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Sociologie du travail 51 (2009) 461–477 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Les registres de l’action syndicale européenne Types of European trade union actions Arnaud Mias Département de sociologie, groupe de recherche innovations et sociétés (GRIS), université de Rouen, institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE), rue Lavoisier, 76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France Résumé L’étude porte sur le travail de structuration qui fonde l’action syndicale à l’échelle européenne. Basée sur l’analyse d’archives de la Confédération européenne des syndicats (CES), elle fait apparaître une dynamique historique au cours de laquelle prend forme une pluralité de registres d’action. C’est à partir de ces registres que s’organise aujourd’hui la représentation syndicale européenne. L’article s’attache à présenter la formation progressive de ces quatre registres en dégageant les causalités et en offrant une compréhension de leurs logiques propres. Il souligne le fac ¸onnement institutionnel complexe des manières syndicales de faire et de penser au niveau européen et montre que la fac ¸on dont les acteurs syndicaux mettent en forme le cadre de leur pratique exerce des effets en retour sur la manière dont l’organisation collective se structure. © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Action syndicale ; Dialogue social ; Europe ; Histoire ; Négociation ; Représentation ; Syndicalisme Abstract This study of how trade union actions have been shaped at the EU level is based on an analysis of the archives of the European Trade Union Confederation. It sheds light on a historical process that has fostered four types of action that now organize European trade union representations. The gradual formation of these types is described while pointing out the causes and explaining their rationales. Emphasis is placed on the complex process whereby institutions have shaped the thinking and acting of trade unions at the EU level. The way that unions form a framework for their practices has effects back upon the shaping of the collective organization. © 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Trade union actions; Social dialog; History; Negotiations; Representation; Labor movement; EU Adresse e-mail : [email protected]. 0038-0296/$ – see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2009.09.002

Les registres de l’action syndicale européenne

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Sociologie du travail 51 (2009) 461–477

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Les registres de l’action syndicale européenne

Types of European trade union actions

Arnaud MiasDépartement de sociologie, groupe de recherche innovations et sociétés (GRIS), université de Rouen,

institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE), rue Lavoisier,76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France

Résumé

L’étude porte sur le travail de structuration qui fonde l’action syndicale à l’échelle européenne. Basée surl’analyse d’archives de la Confédération européenne des syndicats (CES), elle fait apparaître une dynamiquehistorique au cours de laquelle prend forme une pluralité de registres d’action. C’est à partir de ces registresque s’organise aujourd’hui la représentation syndicale européenne. L’article s’attache à présenter la formationprogressive de ces quatre registres en dégageant les causalités et en offrant une compréhension de leurslogiques propres. Il souligne le faconnement institutionnel complexe des manières syndicales de faire et depenser au niveau européen et montre que la facon dont les acteurs syndicaux mettent en forme le cadre deleur pratique exerce des effets en retour sur la manière dont l’organisation collective se structure.© 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Action syndicale ; Dialogue social ; Europe ; Histoire ; Négociation ; Représentation ; Syndicalisme

Abstract

This study of how trade union actions have been shaped at the EU level is based on an analysis of thearchives of the European Trade Union Confederation. It sheds light on a historical process that has fosteredfour types of action that now organize European trade union representations. The gradual formation of thesetypes is described while pointing out the causes and explaining their rationales. Emphasis is placed on thecomplex process whereby institutions have shaped the thinking and acting of trade unions at the EU level.The way that unions form a framework for their practices has effects back upon the shaping of the collectiveorganization.© 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Trade union actions; Social dialog; History; Negotiations; Representation; Labor movement; EU

Adresse e-mail : [email protected].

0038-0296/$ – see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2009.09.002

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L’action syndicale qui se développe dans le giron de la construction européenne est habi-tuellement saisie selon deux perspectives distinctes. La première s’attache à décrire l’émergenced’un « syndicalisme de salon », proprement européen, qui tranche avec les pratiques et socia-lisations traditionnelles des militants syndicaux (Wagner, 2005). Le diagnostic d’une faiblesseendémique du syndicalisme européen qui, à travers son engagement dans le dialogue social euro-péen, aurait renoncé au « syndicalisme de mobilisation » des origines renforce le soupcon surson autonomie (Gobin, 1997). La seconde perspective assimile l’action syndicale européenne àune activité de lobby, la Confédération européenne des syndicats (CES) n’étant qu’une organi-sation comme une autre dans la nébuleuse des groupes d’intérêts institués au niveau européen(Grossman et Saurugger, 2006). Ces deux approches tendent à exacerber les raisons d’opposerl’activité bureaucratique des élites syndicales et l’action revendicative de la base, à tout le moins àconsidérer que la première obéit à une logique qu’il n’est pas la peine d’interroger spécifiquement.

Cet article souligne au contraire le fait que l’existence et la conduite d’une action syndicale àl’échelle européenne n’ont rien d’évident. Nous postulons qu’à la différence de l’action patronale,cette action ne peut se réduire à une logique instrumentale et qu’elle implique un travail cognitifspécifique qui participe de la construction des intérêts à défendre, une réflexivité que Claus Offe(1985) appelle les « formes dialogiques de l’action collective ». Il s’agit donc de questionner lesconditions de possibilité d’une action syndicale européenne, en portant l’attention sur le travail destructuration déployé par le secrétariat de la CES. Comment les permanents syndicaux européensconcoivent-ils (au double sens de construire et penser) leur action ?

L’article fait apparaître une dynamique historique au cours de laquelle prennent forme diversesmanières de conduire l’action syndicale (Tableau 1). Une pluralité de registres d’action se dégageainsi du travail visant à construire une représentation syndicale à l’échelle de l’Europe. Au-delàdes incertitudes et des atermoiements qui ponctuent les évolutions du dialogue social européenet parallèlement à l’évolution organisationnelle et statutaire de la CES, l’apparition successive deces registres s’explique principalement par les évolutions du contexte institutionnel.

L’article s’attache à présenter la formation progressive de ces différents registres en dégageantles causalités et en offrant une compréhension de leurs logiques propres. Reprenant l’intuition deSelig Perlman concernant l’effet des représentations sur la manière de conduire l’action syndicale,nous montrons enfin que la facon dont les acteurs syndicaux mettent en forme le cadre de leurpratique exerce des effets en retour sur la manière dont l’organisation collective se structure.

1. Les registres d’action, entre changement d’échelle, contraintes institutionnelles etdéfinition du contexte

La notion de registres d’action est utilisée dans une acception proche de celle des « répertoiresde l’action collective », entendus comme répertoires limités de « moyens d’agir en communsur la base d’intérêts partagés » (Tilly, 1986, p. 541). Le « répertoire » suggère une disponibi-lité restreinte des moyens d’action collective, fruit d’un processus historique long dans lequelle contexte politique pèse de facon déterminante pour rendre « un ensemble de moyens d’actionlimités plus pratique, plus attractif, et plus fréquent que beaucoup d’autres moyens qui pour-raient, en principe, servir les mêmes intérêts » (Tilly, 1984, p. 99). Au vu des études reprenantla notion de « répertoire », les moments d’effervescence sociale (conflits, manifestations, mou-vements sociaux) paraissent représenter les contextes les plus propices à l’expression (donc àl’observation) des rapports profonds que les individus entretiennent au politique. Nous pensonspourtant possible d’adapter l’approche de Charles Tilly à l’étude du travail quotidien, et quelquepeu routinier, d’une organisation syndicale (OS) européenne.

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A.M

ias/Sociologie

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Tableau 1Quatre registres de l’action syndicale européenne.

Harmonisation Influence Délibération Législation

Période d’apparition Années 1960 Années 1970 Années 1980 Années 1990Actions engagées Information et coordination des

activités revendicativesConcertation Dialogue social Consultation et négociation

Démarche Production de rapports et deréférences (ententes,programmes. . .)

Influence sur les politiquesmacroéconomiquesnationales

Participation à la réflexion pour fixerun agenda politique européen

Participation au travaillégislatif communautaire

Figure type Échange de bonnes pratiques Groupe tribune Groupe de travail Production de normesEurope comme. . . Convergences spontanées Contexte cognitif d’action

publiqueMarché intérieur Société

Syndicat comme. . . « Boîte aux lettres » Groupe de pression Expert Groupement secondaireThème privilégié Temps de travail et salaires Emploi Nouvelles technologies,

information-consultation, formationet organisation du travail

Droit du travail : contrats detravail et conditions de travail

Interlocuteur privilégié Organisations affiliées Gouvernements nationaux Patronat européen et Commission Autorité publique européenneOrganes privilégiés Comité pour la négociation

collective ; comités consultatifs ;comité économique et socialeuropéen

Conférences tripartites ;comité permanent de l’emploi

Réunions au sommet et groupes detravail

Groupes de négociation ;comité exécutif

Base juridique Art. 117 et 118 du traité de Rome Art. 118 B de l’acte unique européen Protocole sur la politiquesociale du Traité deMaastricht

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Une telle approche permet d’abord de lier la transformation des modes d’action au changementde l’échelle dans laquelle ils s’inscrivent, du national à l’européen1. Elle donne à voir ensuite lamanière dont l’action structure l’acteur, ou plus précisément la relation d’interdépendance d’unecertaine organisation collective et d’une forme singulière d’action syndicale. Elle conduit enfinà insister sur la cohérence interne et externe des registres ainsi isolés. Par cohérence interne,entendons le renforcement respectif des différents éléments caractéristiques qui composent unmême registre d’action. À chaque registre correspond notamment un mode d’action privilégié,une démarche et des thèmes spécifiques, le choix d’interlocuteurs et d’organes d’expressionprivilégiés. L’idée de cohérence externe renvoie, elle, à la congruence entre un registre d’actionsyndicale et le contexte institutionnel et politique dans lequel il s’inscrit, sans supposer toutefoisde relation de causalité forte ou le caractère nécessaire d’un registre. La notion de registre permetainsi de partir des pratiques syndicales pour reconstruire le système de contraintes, politiqueset institutionnelles, qui les cadrent. La représentation que les individus ont de leurs propresintérêts dépend certes de leur environnement institutionnel mais également de la manière dont ilsdéfinissent un tel contexte. À cet égard, les débats sur les questions de travail s’inscrivent dans desconceptions générales de la construction européenne, qui elles-mêmes pèsent sur les modalitésde l’action publique européenne et sur l’identité de l’acteur syndical : diverses représentationsimplicites de l’Europe légitiment ces registres syndicaux.

Cette étude s’appuie sur le dépouillement des archives du secrétariat de l’organisation euro-péenne (le secrétariat syndical européen de 1958 à 1969, la Confédération européenne dessyndicats libres — CESL — de 1969 à 1973 et la CES de 1973 à 1992). Ces archives sont extraitesdu fonds que la CES a déposé à l’International Institute for Social History à Amsterdam (ETUCCollection). Elles contiennent la correspondance des différents secrétaires européens, les comptesrendus des multiples réunions auxquelles ils ont participé à Bruxelles et divers documents de tra-vail et projets de textes liés à ces activités. Pour les années postérieures à 1992, les archivessont constituées par les documents des négociations des trois premiers accords-cadres européens,recueillies directement auprès de la CES à Bruxelles. Ce dépouillement exhaustif a permis d’isolerun corpus cohérent de situations historiques particulièrement représentatives, à partir desquellesont été identifiés les différents registres présentés dans cet article. Se focaliser sur le secrétariateuropéen permet d’observer attentivement le travail d’organisation qui fonde l’action syndicaleeuropéenne, les réunions dans lesquelles il se déploie, les logiques institutionnelles dans lesquellesil est pris et les alternatives abandonnées ou délaissées. Cela permet, par contre, plus difficile-ment d’étudier la manière dont ce travail compose avec les positions et actions des directions desorganisations nationales, ce qui nécessiterait d’étudier les archives du comité exécutif qui fixeles orientations stratégiques. Les sources mobilisées pourraient parfois suggérer que ces registresd’action se développent de facon pacifiée. Ce serait oublier que ces registres sont le résultat dechoix opérés parmi des possibles et sur la base de controverses et de conflits entre des visions dumonde, des orientations stratégiques et des traditions nationales souvent divergentes.

2. Rêver la convergence, ou l’harmonisation

Le 1er mai 1965, le Secrétariat syndical européen de la Confédération internationale des syndi-cats libres (SSE) adopte un « programme d’action », première manifestation de l’existence propre

1 C. Tilly s’attache ainsi à décrire précisément le glissement progressif d’un répertoire « local et patronné » de l’actioncollective, prédominant aux xviie et xviiie siècles, vers un répertoire « national et autonome » qui s’est aujourd’hui imposé,en lien avec la concentration accrue du pouvoir et du capital au sein de la société francaise.

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du syndicalisme européen depuis 1958, à l’égard notamment du syndicalisme international dont ilest issu. Ce texte liste quatre éléments que « les syndicats libres dans la Communauté européenne[. . .] revendiquent en commun, pour les prochaines années »2. Outre la demande d’une garantiede revenus en cas d’incapacité de travail et une augmentation de la prime de vacances, ce textecontient deux revendications sur le temps de travail : une réduction de la durée hebdomadaire dutravail à 40 heures maximum par semaine, réparties sur cinq jours, avec maintien du salaire et lesquatre semaines de congé par an. Ce programme commun est censé être mis en œuvre par lesOS nationales. La principale difficulté rencontrée lors de son élaboration a été le ralliement desItaliens, finalement obtenu en ne mentionnant pas de date butoir pour la réduction de la durée heb-domadaire du travail : l’objectif d’un programme commun de revendications s’efface pour partiederrière le souci pragmatique de combler le retard économique3. Cette première initiative relèved’une optique de coordination des activités revendicatives pour promouvoir une harmonisation« quasi-spontanée » de la durée légale du travail4.

Ce programme d’action a été élaboré par un Comité pour la négociation collective (CNC)créé en 1964 au sein du SSE. Ce comité poursuit ses activités jusqu’à la fin des années 1970.Il vise à coordonner les activités revendicatives des organisations nationales. L’essentiel de sonactivité consiste à produire un rapport annuel sur l’évolution de la négociation collective, enrassemblant l’ensemble des rapports nationaux produits par les OS affiliées. Au cours du temps,les thèmes abordés dans ces rapports évoluent, en conservant toutefois le noyau dur des salaireset du temps de travail. Cet outil de connaissance n’a pas pour vocation de promouvoir un pointde vue proprement européen sur les conditions de travail. Il doit avant tout permettre d’arriver àune meilleure connaissance de ce qui se passe dans chaque pays5.

Deux « ententes » sont signées à la fin des années 1960 sur l’harmonisation de la durée dutravail dans l’agriculture, puis dans l’élevage. Ces accords prennent la forme de recommandationsadressées à chaque organisation nationale. L’existence d’une politique commune qui se manifestepar la fixation du prix des principales productions agricoles constitue dans ces secteurs uneincitation décisive à la fixation de conditions de travail communes. Ces accords, première ébauched’une négociation collective européenne, nourrissent ainsi des attentes importantes à l’égard d’unéventuel accord dans ce domaine à un niveau plus large6. Le CNC se consacre alors, au cours del’année 1970, à la rédaction d’un projet d’« entente visant à harmoniser la durée conventionnelle du

2 Carton no 2269 (Documents regarding the preparations and reception of the Action Program of the ETUS for the FirstMay 1965, 1964–1965).

3 Les réticences italiennes tiennent au souci de préserver des différences dans les conditions de travail, considéréescomme un facteur du rattrapage économique de leur pays, argumentation récurrente – même si ses promoteurs se sontdéplacés au gré des différents élargissements de l’Union – qui constitue un frein important pour ce type de démarche.

4 Objectif syndical qui fait écho aux dispositions du Traité de Rome concernant la politique sociale : « Les Étatsmembres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvrepermettant leur égalisation dans le progrès. Ils estiment qu’une telle évolution résultera tant du fonctionnement harmonieuxdu marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par le présent traitéet du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives » (art. 117).

5 Cette vocation à produire des connaissances de manière autonome se manifeste dès cette époque, sous la forme d’unerevendication d’indépendance à l’égard de la Commission. La création en 1978 de l’Institut syndical européen est unrésultat de cette aspiration forgée dès le milieu des années 1960.

6 Espoirs suscités notamment par la multiplication des comités paritaires dans le domaine des transports (navigationintérieure en 1967, chemins de fer en 1971, etc.) où l’objectif d’harmonisation des conditions de travail paraît le pluspertinent.

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travail »7. Ce projet d’entente s’inscrit dans le droit fil du programme d’action puisqu’il doit établirles « objectifs à promouvoir par le mouvement syndical au cours des prochaines années, dans ledomaine de la durée du travail »8. Au cours de cette élaboration, il n’est jamais question de discuterdu texte avec l’UNICE, l’organisation constituée en 1958 pour rassembler les confédérationspatronales nationales (aujourd’hui nommée Business Europe). Autrement dit, le Comité continued’inscrire ses travaux dans l’objectif d’une coordination des activités revendicatives nationales.

Ces diverses initiatives relèvent de ce que l’on peut envisager comme une posture idéologiquedes OS : le temps de travail sert à la structuration syndicale, permettant la définition d’une identitécollective mais, dans le même temps, l’acteur qui se constitue par ce programme n’a pas d’objetréel de discussion avec les employeurs. Certes, cette posture idéologique répond au refus desassociations patronales de participer au niveau européen à tout échange avec les syndicats9. Maiscette initiative est plus qu’un pis-aller face au silence patronal ; elle est le reflet de tentatives destructuration du mouvement syndical européen autour du temps de travail.

Le registre de l’harmonisation apparaît dans l’ensemble de ces activités conduites dans les pre-mières années d’existence du syndicalisme européen. Le mode d’action privilégie l’informationdes organisations nationales affiliées concernant les développements communautaires et la coor-dination des activités revendicatives nationales. La démarche consiste dans la production derapports, de notes, ou plus largement de références normatives comme le Programme d’action oules deux ententes signées. Temps de travail et salaires constituent les objets vers lesquels s’oriententde manière prioritaire les initiatives syndicales. Objets traditionnels de l’action syndicale, ilstémoignent de la continuité avec les pratiques nationales.

Dans ce registre, les interlocuteurs de l’acteur syndical européen sont les organisations affiliées :celles-ci sont les destinataires de l’information ou des recommandations émises depuis Bruxelles ;ce sont elles que l’on sollicite pour l’élaboration des rapports annuels du CNC. Celui-ci constituele lieu privilégié où s’épanouit le registre de l’harmonisation10. On trouve dans le Traité de Romeles bases juridiques congruentes au développement de ce registre, dans la mesure où l’objectifd’amélioration des conditions de vie et de travail est loin de donner lieu à l’ébauche d’un centrelégislatif communautaire en matière sociale11. Comme en écho aux articles 117 et 118, le congrès

7 Carton no 1965 (Minutes and other documents regarding the meetings of the ECFTU Collective Bargaining Committeeand Working Parties of it, 1969–1972).

8 Résumé succinct de la réunion du comité du 15 mai 1970 (Carton no 1971, Minutes and other documents regardingthe meetings of the ECFTU Collective Bargaining Committee and Working Parties of it, 1970).

9 En 1967, le SSE peut constater que « pendant ces dix années de travail communautaire, il n’y a jamais eu une seulerencontre officielle ou officieuse entre le sommet du monde patronal et le sommet du monde syndical » (Carton no 2274,Documents regarding the preparing of a trade union conference on the relations on the European level between theorganisations of employers and the trade unions, in Luxembourg 1–2 June 1967, organised by the ETUS).10 Les comités consultatifs qui se créent progressivement au cours des années 1960 (sur la sécurité sociale des travailleurs

migrants en 1959 ; du Fonds social européen en 1960 ; sur la libre circulation des travailleurs en 1961 ; sur la formationprofessionnelle en 1963 ; etc.) et plus généralement les procédures de consultation, comme celles qui fondent l’activitédu Comité économique et social européen, relèvent de ce même registre dans la mesure où ces organes et ces procéduresfont appel à des experts syndicaux nationaux qui agissent dans le cadre d’une coordination européenne très lâche. Auvu des archives syndicales consultées, l’essentiel de l’activité du SSE consiste en la diffusion des convocations et desinformations afférentes à ces comités. Par ailleurs, ces comités ont pour horizon l’harmonisation des conditions de travaildans les domaines d’expertise ainsi délimités.11 L’article 118 stipule que « la Commission a pour mission de promouvoir une collaboration étroite entre les États

membres dans le domaine social [. . .]. À cet effet, [elle] agit en contact étroit avec les États membres, par des études, desavis et par l’organisation des consultations, tant pour les problèmes qui se posent sur le plan national que pour ceux quiintéressent les organisations internationales ».

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fondateur de la Confédération européenne des syndicats libres (CESL) en 1969 fait précéder « lanécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre »de comparaisons sur « un certain nombre de conditions de travail »12.

La représentation implicite de l’Europe portée par ce registre est celle d’un agrégat de sociétésnationales, animées de mouvements plus ou moins spontanés de convergence. Dans une telledynamique, l’action syndicale se limite à la diffusion de l’information, au mieux à l’échangede « bonnes pratiques ». Cette dernière expression apparaît d’ailleurs à quelques reprises dansles documents syndicaux des années 1960. Elle est aujourd’hui très largement diffusée dans lesmilieux bruxellois, pour désigner le volet « qualitatif » du benchmarking, à côté de la fixationde repères statistiques pour la conduite des politiques publiques13. Le syndicat européen, réduità son secrétariat, s’assimile à une « boîte aux lettres »14, servant de relais entre les institutionscommunautaires et les OS nationales, au point qu’il paraît difficile de l’envisager comme un acteurau sens propre.

3. S’emparer des tribunes européennes, ou l’influence

La relance de la construction européenne au sommet de La Haye en 1969 s’accompagned’un renouveau immédiat de la participation des OS à la vie européenne avec, le 28 avril 1970,l’organisation d’une conférence tripartite sur les problèmes de l’emploi et la création du Comitépermanent de l’emploi (CPE). Cette conférence (comme celles qui la suivent entre 1975 et 1979,et à l’instar du CPE) traduit une évolution importante des agendas européens : l’organisation dela libre circulation des travailleurs perd de son importance au profit de la question de l’emploi et,avec elle, des restructurations. Le premier programme d’action sociale, avancé par la Commissioneuropéenne en 1974, n’est qu’un des produits de la réflexion qui s’engage alors au lendemain del’effervescence de l’année 196815. La directive de 1975 sur les licenciements collectifs, ainsi quecelles qui la suivent sur l’égalité professionnelle, les transferts d’entreprise et l’insolvabilité del’employeur, en représentent un autre aboutissement. La création de la CES en 1973 est égalementl’occasion de débats syndicaux importants, dans lesquels se manifestent des manières nouvellesde concevoir l’entité européenne.

Dans cette effervescence émerge un second registre d’action du syndicalisme européen quenous proposons d’appeler registre de l’influence. Le mode d’action privilégié est celui de laconcertation, rassemblant dans une même arène politique représentants des gouvernements etreprésentants syndicaux pour débattre des orientations que les premiers ont à fixer en matièrede politiques macroéconomiques. Les développements européens font ici écho aux dynamiquesobservables dans un certain nombre de pays européens, avec l’avènement de « l’action concertée »en Allemagne, les initiatives de Jacques Delors au sein du gouvernement Chaban-Delmas enFrance ou, au Royaume-Uni, les procédures de négociation État/syndicats qui se mettent en placedans ces années conformément aux propositions de la Commission Donovan.

12 « Principes de base pour la politique contractuelle des syndicats libres de la CE » (Carton no 1969, Minutes and otherdocuments regarding the meetings of the ETUS/ECFTU/ETUC Collective Bargaining Committee and Working Parties ofit, 1969–1970).13 Le registre de l’harmonisation vise effectivement un mécanisme spontané, qui n’est pas sans rappeler l’actuel bench-

marking prôné par les institutions européennes dans le cadre de la « Méthode ouverte de coordination ».14 Expression syndicale déjà relevée par : Groux et al., 1993.15 Il pose des bases générales de connaissance de la vie sociale communautaire, notamment de la Fondation de Dublin

pour l’amélioration des conditions de vie et de travail et de l’Institut syndical européen et relève plutôt de la compilationde thèmes d’action que de l’agenda politique.

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Les interlocuteurs privilégiés du syndicalisme européen sont les gouvernements nationaux,à l’égard desquels le syndicat se conduit en groupe de pression pour peser sur les politiquesnationales. Les enceintes européennes apparaissent alors comme des tribunes dans lesquelles lessyndicats nationaux expriment de manière unilatérale leurs positions sans s’engager pour autantdans la perspective d’échanges avec le patronat européen.

La question du temps de travail apparaît également dans ce registre, mais fortement associéeà celle de l’emploi. Dans un contexte où se font jour les prémisses de politiques visant à ladésinflation, le congrès de la CES à Londres en 1976 entérine un programme de développementéconomique sur la base d’un keynésianisme renforcé par la planification et la coordination àl’échelle européenne. Ainsi, c’est dans l’optique du rétablissement du plein emploi que la CESannonce l’objectif syndical européen des 35 heures par semaine sans perte de salaires et des cinqsemaines de congés payés. Parallèlement, la CES organise à partir de 1975 des manifestationseuropéennes régulières à Bruxelles pour soutenir sa politique, transposant à l’échelle européenneune pratique nationale classique.

Le déploiement de ce nouveau registre ne se fait pas sans heurts ni débats au sein de la CES,ce qui nécessite le développement d’une argumentation. Les archives consultées donnent parfoisà voir ces arguments, avancés ici par le secrétaire britannique de la CES :

« Je n’ai pas du tout été content de la réunion de lundi dernier du Comité permanent del’emploi. Je ne pense pas que le Comité évolue dans la ligne dans laquelle il a au départ étéconcu. Je crois que le Comité a été créé parce que nous nous sommes rendu compte que lescontacts directs avec la Commission n’étaient pas un moyen suffisant pour influencer lesmécanismes de prise de décisions au niveau de la Communauté. Le Conseil y était encorele centre du pouvoir (il n’a sans doute jamais cessé de l’être) et nous avons par conséquenteu besoin de contacts16 ». « Nous ne devons évidemment pas nous attendre à résoudre lesproblèmes de l’emploi lors de la conférence tripartite de juin. Nous ne devons pas nonplus nous attendre à adopter une politique économique globale pour la Communauté, quilierait tous les gouvernements. Mais ce que nous devons tenter de faire, c’est influencer legenre de politique que les gouvernements vont poursuivre et la Communauté nous en donnel’occasion17 ».

Ces citations témoignent de la manière dont le contexte institutionnel tel qu’il est percu faconneun tel registre : face au constat du caractère intergouvernemental de la prise de décision, ladémarche d’influence des politiques macroéconomiques nationales, en particulier en matièred’emploi, fait des gouvernements les interlocuteurs privilégiés des syndicats dans ces arèneseuropéennes.

Le travail syndical, qui inclut une forte part de réflexivité, n’est ici pas très éloigné, dansses postulats implicites, de la théorie politique. Une représentation plus aboutie fait en effetde l’Europe le foyer de formation des matrices cognitives de référence, l’espace au sein duquels’élabore le « référentiel » fondamental des politiques publiques nationales18. L’Europe y apparaît

16 Note de Peter Coldrick à Mathias Hinterscheid, secrétaire général de la CES, le 15 décembre 1976 (Carton no 1898,Documents regarding the Second Tripartite Conference in Luxembourg 24 June 1976 and the preparations of the ThirdConference, 1976–1977).17 Lettre de P. Coldrick du 21 mars 1977 aux autres secrétaires européens (Carton no 1900, Documents regarding the Third

Tripartite Conference “Growth, stability and employment. Stocktaking and prospects” in Luxembourg 27 June 1977).18 Depuis l’étude inaugurale de Muller (1989), la théorie du référentiel a trouvé dans les politiques européennes un terrain

privilégié. L’accent porté sur l’Europe comme contexte cognitif des politiques publiques conduit toutefois à négliger la

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comme le contexte d’action publique où s’élaborent les normes fondamentales, les qualificationsdes problèmes et la palette des solutions à partir desquelles se cristallisent les débats et les conflitsnationaux.

4. Stabiliser une expertise commune, ou la délibération

L’arrivée de Jacques Delors à la présidence de la Commission coïncide avec une redynami-sation importante de l’intégration européenne. Cela se traduit dans les domaines économiqueet monétaire, avec la politique d’« achèvement du marché intérieur », à l’origine d’une activitélégislative sans précédent entre 1985 et 1992, et l’élaboration du projet d’Union économique etmonétaire dans le Traité de Maastricht, mais également politique avec le renforcement du centrepolitique européen permis par l’Acte unique et, secondairement, par le traité de 1992.

Dans un contexte de crise institutionnelle sérieuse où aucune solution diplomatique ne sembleenvisageable, le projet d’achèvement du marché intérieur constitue un cadre cognitif permettantune redéfinition des intérêts des principaux acteurs (étatiques, industriels et commerciaux) de laconstruction européenne (Fligstein et Mara-Drita, 1996). La Commission endosse alors un rôled’entrepreneur politique, capable de créer les conditions dans lesquelles le projet européen nerencontre plus d’opposition insurmontable. Jacques Delors utilise la coopération sur le projet demarché unique comme une étape dans l’intégration européenne, à travers la création d’institutionscapables d’encadrer la construction et le fonctionnement de ce marché européen (Drake, 2002).L’adoption de l’Acte unique en 1987 marque l’affirmation d’une autorité publique communautairecapable, en matière de politique sociale, de faire des propositions législatives et d’agir en l’absenced’unanimité entre les États19.

L’articulation entre le cadre cognitif de l’Europe comme « marché intérieur » et l’émergenced’une autorité publique au cours des années 1980 constitue à notre avis la condition de possi-bilité du dialogue social européen. Celui-ci s’inscrit dans cette démarche générale de créationd’institutions nouvelles. Jacques Delors s’est servi du marché intérieur comme d’une impulsionpour la constitution de relations professionnelles européennes (Didry et Mias, 2005). Le dialoguesocial européen, mis en place dès 1984, représente d’abord une nouvelle pratique d’échangesqui mobilise directement les organisations européennes. Le nouvel article 118 B confère à laCommission un rôle d’animation des débats, rendant ce dialogue social indépendant à l’égard desgouvernements nationaux. Se développant en dehors de la dynamique législative de l’époque, ceséchanges ont débouché sur des résultats très modestes. Si l’UNICE refuse de mener des négocia-tions de normes contraignantes, la production régulière d’« avis communs » conduit toutefois lesemployeurs à s’engager sur des positions communes avec les syndicats (ce qui restait inenvisa-geable quelques années auparavant)20. Ces positions laissent ouverte la possibilité de produire desnormes légales, les acteurs politiques pouvant mobiliser les premières pour légitimer les secondes.Ainsi, la difficile élaboration d’un avis commun en 1987 sur l’information et la consultation n’estpas entièrement indépendante du travail législatif, alors en sommeil, qui aboutit sept ans après àl’adoption d’une directive sur les comités d’entreprise européens (voir l’article d’É. Béthoux dansle présent dossier).

dimension législative de l’action publique européenne, en portant exagérément la focale sur les commissions d’experts etla coordination des politiques nationales.19 À travers l’extension de la procédure de vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil, qui marque la fin du veto d’un

pays, ainsi que la reconnaissance de la force de proposition de la Commission dans certains domaines.20 Sur le dialogue social européen et le statut des « avis communs » produits, voir : (Lyon-Caen et Sciberras, 1989).

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Le registre de la délibération s’exprime particulièrement dans les deux formes que prennentalors les « entretiens de Val Duchesse » en 1985 : les réunions au sommet et les groupes de travail21.Le thème des nouvelles technologies constitue un point d’entrée à partir duquel sont abordéessuccessivement des questions plus fortement rattachées au monde du travail (outre l’information-consultation déjà évoquée, la formation professionnelle et l’organisation du travail), par contrasteavec les questions d’emploi sur lesquelles se focalise le registre de l’influence. Un changementimportant intervient sous l’angle des interlocuteurs privilégiés : aux gouvernements nationauxse substituent le patronat européen (représenté par l’UNICE et le CEEP22) et la Commissioneuropéenne.

Un tel registre d’action syndicale implique d’ailleurs une interaction singulière avec la Commis-sion. La relation de la Commission européenne aux groupes d’intérêt est complexe dans la mesureoù elle associe une fonction de « courtage » des intérêts (Mazey et Richardson, 1996) avec unedépendance importante de la première à l’égard de l’expertise « extérieure » (Lequesne, 1996).Malgré cette dépendance, la position centrale de la Commission dans le système lui permet demaîtriser mieux que les autres la possibilité de former des alliances en faveur d’une politique. LaDG Emploi et Affaires Sociales ne fait d’ailleurs pas exception. Mais le dialogue social ne peutêtre réduit à un simple instrument de captage de l’expertise par la Commission, dans la mesureoù on n’a pas à faire à un « stock » d’expertise déjà constitué.

Car tout l’enjeu du dialogue social européen est d’avoir des discussions sur des réalités écono-miques et sociales alimentées par des documents de la Commission européenne qui permettentde construire un accord sur la connaissance de ces réalités, avec éventuellement un embryon derecommandation. Ce souci de connaissance, qui peut ne pas être partagé par tous les individusqui prennent part aux délibérations, alimente un « processus social de recherche de la vérité » quifixe le « cadre informationnel » à partir duquel les acteurs s’orientent et représente à ce titre lefondement conventionnel des institutions (Salais, 1998). À partir du moment où sont reconnuesla pluralité et la conflictualité des intérêts (des principes de justice ou des mondes possibles),la fixation d’un but commun de connaissance et de définition du contexte constitue un momentdécisif de toute action collective, en permettant de fixer un cadre contextuel et de poser un jalonqui précède la fixation d’orientations normatives et d’argumentations contradictoires. Observabledans toute institution, et particulièrement durant la phase d’institutionnalisation, cette dynamiqueorientée par le souci de connaissance paraît prépondérante dans les nouveaux espaces du dialoguesocial, où l’hétérogénéité des acteurs est peut-être plus prononcée qu’ailleurs (Jobert, 2008). Àcet égard, le registre de la délibération alimente aujourd’hui encore l’essentiel des activités dudialogue social européen aux plans interprofessionnel et surtout sectoriel (Degryse et al., 2006).

La représentation implicite de l’Europe, prédominante ici, est celle d’un « marché intérieur »,concu comme une entité économique qui apparaît en tant que telle aux acteurs et vers laquellepeuvent se porter une activité de connaissance et une action publique. Les groupes de travailparticipent ainsi à la réflexion pour fixer un agenda politique européen, y compris de manièreconflictuelle. La démarche engagée dans le registre de la délibération est celle d’une activitécollective orientée vers la connaissance des réalités européennes de l’économie et du monde dutravail. Pour les acteurs, il ne s’agit pas tant d’entrer dans un rapport de force avec la partieadverse pour lui arracher une concession, ou d’influencer une partie tierce. L’essentiel consisteà se mettre d’accord sur un constat partagé, que reflète le contenu de l’avis commun, tout en

21 Pour un récit détaillé de ces délibérations, voir : (Goetschy, 1991 ; Didry et Mias, 2005).22 Le Centre européen des entreprises publiques est créé en 1961 pour représenter le patronat public.

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esquissant en même temps les orientations d’une éventuelle politique publique européenne dansle domaine concerné (y compris sous la forme d’une abstention, lorsque les acteurs sociauxs’expriment contre toute intervention européenne). Le dialogue social relève donc d’un registresitué à mi-chemin entre la connaissance et la normativité. Le résultat de cette activité constituece que l’on peut envisager comme un constat commun sur une réalité partagée dont la naturereste elle-même problématique, au moment où se profile cette entité économique et sociale dedimension européenne qui pointe derrière la notion de « marché intérieur ».

La tension entre le registre de la connaissance et celui de la normativité explique le caractèreouvert du processus de dialogue social. L’activité de production des avis communs oscille ainsientre la continuité du processus et le retour aux antagonismes antérieurs, lorsque le groupe setransforme en un « groupe-tribune » focalisé sur la contradiction entre des visions générales dumonde et, en l’occurrence, des politiques économiques. À ce fonctionnement s’oppose celui d’un« groupe de travail » partageant le souci de dresser un tableau des réalités économiques euro-péennes pour identifier les terrains d’une éventuelle intervention législative ou conventionnelle.Dans cette perspective, l’avis commun est un produit, résultat d’un travail d’agrégation d’unepluralité de points de vue sur une question déterminée23. Le groupe tribune mobilise le registrede l’influence, le groupe de travail celui de la délibération. Selon les groupes, les objets de la dis-cussion ou les personnes impliquées, le fonctionnement du dialogue social peut ainsi emprunterà l’un ou l’autre des deux registres. Certains entendent même produire, avec les avis communs,des références pour les négociations dans les branches et les entreprises, ce qui n’est pas sansévoquer le registre de l’harmonisation. Autrement dit, la participation syndicale au dialogue socialeuropéen peut relever de différents registres d’action. Dans sa forme idéelle, le dialogue socialrenvoie au registre de la délibération et à la figure caractéristique du « groupe de travail ». Maisdans la pratique, il est un processus ouvert qui ne se rapporte à aucune logique univoque.

5. Négocier avec le patronat européen, ou la législation

Le 31 octobre 1991, la CES, l’UNICE et le CEEP signent conjointement ce qui, rétrospecti-vement, apparaît comme le premier accord interprofessionnel européen. Dans cet accord, les OSeuropéennes proposent aux représentants des gouvernements nationaux, alors en train de négocierle futur Traité de Maastricht, un ensemble de procédures susceptibles d’encadrer leurs propresrelations, ainsi que les relations qu’ils entretiennent avec les institutions politiques européennes24.Introduit sous la forme d’articles du traité, après de légères modifications, le dispositif prévoit uneconsultation obligatoire des « partenaires sociaux », en deux temps, sur toute initiative législativeque la Commission prend dans le domaine de la politique sociale. Lors de la seconde consultation,portant sur le contenu de la proposition législative, les OS peuvent, d’un commun accord, engagerune négociation collective qui suspend de fait le travail législatif traditionnel, jusqu’au constatd’accord ou de désaccord. Si un accord est trouvé, il peut être proposé à la Commission commebase d’une directive du Conseil, ce qui lui confère une effectivité bien plus importante que s’ilfait l’objet d’une mise en œuvre reposant sur la seule bonne volonté des OS nationales, dans leursactivités revendicatives et de négociation.

23 Une telle définition du « groupe de travail » n’exclut pas le conflit, au contraire. Elle ne présuppose en aucune manièrel’existence d’un quelconque « bien commun » que les débats serviraient à faire advenir aux yeux des acteurs. L’existenced’antagonismes de classe n’empêche ni l’affirmation d’un constat commun sur une réalité partagée, ni la formulation derecommandations conjointes.24 Sur la genèse de cet accord, voir : (Mias, 2004).

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Ce dispositif a permis l’adoption, entre 1995 et 1999, de trois directives traduisant fidèlementle contenu d’accords interprofessionnels, sur le congé parental, le travail à temps partiel et letravail à durée déterminée. Il a également favorisé l’adaptation d’une directive sur le temps detravail aux secteurs des transports. Il est surtout la base procédurale à partir de laquelle a pu sedévelopper le second programme d’action sociale, avancé par la Commission en 1990, favorisantla réalisation des 47 initiatives et l’adoption des 17 directives qui y sont fixées.

Il représente ainsi le fondement institutionnel à partir duquel émerge le registre de la législation.Ce registre correspond aux activités de consultation et de négociation déployées par la CESdans le courant des années 1990 et relève d’une démarche explicite de participation au travaillégislatif. L’interlocuteur privilégié n’est pas à strictement parler le patronat européen, commedans le cadre d’une négociation de type marchandage. Il englobe au-delà du cosignataire desaccords, l’ensemble des institutions politiques participant de l’autorité publique européenne :non seulement la Commission dans son activité de proposition de textes législatifs, mais surtoutle Conseil qui adopte les actes légaux communautaires. C’est le Conseil qui tient compte, ounon, des avis exprimés dans le cadre des consultations. C’est également le Conseil qui choisit,ou non, d’adopter une directive pour donner une force légale aux accords-cadres signés. D’uncertain point de vue, le registre de la législation consacre le retour des gouvernements nationauxcomme interlocuteurs privilégiés des syndicats européens. Mais les gouvernements n’ont ici pasle même statut. Dans le registre de l’influence, ils sont appréhendés comme les responsables depolitiques nationales que les syndicats entendent orienter. Dans le registre de la législation, lesgouvernements nationaux sont saisis comme membres du Conseil européen, c’est-à-dire commeles représentants de territoires nationaux dans l’assemblée qui adopte les actes communautaires25,comme collectivement responsables de la production de normes communautaires.

Le registre de la législation se manifeste jusque dans la manière même dont se déroulent lesnégociations. Nous montrons ailleurs (Mias, 2009) que les « partenaires sociaux » européens, loinde négocier à la place du pouvoir politique, s’inscrivent dans la continuité de ce que l’on peutappeler, à la suite de Claude Didry (2002), un « travail juridique » entamé bien avant l’ouverturedes négociations, par d’autres acteurs (la Commission et certains gouvernements nationaux).Après une première phase de déclarations tribunitiennes (par l’affirmation de points de vue irré-conciliables), la mise au travail du groupe de négociation s’effectue par la proposition d’un projetd’accord, qui s’avère être le dernier projet de directive discuté au sein du Conseil, avant que leProtocole serve de base à la production de normes européennes. Tenant compte des aménagementset réticences exprimés antérieurement par les gouvernements nationaux, c’est ce texte qui sert debase de discussion, cadrant assez largement les débats et circonscrivant le champ des possiblesde la négociation collective européenne.

Les organes dans lesquels s’expriment le plus fortement ce registre sont donc d’abord lesgroupes de négociation mis en place à l’occasion de l’élaboration des accords-cadres. Mais uneautre instance trouve une place centrale dans le registre de la législation : le comité exécutif dela CES, qui rassemble les secrétaires généraux des OS nationales et de certaines fédérationseuropéennes. Le comité exécutif est bien entendu l’organe prépondérant de la CES, quelle quesoit la période. Mais, dans la mesure où il est amené à se prononcer aux différentes étapes desprocédures mises en place à Maastricht, il assure un rôle particulièrement décisif dans les actions

25 Il faut y ajouter, dans les procédures « classiques » d’adoption de directives en droit du travail, une seconde assemblée :le Parlement européen. Toutefois, selon les termes du protocole de Maastricht, dans les cas où un accord-cadre est signé,la procédure pour adopter une directive qui le transpose ne fait intervenir que la Commission et le Conseil.

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engagées. Par cette activité régulière, un tel registre implique davantage les directions des OSnationales dans la conduite des activités de la CES que ne le font les autres registres, ce qui n’estpas sans effet sur l’organisation même de la CES (cf. infra).

Le registre de la législation témoigne d’un souci de régulation, au sens où il est orienté vers laproduction de normes à un niveau directement européen. Les thèmes privilégiés sont issus de laCharte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 et du Programme d’action socialequi y est associé. Ils esquissent les grandes lignes d’un droit du travail européen, en se centrant surl’encadrement des contrats de travail, les conditions de travail (dont le temps de travail), la santéet la sécurité sur le lieu de travail et l’information et la consultation des salariés. L’ambition estd’encadrer les relations contractuelles entre individus et non plus de coordonner les revendicationssyndicales (harmonisation) ou de peser sur les politiques macroéconomiques conduites par lesÉtats nationaux (influence). Certes, l’instrumentation juridique limite cet objectif, dans la mesureoù la directive doit être transposée en une législation nationale et ne fixe que des objectifs26. Iln’en reste pas moins que ce registre participe d’une représentation de l’Europe comme une sociétéà l’égard de laquelle une autorité publique conduit une activité de production de normes.

Le syndicat européen assume une responsabilité dans la production d’un tel droit du travail. Lanotion de représentativité ne se limite alors pas au seul champ de la négociation d’accords ; elledésigne la qualité de représentants des citoyens concernés par l’activité législative. C’est ainsi quel’arrêt de la Cour de justice des communautés européennes du 17 juin 199827 retraduit l’exigencedémocratique qui pèse sur le fonctionnement des institutions communautaires : lorsque le Par-lement européen n’est pas associé au processus d’adoption d’un acte législatif, la participationdes peuples à ce processus est assurée de manière alternative par l’intermédiaire des partenairessociaux ayant conclu l’accord (Moreau, 1999). Autrement dit, le syndicat assume, dans le systèmejuridique européen, une fonction de représentation qui va au-delà de ses seuls mandants, les OSnationales. Il apparaît à ce titre comme un groupement secondaire au sein d’une société envisagéeà l’échelle de l’Europe.

6. Européanisation et enrichissement des registres de l’action syndicale

L’histoire de l’action syndicale européenne est donc celle d’un enrichissement de ses registres,dans le cadre d’une pluralité finie, mais croissante. Si C. Tilly décrivait un mouvement de sub-stitution d’un répertoire à un autre, cette étude permet d’observer la disponibilité de plusieursmodes d’action du syndicalisme européen à un même moment historique28. L’apparition d’unregistre d’action ne signifie pas la disparition du précédent, seulement son possible effacement.La formation successive de ces registres s’explique avant tout par les transformations du contextepolitique et la prise de consistance progressive des institutions européennes. Celle-ci ne se limitepas à un mouvement de concentration du pouvoir politique à Bruxelles, mais intègre aussi lamise en place d’outils de connaissance proprement européens, le développement d’une réflexionpropre et la création d’instances de délibération.

26 La directive « lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationalesla compétence quant à la forme et aux moyens » (art. 249 TUE).27 Arrêt du TPI de la CJCE du 17 juin 1998 (affaire T-135/96).28 Cela justifie notre préférence pour la notion de registre : le répertoire suggère la clôture et la complétude d’un ensemble,

là où le registre évoque davantage une pluralité ou une singularité tracée dans un ensemble de possibles. En musique,par exemple, la tessiture désigne la pluralité dans la voix d’un chanteur (registres aigu, haut, moyen, ou grave). Ensociolinguistique, le registre renvoie à une variété isolable d’une langue employée dans des situations sociales définies.

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Dans une première période, alors que la perspective de production légale en droit du travailreste limitée, les registres d’action héritent des origines internationalistes du syndicalisme euro-péen. Ils sont alors tributaires de modèles qui restreignent le champ des possibles de l’actionsyndicale et dictent la conduite. Les syndicalistes agissent selon ce qu’ils connaissent et prennentappui sur des formes d’action existantes. Ils adoptent donc dans un premier temps — et tantque priment les arrangements intergouvernementaux — les formes d’action déjà éprouvées dansd’autres enceintes internationales. On peut ainsi voir dans le registre de l’harmonisation un héri-tage du syndicalisme international dont la tâche première, depuis l’Association internationaledes travailleurs de 1864, est le soutien au développement des syndicalismes nationaux. Dans leregistre de l’influence, une parenté s’esquisse avec la forme prise par l’action syndicale dans uneenceinte comme l’Organisation internationale du travail29.

Dans un second temps, alors qu’une perspective de législation européenne s’affirme, l’actionsyndicale rompt plus clairement avec la tradition de l’internationalisme ouvrier et adopte unprofil qui innove sous bien des aspects. Les registres d’action qui apparaissent alors exercentdes effets sur l’OS elle-même. C’est ainsi que l’histoire de l’action syndicale européenne rejointcelle des Congrès syndicaux retracée par Jon Erik Dolvik (1999)30. C’est en effet dans la mise àl’épreuve des registres d’action que se concoivent comme nécessaires les réformes structurelles.Cette épreuve correspond à un moment où les routines de l’action syndicale européenne sontconfrontées à des situations institutionnelles nouvelles. Tant que ces routines permettent uneadaptation de l’organisation à ces situations, elles n’ont aucune raison d’être remises en cause.Elles fonctionnent alors comme des conventions. Mais l’adaptation au contexte nouveau désignépar la figure du marché intérieur implique le développement de nouveaux registres d’action :d’abord celui de la délibération, puis celui de la législation. Ceux-ci répondent à un renforcementdu système de relations professionnelles à mesure que le pouvoir législatif se renforce et que, faceau nouveau contexte européen, les interactions entre les différents acteurs s’accroissent (entrel’UNICE et la CES, et entre les syndicats et la Commission). La mobilisation plus fréquente deces nouveaux registres appelle un renforcement de l’OS, les syndicats éprouvant dans l’actioncollective la nécessité de se structurer davantage. Cette réforme intervient au moment où émergele registre de la législation : c’est en mai 1991 à Luxembourg que se tient le congrès qui conduit àla plus importante réforme statutaire de l’histoire de la CES, avec le renforcement du secrétariateuropéen, la généralisation du vote à la majorité qualifiée au sein du comité exécutif et l’intégrationdes Comités syndicaux européens en leur accordant un droit de vote dans le comité exécutif, cequi préfigure l’organisation de fédérations européennes de branche.

Cette institutionnalisation n’entraîne pourtant pas l’abandon définitif des registres d’action ori-ginels. Les deux premiers registres alimentent aujourd’hui encore un certain nombre d’initiatives,témoignant de permanences historiques et de résurgences. Le registre de l’harmonisation seretrouve ainsi au cœur des nombreuses tentatives pour organiser une coordination des salairesen Europe, avec la (re)création, 20 ans après sa disparition, d’un Comité pour la coordinationdes négociations collectives (CCNC) lors du Congrès d’Helsinki en 1999. Les actions engagéesprennent la forme d’une coopération syndicale transfrontalière en matière de politique contrac-

29 Alain Chatriot (2004) met en évidence l’origine internationale de la loi de 1936 sur les 40 heures et l’importance del’OIT dans l’émergence d’une réflexion nouvelle sur la durée du travail, en lien avec la question du chômage.30 Globalement, l’histoire de l’action syndicale européenne est relativement indépendante des élargissements successifs

de l’assise géographique et idéologique du syndicalisme européen, par l’adhésion d’organisations syndicales nouvelles. Onne peut s’empêcher toutefois d’envisager certaines corrélations, par exemple, entre l’arrivée des syndicalistes britanniquesen 1973 et le renforcement du registre de l’influence.

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tuelle (initiative régionale de Doorn) et du développement d’une expertise économique pourdéfinir une norme commune de revendication salariale (Dufresne, 2002). Après une périoded’effacement, le registre de l’influence connaît un dynamisme nouveau avec les procédures deconcertation fixées dans le cadre de la Stratégie européenne pour l’emploi. Ainsi, en 1999, undialogue macroéconomique est mis en place lors du Conseil européen de Cologne, réunissantles représentants des gouvernements nationaux, des partenaires sociaux, de la Banque centraleeuropéenne et des différentes Directions générales de la Commission concernées. Il intervient enamont de l’élaboration des grandes orientations de la politique économique et des lignes directricespour l’emploi. Depuis mars 2003, un sommet social tripartite (partenaires sociaux européens, pré-sidence de la Commission, présidence du Conseil) se réunit au moins une fois par an pour tenterde donner de la cohérence aux différents processus de concertation qui se développent dans lesdomaines de la politique macroéconomique, de l’emploi, de la protection sociale et de l’éducationet de la formation.

La résurgence des premiers registres de l’action syndicale européenne remet aujourd’hui enquestion les développements issus des entretiens de Val Duchesse et l’inscription de la négocia-tion collective européenne dans le travail législatif communautaire. S’il est porté par la Stratégieeuropéenne pour l’emploi, ce retour intervient dans un contexte où le registre de législation peineà s’exprimer, faute d’interlocuteurs. Les réformes des traités depuis 1992 ont montré les réti-cences à approfondir l’engagement vers un droit communautaire du travail et la réaffirmation del’intergouvernementalisme dans la conduite des politiques européennes. L’absence de programmelégislatif conséquent susceptible d’alimenter le travail juridique global paraît compromettre lour-dement la vitalité de la négociation collective, qui apparaît déjà pour certains comme un dispositifdu passé. Certes, l’institution communautaire est capable d’intégrer certaines innovations commel’élaboration et la mise en œuvre d’accords dits « volontaires » sur le télétravail en 2002, sur lestress au travail en 2004 et sur la lutte contre le harcèlement et les violences au travail en 2007,sans compter les nombreux accords sectoriels relevant de la même logique. La portée effective deces textes reste toutefois très dépendante de la sensibilité européenne des organisations nationalesqui sont appelées à les décliner aux différents niveaux des systèmes nationaux de relations profes-sionnelles. Pris dans un contexte politique dont le seul horizon est celui d’une révision régulièredes directives déjà produites, les syndicats européens peinent à trouver les objets et à construirele rapport de force susceptibles de fonder une nouvelle dynamique collective.

7. Conclusion

L’étude de l’action syndicale européenne conduit à identifier quatre registres à partir desquelsles acteurs sociaux organisent aujourd’hui leur pratique. Cet ensemble de registres s’est diversifiéau cours du processus d’intégration européenne et a cadré de facon déterminante les orientationspossibles en matière de négociation collective et de dialogue social. Dans cette dynamique his-torique se sont opérées des redéfinitions progressives de la nature des intérêts à défendre et del’identité du syndicalisme européen face aux organisations patronales et aux institutions poli-tiques, à mesure qu’évoluait le sens donné à la construction d’une union européenne. Cette étudeinvite ainsi à déconstruire les notions peu questionnées de dialogue social, de consultation ou deconcertation, en soulignant la pluralité de leurs expressions historiques. Ces catégories sont déjàdes facons situées de définir les réalités institutionnelles européennes. Elles donnent sens à desformes d’action syndicale singulières, structurent les enjeux des conflits et des négociations, leslieux et les modes d’action, définissent les interlocuteurs privilégiés et ceux qui sont ignorés, etconfigurent une certaine représentation de l’Europe. L’étude montre en particulier que le dialogue

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social européen s’est institué dans un ensemble limité de possibles pour l’action syndicale, prin-cipalement issus de la tradition du syndicalisme international et qu’il est fortement attaché à laperspective historique d’élaboration d’un droit du travail européen.

Ce travail de déconstruction des logiques qui rendent possible l’action syndicale européennepeut-il servir à en évaluer la portée ? Face au scepticisme qui ne manque pas de s’exprimerlorsqu’on se penche sur ces développements européens, la réponse la plus courante consiste àdire que l’on est dans une phase précoce de la construction du système européen de relationsprofessionnelles, que les éléments se fixent et se consolident progressivement, qu’il faut un temps(long) d’apprentissage pour que les acteurs se constituent, qu’ils se construisent une identité et unprojet et apprennent à se connaître. Cet argument paraîtra toujours fragile lorsque les sceptiquesopposeront aux quelques dizaines de directives européennes en droit du travail, dont l’élaborationa mobilisé plus ou moins directement la participation des syndicats, la somme colossale de régle-ments, directives et décisions de justice qui semblent saper les bases d’une intervention syndicaledans les régulations de branche et d’entreprise sur l’ensemble du territoire européen.

Il paraît en tout cas bien difficile de dénouer les arguments scientifiques des postures argumen-tatives politiques, tant les objets d’étude européens se gonflent rapidement, presque spontanément,d’une charge idéologique. Étudier dans ses moindres développements la vie du dialogue socialeuropéen, n’est-ce pas déjà succomber à un enthousiasme pro-européen débridé et contourner les« vraies » questions ? S’interroger sur les conditions de possibilité d’une action syndicale euro-péenne, n’est-ce pas céder à une vision bienveillante à l’égard de syndicats qui auraient depuislongtemps perdu prise sur le cours de l’histoire sociale ?

Nous avons ici cherché à mettre en évidence les contraintes qui pèsent sur le déploiement d’uneaction syndicale européenne. Ces contraintes résultent tant des règles du jeu institutionnel euro-péen que de l’exercice même de coordination d’organisations nationales aux traditions, identitéset stratégies diverses. Nous espérons interroger ainsi tant l’utopie volontariste des sceptiques quela confiance inaltérée des pragmatiques. Aux sceptiques, nous répondons que l’action syndicaleeuropéenne est tributaire de scènes sociales faconnées par le politique dans lesquelles s’exercenttout un ensemble de déterminations causales, notamment cognitives, qui limitent au quotidienla capacité d’invention autonome des modalités d’action et en particulier les possibilités d’unsyndicalisme de mobilisation. Aux pragmatiques, nous affirmons que les perspectives politiquesaujourd’hui très limitées de réalisation des attentes syndicales à l’égard de l’UE devraient conduireà questionner plus avant cette dépendance complexe du syndical à l’égard du politique.

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