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Les re ´ sonances psychologiques de la fin des traitements A. Bouregba Ligue nationale contre le cancer, 14, rue Corvisart, F-75013 Paris, France Correspondance : [email protected] Re ´ sume ´: Cet article pre ´ sente les signes spe ´ cifiques de la de ´ pression post-traumatique qui s’amorce chez des patients a ` la suite de leur traitement contre le cancer. Apre `s avoir de ´crit le sentiment de perte de sens a ` l’existence, de la sensibi- lite ´a ` la joie et de la confiance en soi qui domine dans cet e ´ tat de ´ pressif, les manifestations de mauvaise conscience et d’isolement qui s’y trouvent parfois sont aborde ´ es. Cette pre ´sentation permet de diffe ´- rencier l’e ´ tat de ´ pressif post-trauma- tique des troubles de ´ pressifs chroniques. Par la suite, les me ´ ca- nismes inconscients a ` l’origine de ces signes de ´ pressifs sont discute ´s dans leur aspect dynamique. Ces me ´ canismes correspondent aux efforts du sujet, a ` la fin des traite- ments, pour contenir le retour des e ´motions violentes et anxioge ` nes qu’il a pre ´ ce ´ demment refoule ´ es. Dans une troisie ` me partie, l’article e ´ voque comment les re ´ percussions du cancer sur l’environnement familial et socioprofessionnel concourent a ` renforcer le sentiment d’isolement et d’incompre ´ hension des patients. L’information du patient, relative aux re ´ sonances psychologiques douloureuses pouvant survenir a ` la fin des traitements, atte ´ nue ce sentiment d’isolement et d’incompre ´ hension et constitue, par la ` me ˆ me, un ins- trument de pre ´ vention. Pour conclure, les me ´ thodes the ´ rapeuti- ques requises pour le traitement de la de ´ pression post-traitement sont e ´ voque ´ es. Mots cle ´s: De ´ pression post-trau- matique – Estime de soi – Inhibi- tion – Groupe de parole Psychological repercussions in post-treatment cancer patients Abstract: This article explores the various symptoms characteristic of post-traumatic depression in cancer patients following treatment. Patients in this depressive state initially describe feelings of a loss of purpose and meaning to life as well as a loss of the ability to experience happiness and self-confidence. Fee- lings associated with a guilty cons- cience and with a sense of isolation are sometimes evoked at a later stage. This article allows a distinction to be made between post-traumatic depression and difficulties associa- ted with chronic depression. The unconscious mechanisms under- pinning these depressive symptoms are subsequently explored from a dynamic perspective. These mecha- nisms correspond to the subject’s efforts following treatment to sup- press the violent and anxiety-pro- ducing emotions that were previously repressed. In a third sec- tion, the article explores how the repercussions of cancer on the family and socio-professional envi- ronments act to reinforce the patient’s feelings of isolation and failure to be understood. Raising a patient’s awareness of the painful psychological repercussions that can occur when treatment is complete acts as a preventive mea- sure. In conclusion, the article explo- res therapeutic methods that are effective in treating post-treatment depression in cancer patients. Keywords: Post-traumatic depres- sion Self-esteem Fatigue Inhibition – Support group Depuis plus de 15 ans, au sein de la Ligue nationale contre le cancer, je co-anime avec le Dr Franc ¸ oise May- Levin des groupes de parole a ` l’attention de patients traite ´ s pour un cancer. L’inclusion dans un groupe de parole repose sur le de ´sir du patient de mettre en mots son expe ´ rience et de rencontrer des personnes confronte ´ es a ` une e ´preuve analogue. La demande de groupe de parole est motive ´ e par le besoin de parler et le de ´ sir de rencontre. S’exprimer et sortir de son isolement sont les contenus explicites de la demande de grou- pes de soutien. Cette demande manifeste cou- vre une attente sous-jacente. Parler n’est pas l’e ´ quivalent de dire. Parler, c’est pour le locuteur un moyen de transposer son expe ´ rience dans un univers, ou ` il est situe ´ comme le sujet de ce qui se dit. Parler, c’est se situer, s’engager et se signifier son expe ´rience. Le cancer n’a pas de signification pour le patient qui en est atteint. Aussi cherche-t-il en l’exprimant a ` se l’approprier. Le cancer s’apparente a ` une intrusion du re ´el dans le cours de l’histoire de celui qui en est affecte ´. Le re ´el doit e ˆ tre diffe ´ rencie ´ de la re ´ alite ´. La re ´ alite ´, c’est le re ´ el rap- porte ´ aux connaissances que le sujet en a. Le suffixe « ite ´ », signifie qualite ´ ou encore proprie ´ te ´ . La per- ception de la re ´ alite ´ suppose une reconstruction du re ´el a ` partir de ses proprie ´ te ´ s. Les proprie ´ te ´s du re ´el e ´tablissent les bases de cons- truction du lexique. Au mot fleur, correspond une classe d’objets de ´ li- mite ´e a ` partir de caracte ` res dis- tincts, morphologiques (calice, corolle...) ou fonctionnels (organe Oncologie (2008) 10: 263–267 © Springer 2008 DOI 10.1007/s10269-008-0842-2 ORIGINAL 263

Les résonances psychologiques de la fin des traitements

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Page 1: Les résonances psychologiques de la fin des traitements

Les resonances psychologiques de la fin destraitements

A. Bouregba

Ligue nationale contre le cancer, 14, rue Corvisart, F-75013 Paris, France

Correspondance : [email protected]

Resume : Cet article presente les

signes specifiques de la depression

post-traumatique qui s’amorce

chez des patients a la suite de leur

traitement contre le cancer. Apres

avoir decrit le sentiment de perte

de sens a l’existence, de la sensibi-

lite a la joie et de la confiance en soi

qui domine dans cet etat depressif,

les manifestations de mauvaise

conscience et d’isolement qui s’y

trouvent parfois sont abordees.

Cette presentation permet de diffe-

rencier l’etat depressif post-trauma-

tique des troubles depressifs

chroniques. Par la suite, les meca-

nismes inconscients a l’origine de

ces signes depressifs sont discutes

dans leur aspect dynamique. Ces

mecanismes correspondent aux

efforts du sujet, a la fin des traite-

ments, pour contenir le retour des

emotions violentes et anxiogenes

qu’il a precedemment refoulees.

Dans une troisieme partie, l’article

evoque comment les repercussions

du cancer sur l’environnement

familial et socioprofessionnel

concourent a renforcer le sentiment

d’isolement et d’incomprehension

des patients. L’information du

patient, relative aux resonances

psychologiques douloureuses

pouvant survenir a la fin des

traitements, attenue ce sentiment

d’isolement et d’incomprehension

et constitue, par la meme, un ins-

trument de prevention. Pour

conclure, les methodes therapeuti-

ques requises pour le traitement de

la depression post-traitement sont

evoquees.

Mots cles : Depression post-trau-

matique – Estime de soi – Inhibi-

tion – Groupe de parole

Psychological repercussions in

post-treatment cancer patients

Abstract: This article explores the

various symptoms characteristic of

post-traumatic depression in cancer

patients following treatment.

Patients in this depressive state

initially describe feelings of a loss of

purpose and meaning to life as well

as a loss of the ability to experience

happiness and self-confidence. Fee-

lings associated with a guilty cons-

cience and with a sense of isolation

are sometimes evoked at a later

stage.Thisarticleallowsadistinction

to be made between post-traumatic

depression and difficulties associa-

ted with chronic depression. The

unconscious mechanisms under-

pinning thesedepressivesymptoms

are subsequently explored from a

dynamic perspective. Thesemecha-

nisms correspond to the subject’s

efforts following treatment to sup-

press the violent and anxiety-pro-

ducing emotions that were

previously repressed. In a third sec-

tion, the article explores how the

repercussions of cancer on the

family and socio-professional envi-

ronments act to reinforce the

patient’s feelings of isolation and

failure to be understood. Raising a

patient’s awareness of the painful

psychological repercussions that

can occur when treatment is

complete acts as a preventive mea-

sure. In conclusion, the article explo-

res therapeutic methods that are

effective in treating post-treatment

depression in cancer patients.

Keywords: Post-traumatic depres-

sion – Self-esteem – Fatigue –

Inhibition – Support group

Depuis plus de 15 ans, au sein de la

Ligue nationale contre le cancer, je

co-anime avec le Dr Francoise May-

Levin des groupes de parole a

l’attention de patients traites pour

un cancer. L’inclusion dans un

groupe de parole repose sur le

desir du patient de mettre en mots

son experience et de rencontrer des

personnes confrontees a une

epreuve analogue. La demande de

groupe de parole est motivee par le

besoin de parler et le desir de

rencontre. S’exprimer et sortir de

son isolement sont les contenus

explicites de la demande de grou-

pes de soutien.

Cette demande manifeste cou-

vre une attente sous-jacente. Parler

n’est pas l’equivalent de dire. Parler,

c’est pour le locuteur un moyen de

transposer son experience dans un

univers, ou il est situe comme le

sujet de ce qui se dit. Parler, c’est se

situer, s’engager et se signifier son

experience. Le cancer n’a pas de

signification pour le patient qui en

est atteint. Aussi cherche-t-il en

l’exprimant a se l’approprier.

Le cancer s’apparente a une

intrusion du reel dans le cours de

l’histoire de celui qui en est affecte.

Le reel doit etre differencie de la

realite. La realite, c’est le reel rap-

porte aux connaissances que le

sujet en a. Le suffixe « ite », signifie

qualite ou encore propriete. La per-

ception de la realite suppose une

reconstruction du reel a partir de

ses proprietes. Les proprietes du

reel etablissent les bases de cons-

truction du lexique. Au mot fleur,

correspond une classe d’objets deli-

mitee a partir de caracteres dis-

tincts, morphologiques (calice,

corolle...) ou fonctionnels (organe

Oncologie (2008) 10: 263–267© Springer 2008DOI 10.1007/s10269-008-0842-2

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Page 2: Les résonances psychologiques de la fin des traitements

reproducteur des plantes superieu-

res). La perception de la realite

suppose la capacite a mettre en

mots le reel auquel, pour autant, il

ne se reduit pas : « Tum’appelles la

rose, dit la rose, mais si tu savais

mon vrai nom je m’effeuillerais

aussitot », ecrivait Paul Claudel [2].

Il est parfois difficile d’opposer

une signification a la realite a

laquelle nous sommes confrontes.

Dans ces situations, il convient de

parler d’intrusion du reel dans

l’univers des images et des symbo-

les qui en attenue, en chacun de

nous, l’impact immediat depuis

l’epoque ou, dans l’enfance, nous

avons pris la parole.

Le cancer equivaut a une telle

intrusion des lors qu’il n’a pas de

signification pour le sujet qui y est

confronte. Aussi, l’epreuve de la

maladie s’accompagne-t-elle par-

fois du decollement douloureux de

l’etant – le neant de l’etre reel – de la

conscience de l’etant, c’est-a-dire le

sentiment continue d’exister. Cette

sensation d’inquietante, etrangete

vis-a-vis de soi, explique pourquoi

quelques patients eprouvent le

besoin de se raconter et de mettre

en recit leur experience.

Par ailleurs, la demande de

groupe de soutien est une demande

de rencontre. La maladie isole. Le

patient devenant etranger a lui-

meme se sent facilement incompris

par les autres. La conscience de soi

est un phenomene intersubjectif.

Quand la conscience de soi est

ebranlee, les relations a autrui sont

rendues difficiles. L’incompre-

hension de soi, ou de ce qui nous

arrive, se traduit souvent par la

conviction de ne pas etre compris

par autrui. L’impression d’etre

incompris conduit le sujet confronte

au cancer a rechercher un autre

auquel il puisse s’identifier et qui

puisse l’aider a restaurer son ego.

L’envie de rencontrer d’autres

malades, comme le besoin de par-

ler traduisent comment la confron-

tation a un cancer equivaut

quelquefois a une profonde bles-

sure narcissique.

Au cours des 15 dernieres

annees, nous avons integre entre

15et20patientsparan anosgroupes

de parole. Pour un tiers des patients

rencontres, l’annonce du cancer

remontait a moins de trois mois. Un

autre tiers de ces patients etait

confronte a une phase metastatique

de la maladie. Enfin, un dernier tiers

des patients integrait le groupe a la

fin de leur traitement, a une epoque

ou leur prise en charge medicale se

reduisait a de la surveillance.

Cet article a pour objet de pre-

senter la situation des patients

apres la phase de traitement. Nous

aborderons leur souffrance psy-

chique et les mecanismes incons-

cients sur lesquels elle repose. Par

ailleurs, nous tacherons de rendre

compte des facteurs impliques dans

la survenue des difficultes specifi-

ques a ces patients. Enfin, nous

evoquerons l’impact de ces difficul-

tes sur l’environnement familial et

socioprofessionnel.

Depression post-traitement

Lespatientsqui,en finde traitement,

integrent un groupe de parole expri-

ment leur affaissement dans des

emotions de desespoir. Ces senti-

ments les surprennent d’autant plus

qu’ils sont restes optimistes tout au

long du traitement et, n’ont pas

meme ete sideres par l’annonce de

la maladie. Certes, ils racontent

comment la consultation d’annonce

fut douleur, mais comment ils l’ont

rapidement surmontee. Ils decla-

rent, pour la plupart, n’avoir jamais

doute de leur guerison et avoir

affronte la maladie mieux qu’ils ne

l’auraient imagine. Le glissement

dans un etat de tristesse des la fin

des traitements leur semble en

contradiction avec cet optimisme

initial.Cettecontradictionest incom-

prise par leur entourage.

Le desespoir dans lequel glis-

sent ces patients est domine par

quelques traits qu’il est important

d’inventorier :

– premierement l’impression

d’un delitement de la significa-

tion : « plus rien n’a de sens » ;

– a cette hemorragie de la signi-

fication se lie l’impression d’etre

inaccessible a la joie : « rien ne

peut plus me rejouir » ;

– la perte de la sensibilite a la

joie a pour corollaire l’immersion

dans des etats de tristesse soudains

et repetes qu’aucun contenu ideatif

ne motive : « Je suis triste et je ne

sais pas pourquoi ».

A ces traits, nous en ajouterons

deux, moins demonstratifs, mais

tout aussi violents :

– la perte de confiance en soi

domine l’etat psychique de certains

patients apres leur traitement. Cette

perte de confiance est distincte de

l’effondrement de l’estime de soi

caracteristique des troubles depres-

sifs. Certes, les deux emotions

sont proches, mais dans la perte

de confiance, la desorientation

est l’emotion qui domine, une

desorientation consecutive a la

perte de repere, alors que dans

l’effondrement de l’estime de soi

domine l’epreuve de la mauvaise

conscience ;

– si la honte et la culpabilite ne

dominent pas les desarrois psychi-

ques des patients traites pour un

cancer, comme elles peuvent le

faire dans le cas d’une pathologie

depressive, ces sentiments n’en

sont pas pour autant exclus. Ainsi,

la mauvaise conscience se fixera-t-

elle sur l’impressiondedecevoir ses

proches, voire de les terroriser des

lors que le patient ne maıtrise pas

les manifestations de sa tristesse.

Dans quelques cas, le sentiment de

culpabilite est deplace sur les

proches. A la crainte latente : « je

suis coupable de rendre la vie

difficile a mes proches » se substi-

tue le reproche manifeste « ils ne

comprennent rien, ils sont impa-

tients, ils manquent d’attention ».

Le sentiment de perte de sa

capacite a donner un sens a son

existence, l’insensibilite a la joie, les

tristesses soudaines et sans motif,

la perte de confiance en soi et

l’essor d’une culpabilite latente ou

manifeste constituent cinq signes

de la depression qui affectent cer-

tains patients a la suite de leur

traitement. Ces traits s’amarrent a

un etat d’epuisement physique et

psychique. Cet epuisement entraıne

une grande fatigabilite [10].

La fatigue fonctionne en diallele.

Le patient fatiguemanque d’entrain.

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Page 3: Les résonances psychologiques de la fin des traitements

Son manque de motivation a agir

doit etre compense, a chacune de

sesmises en action, par une energie

plus importante que celle qui lui

aurait ete necessaire, dans le cas

d’une forte motivation. Le defaut

d’enthousiasme a l’action oblige a

une depense superieure d’energie

dans le deroulement de l’action. Se

mettre en action demande au sujet

fatigue une energie importante qui,

finalement, renforce la sensation

d’epuisement initiale. Ici, l’effet ren-

force la cause ; aussi sommes-nous

autorises a parler de cercle vicieux.

La detresse narcissique et l’epui-

sement de certains patients a la

suite des traitements sont les signes

d’un etat depressif reactionnel. Cet

etat est distinct des troubles depres-

sifs structurels. Il s’en rapproche sur

quelques points : sentiment d’iso-

lement, epuisement et lassitude,

envahissement par la tristesse,

mais s’en differencie par quelques

autres [7].

L’affaissement de l’estime de soi

dans un etat depressif post-trauma-

tique est moins violent qu’il ne l’est

dans les troubles depressifs struc-

turels. Dans le premier cas, il se

reduit a une perte de confiance en

soi. De facon parallele, l’epreuve de

la mauvaise conscience et de la

honte n’a pas dans ces etats depres-

sifs l’importance centrale qu’elle

revet dans la maladie depressive.

Le sentiment de culpabilite pourra

meme chez certains de ces patients

se commuer en reproches adresses

a leurs proches. Dans la maladie

depressive, lamauvaise conscience

fait barrage au delitement du senti-

ment continu d’exister ; aussi

occupe-t-elle une place centrale

dans le processus morbide, incom-

patible avec son deplacement sur

un proche identifie. Quand elle est

projetee, c’est sur un autre imper-

sonnel, comme dans le cas des

violences nihilistes de l’adolescent.

Enfin, nous noterons que dans le

cas d’une depression post-trauma-

tique, il n’existe pas d’indice de

perte de contact a la realite analo-

gue a ceux reperes dans les trou-

bles maniacodepressifs.

Dans quelques situations, l’etat

depressif post-traitement reactive

un trouble structurel silencieux

depuis de nombreuses annees.

Dans ce cas, l’etat depressif n’est

qu’un element declencheur d’une

maladie depressive independante

de la confrontation au cancer. Ces

situations seront donc ecartees de

l’analyse des etats depressifs speci-

fiques a la confrontation au cancer

et qui apparaissent a la fin des

traitements. Notre objet d’analyse

ainsi centre, nous pouvons rendre

compte des mecanismes in-

conscients sous-jacents a la depres-

sion post-traitement.

Mecanismes inconscientssous-jacents

L’etat depressif est induit par un

mecanisme inconscient de conti-

nence psychique. Le sujet depressif

reagit a une pression interieure a

laquelle il veut echapper. Aussi, la

depression correspond-t-elle, d’un

point de vue dynamique, a une

tentative de mise a distance de

l’interiorite. Sous la pression de

pulsions et d’angoisses refoulees,

le sujet depressif bloque en lui la

capacite d’elaboration psychique.

Le mecanisme depressif inhibe des

emotions dont le sujet craint qu’el-

les ne le submergent. Certaines

emotions sont irrepresentables et,

dans ce sens, elles mettent a mal

l’organisation psychique interieure.

Cette organisation nous reflechit de

facon continue et ordonnee l’expe-

rience immediate, morcelee et dis-

continue du reel. L’organisation

psychique a un pouvoir reflechis-

sant du monde et de soi. Certaines

pressions interieures ne peuvent

etre reflechies, elles sont alors inhi-

bees. L’inhibition d’emotion trop

violente pour que le sujet puisse

se les representer amorce l’etat

depressif.

Cet etat se fixe dans quelques

attitudes caracteristiques. Le repli

sur soi et l’evitement du contact

sont des attitudes dominantes dans

l’etat depressif. Elles reduisent la

conscience de soi et mettent, en

consequence, le sujet a distance de

son interiorite. La conscience de soi

releve d’un processus intersubjec-

tif, elle prend son essor dans la

relation a autrui. L’isolement reduit

la conscience d’exister, c’est pour-

quoi, dans l’etat depressif, il est

recherche. Dans certaines depres-

sions, la faiblesse de la conscience

d’exister menace l’identite. Afin

d’eviter un delitement de sa per-

sonnalite, le sujet a recourt a la

mauvaise conscience. Le sentiment

de culpabilite endogene, c’est-a-

dire non cause par une faute effec-

tive, pour reprendre la terminologie

d’Hesnard [6], fait barrage dans les

depressions severes au risque de

delitement de la conscience de soi.

Le sentiment d’etre mauvais ou

coupable evite au sujet depressif

les angoisses de neantisation.

Outre le repli sur soi, le ralentis-

sement du cours de la pensee est

l’un des traits qui domine le tableau

de la depression. La continence

psychique a l’origine de l’etat

depressif entraıne ce ralentisse-

ment. La pensee a l’inverse de la

reflexion est involontaire. « C’est

faux de dire : Je pense : on devrait

dire : Onme pense, – Pardon du jeu

de mots –. » Arthur Rimbaud Char-

leville [9].

La pensee s’impose en nous par

associations libres et spontanees

sans que nous puissions en maı-

triser le deroulement a l’inverse de

la reflexion. Les libres associations,

dans lesquelles se repand notre

pensee, nous mettent en contact

avec notre monde interieur. Aussi

sont-elles vecues comme une

menace par le sujet depressif. Le

depressif cherche a interrompre en

lui le cours des pensees. Cette

recherche a pour effet de focaliser

ses idees sur quelques contenus

ressasses de facon compulsive. Le

sentiment de disqualification

constitue un de ces contenus des

lors qu’il se deploie en boucle dans

un raisonnement tautologique. « Je

ne vaux rien » (predicat initial)

« Il est vain de tenter quelque

chose, je ne fais donc rien » (conse-

quence) « Puisque, je ne fais rien

c’est donc bien que je n’etais bon arien » (la consequence est donnee

comme justification du predicat

initial). Le cercle vicieux, des idees

chargees d’un sentiment de disqua-

lification, enraye le deroulement de

la pensee et des libres associations

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Page 4: Les résonances psychologiques de la fin des traitements

que ce deroulement suppose. Dans

d’autres situations, le sujet depres-

sif tente demaıtriser en lui le flux de

la pensee, en fixant son attention

sur de la reflexion et des idees

abstraites. Comme l’a montre

Anna Freud [4], l’intellectualisation

et la pensee rationnelle sont quel-

quefois investies comme unmoyen

d’evitement ducontact auxpulsions

et aux angoisses qui leur sont liees.

Enfin,nousnoteronscomment la

mise a distancepar le sujet depressif

de son monde interieur a pour effet

de suspendre son imaginaire. Cette

suspension des fantasmes et de la

fantaisie agit sur l’humeur. Dans

notre langue, fantaisie designe tout

a la fois une production de notre

imaginaire, un objet de satisfaction

et un contenu joyeux. L’effacement

de l’imaginaire et le serieux precipi-

tent dans la tristesse.

Le repli sur soi, la mauvaise

conscience, l’effondrement de

l’estime de soi et la tristesse sont

autant de manifestations qui temoi-

gnent des efforts de continence que

le sujet depressif oppose a son

monde interieur.

Quelles sont les pulsions, lesangoisses et les emotionsdont le patient, confrontea un cancer, se preserve ?

La peur de mourir constitue l’une

des emotions que le malade doit

contenir. Cette peur insoutenable,

les patients y opposent quelquefois

un refoulement massif. « J’ai

toujours eu confiance » declarent

certains patients. Cette affirmation

illustre le refoulement de la peur de

mourir et des angoisses demort qui

lui sont liees.

L’angoisse de mort n’equivaut

pas a la peur de mourir. L’angoisse

de mort est reactive a la pulsion de

mort ou encore au desir de mourir.

Vivre suppose une volonte, une

energie qui s’exprime dans le desir

devivre, a l’oppose de ce desir, celui

de s’abandonner.

L’abandon de soi et le relache-

ment exercent une attraction des

lors qu’ils liberent de l’energie

necessaire a la vie, mais des que

cette attraction est eprouvee, elle

entraıne une angoisse qu’il convient

de nommer angoisse de mort.

L’angoisse de mort nous protege

du desir de mourir, elle est inde-

pendante de la peur de mourir

meme si cette derniere l’enclenche

systematiquement.

La peur de mourir et les angois-

ses de morts sont refoulees par de

nombreux patients traites pour un

cancer. A la fin des traitements,

quand le risque letal s’eloigne, ces

contenus enfouis dans l’inconscient

remontent comme en temoignent

certaines idees suicidaires [11].

Aussitot le moi oppose a ce retour

du refoule un effort de continence

a l’origine de l’etat depressif.

Autres difficultesde l’apres-traitement

Le cancer a des retentissements sur

le groupe familial. L’annonce de la

fin des traitements est ressentie par

les proches du patient comme une

liberation. Pour eux, il est essentiel

que les habitudes anciennes soient

rapidement restaurees. Ils ont

meme l’impression d’agir efficace-

ment en incitant le patient a

tourner rapidement la page de la

maladie. Cette injonction implicite a

l’omission est ressentie douloureu-

sement par le patient qui l’assimile a

de la negligence. Ce ressentiment

renforce son sentiment d’incompre-

hension, d’incommunicabilite et

d’isolement. Les relations aux pro-

ches peuvent, en cette occasion,

devenir difficiles et les equilibres

sur lesquels ces relations reposaient

compromis.

L’impact sur la dynamique fami-

liale de la confrontation au cancer

est un theme recemment etudie, et

un grand nombre de recits cliniques

montrent comment il serait impru-

dent de le negliger [3,8]. L’impact de

la maladie dans la dynamique rela-

tionnelle qui lie l’enfant a son parent

se manifeste souvent avec retard.

L’adolescence represente l’epilogue

d’un long processus de separation,

les ruptures de l’enfance peuvent y

ressurgir de faconbrusque [1,5]. Les

atteintes aux bases de securite inte-

rieure que constituent les figures

parentales peuvent etre inapparen-

tes dans l’enfance et ressurgir vio-

lemment a l’adolescence.

Aux differentes resonances psy-

chologiques du cancer, aux cours

desmoisqui suivent les traitements,

s’ajoutent les repercussions socio-

professionnelles. Il nous suffira

d’evoquer au titre de ces difficultes

la situationdecespatientsqui, ayant

cesse leur activite durant lamaladie,

ne la retrouvent pas a la fin des

traitements ou encore la difficulte

pour d’autres patients d’obtenir un

pret bancaire malgre les ameliora-

tions apportees par la « Convention

Berlorgey ». Il n’est pas dans cet

article question de detailler ces

repercussions, mais de noter

comment elles accroissent les senti-

ments de disqualification et, ce

faisant, alimentent les effets depres-

sifs de la maladie.

Conclusion : conduites a tenirpour attenuer la depressionpost-traitement et lesdispositifs de prise en charge

Les difficultes psychosociales des

patients traites pour un cancer sont

durables, la maladie agit sur le

rapport asoiautantquesur lerapport

a autrui. Les bouleversements psy-

chologiques et sociaux se melent et

se renforcent. Comment prevenir et

traiter ces bouleversements ?

L’information attenue la sensa-

tion d’isolement et de perte de

confiance en soi inherente a l’etat

depressif post-traitement. A l’arret

des traitements, le praticien peut

evoquer la frequence des etats

depressifs et des sentiments

d’abandon qui surviennent apres

les traitements, s’il prend soin de

preciser que ces etats sont transi-

toires. Il expliquera par ailleurs

comment les traitements ont mobi-

lise de la vigilance et une energie

importante afin de « garder le

moral », et que leur arret provoque,

de facon mecanique, un relache-

ment propice a la remontee des

peurs enfouies. Enfin, le praticien

indiquera qu’il est possible, dans les

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Page 5: Les résonances psychologiques de la fin des traitements

situations ou ce relachement

entraıne une baisse de moral dou-

loureuse, de se faire aider par un

psychologueouunpsychiatre.Cette

information aura pour effet de

desactiver le sentiment d’etrangete

qui saisit le patient a la survenue

de l’etat depressif et qui l’amplifie.

La depression est renforcee par la

crainte d’anormalite qu’elle suscite

chez le sujet qui en est affecte.

Aussi en evoquer la possibilite en

attenue-t-il la portee.

Si l’information contribue a pre-

venir les troubles depressifs post-

traitement, il faut bien envisager de

les traiter quand ils sont installes.

Nous evoquerons pour conclure

deux types d’interventions indi-

quees dans ces situations. Les grou-

pes support ou de parole sont une

bonne indication dans les cas de

depression post-traitement des lors

qu’ils permettent aux patients de

rompre leur isolement et de suspen-

dre son sentiment d’incompre-

hension. Ces groupes ne doivent

cependant pas devenir des refuges

et, par la meme, des aires de repli,

au risque alors d’entraıner une

reduction identitaire au statut

d’ancien malade. Pour eviter de tels

effets pervers, l’animation de ces

groupes doit etre confiee a des

specialistes.

La pratique des groupes de

parole a l’attention de malades

s’est repandue en France depuis

quelques annees. Mais ce dispositif

gagnerait a etre complete de prati-

ques inspirees des dispositifs de

centre de convalescence en Allema-

gne, ou il est possible de sejourner

apres un cancer. Dans ces cliniques

despsychologues,des relaxologues

et des specialistes en art therapie

proposent un ensemble d’activite

dont le but est d’aider a la reparation

de l’image de soi. Les sejours

dans ces etablissements sont

pris en charge par les assurances

sociales.

Les progres de lamedecine sont

considerables, un nombre toujours

plus important de personnes trai-

tees pour un cancer y survivront.

Aussi, lamanieredont lepatient sort

de lamaladiedeviendra-t-il unenjeu

de sante publique. Les outils de

traitement des effets depressifs de

laconfrontationaucancer,dememe

que de prise en compte des conse-

quences socioprofessionnelles

representeront un defi important

dans les annees a venir.

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