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Ferdinand Lot De l’Institut (1866 - 1952) Naissance de la France Librairie Arthème Fayard, Paris, 1948 Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole, professeur retraité de l’enseignement de l’Université de Paris XI-Orsay Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Les sociétés d’État et les objectifs économiques du … · De l'apport germanique dans le peuplement de la Gaule aux Ve et VIe siècles : A. Ce qu'apprennent les noms de lieu

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  • Ferdinand Lot De lInstitut (1866 - 1952)

    Naissance de la

    France

    Librairie Arthme Fayard, Paris, 1948

    Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole, professeur retrait de lenseignement de lUniversit de Paris XI-Orsay

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, bnvole. Courriel: [email protected] partir du livre de :

    Ferdinand Lot

    de lInstitut (1866-1952)

    Naissance de la France

    Librairie Arthme Fayard, Paris, 1948,

    5e dition, 864 pages

    Polices de caractres utilise : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 30 mai 2006 Chicoutimi, Ville de Saguenay, pro-vince de Qubec, Canada.

    Retour la table des matires

    mailto:[email protected]

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 3

    TABLE DES MATIRES

    PREMIERE PARTIE Priode Mrovingienne

    LIVRE PREMIER Les vnements

    CHAPITRE PREMIER

    La mainmise des Francs sur la Gaule :

    Clovis Les sources L'expansion des Francs avant Clovis Les premires guerres La guerre contre les Alamans et le baptme de Clovis La premire guerre franque contre les Burgondes Conqute de l'Aquitaine sur les Visigoths La crmonie de Saint-Martin de Tours Annexion du royaume des Ripuaires Dernires annes de Clovis Le Concile d'Orlans Signification historique de Clovis

    CHAPITRE II

    Les Fils de Clovis (511-561) :

    Les luttes intestines Les conqutes des fils de Clovis

    CHAPITRE III

    Les Mrovingiens de la mort de Clotaire Ier la mort de Clotaire II (561-629) :

    Les petits-fils de Clovis (561-595) Les arrire-petits-fils de Clovis Clotaire II (595-629)

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 4

    CHAPITRE IV

    La politique extrieure de 585 629

    CHAPITRE V Le rgne de Dagobert(629-639)

    CHAPITRE VI Le gouvernement des maires du Palais de 639 721 :

    A. Luttes de la Neustrie et de l'Austrasie (639 687) B. Triomphe de l'Austrasie Ppin de Herstal et sa succession (687-721)

    CHAPITRE VII

    Charles Martel et la fin de l're mrovingienne

    LIVRE II Transformation de la Gaule en France

    CHAPITRE PREMIER

    La Gaule se dtache de Rome

    CHAPITRE II De l'apport germanique dans le peuplement de la Gaule aux Ve et VIe sicles :

    A. Ce qu'apprennent les noms de lieu B. Ce qu'apprend l'archologie funraire

    CHAPITRE III

    Les influences germaniques :

    A. Dans l'onomastique B. Dans la langue courante C. Le bilinguisme

    CHAPITRE IV

    Le patriotisme gallo-franc

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 5

    LIVRE III Les institutions. L'glise. La civilisation. La socit et les murs. Transformation des rapports sociaux

    CHAPITRE PREMIER Les Institutions :

    1 Apoge de la royaut A. Le roi B. L'administration du royaume : Au Centre Administration locale C. L'arme D. Les finances : Les recettes Les dpenses E. La vie juridique et politique

    2 Dcadence de la royaut A. Affaiblissement politique B. Dcadence et disparition de l'impt C. Indiscipline et ruine de l'arme D. La royaut dconsidre Sa ruine E. Tyrannie des maires du Palais

    CHAPITRE II

    L'Eglise :

    A. L'piscopat B. Le monachisme C. Dcadence de l'glise D. L'glise et 1'tat

    CHAPITRE III

    La civilisation :

    A. La vie conomique B. L'Art

    L'Architecture La sculpture Le bronze La mosaque La pein-ture murale Vitraux Tissus Orfvrerie et joaillerie L'criture, la calligraphie et l'enluminure

    C. La langue et les lettres Coup d'il d'ensemble La posie classique L'Histoire : Grgoire de Tours L'Hagiographie La langue Le public Posie et prose rythmiques La littrature populaire

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 6

    CHAPITRE IV La socit et les murs :

    Rois et reines Les grands. Les Maires du Palais Le clerg Le peuple Les superstitions et les vices

    CHAPITRE V Transformation des rapports sociaux. Prparation l're vassalique et fodale :

    Patronage et bienfait dans le pass Continuation et extension Le bnfice La commendation guerrire Conclusion

    DEUXIME PARTIE Priode Carolingienne

    LIVRE PREMIER Les Evnements

    CHAPITRE PREMIER

    Carloman et Ppin :

    A. Jusqu' la retraite de Carloman B. Ppin roi

    Le sacre Fondation de l'Etat pontifical Conqute de l'Aquitaine et de la Septimanie

    CHAPITRE II

    Charlemagne jusqu'au couronnement imprial :

    Les dbuts Les affaires d'Italie Les affaires de Germanie Les affaires d'Europe centrale et septentrionale Les affaires d'Espagne

    CHAPITRE III

    L'vnement du 25 dcembre 800

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 7

    CHAPITRE IV

    Les dernires annes (800-814) : Le concept d'Empire L'homme Le chef d'Etat Jugement final La lgende

    CHAPITRE V

    Le rgne de Louis le Pieux :

    Les premiers temps Les rvoltes Ebranlement de l'Empire

    CHAPITRE VI

    La succession de Louis le Pieux (840-843) :

    Du partage de l'Empire au trait de Verdun Le trait de Verdun

    CHAPITRE VII

    Le premier roi de France, le rgne de Charles le Chauve :

    La conqute du pouvoir de 840 845 Apparition des Normands Troubles en Aquitaine. Dfaites en Bretagne. Les colloques de Meerssen

    (845-851)

    CHAPITRE VIII Les Normands sur la Loire et la Seine (852-862)

    La lutte contre les Normands de la Loire et de la Seine La grande invasion (856-861)

    CHAPITRE IX

    Alternances d'affermissement et d'affaiblissement du pouvoir. La succession de

    Lothaire et de Louis II. Charles le Chauve empereur (862-877). La per-sonne et le rgne : Alternances La succession de Lothaire II La succession de Louis II Charles le Chauve empereur La personne et le rgne

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 8

    CHAPITRE X

    La succession de Charles le Chauve (877-887) :

    Louis II le Bgue Louis III et Carloman Charles le Gros Le sige de Paris par les Normands

    CHAPITRE XI

    Dissolution de l'Empire carolingien :

    Le rgne d'Eudes (888-898)

    CHAPITRE XII Le rgne de Charles III, le Simple (898-923) :

    Les premires annes La fondation de la Normandie et l'apport scandinave L'acquisition de la Lotharingie

    CHAPITRE XIII

    Les rgnes de Robert Ier (923) et de Raoul de Bourgogne (923-936) :

    Robert Ier Raoul de Bourgogne

    CHAPITRE XIV

    Louis IV d'Outre-mer et Hugues le Grand :

    Les premires annes Louis IV et la crise normande Rtablissement de Louis IV

    CHAPITRE XV

    Lothaire, Louis V et Hugues Capet (954-987) :

    Jusqu' la mort de Hugues le Grand (954-956) La tutelle des Ottoniens Lothaire contre Otton II Lothaire et la Lorraine Sa mort Louis V et Hugues Capet

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 9

    CHAPITRE XVI

    Le changement de dynastie. Le rgne de Hugues Capet (987-996) :

    L'avnement Charles de Lorraine Les conflits avec la Papaut et avec l'Empire Histoire intrieure (991 996)

    LIVRE II Les classes sociales. Les institutions. L'glise.

    Transformation de la vie politique et sociale. La civilisation carolingienne : la vie conomique, artis-

    tique, intellectuelle.

    CHAPITRE PREMIER Les classes sociales

    CHAPITRE II Les institutions :

    Caractre de la royaut La lgislation Organisation du pouvoir Le conseil L'assemble gnrale L'administration locale Les missi dominici Organisation de la justice Des voies de recours Les assises des missi Les ressources matrielles du pouvoir Les finances Le domaine L'arme Les institutions urbaines

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 10

    CHAPITRE III

    L'glise :

    Sa fortune La sparation des menses La rforme morale, religieuse, intellectuelle

    A. La propagation de la foi B. Rtablissement de la hirarchie C. Rforme des murs et de l'instruction du clerg D. Les controverses thologiques sous Charlemagne E. Le sacerdoce contre la royaut F. Les controverses thologiques sous Charles le Chauve G. Faux capitulaires. Fausses dcrtales H. Sparation des glises de Gaule et de Germanie I. Rapparition du manichisme

    Dchance de l'Eglise A. Les causes B. Services rendus par l'Eglise malgr sa dchance C. Symptmes de rgnration

    CHAPITRE IV

    Transformation de la vie politique et sociale :

    Prtendues innovations de cette priode Les changements rels Les Carolingiens et la vassalit Antinomie du principe monarchique et du principe vassalique La vassalit n'est pas la seule cause de la ruine de la monarchie Envahissement de l'esprit vassalique Renversement des rapports entre le patronage et le bienfait Conclusion

    CHAPITRE V La civilisation carolingienne : La vie conomique

    A. L'agriculture B. Le commerce C. L'industrie D. Monnaie Poids et mesures E. Les villes

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 11

    CHAPITRE VI La civilisation carolingienne : La vie artistique

    Considrations pralables L'architecture religieuse La dcoration Larchitecture civile et militaire La peinture Le vitrail Le retour au relief Le mtal Les statuettes de bois Le travail du bronze L'ivoirerie La glyptique Terre cuite et stuc Sculpture en marbre et en pierre Les toffes La calligraphie LEnluminure La mu-sique La musique instrumentale

    CHAPITRE VII La civilisation carolingienne : La vie intellectuelle

    La Renaissance, le but vis La pr-renaissance, l'appel aux trangers Intensit de la production littraire Apoge de la Renaissance sous Charles le Chauve Les genres littraires : Les uvres en prose :

    Livres scolaires Ateliers de copie. Bibliothques Thologie et phi-losophie Le droit LHistoriographie La biographie LHagiographie Les pistoliers Les traits politiques

    Les genres littraires : Les uvres en vers : Renaissance du vers classique Les meilleurs potes

    Quelques genres : Lpope Vies de saints et de saintes Autres genres Versification et posie

    Les derniers temps de la Renaissance carolingienne dans les lettres : Etat de lEurope Ce qu'on enseignait La versification rythmique La squence Le trope De quelques coles et de quelques matres Gerbert Richter Abbon Transmission du savoir

    Apparition de la langue franaise. La littrature en langue vulgaire

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 12

    LIVRE III

    CHAPITRE UNIQUE La France au dbut de la priode captienne:

    L'An Mille: lgende et ralit Les grandes principauts vassales du roi de France Le domaine propre du roi Coup d'il sur la situation et l'avenir de la dynastie captienne et sur le sen-

    timent national

    Bibliographie choisie Priode mrovingienne Priode carolingienne Fin du texte

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 13

    PREMIRE PARTIE

    PRIODE MROVINGIENNE

    Retour la Table des matires

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 14

    LIVRE I

    Les Evnements

    CHAPITRE PREMIER

    La Mainmise des Francs sur la Gaule

    Clovis Les sources

    Retour la Table des matires Sur lvnement capital qui a donn la Gaule un nouveau model

    dont les contours nont mme pas t effacs par la Rvolution fran-aise, nous aimerions possder une information au moins gale celle que nous fournissent les Commentaires de Csar et les renseignements pars dans les historiens latins et grecs sur la Gaule. Quelle nest pas la dsillusion de lhistorien lui tente de tracer un tableau, mme som-maire, de ces temps qui prcdrent et suivirent laffaiblissement, puis la disparition de la partie occidentale de lEmpire romain ! Notre in-formation se rduit lHistoire ecclsiastique des Francs, de Grgoire de Tours. Le pre de lhistoire de France nest pas un contempo-rain. N en 538 ou 539, il na pas commenc crire avant 576, un sicle aprs la fin de lEmpire dOccident. Qui plus est, son informa-tion est indigente. Ce quil sait des Francs du IVe sicle, il lemprunte une Histoire dun certain Sulpicius Alexander qui a disparu. Elle ne semble pas avoir dpass lanne 395 et les quelques pages reprodui-

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 15

    tes par Grgoire ne donnent pas une haute ide de cette production. Un autre inconnu, Renatus Profuturus Frigeridus, un Goth dorigine (comme le montre son dernier nom, qui est le gothique Frigaireths), lui a fourni quelques renseignements sur les rapports des Francs avec les usurpateurs qui sinstallrent en Gaule, au dbut du Ve sicle, aprs la grande invasion du 31 dcembre 406. Et cest tout. Aussi Grgoire est-il embarrass. Sur lorigine des Francs, il en sait moins que nous :

    certains prtendent quavant de stablir sur le Rhin ils venaient de Panno-nie (sic). Il doute quils aient eu ds les plus anciens temps un unique roi ou

    mme de vrais rois. La filiation des anctres de Clovis est pour lui in-certaine :

    il en est qui prtendent que le roi Mrove, qui eut pour fils Childric, tait n de sa race (celle de Chlodion) . Ce quil sait de Childric et ses rapports avec Aegidius est lcho

    dune lgende. De mme les anecdotes sur Clovis, ses ruses, ses meur-tres, sont des racontars transmis oralement, dforms par un loigne-ment de deux tiers de sicle ou peut-tre mme invents. Ce sont pr-cisment les passages que gotent le plus les lecteurs, ceux qui lui donnent limpression de la couleur locale , comme on dit ou comme on disait.

    Grgoire a utilis aussi des vies de saints, dont nombre ont disparu.

    Lui-mme a crit des abrgs hagiographiques et cest dans ce genre que lon peroit peut-tre le mieux la couleur de son me. Mais ces vies o lon pourrait esprer glaner et l quelques traits historiques concernent une poque antrieure.

    La seule source digne de confiance laquelle il ait puis est repr-

    sente, pour le rgne de Clovis notamment, par les Fastes consulaires, par les Chronicae du Ve sicle, rdiges dans le Midi de la Gaule. Mais ce genre de documents est dune extrme scheresse. Sous cha-que consulat ponyme ou sous chaque olympiade le rdacteur ou les rdacteurs successifs, inscrivent, trs brivement, un petit nombre

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 16

    dvnements qui les ont frapps comme stant passs, au cours dune anne ou dun groupe dannes. Quant aux crivains romains dOrient, Procope, Agathias, ils ne savent rien de la Gaule et de son tat, sauf des fables. Seules quelques lettres dvques, conserves par hasard, peuvent nous fournir un certain contrle. Encore leur interpr-tation soulve-t-elle maintes difficults.

    Les documents darchives vont-ils compenser cette misre annalis-

    tique ? En aucune manire. Pas un acte royal, du moins authentique, pour le VIe sicle. Pas de chartes prives, sauf une dizaine, et peu s-res. Comme textes lgislatifs, la Loi Salique sous une forme post-rieure au rgne de Clovis, bien que la rdaction ait t ordonne par lui, la Loi Ripuaire sous une forme remanie au VIIIe sicle ; plus neuf pactes ou dits royaux dune langue tellement barbare quelle est peu prs inintelligible, enfin des actes synodaux, assez nombreux pour le VIe sicle, mais dont les prescriptions dune grande banalit se rptent de concile en concile.

    Encore insuffisamment inform sur les rgnes des fils de Clovis,

    Grgoire de Tours ne devient abondant et prcieux que pour les r-gnes des petits-fils, ses contemporains, quil a frquents. Encore ne faut-il pas perdre de vue quil est loin de dire tout ce que nous vou-drions quil nous apprenne. Abondant et surabondant sur des faits in-signifiants, de petites anecdotes, il passe sous silence des vnements de grande importance, tels que les invasions des Francs en Italie. Ne nous en tonnons pas. Grgoire ncrit pas pour nous instruire, mais pour nous difier. Les faits et gestes des Francs, matres de la Gaule, illustrent la faveur ou la colre de Dieu, selon les mrites on les dm-rites des hommes. Grgoire se complat voir des miracles et il en voit tout propos. On a dit justement que pour lui le surnaturel est ltat naturel du monde. Nattendez pas de lui de hautes considra-tions politiques, dides gnrales , comme nous disons. Il nen a pas, il nen a cure. Son horizon ne dpasse pas lEglise, ses droits et ses intrts. Et parmi les Eglises, celle de Tours dont il est lvque respect. Elle est illustre par un personnage clbre, saint Martin, tellement clbre que son successeur ferait volontiers tourner lhistoire du Monde autour de son tombeau o il sopre des miracles. La mort du saint homme est un tournant de lhistoire, car Grgoire,

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 17

    qui commence Adam et Eve, termine le livre Ier de son Historia avec le rcit de sa fin.

    Ecrire une histoire dtaille, vivante et sre la. fois, du rgne de

    Clovis et mme de ses premiers successeurs est donc une entreprise dsesprante, dsespre. Naturellement, on peut disserter linfini, ici comme ailleurs, sur chaque dtail, vrai ou suppos, mais cest du remplissage qui risque dgarer le lecteur incomptent et de lui faire croire que lon sait beaucoup de choses, alors quon sait fort peu.

    Comme nous navons pour ainsi dire jamais le contrle dune autre

    source que Grgoire pour le rgne de Clovis, le plus honnte expos serait de reproduire ce quil nous dit, du moins les parties empruntes, semble-t-il, des Fastes, et de ne scarter de lui que le moins possi-ble, en lui laissant la responsabilit de ses assertions.

    LExpansion des Francs avant Clovis

    Retour la Table des matires On sait que le pre de Clovis, Childric, avait t au service de

    lEmpire. Il aurait t subordonn Aegidius ou mme supplant par lui dans le gouvernement des Francs Saliens. Aprs la mort dAegidius, Childric aida le comte Paul reprendre Angers aux Saxons (468). Ensuite on perd sa trace. On lui a attribu le long sige de Paris, sauv de la disette par sainte Genevive, mais lpoque de ce sige demeure incertaine. Ce qui est sr, cest quil mourut Tournai et fut enseveli prs de la cit dans un antique cimetire. Le hasard dune fouille fit dcouvrir son tombeau le 27 mai 1653. Le roi avait t enseveli revtu de son costume dapparat, avec ses armes, ses bi-joux, son sceau annulaire portant la lgende Childerici regis et une bourse renfermant quatorze pices dor au nom de lempereur Znon (474-491) et deux autres au nom des usurpateurs Basilique et Marcus (476-477). La date de 481 rtablie par le calcul des annes de rgne de Clovis pour la mort de Childric est donc acceptable.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 18

    Les premires guerres

    Retour la Table des matires

    A la mort de son pre, Chlodowich, dont les modernes ont dforme

    le nom en Clovis, graphie fantaisiste, mais consacre par l usage , cest--dire les manuels se copiant les uns ou les autres, avait quinze ans. Il tait donc majeur, selon le droit salique, et succda sans diffi-cult son pre. Il ntait pas le seul roi des Francs Saliens. Deux au-tres au moins, ses parents, rgnaient en mme temps, lun Ragnachar (nom qui a donn en franais Regnier, Renier), Cambrai, lautre Chararic en un lieu inconnu, peut-tre Trouane ou Vermand (Saint-Quentin). Clovis ne disposait donc que dun fort petit territoire, Tour-nai et le Tournaisis. Naturellement, il voulut stendre. Le seul ct o la chose tait possible et intressante tait dans la direction du Midi. Bien vite un obstacle se dressait. Aegidius avait laiss un fils, Sya-grius qui avait hrit des quelques forces dont disposait son pre, plus que probablement des Francs mercenaires. Syagrius stait tabli Soissons, sans doute pour rsister une attaque des Francs de Tournai et de Cambrai, qui tait prvoir. Les limites de son autorit demeu-rent inconnues. La nature de cette autorit galement. Grgoire de Tours le qualifie roi des Romains , titre inadmissible au Ve sicle. Mais dans la tradition des Francs un chef est assimil un roi.Syagrius est le dernier reprsentant dune famille illustre, celle des Syagrii qui avait tenu le premier rang en Gaule depuis la seconde par-tie du IVe sicle. Clovis rsolut dattaquer Syagrius, mais, trop faible lui seul, il fit appel Ragnachar et Chararic. Celui-ci se droba au moment du combat, mais Clovis avec laide de Ragnachar put venir bout de Syagrius. Le Romain prit la fuite et chercha refuge Tou-louse, auprs de ces Visigoths que son pre avait jadis combattus. Clovis exigea sous menaces dAlaric II, successeur dEuric, quon lui livrt le fugitif. Alaric y consentit, car la crainte est habituelle aux Goths , observe Grgoire de Tours. Clovis mit Syagrius sous bonne garde, sempara de son royaume, puis le fit tuer en secret. Ce dernier trait laisse supposer que le Goth avait obtenu quon pargnerait la vie du dernier chef romain et il est possible que sa remise entre les mains de Clovis nait t opre qu la suite de ngociations et dun partage

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 19

    dinfluence. Quoi quen dise Grgoire, la date de 486, Clovis lui seul nest pas encore en tat de faire peur aux Goths.

    Lui-mme sentait sa faiblesse. Cest probablement au cours des

    annes suivantes, que Clovis rsolut de supprimer ses parents. Si Gr-goire de Tours nen parle qu la fin de ses rcits cest quil veut blo-quer les exploits de son hros en ce genre. Le rcit du meurtre de Ra-gnachar et de Chararic est certainement fabuleux, sinon pique, dans le dtail, mais le rsultat nest pas douteux. Les victimes avaient un frre, Rignomer.

    Il fut tu par ordre de Clovis dans la ville du Mans. Faut-il conclure de cette phrase quil existait un royaume franc

    dans le Maine, ou simplement que Rignomer habitait Le Mans ou en-core sy tait rfugi ? On en discute. Le chroniqueur termine :

    Ayant tu beaucoup dautres rois et ses proches parents, dans la crainte quils lui enlevassent le pouvoir, il tendit son autorit dans toutes les Gaules. Cependant, il crut, certain jour, devoir rassembler les siens et, parlant de ses parents dont il stait dbarrass, il passe pour avoir tenu le langage suivant : Malheur moi qui reste comme un plerin en pays tranger, sans parents qui puissent me venir en aide si ladversit survient. Il ne saffligeait pas de leur mort. Ctait une ruse pour savoir sil ne restait pas de parent quil pt mettre mort. Ainsi se termine le rcit de lvque de Tours concernant Clovis. Comment sest opre la mainmise de Clovis sur la Gaule du

    Nord ? Nous voudrions le savoir et notre curiosit est cruellement d-ue. Grgoire se borne dire aprs le rcit de la bataille de Soissons :

    Clovis fit beaucoup de guerres et remporta des victoires. Une chronique postrieure de plus de deux sicles la mort de

    Clovis, le Liber historiae Francorum, compos en 729, et sans autori-t, porte :

    En ce temps-l Clovis, augmentant son royaume, ltendit jusqu la Seine. Plus tard il se rendit matre de tout le pays jusqu la Loire.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 20

    Nous voil bien avancs. Nous ne pouvons nous faire aucune ide de ltat politique o se

    trouvait la Gaule du Nord la date de 486. Jusquo stendait lautorit prcaire de Syagrius ? On lignore. Entre la Seine et la Loire, les cits dites armoricaines continuent-elles ce mouvement de rvolte, de sparatisme mme, dont il est fait mention jusquau mi-lieu du Ve sicle ? On la cru en se fondant sur un passage du rcit de la reprise de lItalie sur les Goths par lhistorien byzantin Procope, crivant au milieu du VIe sicle. Les Arboryques auraient dploy leur valeur en luttant contre les Germains (les Francs). Ceux-ci nayant pu les faire plier jugrent bon de sen faire des amis et des pa-rents. De part et dautre on tait chrtien, ce qui facilita le rapproche-ment. Runis en un seul peuple, ils sont arrivs un haut degr de puissance. Ainsi il y aurait eu moins conqute qualliance avec les populations gallo-romaines dentre Seine et Loire. Mais il suffit de lire le tableau entier de la gographie de la Gaule par Procope pour se rendre compte quil entend par Arboryques, les cits du nord de la Gaule, ou plutt lensemble des Gallo-romains, des Aborignes, dont Arboryques nest quune cacographie. Le renseignement de Procope est prcieux en ce sens que pour les Romains dOrient, ds le milieu du VIe sicle, Francs et indignes troitement unis constituaient une puissance redoutable, mais pour suivre les tapes et la nature des conqutes de Clovis aprs 486 il ny a rien de sr tirer de l. Tout au plus peut-on observer que des textes postrieurs des VIIe et VIIIe si-cles nous montrent que le Maine, lAnjou, le Poitou payaient aux rois Francs une double redevance, lune en btail, linferenda, pouvant tre convertie en or, lautre lor du pagus ou canton : aurum pagense. Ces redevances ont le caractre dun tribut plutt que dun impt. Dautre part, le centre de la rgion, le Maine, jouissait, cette mme poque, dune certaine autonomie : les habitants, lvque en tte, choisis-saient leur administrateur, le comte. Peut-tre avons-nous l la conti-nuation dun tat de choses ancien, reprsentant des conventions pas-ses par Clovis et ses successeurs avec les populations dentre Seine et Loire. Mais ce sont l de simples conjectures.

    La mainmise de Clovis na pas d soprer sans rencontrer des r-

    sistances et l. Paris, renferm dans lle, la Cit, lui aurait rsist dix ans. Lauteur de cette information est linconnu qui crivit la Vie

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 21

    de Sainte Genevive, et il ne la donne quen passant, pour mettre en valeur le mrite de la sainte qui, pour aller chercher du ravitaillement, se rendit Arcis, puis Troyes, et le ramena par eau, au pril de sa vie, la population affame. Mais lhagiographe, qui crit dix-huit ans aprs la mort de la sainte, donc vers 518, est loin de lvnement. La dure du sige, il la donne sous caution est une rminiscence du sige de Troie, enfin, il ne nomme pas le chef des assigeants. Ce peut tre Clovis, ce peut tre son pre, ce peut tre un chef franc inconnu.

    Une autre anecdote est fournie par la Vie de saint Mesmin, Vita

    sancti Maximini. Elle rapporte un long sige de Verdun par Clovis. Lintercesseur tout dsign pour ngocier avec le roi et t lvque, mais il mourut au cours du sige. Heureusement, son office fut rempli par un vieux prtre, nomm Euspicius. Une dlgation du clerg ob-tint du Franc une capitulation si honorable que les portes de la cit souvrirent et assigs et assigeants fraternisrent. Refusant lpiscopat, Euspicius accepte dtre nomm abb de Miciacus sur la Loire, au diocse dOrlans, monastre qui prit le nom de son compa-gnon Maximin (Mesmin). Lhagiographe ne nomme pas lvque d-funt et ne fournit aucun lment chronologique. Enfin sa composition nest pas antrieure au IXe sicle. Quelle confiance lui accorder ? Il faudrait quelle ft la rfection dune Vie ancienne, et nulle trace nexiste dune composition antrieure.

    En tout cas, la domination des Francs Saliens ne stendit pas au

    del de ce ct. Le reste de lancienne Belgique Premire tomba au pouvoir des Francs, dits plus tard Ripuaires. Tel fut le cas notamment de lantique capitale des Gaules, Trves. Encore occupe, la fin du IVe sicle, par une administration et une arme, sinon romaines, du moins au service de Rome, cette cit se vit supplante comme capitale par Arles une date postrieure 390, antrieure 401. Les Francs Ripuaires ou ceux de la Hesse sen emparrent plusieurs reprises. Cependant il semble que la cit mme revint au pouvoir dune autorit romaine jusqu une date relativement avance du Ve sicle. Une let-tre de Sidoine Apollinaire adresse un certain Arvogast ou Arbogast en fournit un indice des plus curieux. Aprs avoir, couvert de fleurs son correspondant, abreuv aux sources de lloquence romaine , Sidoine poursuit en ces termes :

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 22

    Dans une familiarit constante avec les Barbares, tu ne commets pas de bar-barismes. Semblable aux grands chefs antiques, tu ne manies pas moins bien le stylet que le glaive. La pompe de lloquence romaine, si elle existe encore, abolie depuis longtemps dans les rgions belgiques et rhnanes, sest rfugie chez toi, que tu crives (corriger linexplicable incolomi des manuscrits en cum calamo) ou que tu parles ; bien que (tu sois) la limite o les lois romai-nes ont chu terre, ton langage, lui, ne vacille pas. On peut peu prs dater cette lettre. Sidoine auquel Arbogast sou-

    met des difficults thologiques est vque, mais vque rcent, peu au courant des questions dogmatiques. Aussi se drobe-t-il et renvoie-t-il le jeune Arbogast de plus savants collgues, lvque de Tr-ves, Loup de Troyes, Auspice de Toul. La lettre est donc post-rieure 470 ou 471, date laquelle Sidoine fut port par la population au sige dAuvergne (Clermont). Un passage o il se dit tranger ( la Gaule) (peregrinus), dsireux de vivre cach (nobis latere cupienti-bus), fait certainement allusion son exil Llivia (en Cerdagne) or-donn par le roi visigoth Euric, date la lettre de 474 ou peu aprs. Dautre part, Sidoine rentra en grce avant la mort dEuric (484) et mourut le 21 aot probablement en 488. Vers cette poque lglise de Chartres a pour vque un Arbogast qui est probablement le corres-pondant de Sidoine, lequel na pas eu tort de louer ses vertus et son savoir en latin. Ce personnage est certainement un descendant du Franc Arbogast, matre de la Gaule sous le couvert de lempereur fan-toche Eugne, sa crature, lequel succomba sous les coups de Tho-dose en 394. Ses descendants durent regagner la faveur impriale et nous voyons le dernier comte de Trves, lillustre capitale dchue, une date qui concide peu prs avec la disparition de lEmpire dOccident. Trves tait la frontire des lois romaines, donc encore sous la loi romaine. La langue latine disparaissait en cette Belgique (Premire) dont Trves tait galement le chef-lieu, et dans les pro-vinces rhnanes (les deux Germanies). Conclusion bien vraisembla-ble. Peut-tre pas absolument, car il faut faire la part, dans la lettre de Sidoine, de la rhtorique du temps. Il se pourrait quil y ait ] simple-ment une allusion la disparition des coles publiques de grammaire et de rhtorique du nord de la Gaule, plus particulirement celles de Trves, clbres au sicle prcdent. Quoi quil en soit, linstallation des Ripuaires et de la langue allemande Trves mme ne peuvent tre antrieures au dernier quart du Ve sicle.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 23

    Pour en revenir Clovis, le dtail de sa conqute nous chappe. Peut-on mme parler de conqute ? Le roi salien ne faisait pas la guerre aux populations gallo-romaines, mais aux faibles dbris dautorit romaine subsistant en Gaule. Et ce qui tendrait le faire croire, cest quil nest question nulle part dun partage de terres entre vainqueurs et vaincus, ni mme du rgime de lhospitalit pratiqu par Goths et Burgondes tant quils furent au service de lEmpire. Quil y ait eu des violences, des spoliations aux dpens des indignes, surtout des grands propritaires, des snateurs, cest plus que probable, et le contraire serait trs tonnant. Le roi a mis la main sur les domaines impriaux. Il en a gard bon nombre. Il en a distribu dautres ses fidles. Mais de l un partage la faon des Lombards, il y a loin. La masse des Saliens navait pas besoin de terres nouvelles. Il faudra du temps pour peupler en Belgique la partie qui conserve leur langue, anctre du flamand. Mme Tournai, mme Cambrai, capitales de leurs rois, les Francs ntaient quune minorit et leur langue ne sy est pas maintenue.

    Cela est de consquence. La conqute de Clovis na pas laiss

    de ces haines tenaces que provoque une spoliation massive. On ne sexpliquerait pas, sil en avait t ainsi, le rapide rapprochement des indignes et des Saliens.

    Vis--vis des peuples nouveaux venus, les Bretons, par exemple,

    Clovis nentreprit pas la tche difficile de les conqurir. Ils taient et demeurrent travers les ges inassimilables, non seulement aux Francs, mais aux Gallo-Romains. Il se contenta dimposer tribut leurs roitelets. Sans doute agit-il de mme avec les Saxons du Bessin.

    Aprs la relation, en une ligne, des victoires de Clovis depuis la

    chute de Syagrius, Grgoire de Tours poursuit en ces termes : La dixime anne de son rgne (donc en 491), il fit la guerre aux Thurin-giens et les soumit son autorit. Passage qui a intrigu les historiens et juste titre. Clovis est-il en

    mesure cette date, et mme aprs, de traverser lpaisseur de la Germanie et de porter la guerre son extrmit orientale ? La chose est impossible. Alors on a imagin que les Thuringiens avaient lanc,

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    une date inconnue, un rameau sur le cours infrieur du Rhin et de la Meuse. Pure hypothse et sans la moindre vraisemblance. Cette rgion tait occupe par les Ripuaires, en partie, par deux petites peuplades franques secondaires, les Chamaves, qui ont laiss leur nom la contre au nord-ouest de Cologne, Hamaland et par les Hattuariens.

    Dautres historiens se sont rabattus sur une autre explication. Thu-

    ringe serait une faute de copiste ou une confusion de Grgoire pour Tungros. Tongres reprsente, en effet, le nom des Tungri, cette peu-plade lorigine germanique installe sur le Haut-Empire. Rien de tout cela nest satisfaisant. Peut-tre Grgoire a-t-il dform une tradition selon laquelle Clovis, dont la mre, Basine, tait thuringienne, eut des prtentions tre reconnu comme roi par une partie des Thuringiens. Lpisode demeure nigmatique.

    En cette anne 491, Clovis a vingt-cinq ans. Dune femme incon-

    nue il a un fils, Thodoric (en franais Thierry), mais dont la mre nest pas de race royale. Le jeune prince franc songe une alliance matrimoniale de caractre politique. Parmi les peuples barbares, les Burgondes sont les seuls peut-tre avec lesquels les Francs naient pas eu de ces querelles entranant des vendettas sculaires, Clovis cherche femme dans la famille royale burgonde.

    Depuis leur dfaite par les Huns en 435, et la mort de leur roi Gun-

    dahar (Gunther) la dynastie rgnante stait renouvele. On ne dit pas quel fut le roi qui mit la main sur Lyon en 457-458 et en fit le centre de son empire, mais comme on voit, en 456, deux Burgondes, Gun-dioch et Chilpric, participer une expdition visigothique en Espa-gne, il y a tout lieu de croire que, ds cette poque, celui qui rgna Lyon fut Gundioch, lan, quon y trouve vers 466. Chilpric, pour sa part, eut Genve, capitale de la Savoie de ce temps (Sapaudia) o Ae-tius avait install les dbris du peuple burgonde en 443. Chilpric suc-cda son frre et stablit Lyon. Il mourut aprs 475, avant 485, sans doute sans postrit, car il eut pour successeur le fils de Gun-dioch, Gondebaud. En sa jeunesse, celui-ci avait eu une aventure sin-gulire, qui caractrise les derniers jours de lEmpire, alors que les Barbares le dominaient sans oser cependant, ni mme vouloir le sup-primer. Le matre de lEmpire tait Rikimer. Oncle maternel du jeune prince burgonde, le faiseur dempereur lavait fait nommer chef de

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 25

    larme des Gaules, magister militum per Gallias, ce qui prouve quil nexistait plus de gnral romain en cette contre et que la seule force romaine tait forme par les Burgondes, les seuls barbares recon-naissant encore Rome une vague suprmatie. En lutte contre lempereur Anthmius, Rikimer avait appel son neveu en Italie. An-thmius fut abattu en 472, puis Rikimer disparut six semaines aprs. Le fantme dont il avait fait choix pour lopposer Anthmius, Oly-brius, mourut en novembre. Par une ironie du sort, le faiseur dempereur se trouva tre le jeune Gondebaud. Son choix se porta sur le chef de la garde impriale, comes domesticorum, Glycre (5 mars 473). Aprs la mort de ce dernier, qui ne rgna quun an, lempereur de la partie orientale de lEmpire, Znon, fit reconnatre Rome comme empereur Julius Nepos (23 juin 474). Gondebaud regagna alors la Burgondie. On ne sait ce quil devint jusqu la mort de son pre Gundioch. Il avait trois frres Chilpric (II), Godegisle, Gun-domar. De ce dernier, on ne sait rien. Devenu roi vers 485, Gonde-baud sentendit avec Godegisle, son pun, qui stablit Genve. Quant Chilpric II il eut le sort suivant, au dire de Grgoire de Tours :

    Gondebaud frappa du glaive Chilpric et noya, une pierre au cou, la femme de son frre. Puis il condamna lexil ses deux filles, Chrona et Clotilde. La premire prit le voile. La plus jeune sappelait Clotilde. Clovis envoyait sou-vent des dputs en Bourgogne, ce qui leur donna loccasion dadmirer sa beaut et sa sagesse et de la faire connatre Clovis, ainsi que sa naissance royale. Sans tarder, il envoie une ambassade Gondebaud, la lui demandant en mariage. Celui-ci nosa refuser et livra la jeune fille que les envoys remi-rent au plus vite Clovis. A sa vue il fut transport de joie et lpousa. Il avait dj dune concubine un fils, Thierry. Ce rcit a t suspect. Le meurtre de Chilpric et de sa femme se-

    rait une lgende franque recueillie sans critique par Grgoire de Tours : Le personnage le plus considr du royaume burgonde, lvque mtropolitain de Vienne, Avitus, atteste la douleur de Gon-debaud lorsquil fut priv de ses frres :

    Autrefois vous pleuriez avec une motion inexprimable la perte de vos fr-res et laffliction de tout votre peuple sassociait votre deuil royal, et cepen-dant ctait une bonne fortune pour votre royaume que la diminution du nom-bre des personnages royaux et la conservation en vie de celui qui suffisait lexercice du pouvoir.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 26

    Le vague sur les causes de la mort des frres de Gondebaud, la flat-

    terie mme qui termine, confirmeraient plutt les soupons ns du r-cit de Grgoire. Avitus pourrait excuser un crime en y voyant un bien-fait pour la paix du royaume dans lunit de commandement. Des bas-sesses de ce genre devant les puissants se rencontrent sous la plume des vques, et mme des papes, de ces temps.

    Le mariage de Clovis nest pas un pisode quelconque. Il offre un

    intrt capital. Si les Burgondes taient comme les Goths, les Vanda-les, les Lombards, chrtiens de confession arienne, certains, dont, sans doute, le roi Chilpric ou sa femme, penchaient vers le catholicisme, car leurs filles furent leves dans cette confession. Lane Saide-leube, qui prit le voile et changea son nom pour celui de Chrona, de-meure Genve, fonda dans la banlieue de cette cit le monastre de Saint-Victor. La cadette, Clotilde, fit mieux : elle travailla son mari et lamena au catholicisme.

    La guerre contre les Alamans et le baptme de Clovis

    Retour la Table des matires Nous allons nous trouver maintenant en prsence dun problme

    ou plutt dun double problme, la conversion de Clovis au catholi-cisme et sa victoire sur les Alamans. Sont-ils lis lun lautre, comme on la cru longtemps ?

    Deux peuples nouveaux ou plutt deux groupements de peuples

    germaniques nouveaux taient apparus en Gaule au IIIe sicle, les Francs et les Alamans. Ceux-ci sont identiques aux Semnons qui sem-blent tablis dans le Brandebourg vers la fin du IIe sicle. Un sicle plus tard, ils apparaissent aux frontires de la Gaule et de la Rhtie. Ils prennent part linvasion de la Gaule et de lItalie aux temps dAurlien et de Probus qui les rejettent (270-275), Maximien, le col-lgue de Diocltien, doit son tour lutter contre eux. De mme Cons-

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 27

    tantin, son fils Constantin II, Magnence. On sait quau milieu du IVe sicle ils ont pntr profondment en Gaule, jusqu Autun. Ils sont sous les ordres de plusieurs rois et compteraient 35.000 guerriers lors de la bataille prs de Strasbourg o ils furent battus par le Csar Julien (358). Le jeune empereur doit ensuite passer quatre fois le Rhin (vers Mayence) pour obtenir leur soumission. Soumission prcaire. Lempereur Gratien doit lutter contre eux en Alsace (378) et passer le Rhin. Ils envahissent la Rhtie, menacent lItalie (384, 392). Eugne, la crature dArbogast, ne pouvant en venir bout, les engage au ser-vice de Rome pour la dfense du Rhin (393). A ce moment, leur puis-sance subit un temps darrt. Ils sont obligs de cder aux Francs (de Hesse) la rgion au nord du Main, aux Burgondes, apparus dans la Germanie occidentale la fin du sicle prcdent, la rgion entre le Main et le Neckar. Au dbut du Ve sicle, lusurpateur Constantin III en prend un certain nombre son service. Sur la rive gauche du Rhin, ils noccupent encore rien dune manire stable. Le Palatinat actuel (Mayence, Worms, Spire) est au pouvoir des Burgondes jusqu leur dfaite en 435 et leur transfert en Sapaudia (Savoie) en 443. Cest seulement aprs la mort dAetius (454) quils commencent stendre dans toutes les directions, lEst jusquau Lech qui les spare des Ba-varois, issus des Marcomans, qui ont quitt la Bohme dont ils tirent leur nom. Au Sud, la Rhtie est occupe par eux. Ils pntrent en S-quanaise et, vers 480, sont matres de Besanon et aussi, en Lyon-naise, de Langres. Occupent-ils dj lAlsace ? On ne sait trop, mais la chose est probable.

    Les Alamans se prsentent comme un peuple trs redoutable,

    dautant plus quil sest opr entre leurs tribus (gauen) une concen-tration ; au lieu de quinze, avec autant de rois, on ne signale plus que trois dans la Vie de Saint Sverin, aptre du Norique, rdige la fin du Ve sicle. Le conflit avec les Francs est fatal, les Alamans voulant sapproprier les deux rives du Rhin. Celles-ci, partir du cours de la Lauter, taient au pouvoir des Francs, Hessois et Ripuaires. Les Ri-puaires, dont lhistoire est fort obscure,. taient un amalgame dantiques nations germaniques. La plus importante, celle des Bruct-res, stait tablie au cours du Ve sicle dans la rgion o jadis Csar avait install les Ubes. Leur capitale tait naturellement Cologne.

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    Lattaque vint des Alamans. On a suppos que, empchs de se porter sur lItalie par les forces des Ostrogoths de Thodoric, ils se sont rejets du ct des pays occups par les Francs... Ils sen prirent aux Ripuaires et pntrrent profondment dans leur territoire puisque la rencontre eut lieu Tulpiacum (Zlpich), au nord-ouest de Cologne. Le roi des Ripuaires, Sigebert, parvint les repousser, mais fut bless au genou et resta boiteux le reste de ses jours.

    La quinzime anne du rgne de Clovis, en 496, les Alamans fu-

    rent aux prises avec les Francs Saliens. Aucun texte ne nous dit o se livra la bataille. On peut conjecturer que ce fut en Alsace, car les Sa-liens possdaient, outre lactuel Palatinat, le nord de lAlsace et se trouvaient ainsi en contact avec les Alamans. La lutte fut trs dure. Un instant Clovis dsespra de la victoire. Grgoire de Tours le repr-sente pleurant, levant les yeux an ciel et lui prte la prire suivante :

    Jsus-Christ que Clotilde affirme tre fils du Dieu de vie, toi qui veux bien venir en aide ceux qui flchissent et leur donner la victoire, sils esprent en toi, jinvoque dvotement ton glorieux secours. Si tu daignes maccorder la victoire sur mes ennemis et si jprouve cette puissance dont les gens qui por-tent ton nom affirment que tu donnes maintes preuves, je croirai en toi et, me ferai baptiser en ton nom Jai invoqu mes dieux et nen ai eu aucun secours, etc... . Grgoire ajoute : En ce mme moment, les Alamans tournent dos et prennent la fuite : Voyant que leur roi avait t tu, ils se soumettent Clovis en disant : Fais quartier, nous sommes toi. Ainsi cessa la guerre, aprs entretien avec larme. Ren-tr en paix, il raconta la reine quil avait mrit dobtenir la victoire en invo-quant le nom du Christ. Alors la reine fait venir saint Remy, vque de la ville de Reims, et

    le prie de faire pntrer dans le roi la parole du salut. Le pontife, dans des entretiens secrets, commence lengager croire au vrai Dieu, crateur du ciel et de la terre, et quitter ses idoles qui ne peuvent tre daucun secours ni pour lui ni pour personne. Et le roi de dire :

    Je te suivrais de bon cur, trs saint prlat, mais il y a un obstacle : le peu-ple qui mest sujet nadmet pas quon dlaisse ses dieux. Toutefois, jirai lui et lui parlerai comme tu fais.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 29

    Il assembla les siens et, avant quil prit la parole, par un effet de la

    puissance divine, tous, lenvi, scrirent : Nous rejetons les dieux mortels, pieux roi, prts suivre le Dieu immortel que prche Remy. Transport de joie, lvque fait prparer les fonts baptismaux. Les

    places sont dcores de toiles peintes (tapisseries), les glises pares de draps blancs. Le baptistre est apprt, lencens embaume, les cier-ges odorants donnent une lumire brillante. Lglise baptismale nest que parfum divin, parfum du paradis, prsent de Dieu, ce que purent croire les assistants. Le roi demande tre baptis le premier. Nou-veau Constantin, il va au baptistre se purifier de la lpre invtre et laver dans une eau nouvelle les honteuses souillures de sa vie passe. Comme il entrait au baptistre, le saint de Dieu linterpella de sa bou-che loquente :

    Courbe doucement la tte, Sicambre, adore ce que tu as brl, brle ce que tu as ador. Saint Remy tait un vque dun grand savoir, profondment vers

    dans lart de la rhtorique et, en outre, dune saintet telle quelle ga-lait les vertus de saint Silvestre. Dans le livre consacr sa vie on rapporte quil ressuscita un mort. Le roi ayant reconnu la puissance trinitaire de Dieu, fut baptis au nom du Pre, du Fils et du Saint-Esprit et oint du saint chrme avec le signe de la croix du Christ. De son arme plus de 3.000 hommes furent baptiss avec lui. Une de ses surs, Alboflde, reut le baptme. Elle mourut peu aprs. Le roi fut afflig et saint Remy lui crivit... Une autre sur, Lanthilde, jus-qualors arienne, se convertit aussi : elle reconnut que le Fils gale le Pre et lEsprit-Saint et fut ointe du chrme (chrismata) .

    Tel est le rcit qui a fait foi travers les sicles sur lautorit de

    Grgoire de Tours et en raison aussi de lclat glorieux quil jetait sur les premiers jours de la monarchie franaise. Clovis est un autre Cons-tantin, comme Remy un autre saint Silvestre. Le roi des Francs appa-rat comme loint du Seigneur qui lit le texte sans faire attention que lonction nest ici quune figure. Le roi des Juifs reoit lonction, le

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 30

    roi des Francs et sa sur reoivent le baptme avec le signe de la croix en guise donction.

    Cependant une tout autre version du baptme de Clovis est donne

    par un contemporain de Grgoire de Tours, Nizier, vque de Trves. En 561, crivant Clotsinde, femme dAlboin, roi des Lombards, pe-tite-fille de Clovis, il lexhorte travailler la conversion au catholi-cisme de son mari, de confession arienne. Nizier va lui rappeler lexemple de sa grand-mre Clotilde, mais le choc dcisif entranant la conversion, est tout autre. Ce nest pas langoisse dune bataille qui entrane Clovis, mais une visite au tombeau de saint Martin, prs de Tours ! La vue des miracles persuade le roi trs astucieux , qui avait voulu connatre le vrai .

    Mais cette version se heurte au fait que Tours tait au pouvoir des

    Visigoths. Clovis net pu y pntrer que dguis. Et puis, comment sexpliquer que Grgoire de Tours, qui fait tourner lunivers autour du tombeau de saint Martin, et pu ignorer leffet le plus glorieux des miracles du saint thaumaturge ? Cest dune parfaite invraisemblance.

    Une troisime version se retrouve dans une lettre o Avitus, v-

    que mtropolitain de Vienne, flicite Clovis de sa conversion. Le roi naurait eu besoin de personne, pas plus de saint Remy que de saint Vaast (Vedastes) car la Vita Vedastis, due Jonas de Bobbio, cri-vant en 642, en reporte la gloire ce personnage pour acqurir les lumires de la foi. Clovis la devrait sa conscience seule :

    Prcherai-je un converti, alors que, avant votre conversion, vous lavez connue sans prdication ? Mais il ny a l quune de ces flatteries dont les prlats, en ces

    temps et en dautres, ne sont pas avares envers les puissances du si-cle.

    En outre, cette lettre aurait vant la clmence de Clovis envers les

    Alamans dans la phrase : an misericordiam quam solutus a vobis ad-huc nuper populus captivus gaudiis mundo insinuat lacrymis Deo. Tous les critiques ont compris :

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 31

    Parlerai-je de votre misricorde, glorifie devant Dieu et devant les hommes par la joie et par les larmes dun peuple vaincu dont vous avez daign dfaire les chanes. Le sens vritable a t donn par un tudiant de Paris 1 : Vous prcherai-je la misricorde lorsquun peuple jusqu ce jour captif (de lerreur paenne) que vous venez de dlivrer, clbre celle dont vous venez de faire preuve son gard, en montrant sa joie aux yeux du monde et en faisant couler devant Dieu ses larmes de repentir ou de reconnaissance. Ce peuple dlivr de lerreur, cest le peuple franc. Quil soit ou non en rapport avec la victoire sur les Alamans, le

    baptme de Clovis a t abaiss de dix annes. On se dbarrasse de la mention chronologique de Grgoire de Tours (an 15 de Clovis) en la dclarant interpole et en faisant observer que dans le recueil pisto-laire dAvitus, il nest point de lettre quon puisse reporter srement une date antrieure 502. On fixe mme 506 la dfaite des Alamans en raison dune lettre adresse en cette anne Clovis par le roi des Ostrogoths, Thodoric, par la plume du plus illustre des crivains de lpoque, Cassiodore. Thodoric annonce quil donne asile aux dbris de ce peuple en Rhtie et prie instamment le roi des Francs, son parent (par alliance, car il a pous une de ses surs), de ne point pourchas-ser un peuple perfide, mais accabl par lui. La conclusion quon peut tirer de cette lettre, cest que, vers 505-506, il sest produit un nou-veau et malheureux soulvement des Alamans. Une thorie rcente se refuse cette interprtation : les Alamans ont t crass en une seule bataille et elle est de 505-506. Affirmation invraisemblable. Jamais, avant Ppin et Charlemagne, on na pu venir bout de ce peuple sau-vage et indomptable, mme en menant contre lui des campagnes rit-res. On peut ngliger cette thorie, non moins que les consquences quon voudrait tirer de ce changement de date.

    La conversion de Clovis est un vnement dune importance capi-

    tale pour lavenir de lEtal franc, puis de la France. Le roi des Francs apparut comme un nouveau Constantin et lpiscopat de la Gaule en- 1 Reverdy (dans Le Moyen Age, 1913, p. 274).

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 32

    tire en ressentit une profonde motion. Les vques de la partie de la Gaule soumise Clovis, et par eux, les populations, se rallirent aussi-tt au gouvernement franc. Un grand espoir emplit aussi le cur des vques et des peuples des royaumes gouverns par des souverains de confession arienne, les Burgondes, les Visigoths.

    La premire guerre franque contre les Burgondes

    Retour la Table des matires Les Burgondes taient sans doute le seul peuple germanique avec

    lequel les Francs neussent pas entretenu des relations hostiles. On sexplique donc mal que Clovis ait men une guerre contre eux ou une fraction dentre eux, vers lanne 500. Au dire de Grgoire de Tours, il aurait t sollicit dintervenir par lun des deux rois burgondes, Godegisle, en mauvais termes avec son frre an Gondebaud, plus puissant que lui. Dans le plus grand secret, Godegisle aurait propos au Franc de lui payer tribut sil le dbarrassait de son frre et le faisait seul roi. Clovis accepta et attaqua. Gondebaud, qui ne se doutait de rien, appela son aide le tratre : Unissons-nous contre les Francs ; dsunis, nous aurons le sort des autres nations. Godegisle feignit daccepter, mais, lors de la bataille qui se livra sous Dijon, il passa du ct de Clovis. Compltement dfait, Gondebaud ne put organiser de rsistance ni Lyon, sa capitale, ni Vienne, et courut senfermer Avignon, lextrmit de ses Etats, proximit de la Septimanie, ap-partenant au roi des Visigoths, Alaric II. Clovis vint lassiger. Il ne put emporter la ville et leva le sige moyennant la promesse dun tri-but que lui fit Gondebaud. Il est possible aussi quil craignit, loin de toute base dopration, une intervention des Visigoths. Pour ne pas sembler abandonner son alli, Clovis, en remontant vers le Nord, lais-sa Vienne, o Godegisle stait install, comme dans sa capitale, une petite garnison franque. Ayant refait ses forces, Gondebaud y vint assiger son frre. La disette se mit dans la place et Godegisle en chassa la population civile. Indign, un des expulss, lingnieur (arti-fex) charg de lentretien des aqueducs, aurait indiqu lassigeant le moyen de pntrer par le conduit dun aqueduc coup. Surpris, Gode-gisle courut chercher asile dans la cathdrale arienne : il y fut gorg

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 33

    avec lvque arien. La garnison fut massacre, lexception des Francs qui staient masss dans une tour. Gondebaud nosa les mettre mort, mais il les fit prisonniers et les envoya Toulouse chez Alaric II, indice videmment quil tait alors dans les meilleurs terme avec lEtat visigothique. Il se vengea en faisant prir les snateurs gal-lo-romains et les Burgondes qui avaient pris le parti de son frre. Gondebaud tait dsormais le seul matre de la Burgondie. Il prit des mesures dapaisement : Il fit des lois plus douces pour que le Bur-gonde nopprimt pas le Romain. Grgoire fait allusion ainsi la Lex Burgondionum, connue plus tard sous le nom de son auteur loi Gombette . Elle tend remettre sur le pied de lgalit des droits le propritaire gallo-romain et lhte burgonde dans lexploitation du domaine quils se partagent. Le copartageant burgonde tait port na-turellement tendre son lot et ses profits aux dpens du Romain . Le Romain vivait toujours sous lautorit des lois de lEmpire. Mais le code thodosien et les Nouelles des derniers empereurs formaient un ensemble volumineux o lon se retrouvait difficilement. Gondebaud, dans un intrt pratique, en fit excuter un abrg, la Lex Romana, pendant de la Lex Burgondionum.

    Gondebaud aurait mme eu lintention de passer au catholicisme,

    mais en secret, ce qui enlevait toute porte politique ce geste auprs de ses sujets romains. Malgr ses confrences avec Avitus, vque de Vienne, la plus sainte personnalit de son Etat, il ne fut pas convaincu de lgalit des personnes de la Trinit et persista dans sa folie jus-qu sa mort . Cependant, ce fut son instigation quAvitus crivit les traits contre les hrsies dEutychs et Sabellius dniant toute divinit Notre-Seigneur Jsus-Christ . Gondebaud craignait son peuple sil changeait de confession. Avitus, vainement, tenta de le persuader que ctait au peuple de suivre la foi du roi, comme il le suivait la guerre. Peu aprs, on fit la paix entre Francs et Burgondes. Clovis avait chou dans une entreprise o il stait engag, peut-tre linstigation de Clotilde qui, dans son enfance, avait d son salut Godegisle laccueillant Genve. Il restait cependant redoutable et Gondebaud, qui ne payait pas le tribut promis, le savait bien. Les deux rois se rconcilirent dans une entrevue qui eut lieu la limite de leurs Etats, sur la rivire du Cousin, sous-affluent de lYonne, au sud dAuxerre, cit du royaume de Clovis, alors que Nevers tait bur-gonde .

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 34

    Ce rapprochement tait alarmant pour Alaric II. Il envoya deman-

    der une entrevue son frre le roi des Francs. Clovis accepta. Lentrevue eut lieu dans une le de la Loire prs du bourg (vicus) dAmboise, en territoire tourangeau, donc aquitain.

    Ils conversrent, mangrent et burent ensemble ; aprs stre promis amiti ils se retirrent en paix.

    Conqute de lAquitaine sur les Visigoths

    Retour la Table des matires Ce ntait quune paix fourre. Lambition de Clovis tait entrete-

    nue et excite par un Etat lointain, mais qui ne perdait pas de vue ce qui se passait en Occident. La politique byzantine sinquitait de le voir en majorit au pouvoir des Goths, Visigoths en Gaule et en Espa-gne, Ostrogoths en Italie. En ce dernier pays, Thodoric tait soi-disant dlgu de lempereur, dsormais unique, mais cette fiction, mesure que les annes scoulaient, achevait de se dissiper. En 506, Constantinople rompit les relations officielles avec Ravenne, capitale de lEtat ostrogothique. Contre les Visigoths, lempereur, Anastase, excita certainement Clovis vers la mme date, conformment la tra-dition romaine dopposer Barbare Barbare.

    LOstrogoth eut vent de la machination. Inquiet, Thodoric prit ses

    prcautions.En politique prvoyant il avait eu soin de sallier par des mariages les princes germaniques. Il les prvint dans une suite de let-tres rdiges par la plume de Cassiodore. Tout dabord, il crivit Alaric II qui tait son gendre. Il lengage la patience. Une longue paix amollit mme les peuples les plus valeureux. Quil ne risque pas son sort sur un seul coup, dautant que nul grief srieux ne le spare du roi des Francs. Lambassade de son beau-pre apaisera le litige.

    Que des envoys dAlaric se joignent lambassade que Thodoric dpute notre frre Gondebaud et aux autres rois.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 35

    Au roi de Vienne, lOstrogoth demande de joindre ses efforts aux siens pour empcher de jeunes princes, leurs parents, den venir aux prises sans raison. Lambassade traversa ensuite la Germanie pour porter des avertissements aux petits rois des Thuringiens et des dbris des Varins ou Varnes et des Hrules dans leur voisinage. Ces lettres sont moins rticentes sur le compte de Clovis, qui est dsign comme lauteur du conflit en vue :

    Celui qui veut injustement ruiner une nation respectable nest pas dispos observer la justice envers les autres et si le succs le favorise dans cette lutte injuste, il se croira tout permis. Joignez donc vos envoys ceux qui portent nos offres de mdiation Clovis pour que, dans un esprit dquit, il renonce attaquer les Visigoths et quil sen rapporte au droit des gens, autrement il au-ra affaire nous tous. On lui offre toute satisfaction. Que veut-il donc, sinon ruiner tous les Etats voisins ? Mieux vaut que, ds le dbut, nous rprimions tous daccord, moindre risque, ce qui autrement entranerait la guerre par-tout. La dernire visite de lambassade ostrogothique fut pour Clovis.

    Thodoric stonne que le roi des Francs sengage dans un conflit avec son beau-fils pour un motif futile. Clovis et Alaric sont jeunes, trop fougueux. Au lieu de risquer de ruiner leurs royaumes, pourquoi ne pas avoir recours larbitrage ? Puis le ton de la lettre se hausse. Ce conflit arm serait une insulte pour Thodoric. Il ne veut pas cette guerre :

    Je vous parle en pre, en ami. Qui mprisera mes conseils, apprendra quil aura compter avec moi et mes allis. Enfin, enveloppe, mais trs comprhensible pour le Franc, allu-

    sion aux menes byzantines : Ne laissez pas la malignit semer la zizanie entre rois... Il nest pas un bon conseiller celui qui vous entrane lun ou lautre et tous deux dans la ruine. La rponse de Clovis ces conseils et ces menaces fut une atta-

    que brusque contre le royaume de Toulouse. Au dire du naf Gr-goire de Tours, le motif de son agression tait tout de pit :

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 36

    Cest avec peine que je vois ces ariens possder une partie des Gaules. Mar-chons avec laide de Dieu et, aprs les avoir vaincus, soumettons le pays no-tre domination. La correspondance de Thodoric nous montre que lagression de

    Clovis neut rien dune croisade. Ce fut une guerre amene sous un prtexte quelconque, une guerre prmdite et bien prpare. LEtat visigothique passait pour le plus puissant de la Gaule. Clovis comprit quil nen pourrait venir bout laide des seuls Francs Saliens. Il appela laide le roi des Ripuaires, Sigebert, qui envoya un contin-gent sous son fils Chlodric. Surtout il eut lalliance burgonde. Gon-debaud commit la faute insigne de sallier lhomme qui, visiblement, voulait sassurer lensemble de la Gaule. Son contingent, qui devait attaquer lAquitaine lEst, fut command par son fils et hritier Si-gismond.

    Alaric II ne fut pas surpris, sinon du ct bourguignon, car il

    sattendait une attaque des Francs et il sy tait prpar. Mais sa si-tuation ntait pas bonne. Les Goths taient peu nombreux, si peu nombreux quil fallut enrler des Gallo-Romains, mme des clercs, dans larme du roi de Toulouse. La population indigne, catholique, tait spare des trangers par la barrire de larianisme. Son guide moral et soutien matriel, lpiscopat, avait eu souffrir et cruelle-ment de la perscution, bien quelle ft loin datteindre celle que les Vandales, la mme poque, infligeaient aux catholiques dAfrique. Les vques catholiques dAquitaine taient chasss de leurs siges piscopaux qui restaient vides, tels Volusine, puis Verus, vques de Tours, exposs au soupon cause de la proximit de leur ville pis-copale de lEtat franc, tel Ruricius de Limoges, tel lillustre Csaire dArles. Il est vrai quAlaric II revint sur cette politique de soupons et de perscutions quavait surtout pratique son pre Euric. La plu-part des vques exils furent rintgrs dans leurs siges. Le roi auto-risa mme la tenue dun grand concile catholique qui se tint en lglise Saint-Andr dAgde, en septembre 506. Il ne comprit pas- moins de vingt-quatre vques, Plus dix dlgus de prlats empchs de se rendre ce synode. Au moment de se sparer, les pres dcidrent de se runir de nouveau lan suivant Toulouse.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 37

    Pour la commodit de ladministration judiciaire, Alaric prit une mesure heureuse : une commission de juges opra une compilation de textes choisis parmi les codes, les Novelles impriales, les crits de jurisconsultes romains, et Alaric la promulgua Toulouse le 2 fvrier 506. Cette compilation, dite Lex Romana Visigothorum ou Breviarium Alarici, fut le manuel de droit romain dont usrent, jusquau XIIe si-cle, les rgions de la Gaule qui conservrent le droit romain.

    En dpit de ces repentirs et de ces services, les Visigoths et leur roi

    ntaient pas aims. Grgoire de Tours ne nous abuse pas, quand, aprs avoir rapport lentrevue dAmboise, il ajoute :

    A partir de ce moment, un grand nombre des habitants des Gaules dsirrent ardemment avoir les Francs pour matres. Il nest pas impossible, dailleurs, que Clovis ait donn son en-

    treprise, la dernire heure, cette allure religieuse que rapporte Gr-goire. Pour se concilier les populations ou plutt les saints protecteurs notamment, saint Martin, il interdit ses hommes le pillage. Ayant appris que son adversaire concentrait ses forces sous Poitiers, il se di-rigea sur cette ville en franchissant la Loire, sans doute Amboise. Arriv sur la Vienne, il ne sut comment franchir la rivire grossie par les pluies. Mais dj son expdition saccomplissait sous le signe du miracle : une biche dune grandeur surnaturelle, traversant le cours deau, montra un endroit guable o larme franque put passer. Quand elle arriva de nuit sous Poitiers, une lumire non moins surna-turelle jaillit du sommet du clocher du monastre de Saint-Hilaire contigu la ville.

    Cependant Alaric ntait pas Poitiers mme, mais quinze kilo-

    mtres au nord-ouest dans une forte position, un antique oppidum, dit aujourdhui camp de Cneret. Ce ne fut pourtant pas dans le camp que se livra la bataille, mais dans la grande plaine de Vouill qui, de l, stendait jusquaux bords de la cit. Nous navons pas de dtails sur laction. Grgoire de Tours se borne dire : His (les Goths) eminus resistunt, comminus illi (les Francs). Ce nest pas prcisment clair, et il poursuit :

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 38

    Les Goths tournrent dos selon leur habitude et le roi Clovis obtint la vic-toire avec laide de Dieu... Or comme le roi (Clovis), les Goths prenant la fuite, avait tu le roi Alaric, voici que deux ennemis surgissant le frappent aux flancs de leurs lances. Clovis dut le salut la bonne trempe de sa cuirasse et la vlocit de son cheval. Grgoire de Tours ajoute un dtail retenir : Quantit dArvernes amens sous Apollinaire, dont les premiers des sna-teurs, trouvrent la mort. Nul doute que Grgoire ne doive ce renseignement aux traditions

    de son pays natal, lAuvergne. Ainsi, le descendant de ce Sidoine Apollinaire, qui avait dfendu ce pays contre les Goths dans les der-niers jours de lEmpire romain, avait d se rallier leur domination, car sil amenait Alaric les contingents de cette province, ce ne pou-vait tre quen qualit de comte (507).

    Les Goths avaient pu sauver le fils et hritier dAlaric, un enfant de

    cinq ans, Amalaric. Aprs sa victoire, Clovis alla prier sur le tombeau de saint Hilaire, puis se dirigea sur Toulouse pendant que Sigismond, la tte des Burgondes, pntrait en Limousin et semparait de la place forte dIdunum. Francs et Burgondes durent faire leur jonction sous Toulouse, qui fut emporte, brle et, pille. Clovis mit la main sur le clbre trsor des rois visigoths, en partie constitu par le pil-lage de Rome un sicle auparavant.

    Mais il restait encore beaucoup faire. Clovis chargea son fils a-

    n, Thierry, de prendre possession dAlbi, de Rodez, de lAuvergne jusqu la frontire de lEtat burgonde. Gondebaud en personne entre-prit la conqute de la Septimanie. Lenfant Amalaric tait hors dtat de rsister, mais il avait un oncle, Geisalic, frre illgitime de son pre, qui tenta de lutter, mais en vain : Gondebaud enleva Narbonne et Geisalic senfuit en Espagne.

    Il restait soumettre tout louest du royaume de Toulouse. Clovis

    sen chargea.Laissant de ct la Novempopulanie, entre Garonne et Pyrnes, dont la conqute et pris trop de temps, il alla mettre la main sur Bordeaux, o il passa lhiver de 507-508.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 39

    Au printemps de 508, il remonta au Nord, par Saintes et Angou-lme. Ces villes taient encore occupes par des forces gothiques. Pour cette dernire cit

    le Seigneur lui fit la grce que, sa seule vue, les murailles scroulrent . Ainsi le retour comme laller sopra sous le signe du miracle se-

    lon le saint vque Grgoire. Arriv Tours, Clovis ne manqua pas daller prier sur le tombeau de saint Martin et doffrir des prsents la basilique.

    La crmonie de Saint-Martin de Tours

    Retour la Table des matires Alors se droula une scne qui donne la clef de lexpdition de

    Clovis contre le royaume de Toulouse. Clovis se trouva la basilique, dans latrium, en prsence dune ambassade envoye par Anastase. Lempereur lui envoyait un beau prsent, le diplme de consul (hono-raire) enferm dans un diptyque (divoire), une tunique de pourpre, une chlamyde.

    Coiff du diadme, il monta cheval et parcourut lespace sparant la porte de latrium de la cathdrale de Tours en jetant en chemin lor et largent au peuple avec la plus gnreuse bont. A partir de ce jour, il fut appel consul et auguste. Des histoires modernes ont voulu tirer de cet pisode des consid-

    rations politiques de premire importance. Cette crmonie aurait consacr le pouvoir de fait de Clovis sur la Gaule par une concession de la seule autorit lgitime, celle de lempereur de Constantinople. Depuis ce moment, Clovis serait moins un conqurant quun prince lgitim par la transmission du pouvoir faite par la nouvelle Rome.

    Ainsi prsente, cette thorie est chimrique. Le rcit de Grgoire

    de Tours, rdig deux tiers de sicle aprs lvnement, renferme des assertions insoutenables. Nul autre que lempereur ne pouvait ceindre le diadme et tre qualifi auguste . Comment lvque de Tours a-

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 40

    t-il pu lignorer ? Dans la ralit des choses, Clovis a reu une de ces dcorations dont les princes barbares taient friands. Il a d mme croire de bonne foi quil tait revtu du consulat ponyme puisquil revtit la tunique de pourpre et jeta lor et largent au peuple. Mais son nom ne figure pas sur les diptyques consulaires. Anastase ne lui confra donc que le consulat honoraire, distinction de second ordre. Au reste, comment pourrait-on admettre que les princes francs aient reconnu lOrient le pouvoir de lgitimer leurs conqutes ? Pass le rgne de Childric Ier, ils se sont estims tout fait indpendants. Une preuve certaine, cest quils nont jamais admis les Novelles des der-niers empereurs dOccident, et pas davantage la lgislation de Justi-nien. Clovis na mme pas song faire pour ses sujets romains des compilations de droit romain analogues celles de Gondebaud et dAlaric : on sest content dans la partie de la Gaule franque o lon pratiquait encore ce droit, du Brviaire dAlaric. Ce que Clovis a fait rdiger, cest la Loi Salique, la coutume germanique.

    Quittant Tours, il vint Paris et y tablit sa capitale (cathedram regni). Son fils Thierry ly rejoignit .

    Annexion du royaume des Ripuaires

    Retour la Table des matires Sil avait conquis le centre et le sud-ouest de la Gaule, une partie

    de la rgion lui chappait, celle qui tait tenue par le peuple frre des Ripuaires. A cette date, la rgion ripuaire apparat dune importante tendue.

    Forme de lunion des Bructres, des dbris des Amsivariens, ve-

    nus de lEms, et des Tenctres, les Ripuaires (dont le nom napparat dans les textes quen 727) formaient cependant un tout homogne. Aprs 406, ils staient installs sur la rive gauche du Rhin, avec Co-logne pour centre. Un lien plus ou moins lche leur rattachait les Chattuarii ; menacs par les Saxons, ils staient tablis entre le Rhin infrieur et la Meuse infrieure, rgion qui devint le pagus Hattua-riensis ; de mme les Chamaves qui, tablis anciennement entre la Lippe et 1Yssel, lHamaland, sur la rive droite du Rhin, remplacrent

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 41

    au IVe sicle, les Saliens dans le Veluwe et le Salland (Hollande ac-tuelle), enfin le petit peuple des Tuihantes (et non Tubantes) qui a laiss son nom la Twente hollandaise en Over-Yssel.

    Spars au N.-O. des Saliens du Brabant septentrional par le grand

    marcage du Peel, les Ripuaires stendaient lOuest au del de lEiffel jusqu Malmdy et ce qui sera Aix-la-Chapelle. Lpaisse Fort Charbonnire, qui courait du Sud au Nord (et non de lEst lOuest, comme on le rpte), les sparait des Saliens, comme elle avait spar les Nerves des Eburons, des Tongres, au temps de lindpendance gauloise. Vers le Sud, la limite allait jusqu lentre de lAlsace, Wissembourg, embrassant, depuis la fin du Ve sicle, la cit de Trves.

    Au dire de Grgoire de Tours, pendant que Clovis demeurait Pa-

    ris, il dputa secrtement Chlodric, fils du vieux roi Sigebert, le bless de Zlpich :

    Ton pre se fait vieux et il boite. Sil mourait, son royaume te reviendrait de droit avec notre amiti ,

    et le chroniqueur de raconter longuement comment le fils fit gorger son pre pendant quil faisait la sieste aprs midi dans la fort de Bu-chonia. Tandis que, sur le conseil de Clovis, Chlodric montrait ses envoys le trsor paternel, et se baissait pour puiser dans un coffre des pices dor, lun deux lui fendit la tte. Alors Clovis se rendit Colo-gne, convoqua le peuple et lui dit :

    Ecoutez ce qui est arriv. Pendant que je naviguais sur lEscaut, Chlodric, qui poursuivait son pre (de sa haine), faisait courir le bruit que je voulais le mettre mort. Comme son pre fuyait dans la fort de Buchonia, il dpcha des brigands qui le turent. Pendant quil ouvrait le trsor, Chlodric fut abattu je ne sais par qui. Je nai aucune part ces choses cest un crime, je le sais, de verser le sang de ses proches. Ce qui est fait est fait. Maintenant un conseil et dont vous ferez ce que bon vous semblera : reconnaissez-moi (comme roi) et je vous dfendrai. Les assistants lapplaudirent, et, choquant leurs boucliers, llevrent sur le pavois et le prirent comme roi. Il mit alors la main sur le tr-sor et la population sous son autorit.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 42

    Que cette historiette ait la forte couleur dune lgende germanique, cest ce quil nest pas difficile de voir. Mais le plus curieux, cest que lvque de Tours qui, lui, la croyait vraie, en tire la conclusion sui-vante :

    Chaque jour, Dieu courbait ses ennemis sous sa main et tendait son royaume, parce quil allait le cour droit devant lui et faisait ce qui est agrable ses yeux. Rminiscence biblique, a-t-on rpondu aux historiens moralistes

    qui se rcriaient. Le saint vque navait pas lesprit d propos, dira-t-on comme excuse. Mais quand on lit comme prface au livre II que ceux qui croient en la Trinit obtiennent les succs et que ceux qui la nient sont accabls, tel, parmi les premiers, Clovis qui devint matre de la Gaule, tel, parmi les seconds, Alaric qui perdit son royaume et son me, il nest plus douteux que pour Grgoire la croyance en la Trinit absolvait tous les crimes.

    Dernires annes de Clovis le concile dOrlans

    Retour la Table des matires Clovis passa ses dernires annes Paris. Cest l, semble-t-il,

    dans le court espace qui spare la conqute de lAquitaine de sa mort quil fit rdiger la Lex Salica. Il devait tre malade et hors dtat dentreprendre en personne de nouvelles expditions.Il ne put porter secours en personne ses allis les Burgondes. Ceux-ci payrent cher leur participation inconsidre la ruine du royaume de Toulouse. Elle leur valut la guerre avec Thodoric. Ils convoitaient Arles. Ils lassigrent de concert avec les Francs. La cit rsista assez long-temps pour que le roi des Ostrogoths, occup en 508 par une attaque des Byzantins, qui avaient dbarqu dans la Pouille, pt ravitailler la ville, puis, en 509, faire envahir la Provence burgonde par une arme. Celle-ci, sous les ordres dIbbas et de Mammo, infligea une grosse dfaite sous Arles aux Franco-Burgondes commands par le fils an de Clovis (511). Ibbas chassa ensuite les Burgondes de Septimanie, puis entra en Espagne o il combattit Geisalic et le fora passer leau et se rfugier en Afrique chez les Vandales. Amalaric put,

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 43

    grce son grand-pre, rgner non seulement sur lEspagne, mais sur la Septimanie qui demeura encore deux sicles aux Visigoths.

    Le dernier acte du gouvernement de Clovis fut un dit sous forme

    de circulaire adresse aux vques de ses Etats. II est de peu post-rieur la conqute de lAquitaine. Les recommandations du roi ses troupes de ne pas attenter aux personnes et aux biens dEglise avaient t mal observes au cours de lexpdition, et puis on stait saisi de quantit de gens quon avait emmens hors de leur pays comme cap-tifs. La circulaire avertit les vques que le roi interdit de mettre la main sur toute personne ecclsiastique, religieuses, veuves, clercs ou fils de clercs, serfs dglise. Ceux qui auront t faits prisonniers contrairement la paix royale devront tre rclams par lvque int-ress dans une lettre au roi, scelle de son sceau, et aussi sous la foi du serment, en raison des fraudes de trop de gens. Quant aux laques faits prisonniers en dehors de la paix du roi, Clovis laisse aux vques le soin de soccuper deux. La circulaire est une prparation au concile dOrlans et dans les manuscrits elle le prcde concile qui se tint en 511, lanne mme de la mort de Clovis. La prsidence en fut confre non au mtropolitain de Sens, dont lglise dOrlans relevait hirarchiquement, mais Cyprien, mtropolitain de lAquitaine se-conde. Comme Clovis, au cours de lhiver quil passa Bordeaux, en 507-508, na pas pu ne pas sentretenir avec Cyprien, on peut suppo-ser que cest ce prlat qui suggra au roi lide dun concile rparateur des maux quavait entrans la conqute des pays au sud de la Loire.

    La participation au concile fut imposante trente-deux vques sur

    les soixante-quatre siges que comptait alors le royaume franc, donc la moiti, se rendirent Orlans. Labsence des vques de la rgion pyrnenne, de la Novempopulanie (Barn, Comminges, Conserans, Oloron, Dax, Aire, Tarbes, Lectoure) sexplique probablement par le fait que les Goths sy maintenaient. De mme les vques des deux Germanies et de la Belgique premire (Trves, Metz, Toul, Verdun), brillent par leur absence, ainsi que ceux du nord de la Belgique se-conde (Soissons, Vermand, Amiens, Senlis). Lloignement explique sans doute quun synode sollicit par des prlats aquitains les ait peu touchs. Par contre, on y voit figurer saint Csaire dArles, sujet bur-gonde ; mais les Burgondes avaient particip aux dvastations, et puis Csaire avait t revtu par le pape Symmaque de la dignit de vicaire

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 44

    du Saint-Sige dans les Gaules. En dpit des abstentions et de labsence force des vques de Burgondie, le concile dOrlans peut-tre tenu pour un concile national, le premier de la priode franque de notre histoire.

    Deux questions surtout furent lordre du jour, le droit dasile, le

    recrutement du clerg. Sur le premier point, le synode rpte les dis-positions du code Thodosen bien connues par leur reproduction dans la Lex romana Burgundionum et le Brviaire dAlaric. On insiste sur la ncessit que lasile ne sentende pas seulement du btiment de lglise mme, mais de latrium, vaste cour carre qui la prcde, o les rfugis trouvent logement et nourriture.

    En ce qui concerne le recrutement du clerg, il avait soulev des

    difficults dont les lois des IVe et Ve sicles ne donnaient que des so-lutions insuffisantes ou contradictoires. Le synode dOrlans distingue parmi les candidats la clricature les hommes libres et les non-libres. Les premiers ne peuvent tre admis quavec lautorisation du roi ou du comte, moins quils ne soient fils, petit-fils, arrire petit-fils de prtre, ce qui suppose une caste sacerdotale. Quant au serf, en principe il lui est interdit dentrer dans le clerg sans la permission de son ma-tre, quil priverait des fruits de son travail. Mais le servage nest pas toujours facile dceler si le prlat a consacr de bonne foi diacre ou prtre un serf, lordination reste valable, mais la personne qui a trom-p lvque en prsentant un serf comme libre devra indemniser le matre ; si lvque tait complice, cest lui de ddommager, mais lordination reste galement valable.

    Les dispositions relatives la frquentation des offices par le

    commun des fidles exigent leur prsence lglise cathdrale, mais seulement aux trs grandes ftes de lanne (Pques, Pentecte, Nol). Cest que les glises rurales sont encore en nombre trs insuffisant. Le village, cest le domaine seigneurial et le propritaire seul possde les ressources ncessaires pour tablir chez lui une glise. On prend la prcaution ce propos de rappeler que ces glises sont sous la juridic-tion piscopale.

    Lautorit piscopale, le concile tient laffirmer tant sur les per-

    sonnes que sur les biens dEglise. Dj linsubordination du clerg

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 45

    rgulier inquite. Que les abbs des monastres se souviennent que le prlat du diocse a sur eux droit de correction. Que, de son ct, labb use du mme droit sur ses moines, les empche de svader ; quil ne se permette pas dadmettre des moines fugitifs. Un article si-gnificatif, annonciateur dun abus qui prendra des proportions comme monstrueuses aux sicles suivants, interdit aux prtres et aux moines de se rendre la cour pour obtenir un bnfice , linsu de lvque et naturellement au dtriment du diocse.

    La liturgie et le culte sont aussi lobjet des proccupations des P-

    res. On rappelle aux fidles quils nont pas le droit de quitter la messe avant la bndiction de lofficiant. On porte cinquante jours la dure du carme. On rend obligatoires les Rogations institues par saint Mamert au sicle prcdent : elles comportent trois jours dabstinence et des processions auxquelles les serfs et serves doivent assister, do interdiction de les faire travailler pendant cette priode. On reprend linterdiction de mariage entre beau-frre et belle-sur. Les pnitents, soit condamns par lEglise, soit volontaires, ne peuvent rentrer dans le sicle (avant davoir accompli leur pnitence).

    Des superstitions dont la persistance fera lobjet de condamnations

    rptes dans les synodes subsquents on en retient une, dapparence pieuse, pour la condamner, celle qui consiste ouvrir au hasard les livres saints et considrer le premier verset tombant sous les yeux comme une rponse de la Divinit aux proccupations du fidle.

    On renouvelle et ce ne sera pas la dernire fois les prescrip-

    tions conciliaires touchant la discipline du clerg : interdiction aux clercs de tout grade davoir domicile des femmes autres que des proches parentes ; interdiction aux veuves de clercs de se remarier ; enfin le prtre ou diacre coupable dun crime capital doit tre priv de son office et excommuni. Lvque lui-mme est averti quil doit assister (dans ses dplacements sans doute) loffice de lglise la plus proche le dimanche et quil ne doit pas abuser de lexcommunication contre un laque revendiquant comme sien un bien dEglise ou un bien piscopal. On rappelle au prlat ses devoirs de charit (aliments, vtements) envers les pauvres et les malades.

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 46

    Enfin, il y a lieu de retenir des dispositions non mises en vidence, dispositions de circonstances, mais intressant au plus haut point le clerg dAquitaine, celles qui concernent les Ariens, goths ou ro-mains, du royaume de Toulouse. Les prtres hrtiques qui se conver-tiront conserveront leur dignit. Les glises ariennes, aprs avoir t purifies par la conscration piscopale, seront affectes au culte ca-tholique.

    Ces dispositions des Pres du concile dOrlans touchent donc aux

    points sensibles de la vie de lEglise et de la Socit. Leur lecture est la meilleure introduction ltude de lEglise lpoque mrovin-gienne.

    Avant de se sparer, les Pres adressrent Clovis copie des actes

    avec une lettre ainsi conue : A leur Seigneur, fils de la Sainte Eglise catholique, le trs glorieux roi Clo-vis, tous les vques qui vous avez ordonn de venir au concile. Puisquun si grand souci de notre glorieuse foi vous excite au service de la religion, que dans le zle dune me vraiment sacerdotale vous avez runi les vques pour dlibrer en commun sur les besoins de lEglise, nous, en conformit cette volont et en suivant le questionnaire que vous nous avez donn, avons r-pondu par les sentences qui nous ont paru justes. Si ce que nous avons dcid est approuv par vous, le consentement dun si grand roi augmentera lautorit des rsolutions prises en commun par une si nombreuse assemble de pr-lats. Ainsi, ds la tenue du premier concile franc, savre lunion de

    lEtat et de lEglise qui se poursuivra dans la royaut franaise tra-vers les sicles. On retiendra lexpression me sacerdotale. Bien quil nait pas t oint de lonction sainte, comme le sera Ppin le Bref, Clovis reoit dj la qualification de sacerdos qui sera donne par la papaut au premier roi carolingien.

    Clovis mourut Paris et fut enseveli dans la basilique des SS. Aptres quil avait construite (sur la Montagne Sainte-Genevive) avec la reine Clotilde. Il passa la cinquime anne aprs la bataille de Vouill. Il rgna trente ans. De la mort de saint Martin celle de Clovis, qui se produisit dans la onzime anne de Licinius (Lzin), vque de Tours, on compte cent douze ans. Aprs la mort de son mari, la reine Clotilde vint Tours. Elle sy consacra au service de la basilique de Saint-Martin, vivant jusqu la fin dans une admirable chas-

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 47

    tet et bienfaisance, visitant rarement Paris. (Grgoire de Tours, fin du Livre II.)

    Signification historique de Clovis

    Retour la Table des matires La physionomie de lhomme nous chappe dans le dtail. On voit

    bien quil fut ambitieux, fourbe, cruel, adroit politique, mais comme des centaines dautres princes de ce type dans tous les temps et tous les mondes, et cela ne le caractrise pas suffisamment. Sa psychologie intime nous reste inconnue et le restera toujours, faute de textes. Luvre demeure et cest lessentiel. Cette uvre est primordiale. Nos vieux historiens appelaient Clovis le fondateur de la monarchie franaise et en un certain sens, ils navaient pas tort. Sans Clovis la Gaule ne ft pas devenue France ou elle aurait t une tout autre France, une petite France, une Gaule dmembre.

    Aprs la disparition du dernier reprsentant de la Romania en la

    personne de Syagrius, lunit traditionnelle de la Gaule apparaissait rompue comme dfinitivement. Cette grande rgion semblait ne pou-voir poursuivre ses destines que coupe en trois tronons gouverns respectivement par les Visigoths, les Burgondes, les Francs. De fait, cette division subsistera travers les ges, jusqu la fin du Moyen Age. Le royaume dAquitaine carolingien, puis le duch de ce nom, la Guyenne des Plantagenets, prolongent lAquitaine romaine et gothi-que jusqu la fin de la guerre de Cent ans. La Burgondie renat go-graphiquement lors de la succession de lempereur Lothaire en 855, puis lors de la constitution dun royaume sans dnomination par Bo-son en 879. Et les souverains de France Occidentale nen pourront recouvrer que des parties, la fin du Moyen Age (Dauphine, Pro-vence), au XVIIe sicle (Franche-Comt), au XIXe (Savoie). Il y a l dans ce prolongement dune division de la Gaule en trois morceaux, quelque chose de frappant. Nul doute quelle se serait continue sous forme de trois Etats permanents si Clovis navait mis fin au royaume de Toulouse et ses fils celui de Burgondie. A partir de ce moment, en dpit des partages dynastiques, lide ne se perdit plus, plus enti-rement, que Bourgogne, Aquitaine et France (au sens troit) fai-

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 48

    saient partie dun tout, dune France au sens large, continuation de la Gaule. Cette ide, ce sentiment, animera les anctres des Captiens au Xe sicle. Pour prparer leur ascension au trne, ils se feront confrer, encore simples ducs des Francs, par le Carolingien, les titres de duc dAquitaine, de duc de Bourgogne, dune Bourgogne rduite, il est vrai, mais quils esprent agrandir.

    La France, la vraie, la grande France, apparat donc depuis Clovis

    comme trine et une. Il va sans dire que Clovis ne voyait rien de ce que le recul des si-

    cles nous fait apercevoir. Il agissait sous lempire de cet instinct de conqute, ce besoin, comme sportif, dagitation, de bataille, des hom-mes de sa trempe qui semblent mus inconsciemment par une force obscure, un mystrieux fatum.

    Retour la Table des matires

  • Ferdinand Lot La naissance de la France (1948) 49

    CHAPITRE II

    Les Fils de Clovis

    Les luttes intestines

    Retour la Table des matires La mort de tout fondateur dEtat expose sa cration une brusque

    disparition, moins que le fondateur nait laiss quun seul fils et adulte et hritier des qualits paternelles. Clovis laissait quatre fils, trois ns de Clotilde et mineurs, un quatrime n dune femme incon-nue, antrieurement son mariage avec Clotilde, Thodoric (Thierry). Adulte, dj utilis par son pre dans la conqute de lAquitaine, ce dernier fut certainement le chef de la famille la mort de Clovis.Il procda au partage du Regnum Francorum avec ses jeunes demi-frres. Des fils de Clotilde, Clodomir (en fr. Lumier) tait lan. Il eut la valle de la Loire, dOrlans