son système de distribution » . Le fournisseur

peut même exiger un certain pourcentage de chiffre d’affaires dans

le point de vente physique. Il peut aussi exiger que « ses distributeurs

ne vendent pas plus d’une certaine quantité de produits contractuels à

un utilisateur fi nal individuel. Une telle exigence peut devoir être plus

stricte pour les ventes en ligne s’il est plus aisé pour un distributeur non

agréé d’obtenir les produits par internet » .

38 - Je suis étonnée que ce soit par le biais de simples lignes direc-

trices que l’on crée ainsi une nouvelle clause noire. Il est également

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13 CJCE, 30 juin 1966, aff. C–56/65, LTM/MBU : Rec. CJCE 1966, p. 337.

14 CJCE, 20 nov. 2008, Beef Industry Development Society, (C-209/07: Rec. p. I-8637).

15 CJCE, 25 oct. 1977, aff. 26/76, M e tro c/ Commission : Rec. C J CE 1977, p. 1875, pt 77.

assez contradictoire d’ajouter de nouvelles interdictions, tout en af-

fi rmant le caractère réfragable de leur caractère restrictif de concur-

rence. Cette situation sera source d’insécurité et de contentieux pour

les entreprises.

39 - Mais une question se pose immédiatement : pouvait-on créer

de nouvelles interdictions par voie de soft law , par le biais de simples

lignes directrices ? Je ne le crois pas et je vais vous expliquer pour-

quoi : Nullum crimen sine lege (il ne peut y avoir de sanctions sans

loi, sans règle) ! En droit communautaire de la concurrence, la règle

c’est le Traité de l’Union européenne. La bible, c’est l’article 81 § 1

devenu l’article 101 § 1du Traité qui interdit : « tout accord ayant

pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu

de la concurrence » .

40 - Dans l’affaire LTM/MBU en 1966 13 , la CJCE a jugé qu’en raison

du « caractère alternatif, et non cumulatif de cette condition » , ce n’est

qu’au cas où l’analyse de l’objet du contrat ne relève pas un degré

suffi sant de nocivité à l’égard de la concurrence, qu’il convient d’en

analyser les effets.

41 - Dans l’affaire de la viande industrielle de bœuf, la CJCE a rendu

un arrêt important le 20 novembre 2008 14 , où elle interprète la no-

tion de restriction de concurrence par objet de l’article 101§1, en ju-

geant qu’il faut examiner la fi nalité de l’accord. Il ne s’agit donc pas,

pour défi nir l’objet d’un accord, de rechercher l’intention subjective

des parties, ni même les effets du contrat, mais uniquement de re-

chercher son but même.

42 - On distingue donc :

• d’une part, les restrictions de concurrence par objet qui par leur

existence même créent une présomption de restriction de concur-

rence: il suffi t de constater leur existence, et la preuve est renversée,

puisque c’est l’entreprise qui devra soit prouver l’absence de ca-

ractère anticoncurrentiel, soit apporter la preuve que les 4 condi-

tions d’une exemption prévue au paragraphe 3 de l’article 101 sont

remplies ;

• d’autre part, les pratiques qui sont restrictives par leurs effets et

pour lesquelles l’autorité doit démontrer l’effet anticoncurrentiel.

43 - La distinction entre l’objet et l’effet n’est donc pas affaire de

vocabulaire, car de la qualifi cation de la restriction de concurrence

dépend la charge de la preuve. Dans les deux cas, des pratiques sus-

ceptibles de violer l’article 101 § 1 du traité peuvent être exemptées

si l’accord répond aux quatre conditions d’exemption fi xées par

l’alinéa 3. On distingue les exemptions par catégorie, données par

un règlement d’exemption de la Commission (comme le règlement

330/2010) et les décisions individuelles, données à l’occasion de

l’examen de clauses non couvertes par un règlement d’exemption.

44 - C’est le règlement 19/65 du Conseil qui habilite la Commission

à prendre des règlements d’exemption par catégorie. Ce règlement a

précisément été modifi é le 10 juin 1999, par le règlement du Conseil

1215/1999 pour permettre à la Commission d’inclure tous les ac-

cords verticaux, et donc les accords de distribution sélective, dans

le règlement d’exemption 2790/99. Mais l’article 1er du règlement

19/65 indique seulement que 15 « conformément à l ’article 81 § 3 du

Traité, la Commission peut déclarer par voie de règlement que l’article

81, paragraphe 1, n’est pas applicable à :

a) des catégories d’accords qui sont conclus entre deux ou plus de deux

entreprises, dont chacune opère, aux fi ns de l’accord, à un niveau dif-

férent de la chaîne de production ou de distribution, et qui concernent

les conditions dans lesquelles les parties à l’accord peuvent acquérir,

vendre ou revendre certains biens ou services » .

45 - L’habilitation que le Conseil a donné à la Commission de

prendre un règlement d’exemption en matière d’accord verticaux est

donc strictement limitée au seul droit de décréter que l’article 81 §

1 n’est pas applicable à certaines pratiques, c’est à dire d’autoriser

une restriction de concurrence par un règlement d’exemption. En

revanche, l’habilitation donnée par le Conseil à la Commission est

très strictement limitée et la Commission ne peut pas dire par voie

de règlement que telle ou telle clause ou pratique serait contraire à

l’article 81 § 1, devenu l’article 101 § 1 du Traité.

46 - De ce fait, un règlement d’exemption peut seulement autori-

ser et non interdire : il peut simplement énumérer les restrictions

de concurrence que la Commission estime compatibles avec les 4

critères d’exemption de l’article 81 § 3, devenu l’article 101 § 3 du

Traité, c’est-à-dire qu’il « contribue à améliorer la production ou la

distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou

économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable

du profi t qui en résulte, sans imposer aux entreprises intéressées des

restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,

et sans donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substan-

tielle des produits en cause, d’éliminer la concurrence » .

47 - L’adoption du règlement 1/2003 n’a pas changé les conditions dans

lesquelles la Commission peut prendre une exemption par catégorie.

Son considérant 10 rappelle que : « Les règlements du Conseil, tels que le

règlement n° 19/65/CEE… confèrent à la Commission compétence pour

appliquer les dispositions de l’article 81 § 3, du Traité par voie de règle-

ment à certaines catégories d’accords… Dans les domaines défi nis par

ces règlements, la Commission a adopté et peut continuer d’adopter des

règlements dits d’exemption par catégorie, par lesquels elle déclare l’ar-

ticle 81 § 1 du traité inapplicable à des catégories d’accords, de décisions et

de pratiques concertées » . C’est donc très logiquement que le règlement

330/2010 ne crée pas de nouvelles interdictions et qu’il n’interdit pas l’in-

terdiction de vente sur internet.

Page 6: Les nouveaux risques pour la distribution sélective des produits

ÉTUDE DOSSIER 1028

Page 39 LA SEMAINE JURIDIQUE - ENTREPRISE ET AFFAIRES - N° 3 - 20 JANVIER 2011

48 - Je pose donc la question : puisque le règlement d’exemption

330/2010, au regard des règles du Traité et du règlement 19/65 qui

fi xe les limites du pouvoir de la Commission à prendre un règlement

d’exemption par catégorie, ne pouvait pas interdire la limitation des

ventes sur internet, de quel droit de simples lignes directrices, sans

aucune valeur normative, en font une restriction caractérisée de

concurrence ?

49 - Il s’agit d’un renversement dangereux de la charge de la preuve.

En effet, l’article 2 du règlement 1/2003 sur la charge de la preuve dis-

pose que : « Dans toutes les procédures nationales et communautaires

d’application des articles 81 et 82 du traité, la charge de la preuve

d’une violation de l’article 81§1, ou de l’article 82 du traité incombe à

l’autorité qui l’allègue. En revanche, il incombe à l’entreprise qui in-

voque le bénéfi ce des dispositions de l’article 81§3 du Traité d’apporter

la preuve que les conditions de ce paragraphe sont remplies » .

50 - En créant par voie de simples lignes directrices une nouvelle

restriction caractérisée de concurrence, la Commission outrepasse

donc, de mon point de vue, l’habilitation que le Conseil lui a stric-

tement donné dans le règlement 19/65, puisqu’elle ne peut légiférer

par voie de lignes directrices dans des domaines ou elle n’est pas au-

torisée à le faire par un règlement.

51 - Je sais bien qu’en présence de restrictions par objet, présumées

contraires à la concurrence, la présomption posée demeure réfra-

gable s’il peut être prouvé que des gains d’effi cience peuvent com-

penser l’objet anticoncurrentiel de l’accord. Cependant, toute la fi na-

lité des lignes directrices, pour qualifi er l’interdiction de vendre sur

internet de restriction caractérisée de concurrence, sous-entend que

cette limitation porterait atteinte aux intérêts des consommateurs,

privés de faire la totalité de leurs achats sur internet et de pouvoir y

comparer les prix.

52 - Pourtant, la CJCE a considéré dans l’arrêt Metro I du 25 octobre

1977 16 que « la concurrence par les prix, pour importante qu’elle

soit... ne constitue pas la seule forme effi cace de concurrence, ni celle

à laquelle doit, en toutes circonstances, être accordée une priorité ab-

solue ».

53 - Dans l’arrêt fondamental rendu par la CJCE le 6 octobre 2009,

concernant la limitation du commerce parallèle de médicaments

par GlaxoSmithkline 17 , la Cour, au point 64, a reproché au Tribunal

d’avoir fait de l’atteinte au bien être du consommateur une condi-

tion de la constatation d’une restriction de concurrence par objet.

La Cour a estimé que le Tribunal avait commis une erreur de droit.

54 - Même si la vente sur internet peut effectivement renforcer la

concurrence par les prix, dans cette affaire GlaxoSmithKline , la Cour

a déclaré au point 63 que l’article 81 du traité vise à protéger non

pas uniquement les intérêts des consommateurs, mais aussi la struc-

ture du marché en tant que telle. En quoi la structure du marché

serait-elle affectée lorsque l’on observe la vive concurrence entre les

marques et même entre les circuits ?

55 - De plus, est-on bien sûr que l’intérêt des consommateurs de pro-

duits cosmétiques de luxe soit d’acheter ces produits sur internet ?

Est-on sûr que la vente sur internet débouche sur une amélioration

des services de conseil ? Est-on sûr que la vente sur internet ne puisse

être comparée à un lieu d’établissement non autorisé, au sens de l’ar-

ticle 4 c) du règlement 330/2010 ? Cet article ne se limite pas aux

seuls points de vente physiques. Pourquoi ne faudrait-il pas agréer le

site internet comme tout autre lieu de vente ?

56 - Au delà du principe, qui me semble contestable, les modalités

imposées par la Commission à la libéralisation du commerce élec-

tronique posent également question. Le commerce électronique

pourrait représenter un danger pour les réseaux de distribution sé-

lective, dans la mesure où ceux-ci, comme leur nom l’indique, vi-

sent à ne permettre la commercialisation des produits que dans des

conditions bien déterminées, selon des critères qualitatifs précis, et

surtout de manière étanche.

57 - La Cour de justice des Communautés européennes a estimé que

les systèmes de distribution sélective sont conformes à l’article 81 §

1, à condition que le choix des revendeurs s’opère en fonction de cri-

tères qualitatifs objectifs, relatifs à la qualifi cation professionnelle du

revendeur, de son personnel et de ses installations.

58 - Si la sélection est seulement qualitative, il n’a pas lieu d’exempter.

On applique l’article 101 § 3, uniquement si le contrat a pour objet

ou pour effet de fausser la concurrence. Or la sélection qualitative des

revendeurs ne viole pas l’article 101 § 1. La CJCE a validé la distri-

bution sélective qualitative. Aussi, je me demande comment la Com-

mission peut la concilier avec une vente sur internet qui n’est qu’une

forme de vente par correspondance.

59 - Dans ses arrêts parfums 18 , la CJCE a reconnu que « certains pro-

duits ont des qualités telles qu’ils ne peuvent être offerts utilement au

public sans l’intervention de distributeurs spécialisés » . La distribu-

tion sélective répond donc au critère essentiel selon lequel sa néces-

sité est dictée par la nature des produits. On aurait pu s’interroger

pour savoir si ces deux méthodes de vente sont complémentaires ou

opposées. Il y a de forts risques que cette libéralisation des ventes sur

internet ne déstabilise peu à peu les réseaux de distribution sélective.

60 - La Commission a accepté que les fournisseurs exigent qu’une pro-

portion des ventes soit réalisée en magasin, en volume ou en valeur

(point 52) . Elle écarte cependant de l’exemption le recours à un politique

de double prix qui permettrait d’accorder des remises qualitatives pour

rémunérer le conseil donné dans le magasin ou l’agencement de ce ma-

gasin. Cela risque donc de favoriser des ventes sur internet au détriment

des distributeurs qui vendront surtout en magasin, sachant que l’agence-

ment d’un magasin est plus couteux que la vente en ligne.

16 V. supra n° 5. 17 CJCE 11 déc.1980 aff. 31/80 : Rec. p. 3775. 18 Commission, Communiqué IP/01/713 du 17 mai 2001.

Page 7: Les nouveaux risques pour la distribution sélective des produits

1028 ÉTUDE DOSSIER

Page 40 LA SEMAINE JURIDIQUE - ENTREPRISE ET AFFAIRES - N° 3 - 20 JANVIER 2011

61 - Il me paraît critiquable que la Commission s’immisce à ce point

dans la stratégie commerciale des fournisseurs et détermine indirec-

tement le niveau de leur image de marque en leur interdisant une

politique duale de prix, qui limite la rémunération du service donné

en magasin. Le droit français, avec la loi LME, fait le contraire, en au-

torisant les discriminations et encourage les fournisseurs à accorder

des ristournes qualitatives pour rémunérer le conseil.

62 - La suppression de la sélection quantitative a entrainé en peu de

temps une concentration de la distribution. L’interdiction de la li-

mitation des ventes en lignes pourrait bien anéantir les réseaux les

moins puissants et donc réduire à terme la concurrence. Compte

tenu du caractère nouveau de l’interdiction prévue, de l’absence de

jurisprudence communautaire et de l’impact considérable de l’ap-

proche envisagée par la Commission, il est anormal que la question

des ventes en lignes, qui concerne tant de secteurs, ait été traitée dans

de simples lignes directrices excluant l’intervention du Parlement et

du Conseil.

63 - En effet, les deux seules procédures offi cielles ouvertes en la

matière ont abouti à des solutions négociées, adoptées en dehors

de toute qualifi cation de restrictions caractérisées, et dont la seule

publicité se résume à deux communiqués de presse sur le site de la

Commission.

64 - L’affaire Yves Saint-Laurent Parfums 19 , est une simple décision

d’acceptation d’engagements. En effet, lors du renouvellement de

son exemption individuelle, le fabricant a préféré se placer sous la

protection du règlement d’exemption 2790/99.

65 - L’affaire B&W Loudspeakers 20 , est également assez particu-

lière, puisque le contrat comportait plusieurs autres restrictions de

concurrence « caractérisées », telles que des prix de détail minima

déguisés sous la forme d’une interdiction de « prix d’appel », et l’in-

terdiction des livraisons croisées entre revendeurs agréés. L’interdic-

tion des ventes à distance n’était donc qu’un élément parmi d’autres.

D’ailleurs, le communiqué de la Commission ne les prohibe pas en

soi, puisqu’en prenant acte des engagements du fournisseur, la Com-

mission constate que « les revendeurs peuvent désormais lui deman-

der d’effectuer des ventes à distance. Le fournisseur ne peut rejeter de

telles demandes que par écrit et sur la base de critères ayant trait à la

nécessité de maintenir intacte son image de marque et la réputation

de ses produits ». Il peut donc encore refuser la vente par correspon-

dance sur internet, s’il a des raisons objectives.

66 - La Commission a aussi classé discrètement une affaire concer-

nant les contrats du leader de l’industrie horlogère de luxe, par une

lettre du 15 janvier 2004, l’entreprise l’ayant convaincue qu’il n’y a

pas d’intérêt pour le consommateur à acheter ses montres sur in-

ternet.

67 - Pour revenir aux cosmétiques, en Belgique, la Cour de cassation,

dans un arrêt du 10 octobre 2002, en se prononçant sur l’application

du règlement 2790/99 et le point 51 des anciennes lignes directrices

d’octobre 2000, juge que « cette disposition n’exclut pas qu’un accord

vertical puisse comporter une interdiction catégorique de vendre par

internet, si cette interdiction est objectivement justifi ée ».

68 - C’est ce même principe d’acceptation des engagements des

fournisseurs de home cinéma qui avait été rappelé pour le matériel

HI-FI par le Conseil de la concurrence dans sa décision du 5 octobre

2006 21 , où il affi rmait que « l’interdiction catégorique de vendre sur

internet ou sur catalogue n’est admissible que si elle est objectivement

justifi ée » . Cette affaire a simplement donné lieu à l’expression de

préoccupations du Conseil, puisque les fournisseurs se sont empres-

sés de lui proposer des engagements.

69 - Le Conseil de la concurrence avait eu la même lecture dans sa

décision du 24 juillet 2006 22 concernant l’interdiction des ventes en

ligne des montres Festina, qui sont de fort bonnes montres, mais qui

n’appartiennent pas au segment du luxe.

70 - Le Conseil n’a pas dévié dans sa décision 07 D 07 du 8 mars

2007 23 , rendant obligatoires les engagements de certains fabricants

de produits cosmétiques vendus sur conseil pharmaceutique. Dans

ces 3 affaires, qui ne sont que des décisions d’engagements sans exa-

men au fond, le Conseil sous entend que seule l’analyse des effets

de la restriction de vendre sur internet peut permettre sa justifi ca-

tion objective éventuelle, c’est-à-dire qu’à aucun moment dans ces

affaires il ne l’a qualifi é de restriction caractérisée.

71 - Le problème se pose lorsqu’une, et surtout plusieurs entreprises,

prennent des engagements de remédier à une préoccupation de

concurrence de l’Autorité de concurrence. Il est alors plus diffi cile

aux autres de résister, car elles s’exposent à une procédure d’infrac-

tion.

72 - En France, la seule décision d’interdiction formelle adoptée par

le Conseil de la concurrence est la décision Pierre Fabre n° 08-D-25

du 29 octobre 2008. Bien que l’amende fût symbolique, le fabricant

a eu le courage de faire un recours en annulation devant la cour de

Paris, qui a saisi la CJCE d’une question préjudicielle, après en avoir

interdit l’exécution provisoire, l’injonction prononcée risquant de

« modifi er substantiellement la consistance et la nature du réseau de

distribution sélective concernée » .

19 Commission, Communiqué IP/02/916 du 24 juin 2002.

20 Cons. conc. Déc. n° 06-D-28, aff. Bose, Focal et Triangle, Pratiques mises en oeuvre dans le secteur de la distribu-tion sélective de matériels Hi-fi et Home cinéma : BOCC 2007, p. 418. – V. Sélinsky, Les ventes sur internet en ques-tion : RLC 2007, n° 10, p. 14.

21 Cons. conc., déc. n° 06-D-24, 24 juill. 2006, relative à la distribution des montres commercialisées par Festina France : BOCC n° 1, 26 janv. 2007, p. 398 ; Contrats, conc. consom. 2006, comm. 187, obs. Marie Malau-rie-Vignal ; Comm. com. électr., 2006, comm. 145, obs. M. Chagny. – J.-L. Fourgoux, Internet : le Conseil de la concurrence soude les nouvelles techniques de distribution

à la vente traditionnelle : Rev. Lamy dr. immat. 2006, n° 22, p. 26.

22 Cons. conc., déc. n° 07-D-07, 8 mars 2007, Secteur de la distribution des produits cosmétiques et d’hygiène corpo-relle.

23 Cons. concurrence, décision n° 08-D-25, 29 oct. 2008.

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ÉTUDE DOSSIER 1028

Page 41 LA SEMAINE JURIDIQUE - ENTREPRISE ET AFFAIRES - N° 3 - 20 JANVIER 2011

73 - La question posée est précisément de savoir si une interdiction

absolue de vente des produits cosmétiques de la marque sur internet

constitue une restriction de concurrence par objet au sens de l’article

81 § 1, échappant à l’application de l’exemption par catégorie de l’an-

cien règlement 2790/99, mais pouvant bénéfi cier d’une exemption

individuelle. On s’étonnera donc que la Commission ait pris une po-

sition aussi tranchée, par voie de lignes directrices, avant même que

la Cour de Justice ne se prononce dans l’affaire Pierre Fabre .

74 - Dans son avis sur la révision du règlement 2790/99, l’Autorité

de concurrence insiste sur le caractère réfragable des restrictions par

objet et souligne que « les entreprises ont le libre choix de leur stratégie

de distribution » . Elle ajoute, à propos de l’interdiction de vente en

ligne, que « des raisons d’effi cacité économique conduisant à vouloir

fermer catégoriquement ce canal de vente peuvent exister, mais elles

doivent faire l’objet d’un examen approfondi au cas par cas, au titre

de l’article 81, paragraphe 3, CE » .

75 - J’espère donc que l’Autorité de la concurrence appliquera de

façon raisonnable les nouvelles lignes directrices et qu’un fabricant,

ayant des éléments objectifs pour montrer que ses produits doivent

être vendus avec un conseil personnalisé en magasin, ne sera pas

obligé de le vendre sur internet s’il peut justifi er qu’une telle restric-

tion est proportionnée à l’objectif à atteindre.

76 - La principale diffi culté pour les entreprises sera d’apprécier dans

quelle mesure elles peuvent s’écarter des nouvelles lignes directrices

et prendre le risque d’avoir des contrats de distribution dont les

clauses nécessitent une exemption individuelle, puisqu’elles devront

prouver, au cas par cas, l’effi cience économique de telles clauses.

77 - Si la restriction de concurrence par objet doit être d’interpréta-

tion stricte, c’est bien parce qu’elle renverse la charge de la preuve en

dispensant l’autorité de démontrer les effets anticoncurrentiels des

accords ou pratiques en cause.

78 - Il reste à espérer que les juridictions et autorités nationales feront

preuve d’audace en accordant des exemptions individuelles plus sys-

tématiques aux contrats hors du champ d’application du nouveau

règlement 330/2010. Elles y sont invitées par la Commission, qui en

même temps qu’elle augmente les clauses noires, insiste sur le carac-

tère réfragable de la présomption d’illicéité et indique qu’il appar-

tient aux entreprises de démontrer l’effi cience de leurs restrictions

caractérisées pour obtenir une exemption individuelle.

79 - Mais entre sécurité juridique et liberté la porte est étroite et, sans

doute, seuls les plus puissants oseront faire preuve d’audace. Paul Va-

lery disait : « la liberté c’est de pouvoir choisir ses chaînes » . Les entre-

prises ont encore quelques mois pour mettre leurs contrats en accord

avec les nouvelles règles défi nies par la Commission.

80 - D’ici là, la Cour de Justice aura peut être rendu son arrêt dans la

question préjudicielle posée pour les contrats Pierre Fabre, qui doit

être plaidée le 11 novembre 2010, et de nouveaux rebondissements

pourraient venir si la Cour estimait que certains produits cosmé-

tiques nécessitent un conseil qui ne peut être donné dans des condi-

tions aussi satisfaisantes sur internet.

81 - La Cour a rappelé à plusieurs reprises que la distribution sélec-

tive est réservée à certains produits « dont la qualité et le bon usage

justifi ent un tel système » : produits de haute technicité, appareils

photographiques, montres de luxe, parfums, produits cosmétiques

de luxe. Elle a également validé la vente de cosmétiques par le conseil

d’un pharmacien diplômé, des lors que ce type de vente n’est pas

réservé aux seules offi cines.

82 - La consommatrice que je suis ne voit pas comment on peut tes-

ter un parfum ou une crème par internet. Le parfum se respire, et

une crème, produit de maquillage, doivent pouvoir être essayés sur

soi. Quant au conseil personnalisé, comment le donner sans voir la

cliente ?

83 - Pour conclure cette réfl exion qui est un plaidoyer engagé pour

que l’on redonne aux professionnels le choix de leur mode de dis-

tribution, je rappellerai cette maxime que le polytechnicien Auguste

Detoeuf prête à OJ BARENTON dans son merveilleux recueil des

propos de ce confi seur imaginaire : « la concurrence est un alcaloïde,

à dose modérée, c’est un excitant, à dose massive un poison ! » Je crains

qu’à trop forte dose, à trop préciser les choses, la Commission ne

fi nisse par tuer le patient, c’est à dire les acteurs du marché que sont

les entreprises.