25
Actes de la recherche en sciences sociales Les usages sociaux de la lecture Monsieur Gérard Mauger, Madame Claude Poliak Citer ce document / Cite this document : Mauger Gérard, Poliak Claude. Les usages sociaux de la lecture. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 123, juin 1998. Genèse de la croyance littéraire. pp. 3-24; doi : 10.3406/arss.1998.3252 http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1998_num_123_1_3252 Document généré le 12/05/2016

Les usages sociaux de la lecture - lebaron-frederic.fr · sciences sociales Les usages sociaux ... Poner de manifiesto los usos sociales de la lectura y los intereses ... 3- Voir

  • Upload
    doquynh

  • View
    213

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Actes de la recherche ensciences sociales

Les usages sociaux de la lectureMonsieur Gérard Mauger, Madame Claude Poliak

Citer ce document / Cite this document :

Mauger Gérard, Poliak Claude. Les usages sociaux de la lecture. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 123, juin

1998. Genèse de la croyance littéraire. pp. 3-24;

doi : 10.3406/arss.1998.3252

http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1998_num_123_1_3252

Document généré le 12/05/2016

RésuméLes usages sociaux de la lecture.Loin de révéler un nuancier de pratiques de lecture qu'il serait possible d'ordonner par rapport à lalecture idéale du lecteur accompli, l'enquête met en évidence un répertoire de pratiques qu'il estpossible de classer en trois catégories : lectures de divertissement (lire « pour s'évader »), lecturesdidactiques (« lire pour apprendre ») et lectures de salut (« lire pour se parfaire »), toutes irréductiblesà la lecture esthète (« lire pour lire»). À travers l'étude des intentions, des motifs, des raisons déclarés,mais aussi des pratiques des enquêtes, il s'agissait de mettre au jour les intérêts qui, en dehors duplaisir esthétique, portent à lire tous ceux qui - faute des conditions requises - restent inaccessibles au« plaisir pur », les usages qu'ils font de leurs lectures, les effets qu'ils en attendent. Ces « intérêts à lalecture » trouvent leur principe dans leur histoire et leur position dans l'espace social, dans lesressources culturelles et scolaires détenues, dans les positions professionnelles occupées, dans lesidentités sexuelles socialement constituées. La mise au jour des usages sociaux de la lecture et desintérêts qui les sous-tendent permet alors de mieux rendre compte de la distribution sociale despratiques de lecture.

ResumenLos usos sociales de la lectura.En esta investigación no se prétende desplegar un muestrario de prácticas de lectura, ordenándolaspara compararlas luego con la lectura ideal de un lector consumado. Si se presenta un repertorio deprácticas que pueden clasificarse en tres categorías : lecturas de entretenimiento (« leer paradistraerse »), lecturas didácticas (« leer para aprender ») y lecturas de salvación (« leer parasuperarse »), todas elles irreductibles a la lectura del esteta (« leer por la lectura en si »). A través delestudio de las intenciones, las razones y los motivos expuestos por las personas interrogadas, comotambién de sus prácticas, se trata de descubrir cuáles son los intereses que, independientemente delplacer estético, conducen a leer a quienes -por falta de condiciones necesarias- permanecen sin teneracceso al « placer puro », que uso hacen de sus lecturas y que resultados esperan. La historiapersonal de los lectores, su posición en el espacio social, los recursos culturales y de escolarización,así como la posición profesional que ocupan y la identidad sexual socialmente constituida, explicantales « intereses por la lectura ». Poner de manifiesto los usos sociales de la lectura y los interesesque les sirven de sustento permite entonces reflejar mejor la distribución social de las prácticas delectura.

ZusammenfassungSoziale Lesegebräuche.Nicht etwa eine durchgehende, in bezug auf ein ideales Leseverhalten des perfekten Lesersabstufbare Skala von Lesepraktiken bringt die Untersuchung ans Licht, sondern eine in drei Kategoriengleichrangig zu klassifizierende Palette dieser Praktiken : Lektüren zur Entspannung (lesen « um zuträumen ») didaktische Lektüren (lesen « uni zu lernen ») und Heilslektüren (lesen, « um sich zuvervollkommnen »), keine unter ihnen auf eine rein ästhetische Lektüre (« lesen um des Lesens willen») reduzierbar. Bei Betrachtung der Absichten, Motive, erklärten Gründe, sowie des tatsächlichenVerhaltens der befragten Personen sollten die Interessen ausgemacht werden, die über dasästhetische Vergnügen hinaus, Veranlassung zum Lesen all denen geben, die nicht - wie befundlichfestgestellt - ausschließlich dem « reinen Vergnügen » zugerechnet werden können, sowie diepraktischen Folgen dieses Lesens und die von ihm erhofften Wirkungen. Solche « Leseinteressen »sind prinzipiell in ihrer Geschichte, ihrer Position im sozialen Raum, in den kulturellen und bewahr-tenschulischen Hilfsquellen, in den erlangten beruflichen Positionen und in den sozial etabliertensexuellen Identitäten begründet. Die Offenlegung des sozialen Gebrauchs der Lektüre und der siebewegenden Interessen erlaubt so bessere Einsichten in die soziale Verteilung des Leseverhaltens.

AbstractThe social uses of reading.Far from revealing a gamut of reading practices that could be ranked with respect to the ideal reading

performed by an accomplished reader, the study shows a series of practices that can be broken down intothree categories : pleasure reading (« reading for the sake of escape »), didactic reading (« reading for thesake of learning ») and salutary reading (« reading for the sake of self-perfection »), none of which is thesame as esthetic reading (« reading for the sake of reading »). By looking at the informants' intentions,motives, stated reasons, but also at their actual practices, the author attempts to bring out the interestswhich, apart from esthetic pleasure, incite all readers who - in the absence of the requisite conditions -remain inaccessible to «pure pleasure », the uses to which they put their readings, the effects they hope for.These « interests in reading » stem from the informants' background and their position in the social space,from their cultural and educational resources, from their professional occupation, from their sociallyconstituted sexual identity. The uncovering of the social uses of reading and their underlying interestscontributes to a fuller explanation of the social distribution of reading practices.

Gérard Mauger et Claude F. Poliak

LES USAGES SOCIAUX

DE LA LECTURE

oute enquête sur les pratiques de lecture a pour vertu première de dissiper la double illusion constitutive de l'ethnocentrisme lettré : celle qui, universalisant inconsciemment la lecture de lector, tend, sinon à créditer tous les lecteurs de cette pratique savante, du moins à ordonner toute lecture par rapport à celle des herméneutes professionnels et l'illusion corrélative qui universalise tout aussi inconsciemment les conditions sociales de possibilité de cette lecture lettrée. En effet, loin de révéler un nuancier de pratiques de lecture qu'il serait possible d'ordonner par rapport à la lecture idéale du lecteur accompli, l'enquête1, outre qu'elle montre la rareté de cette « lecture pure » y compris chez des lecteurs professionnels, conduit à mettre en évidence un répertoire des pratiques de lecture qu'il est possible de classer en trois catégories : lecture de divertissement (lire « pour s'évader »), lecture didactique (« lire pour apprendre ») et lecture de salut (« lire pour se parfaire »), toutes irréductibles à la lecture esthète (« lire pour lire »). Usages ordinaires de la culture écrite engendrés par sa diffusion élargie, qui trouvent leur principe dans les ressources culturelles et scolaires des lecteurs « ordinaires » , dans les positions professionnelles qu'ils occupent, dans leurs identités sexuelles socialement constituées et les intérêts qui en sont solidaires2. Usages disqualifiés par les détenteurs de la légitimité culturelle qui les apprécient à l'aune de la lecture esthète. L'idée même que la lecture puisse être fonctionnelle, servir à quelque chose, qu'il s'agisse d'évasion, d'apprentissage ou même de salut culturel, suffit en effet à discréditer ces lectures au premier

degré. À la lecture « pure » de l'esthète s'opposent par leur absence de distance, leur caractère intéressé, tant la lecture de divertissement, « plaisir sans pensée du naïf » , « plaisir sensible réduit à un plaisir des sens » 3 que la lecture didactique vouée à l'acquisition méthodique et sérieuse de connaissances destinées à en faire

1 — Réalisée avec B. Pudal, dans le cadre d'une convention de recherche avec l'observatoire France Loisirs de la lecture, l'enquête se proposait de reconstituer des « histoires de lecteurs » et d'en rendre raison sociologiquement. Après avoir exposé l'objet de l'enquête et son scénario, les enquêteurs demandaient aux enquêtes de leur présenter « leur bibliothèque » {i.e. l'ensemble des écrits présents dans l'espace domestique), puis de répondre à un questionnaire qui comprenait trois parties : la première portait sur la trajectoire biographique de l'enquêté et sur son itinéraire de lecteur, la deuxième sur les logiques

d'acquisition, d'accumulation, de prescription et de circulation du livre, la troisième sur les usages de l'écrit et les manières de lire. Suivaient un relevé topographique et un inventaire de la bibliothèque. Une première analyse de l'ensemble des matériaux recueillis préparait les entretiens qui clôturaient l'enquête. Compte tenu de l'ampleur et des multiples facettes des investigations entreprises, l'échantillon, aussi contrasté que possible, tant du point de vue des pratiques de lecture que des caractéristiques socioprofessionnelles (niveau de diplôme, position professionnelle, domaine d'activités), était constitué de dix-huit familles appartenant à une même génération (40-50 ans). 2 - Les « intérêts à la lecture » et les usages sociaux de la lecture qu'ils induisent apparaissent, disparaissent, changent au fil des trajectoires, les goûts évoluent, les pratiques se transforment au fil des expériences, des rencontres, des succès, des échecs, des réflexions qu'ils suscitent : les scénarios sont variables, les variations sont quantitatives et qualitatives. La reconstitution socio-logique d'itinéraires de lecteurs passe par l'analyse des cumuls et des conversions d'intérêts et de pratiques (liées au passage de l'école à la vie professionnelle et familiale, de la rêverie sentimentale au marché des liaisons, du monde des objets au monde des hommes, du bureau au guichet, etc.). 3 - Voir P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Minuit, 1979, p. 71 et p. 566.

Gérard Mauger et Claude F. Poliak

usage, ou même la lecture de salut qui s'en remet, sans distance, aux prescriptions écrites pour s'initier à des arts de vivre et de penser et tenter de s'y conformer. Reste que ces usages profanes de la culture écrite survivent à leur disqualification, quelle que soit par ailleurs la plus ou moins grande conscience qu'ont les lecteurs de leur « indignité culturelle » .

Les associations spontanées que font la plupart des enquêtes, qu'il s'agisse de lecteurs fervents ou d'allergiques déclarés à la lecture, entre livre et lecture, lecture et lecture de fiction, lecture de fiction et lecture romanesque, lecture romanesque et lecture d'évasion, tendent à faire de « l'évasion » la fin de toute lecture. Parce que cette notion de sens commun (à la fois cause et effet, moyen et fin, intention et action, principe de clivage entre lectures féminines et lectures masculines) évoque un ensemble de propriétés sociologiquement pertinentes, mais surtout parce qu'elle permet de rompre avec l'ethnocentrisme scolastique, on voit tout ce que l'on perdrait en y renonçant. C'est pourquoi on l'utilisera ici concurremment avec la catégorie pascalienne de « divertissement » qui, insistant sur le caractère illusoire des «jeux sérieux» des hommes4, suggère l'équivalence possible entre l'évasion dans les mondes fictifs et le divertissement dans le monde réel. Il s'agira donc d'élucider les mécanismes du « divertissement par la lecture » , d'analyser le processus à l'œuvre dans la lecture d'évasion, de repérer les catégories de textes particulièrement propices et les catégories de lecteurs qu'elles mobilisent (et, à l'inverse, celles qu'elles éloignent), d'identifier les conjonctures biographiques ou historiques qui incitent au divertissement par la lecture ou en détournent.

DU MONDE RÉEL AU MONDE REPRÉSENTÉ

Le divertissement dans et par la lecture induit un déplacement du monde social vécu au monde social représenté, du monde réel où le lecteur est pris au monde fictif où il se fait prendre, du monde du lecteur au monde du texte. C'est sans doute cette captation délibérée qui caractérise le mieux la lecture d'évasion par rapport à la lecture esthète dans la mesure où, pour satisfaire aux attentes, elle doit être abandon à la sensation immédiate, soumission aux affects, participation sans distance à l'illusion. La jouissance recherchée par « ceux qui s'abandonnent à la sensation » et condamnée comme plaisir facile par le goût pur des lecteurs lettrés en dépend : elle résulte « de l'abolition de la distance, où s'affirme la liberté, entre la représentation et la chose

représentée, bref, de l'aliénation, de la perte du sujet dans l'objet, de la soumission immédiate au présent immédiat que détermine la violence asservissante de l'"agréable" » 5. Comme le «joli» défini par Schopenhauer (i.e. « ce qui stimule la volonté en lui offrant directement ce qui la flatte »), la lecture d'évasion « s'introduit et s'impose [...], captivant l'esprit par le trompe-l'œil de ses intrigues, de ses suspens et de ses surprises, lui imposant une participation réelle en tout opposée à la "distanciation" et au "désintéressement" du goût pur » 6.

Solitaire et silencieuse, elle implique le retrait de la sociabilité ordinaire : déliaison nécessaire à la déconnexion mentale du monde du lecteur et à l'immersion dans le monde du texte. Les métaphores qu'emploient les enquêtes pour décrire ce double processus de séparation et de captation sont presque toujours les mêmes : il faut, disent-ils, «accrocher», donc «décrocher», «se laisser prendre » , donc « se déprendre » , « se faire emporter», donc «oublier», etc. L'indifférence au «monde de tous les jours», l'oubli temporaire des soucis, des misères de la vie ordinaire, le dérivatif à l'ennui ou à la solitude (objective ou subjectivement ressentie), inscrits dans les attentes du lecteur de fiction, sont à la fois la cause et l'effet du détournement réussi vers le monde du texte. Plusieurs enquêtes évoquent ainsi leur expérience de la lecture d'évasion en utilisant le lexique de la consommation de drogues, qu'il s'agisse du « manque », de la « dépendance » (« Quand je ne lis plus, au bout d'un moment, je suis complètement déséquilibré. Il faut que je revienne à la lecture, sinon je suis vraiment mal», déclare Jean-Baptiste X., garde forestier) ou de 1'« envoûtement » («Je suis dedans, je ne vois rien, je n'entends rien, je suis immergée dans un monde», explique Catherine P., institutrice).

Séparé du monde réel, le lecteur accoste sur les territoires imaginaires du monde représenté, non seulement avec des compétences, des expériences, mais aussi des représentations, des schemes d'interprétation, qui se trouvent confrontés à ceux qui sous-tendent le monde du texte. C'est pourquoi le succès de l'évasion est subordonné à un ensemble de conditions de félicité de cette rencontre entre monde du texte et monde du lecteur.

D'abord, l'évasion suppose que ni la syntaxe ni la sémantique ne soient un obstacle à la compréhension :

4 - I.e. «Les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la Cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc. » (Pascal, Pensées). 5 - P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 570. 6 - P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 567-568.

Les usages sociaux de la lecture

de ce point de vue, un livre « bien écrit » est un livre « facile à lire » . Donnant à voir le monde représenté «comme si on y était», trompe-l'œil réussi dissimulant l'écran des mots, le texte « transparent » s'annule alors comme tel7. Plus précisément, le niveau de complexité syntaxique et sémantique du texte doit être adapté aux compétences du lecteur : un texte trop « difficile » découragera le lecteur malhabile, comme un texte trop « simple » provoquera l'ennui du lecteur plus averti. Mais s'il est vrai que la recherche d'évasion est plus aisément satisfaite par un livre «facile à lire», les «ruses» du lecteur ordinaire (et sans doute aussi de plus d'un lecteur lettré) peuvent contourner la difficulté, notamment « en sautant » les passages considérés comme « ennuyeux » ou « difficiles » : en témoignent les discours récurrents des enquêtes sur « les descriptions interminables » perçues comme des digressions qui entravent l'accès à 1'« essentiel » (le progrès de l'intrigue). Parce qu'elle suppose la « facilité », la lecture d'évasion est diamétralement opposée à l'attitude esthétique qui valorise le plaisir pur de la forme (« le plaisir du texte » ^) et la distance reflexive.

L'émigration mentale dans un autre monde (une autre intrigue avec d'autres personnages dans un autre contexte et un autre décor) sollicite implication, empathie, identification. Séparation d'avec le monde réel, la lecture d'évasion (qu'il s'agisse de romans ou, plus généralement, de récits) est aussi insertion dans « le monde du texte » , identification aux personnages (« C'était une totale identification aux personnages des romans», déclare Monique C, professeur de lettres, évoquant ses lectures d'adolescente), engagement dans l'intrigue (« Quand je lis un livre j'aime bien être emportée. . . Par le suspens, par exemple : tu es toujours tendue. . . tu as peur. . . tu es impressionnée. . . C'est quelque chose qui me fait avancer dans un livre. Ou alors les grands sentiments, les choses tristes... C'est l'émotion, en fait! », explique Valérie M., employée de bureau). C'est pourquoi le divertissement requiert, sinon la concordance, du moins un accord entre les schemes de perception qui organisent le monde du texte, les schemes d'interprétation et d'action des personnages et ceux du lecteur. La compréhension immédiate, spontanée, de plain-pied, non reflexive, suppose l'appartenance du monde du texte et du monde du lecteur à un monde de sens commun, leur commune référence au répertoire de « bonnes histoires » constitutives de la « psychologie populaire » 9. Il n'y a pas, en effet, d'évasion possible sans un minimum de connaissance et de reconnaissance des intrigues fictives. La lecture d'un texte s'apparente, mutatis mutandis, au déchiffrement

des images qui relèvent, l'une et l'autre, des mécanismes généraux de la perception des formes symboliques. L'illusion artistique, rappelle Ernst Hans Gom- brich, réclame une reconnaissance qui doit s'appuyer sur des connaissances ou des expectatives enracinées dans l'esprit du spectateur : selon la conception que Philistrate attribuait à son héros Apollonios de Tyane, « quelqu'un qui ne saurait pas comment sont faits les chevaux ou les taureaux serait incapable de comprendre les images peintes de ces créatures » 10. L'identification du lecteur aux personnages suppose ainsi, sinon des habitus homologues, du moins le repérage d'affinités, au prix d'opérations mentales d'essentiali- sation qui fondent la croyance en l'existence d'une « nature humaine » . Toute œuvre littéraire nouvelle est reçue et jugée, non seulement en fonction de l'expérience littéraire acquise («la bibliothèque lue », comme dit Jean-Marie Goulemot11, l'univers mental de références stylistiques), mais aussi en fonction de l'expérience quotidienne de chacun. La lecture d'évasion mobilise essentiellement des expériences émotionnelles qui relèvent du registre universaliste des sentiments (amour, jalousie, trahison, etc.), des schemes de perception dualistes fondés sur l'opposition de caractères universels («le bon »/«le méchant», «le fort »/«le faible», «le courageux »/« le lâche», etc.), des schemes narratifs empruntés au «roman familial»12, des scéna-

7 - Le texte dans sa matérialité ne doit pas non plus opposer de résistance : des caractères trop petits peuvent être un obstacle à l'évasion. Parce que lire, c'est « percevoir et traiter directement de l'information écrite, à partir des catégories intellectuelles et perceptives déjà en mémoire » (A.-M. Chartier, « La lecture scolaire entre pédagogie et sociologie », in M. Poulain [sous la dir. de], Lire en France aujourd'hui, Paris, Cercle de la Librairie, 1993, p. 89-135), anticiper le sens et vérifier dans la lettre du texte la validité d'attentes fondées sur l'auteur, le contenu et le genre, lire est aussi une compétence locale dont les procédures se transfèrent mal d'un registre de textes à un autre. 8 - Voir R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973- 9 - Sur la «psychologie populaire» {i.e. l'ensemble des convictions et prémisses élémentaires qui entrent dans la composition des récits consacrés à la condition humaine) et sur les propriétés et les fonctions (de construction, de régulation des affects, de dialogue) des «bonnes histoires», voir J. Bruner, Car la culture donne forme à l'esprit. De la révolution cognitive â la psychologie culturelle, traduit de l'anglais par Y. Bonin, Paris, Eshel, 1991. 10 - E. H. Gombrich, L'Art et l'illusion, Paris, Gallimard, 1987, p. 325. 11 — J.-M. Goulemot, «De la lecture comme production de sens», in R. Chartier (sous la dir. de), Pratiques de la lecture, Paris, Rivages, 1985, p. 90-99. 12 — Comme le note P. Bourdieu, «rien ne paraît plus naturel que la famille : cette construction sociale arbitraire paraît se situer du côté de la nature, du naturel, de l'universel» («À propos de la famille comme catégorie réalisée», in Actes de la recherche en sciences sociales, 100, décembre 1993, p. 34).

Gérard Mauger et Claude F. Poliak

rios types d'intrigues amoureuses13. De même que la convocation de l'expérience littéraire qui suppose compétences et dispositions esthétiques est au principe de l'expérience esthétique née de la confrontation mentale des textes, la convocation de l'expérience éthico-pra- tique de la vie quotidienne confrontée au monde du texte est au principe de la participation, de l'identification14, de l'évasion, du divertissement qui définit la lecture littéraire ordinaire. Le monde fictif, perçu comme monde réel par les schemes de l'ethos qui structurent la perception ordinaire de l'existence ordinaire appelle des jugements éthiques ou critiques sur les situations et les personnages. Le «lecteur ordinaire» affronte toute situation romanesque comme une affaire personnelle où il est impliqué sur le mode du « comme si » 15, réduisant ainsi systématiquement les choses de l'art aux choses de la vie, mettant « la forme » entre parenthèses au profit du «contenu humain», barbarisme par excellence du point de vue de l'esthétique pure : les postures à l'égard des mondes fictifs, jugements sur le monde représenté ou jugements sur la représentation, sont homologues des postures observées dans le monde réel qui envisagent le monde comme pratique ou le monde comme représentation.

Bien que cette pratique de lecture ait pour fin l'évasion hors du monde du lecteur, le divertissement de la vie quotidienne l6, les univers représentés, les intrigues et les personnages mis en scène, qu'ils soient proches ou éloignés (historiquement, géographiquement, socialement), doivent pouvoir être rapportés soit à des schemes universels, soit à l'expérience vécue du monde social, soit encore à des aspirations contrariées, des espérances déçues, dont la réalisation imaginaire peut être vécue par procuration dans le monde du texte. En fait, l'engagement imaginaire dans une autre vie joue de l'écart entre familiarité et étrangeté, connu et inconnu, possible et impossible : « Ça m'avait plu parce que c'était proche des gens et peut-être proche de ma propre histoire», explique Daniel M., jardinier municipal ; « Pendant quelques heures, je découvre une autre façon de vivre, de penser, je partage des sentiments inconnus», déclare Mathilde B., secrétaire. «La vie que le lecteur exige est toujours plus ou moins sa propre vie ou, mieux, une existence qu'il imagine à partir de la sienne, moitié par contraste, moitié par décalque, écrit Roger Caillois. Il poursuit un monde qui le change du sien, mais où il puisse s'acclimater, un monde qui à la fois bouleverse ses habitudes et satisfasse ses désirs»17. L'adhésion à des personnages, des intrigues, des problèmes extraordinaires suppose

l'identification immédiate de personnages, intrigues, problèmes du monde ordinaire, de sentiments communs chez des personnages hors du commun, la reconnaissance instantanée dans les malheurs et les bonheurs des princesses dans leur château, de ceux des secrétaires dans leur bureau, la croyance en l'égal et hasardeux partage des bonheurs et des malheurs indépendamment des conditions sociales d'existence (« le lot commun » et « les lieux communs » qui font «le sens commun»). La croyance au monde du texte accompagne « le réalisme » : les romans qui suscitent la croyance du plus grand nombre sont ceux qui représentent leur réfèrent de la manière la plus immédiatement parlante, parce qu'ils respectent les conventions les plus largement admises en matière de représentation littéraire, donc les mieux faites pour produire un effet de réel18. Le monde du texte, si dépaysant soit-il à certains égards, doit être un monde familier, quitte pour le lecteur à devoir transposer ses schemes d'interprétation en d'autres lieux, en d'autres temps ou d'autres milieux sociaux, au risque - qui n'en est un que pour les censeurs lettrés - d'une lecture « fautive » (anachronisme, ethnocentrisme, projections incontrôlées, etc.). De façon générale, les lecteurs réels ne coïncident qu'imparfaitement en effet avec les « lecteurs virtuels •> 19 :

13 - Voir N. Heinich, États de femmes. L'identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996. 14 — Si décriées (et sans doute surtout déniées) soient-elles. 15 - De ce point de vue, la pornographie apparaît comme un cas limite qui permet de mieux comprendre la lecture ordinaire des textes de fiction quels qu'ils soient. •< Le livre erotique révèle, avec une netteté jamais ailleurs atteinte, un effet de lecture et cette intention que porte en elle l'écriture de fiction de produire des objets imaginaires, se donnant et agissant comme vrais » (p. 8). ■< La lecture du livre licencieux est, en fait, exemplaire de toute lecture, et au-delà, peut-être, de toute écriture. On pourrait même dire qu'elle représente, en d'autres termes, le non-dit de toute une réflexion sur l'écriture, la lecture et les effets de réalité de la représentation artistique », écrit J.-M. Goulemot (p. 72) [Ces livres qu'on ne lit que d'une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au xviif siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1991]. 16 - Les visions du monde social, les comportements, les attitudes des personnages dans le monde du texte ne doivent pourtant pas heurter le lecteur : ainsi Sophie de V. abandonne la lecture du Portrait de Dorian Gray « contraire à ses valeurs » . 17 - R. Caillois, Approches de l'imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 210. 18 - Sur ce sujet, voir P. Bourdieu, « Piété religieuse et dévotion artistique», in Actes de la recherche en sciences sociales, 105, décembre 1994, p. 71-74. 19 - Se détournant du texte et de l'auteur, les études littéraires inspirées des théories de l'école de Constance («Théories de la réception en Allemagne», in Poétique, 3, 1979) — esthétique de la réception de H. R. Jauss ou théorie de la lecture de W. Iser, inscrites en partie dans la filiation phénoménologique {L'Acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique, traduit de l'allemand par E. Sznycer, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1985) - ont tenté de reconstituer « l'horizon d'attente » au sein duquel

Les usages sociaux de la lecture

leurs pratiques de lecture ne sont ni toujours conformes aux attentes ou aux injonctions des différentes catégories de prescripteurs (auteurs, éditeurs, critiques, etc.), ni aux contraintes muettes des formes matérielles du texte.

La « facilité » requise pour une évasion réussie n'est donc pas seulement celle de la syntaxe et de la sémantique, elle est aussi celle de l'intrigue et des ressorts psychologiques des personnages : les représentations conventionnelles institutionnalisées et intériorisées (les clichés, les stéréotypes) ont l'évidence de « ce qui va de soi«, du «réel» tel qu'il est ordinairement perçu. De ce fait, elles sont aussi transparentes, invisibles : « on y croit », « on est pris dans l'action », « on vit avec », « on s'imagine dedans », « c'est vrai », « c'est réel », « c'est véridique», disent les enquêtes. En fait, la complexité de l'intrigue et de la psychologie des personnages, comme celle de la syntaxe et du vocabulaire, doit être adaptée aux compétences du lecteur : trop déroutante, elle décourage le lecteur novice, trop conventionnelle, elle ennuie le lecteur expert.

Dispositions et résistances à l'évasion

L'enquête met en évidence la difficulté, sinon l'impossibilité, d'associer une catégorie de textes à une catégorie d'agents. Il suffit de mentionner, par exemple, la déception de Marguerite K., secrétaire, qui a tenté de lire Un amour de Swann et, à l'inverse, l'intérêt manifesté par la comtesse Sophie de V. pour des titres dont elle ignore sans doute qu'ils figurent en bonne place dans le catalogue France Loisirs, pour, sinon en inférer, comme Roger Chartier à propos des lecteurs d'Ancien Régime, que « ce sont les mêmes textes que s'approprient les lecteurs populaires et ceux qui ne le sont pas », du moins constater que les uns et les autres peuvent se trouver - hors prescription scolaire - en possession de livres qui ne leur étaient pas particulièrement destinés. Faut-il en conclure pour autant que « les écarts les plus socialement enracinés se situent dans les usages contrastés de matériaux partagés » ? 20. En fait, l'enquête révèle à la fois des usages identiques de textes différents par des lecteurs distincts (il est certain, par exemple, que les lecteurs cherchent dans le roman, quel qu'il soit, des classiques aux romans-feuilletons, des satisfactions extralittéraires, comme « un secours dans leur solitude, une description de leur situation, des révélations sur les côtés secrets de la vie des autres,

des conseils pleins de sagesse, des solutions justes aux conflits dont ils souffrent, un élargissement de leur expérience, l'impression de vivre d'autres vies » 21) et des usages différents des mêmes textes par des lecteurs distincts. S'il faut, en effet, tenter de « comprendre comment les mêmes textes peuvent être diversement appréhendés, maniés, compris»22, il faut également montrer comment des textes différents peuvent être appréhendés de manière identique par des lecteurs différents. Il est en effet permis de penser - comme le suggère Nathalie Sarraute - que « la plupart des lecteurs de Proust l'ont aimé et l'aiment encore pour des raisons qui ont peu de chose à voir avec ce qui fait sa valeur et ne sont pas très différentes de celles pour lesquelles leurs grands-parents aimaient Georges Ohnet»23. Si la lecture d'évasion semble être une pratique relativement indépendante des positions sociales et des ressources culturelles et scolaires détenues (bien qu'elle soit le plus souvent déniée par les plus lettrés des lecteurs ordinaires), l'enquête confirme la prédilection féminine pour le romanesque et suggère un ensemble de corrélations entre lecture d'évasion et « âges de la vie » ou telle condition marquée par la solitude et/ou l'ennui, ou encore telle conjoncture idéologico-politique particulières. En fait, il s'avère que si ces situations dans leur diversité prédisposent au divertissement par la lecture, c'est sans doute en raison d'une caractéristique

une œuvre a été écrite et reçue, recherché - dans le texte - des indices qui permettent de décrire ■< le lecteur implicite » ou explicite auquel il est adressé (voir S. R. Suleiman et I. Crossman [sous la dir. de], The Reader in the Text Essays in Audience and Interpretation, Princeton, 1980). Qu'il s'agisse du «lecteur implicite» de W. Iser, du «lecteur abstrait » de J. Lintvelt {Essai de typologie narrative, Paris, José Corti, 1981) ou du «lecteur modèle» d'U. Eco (.Lector in fabula, traduit de l'italien par M. Bouzader, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985), le <• lecteur virtuel », inscrit dans le texte et servant de relais au lecteur réel, est au centre de l'analyse : on peut tenter de décrire ■• le lecteur virtuel » et son horizon d'attente à partir des présupposés inclus dans le texte ; il est évidemment plus facile de le faire lorsque le texte contient des déclarations préliminaires — adresses « au lecteur » — qui l'instruisent de la façon dont il doit l'approcher. 20 - R. Chartier, •< Communautés de lecteurs » , Culture écrite et société. L'ordre des livres (xjve-xvine siècle), Paris, Albin Michel, 1996, p. 133- 154. 21 - N. Sarraute, « Ce que voient les oiseaux », L'Ère du soupçon. Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1956, p. 123-151- 22 - R. Chartier, « Communautés de lecteurs », art. cit. La hiérarchie des genres selon les publics visés se double en effet d'une hiérarchie des lectures («lettrées »/«profanes », «au premier degré »/«au second degré») telles que les dominés qui «lisent haut», lisent mal et que les dominants qui «lisent bas», lisent bien (voir J. Dubois, «Naissance du roman policier », in Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1985, p. 47-55). 23 — N. Sarraute, « Ce que voient les oiseaux», art. cit.

Gérard Mauger et Claude F. Poliak

commune : le déficit d'opportunités d'investissements subjectifs dans le monde réel que vient combler l'évasion dans le monde fictif24. A contrario, en effet, le désintérêt, voire le dédain de la vie par procuration en place de la vie en nom propre, de la contemplation en place de l'action, du «faire comme si» en place du «faire », déclarés par ceux qui refusent de « se raconter des histoires » , vont de pair avec les investissements dans la vie sociale. Que ces investissements soient contraints par la nécessité, laissant peu de temps et de place au rêve et façonnant des visions du monde « réalistes », ou qu'ils soient induits par des engagements de tous ordres dans le monde « réel » , l'adhésion à l' iïïusio propre à tel ou tel champ de l'espace social dispense des satisfactions illusoires trouvées dans la participation imaginaire à des mondes fictifs.

Ainsi peut-on comprendre que les « dispositions à l'évasion » puissent pour partie trouver leur principe dans le dimorphisme sexuel des conditions sociales. Parce que la division sexuelle du travail assigne aux hommes « le monde des choses matérielles » (c'est-à- dire aussi la culture scientifique et technique) et aux femmes « le monde des choses humaines » (et de ce fait «la culture littéraire») et parce que la construction sociale des habitus tend à exclure de l'univers du pensable et du faisable tout ce qui marque l'appartenance au sexe opposé, l'affirmation de la virilité ne peut que dédaigner la culture de l'intériorité, des sentiments, du rêve et de l'irrationnel indexés au féminin, au romanesque et au roman (« à l'eau de rose » ou « psychologique ») 25 : « Les femmes sont plus attirées par le roman psychologique, c'est tout», explique laconiquement Jacques B., ingénieur; Jacques de V., pilote de chasse, rejette les « romans à l'eau de rose » ; et à Paul T. , ingénieur, qui dit son « horreur des sagas, du genre Les Oiseaux se cachent pour mourir», fait écho Paul C, professeur de lettres, qui déclare « rentrer rarement dans un livre de façon fusionnelle » : «Je me méfie beaucoup de l'irrationnel», précise-t-il. Mais on peut également supposer que la prédilection féminine pour la lecture d'évasion trouve son principe dans l'assignation statutaire qui, réservant aux hommes les jeux « les plus sérieux» de l'existence humaine (économique, politique, militaire, religieux, artistique, scientifique, etc.), a longtemps mis les femmes littéralement « hors jeu». Tenues à l'écart des jeux sérieux (et passant, de ce fait, pour frivoles ou incapables de s'intéresser aux choses sérieuses), vouées aux enfants et aux enfantillages, réduites à l'abnégation et/ou à l'ennui par leur exclusion de Y agora et de tous les lieux publics où se

jouent les jeux des hommes, ou engagées par procuration, dans une position à la fois extérieure et subordonnée, sans véritable participation intellectuelle et affective 26, les femmes trouvent sans doute un remède à l'ennui, une compensation de leur mise à l'écart, un divertissement imaginaire substitutif aux « divertissements sérieux» des hommes, dans la lecture d'évasion27, divertissement où elles font aussi l'apprentissage de la participation imaginaire.

De façon générale, parce que la lecture d'évasion permet, en participant par procuration aux péripéties du monde du texte, de rompre avec l'événementialité raréfiée par la clôture ou la monotonie du monde réel, parce qu'elle permet la rencontre imaginaire de l'âme sœur, parce qu'elle donne accès à des formes de sociabilité inhabituelles, parce qu'elle élargit le vécu ordinaire du monde réel à l'extraordinaire du monde du livre, elle a partie liée avec toutes les situations d'enfermement, provisoire ou durable, effectif ou vécu comme tel, qu'il s'agisse de l'enfermement des prisonniers28, de la solitude des célibataires, des malades ou des vieillards, de l'isolement des jeunes filles 29, des « temps morts » («Je lis quand je n'ai vraiment rien d'autre à faire», déclare Daniel M., jardinier municipal) et, de façon générale, de toutes les situations de confinement social, qu'elles soient objectives ou subjectivement vécues comme telles.

Caractérisée par une prééminence féminine précoce, la lecture d'évasion (comme l'écoute de la radio et l'utilisation du téléphone à domicile) peut être interprétée comme un substitut à une sociabilité de face à face ou de groupe : «À partir de l'adolescence, je ne sors plus, explique Monique C, professeur de lettres et fille d'ouvrier. Ma mère a encouragé ce goût de la lecture, comme ça, elle nous contrôlait. » Les livres —

24 - « Sans divertissement, il n'y a point de joie ; avec le divertissement, il n'y a point de tristesse » (Pascal, Pensées). 25 - " Les hommes entre eux, s'ils se respectent, écrit Sartre, parlent d'affaires, de politique, de femmes, ou de chevaux, jamais de littérature» {Qu'est-ce que la littérature?, Paris, coll. «Idées», Gallimard, 1948, p. 205). 26 - Voir P. Bourdieu, «La domination masculine», in Actes de la recherche en sciences sociales, 84, septembre 1980, p. 2-31. 27 - « C'est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toutes ses pensées du soin de bien danser» (Pascal, Pensées). 28 — F. Soldini, «Lecteurs captifs», in B. Seibel (sous la dir. de), Lire. Faire lire. Des usages de l'écrit aux politiques de lecture, Paris, Le Monde Éditions, 1995, p. 101-119. 29 - Voir A. Sayad, «La lecture en situation d'urgence», in B. Seibel (sous la dir. de), Lire. Faire lire. Des usages de l'écrit aux politiques de lecture, op. cit., p. 65-99-

Les usages sociaux de la lecture

comme la radio - « tiennent compagnie » et - de même que le téléphone permet une forme de sociabilité in abstentia - ils permettent d'entretenir une sociabilité imaginaire. Les lectures d'évasion qui «préparent» au rapprochement des cœurs et des corps tiennent lieu des « sorties » qui restent souvent interdites aux filles : « Si les garçons lisent moins, n'est-ce pas en partie parce qu'ils ont moins besoin de ce type de compagnie, n'étant pas condamnés à l'intériorité?», note Michel Bozon30, c'est-à-dire aussi «à l'intérieur».

Parce que la lecture d'évasion, solitaire et silencieuse, implique la séparation du lecteur et de son environnement, la suspension des interactions, la déconnexion de la sociabilité, le retrait hors de la convivialité et du contrôle du groupe, elle est souvent considérée comme impolie ou suspecte : « Ça ne se faisait pas », explique Mathilde B., secrétaire, fille d'agriculteurs. D'autant plus sans doute que, si le retrait est à la fois une condition nécessaire et un effet de la lecture d'évasion, il peut également en être le mobile : l'évasion par la lecture est aussi une pratique de prédilection de ceux (celles) dont les dispositions sont mal ajustées aux positions (professionnelles, familiales, etc.), déplacé(e)s, déclassé(e)s qui « ne se sentent pas à leur place ». Devenue étrangère à sa famille, Anne, lycéenne et fille d'ouvriers, lit L'Étranger-. «Je m'ennuyais tellement que [...] j'ai emprunté L'Étranger à la bibli. Je ne me suis pas sortie du bouquin de la journée. Je m'arrêtais entre deux, je regardais autour de moi, la chambre me semblait lointaine, et je ne comprenais pas comment les mots pouvaient me faire autant d'effet. Le soir, mon père s'est mis en colère [. . .], il a crié, les livres, les livres, c'est pas une façon d'être toujours dans les livres, moi, je trouve pas ça sain»31. Technique d'évitement d'interactions jugées « dangereuses» (Pierre A., agriculteur, lit « pour éviter le bistrot » 32), insatisfaisantes (certaines fuient dans la lecture les désillusions de la vie matrimoniale) ou conflictuelles, la lecture d'évasion apparaît alors comme un équivalent fonctionnel de la correspondance, permettant d'entretenir un dialogue secret avec un auteur aimé et souvent réprouvé par l'entourage proche : « La lettre est alors le support d'une autre réalité, écrit Roger Chartier : celle du secret que l'affinité élective unissant deux cœurs permet de partager [...]. La correspondance devient [...] un refuge contre les contraintes et les bienséances de la famille. Elle n'est plus le lieu d'une écriture convenue mais l'expression singulière d'une subjectivité qui se confie à l'autre. Ce qui l'habite n'est pas le quotidien des existences, mais la passion, la tristesse ou le rêve. Le réseau

et le secret, le secret contre le réseau [...], l'échange épistolaire porte deux figures de l'existence privée qui s'affirment au xixe siècle : celle qui l'identifie à la famille, celle qui l'associe à la prise de conscience, malheureuse ou exaltée, de la solitude du moi qui ne peut trouver apaisement que dans le dialogue à distance avec l'être élu et aimé » 33.

La lecture d'évasion a aussi des âges de prédilection. La distance ou l'adhésion à la fiction ne sont sans doute pas les mêmes quand le champ des possibles (professionnels, matrimoniaux, etc.) reste ouvert ou quand « les jeux sont faits » : « Situation indéterminée, la jeunesse détermine à l'indétermination»34. L'enquête suggère que « la jeunesse » est sans doute l'âge de la vie (entre famille parentale et famille conjugale, entre école et travail, entre origine de classe et avenir de classe 35) où les écarts entre les pratiques de lecture masculines et féminines sont les moins marqués : presque tous les enquêtes, si faibles lecteurs qu'ils soient devenus, « confessent » avoir eu alors « une période romans » . Le roman est alors roman d'apprentissage, familiarisation avec des représentations du champ des possibles et support d'anticipations. La littérature romanesque enri-

30 - M. Bozon, «Les loisirs forment la jeunesse», in Données sociales 1990, INSEE, p. 217-222. 31 -A. Ernaux, Ce qu'ils disent ou rien, Paris, Gallimard, 1977, p. 32-34. On trouve la même observation sous la plume de L. Salvayre : « Toujours le nez dans tes conneries, hurle papa s'il me voit lire trop longtemps. Tu n'as que ça à foutre, hurle papa qui attend la première occasion pour se mettre en fureur. Ça te fatiguerait d'aider ta mère au ménage, espèce de feignant. Mais tu vas le remuer ton cul, bordel de nom de Dieu. Il s'instruit, plaide maman dont l'un des rôles favoris est de s'offrir comme tampon entre papa et moi et de prendre les baffes que papa me destine. Tu veux en faire un bon à rien, braille papa qui a enfin trouvé un prétexte pour se mettre en fureur. Un raté comme ton frère. Et un jour où je suis absorbé dans une histoire de pirates au point d'en oublier mon entourage, papa, soudain, fonce sur moi avec un visage terrible, m'arrache sauvagement le livre des mains, et fait le geste obscène d'essuyer son derrière avec les pages malmenées » {La Puissance des mouches, Paris, Le Seuil, 1995, p. 62). 32 - Sur « les habitués du café » et l'évitement du bistrot, voir F. Weber, Le Travail à côté. Étude d'ethnographie ouvrière, Paris, INRA, EHESS, 1989, p. 66-72. 33 - R. Chartier et J. Hébrard, in R. Chartier (sous la dir. de), La Correspondance. Les usages de la lettre au xixe siècle, Paris, Fayard, 1991, p. 452. 34 - « L'entrée dans la vie comme entrée dans l'illusion de réel garantie par tout le groupe ne va pas de soi. Et les adolescences romanesques [. . .] qui [. . .] prennent la fiction au sérieux parce qu'elles ne parviennent pas à prendre au sérieux le réel, rappellent que la "réalité" à laquelle nous mesurons toutes les fictions n'est que le réfèrent universellement garanti d'une illusion collective », écrit P. Bourdieu {Les Règles de l'art. Genèse et. structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992). 35 - Voir G. Mauger, «Jeunesse : l'âge des classements. Essai de définition sociologique d'un âge de la vie», in Recherches et prévisions, 40, juin 1995, p. 19-36.

10 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

chit ce que le lecteur appelle « sa vie intérieure, c'est-à- dire, la plupart du temps, le foisonnement indistinct d'aspirations qui ne trouvent qu'en la fiction de quoi se préciser et se muer en désirs [...]. Le cœur apprend dans les livres la formule des sentiments qu'il prévoit d'éprouver. Il s'instruit aux récits qui l'émeuvent. Ils lui fournissent le vocabulaire et les attitudes qui lui permettront de développer et de communiquer les émotions qu'il attend de ressentir» 36. Mais, dans la plupart des cas, la lecture d'évasion ne permet pas tant d'anticiper ce qui pourrait advenir que de s'affranchir subjectivement du monde réel, d'échapper — le temps de la lecture — à un destin professionnel, social et affectif décevant et irrévocable, de « doubler » l'existence réelle d'une autre vie. Le décalage entre les aspirations adolescentes (parfois entretenues par les séductions du romanesque) et les positions effectivement occupées à l'issue des classements scolaires, professionnels, matrimoniaux qui clôturent la jeunesse, renforce la prédilection pour la lecture d'évasion.

Mais la lecture romanesque qui permet de « vivre une autre vie que la sienne » est aussi une pratique cultivée souvent liée à des dispositions culturelles entravées par des destins scolaires interrompus. Valérie M., employée de bureau, confrontée au déclassement, ou Mathilde B., secrétaire qui aurait aimé être institutrice, partagent leur prédilection pour la lecture d'évasion, à la fois divertissement et pratique cultivée, qu'elles s'efforcent de transmettre à leurs enfants et dont elles espèrent des bienfaits scolaires et les promesses d'un avenir meilleur.

Il semble enfin que la participation à certaines conjonctures historiques d'exception puisse tenir lieu du retrait du monde réel et de l'engagement imaginaire dans un monde fictif propres à la lecture romanesque. Ainsi, les participants au mouvement de Mai 68, à « l'épopée gauchiste » ou à « l'utopie contre-culturelle » ont eu le sentiment, sinon de «vivre sans temps morts et jouir sans entraves», du moins de pouvoir infléchir pour un temps le cours de leur destin individuel dans le cadre d'une pratique collective. Les mots d'ordre de l'époque invitaient d'ailleurs explicitement à mettre «l'imagination au pouvoir», à «prendre ses désirs pour la réalité » , à substituer l'invention, l'art, la création, au conformisme, à l'ennui, à la stérilité de la vie quotidienne, à « dénoncer la culture comme contemplation de ce qui est fictivement vécu [. . .] pour masquer l'ennui » 37. Le bouleversement inopiné du cours monotone de la vie quotidienne, la mise en suspens momentanée du fatum, la possibilité de vivre réellement « l'extra-ordi- naire » usuellement cantonnée à l'imaginaire, le

ment exaltant de «faire l'Histoire», expliquent, sans doute plus qu'une (auto)censure politique, le fait que les militants « gauchistes » aient alors cessé de lire (hormis leurs bréviaires politiques respectifs) 38. De façon générale, on peut d'ailleurs supposer que les aventures romanesques quelles qu'elles soient dispensent, tant qu'elles durent, d'un usage immodéré du roman.

La pédagogie du romanesque

Aux deux formes de gratuité de la pratique de la lecture — désintéressement valorisé de la lecture lettrée ou futilité disqualifiée de la lecture profane — s'oppose la lecture explicitement intéressée. En fait, toute pratique de lecture, y compris d'évasion, produit des effets de connaissance : ainsi est-on conduit à remettre en cause la distinction de sens commun entre lecture documentaire et lecture littéraire et, sinon à récuser, du moins à nuancer, l'opposition entre lecture littéraire (associée à gratuité, détente, imagination, recréation) et lecture didactique (corrélée à utilité, effort, compréhension, instruction). Dans cette perspective, toute lecture, y compris littéraire, est aussi didactique, que cette fonction éducative soit ou non explicitement recherchée : «Je cherche plutôt l'évasion, mais pourquoi pas, le jour où tu as un problème qui t'intéresse ou un truc qui te tracasse dans ta vie personnelle, pourquoi ne pas le retrouver dans un livre?», explique Valérie M., employée de bureau. En fait, c'est la nature des savoirs transmis par les textes et réinvestis dans les pratiques qui semble être au principe de ce partage : à l'acquisition délibérée de connaissances appliquées au monde des choses matérielles par la lecture d'ouvrages explicitement didactiques s'oppose l'acquisition le plus souvent implicite de connaissances sur le monde des choses humaines par la lecture de romans, de témoignages ou d'essais (la littérature au sens large). Mais, même ainsi reformulée, cette opposition entre deux modalités d'acquisition de deux ordres de connaissances distinctes doit être rectifiée. L'intention didactique ou pratique n'est pas toujours absente, en effet, des écrits consacrés au monde des choses humaines. Il suffit pour s'en convaincre d'évoquer les ouvrages de

36 - Voir R. Caillois, Approches de l'imaginaire, op. cit., p. 212. 37 - P. Combes, La Littérature et le mouvement de Mai 68, Paris, Seghers, 1984, p. 75. 38 - Selon H. Hamon et P. Rotman, « les révolutionnaires professionnels de cette époque lisent au mieux quelques romans policiers » (in Génération. Les années depondré, t. 2, Paris, Le Seuil, 1988, p. 311).

Les usages sociaux de la lecture

Laurence Pernoud cités par la quasi-totalité des enquêté(e)s (J'attends un enfant, J'élève mon enfant) ou certains ouvrages de vulgarisation psychologique ou psychanalytique : ainsi Frédérique L, secrétaire, quali- fie-t-elle de « livre technique » La Cause des adolescents de Françoise Dolto, qu'elle utilise pour faire face aux « problèmes » auxquels elle se trouve confrontée (étant entendu que l'utilisation d'un « mode d'emploi » comporte toujours, qu'il s'agisse de choses humaines ou de choses matérielles, une part de critique, d'adaptation, d'improvisation: «On en prend, on en laisse»). Par ailleurs, il n'y a pas de solution de continuité entre les conseils sentimentaux, sexuels, pédagogiques délivrés à toutes fins utiles dans la presse féminine, le courrier du cœur, les histoires vécues et les fictions sentimentales : de ce fait, si l'acquisition de connaissances est le mobile explicite de toute lecture concernant le monde des choses matérielles, la même intention peut guider la lecture de textes consacrés au monde des choses humaines dont la visée didactique est plus ou moins explicite. Si certaines catégories de textes semblent plus que d'autres explicitement destinées à instruire les lecteurs et à guider leurs pratiques, dans la mesure où toute lecture scolaire, qu'il s'agisse de choses matérielles ou de choses humaines, est explicitement didactique, et où la lecture « libre » de textes littéraires produit, elle aussi, des effets de connaissance réinvestis plus ou moins consciemment dans la vie réelle, alors toute pratique de lecture, y compris la lecture de divertissement, relève de la lecture didactique. En définitive, seule l'intention du lecteur qui recourt délibérément au texte pour guider sa pratique ou qui tire profit, plus ou moins inconsciemment, de ses expériences imaginaires dans l'évasion littéraire permet de distinguer la lecture didactique des autres pratiques de lecture.

Comme toute pratique culturelle qui reçoit valeur et usage d'un assentiment collectif, collectivement produit et reproduit (institutionnellement garanti par l'école), les pratiques de lecture sont aussi des pratiques classées et classantes qui reçoivent, comme telles, une valeur distinctive : la culture littéraire reste la forme la plus achevée de la culture, «l'illettrisme», à l'inverse, est plus que jamais un stigmate39. À s'en tenir aux déclarations des enquêtes, l'intention de «se cultiver», d' « élever son niveau culturel » , accompagne presque toujours la lecture d'évasion : presque tous, par exemple, disent rechercher dans le dictionnaire le sens des mots inconnus. Même si on peut douter de l'assiduité d'une pratique qui va nécessairement à l'encontre de l'immersion réussie dans le monde du texte, ces

réponses témoignent au moins du souci, face à un détenteur de la légitimité culturelle, de donner des gages de bonne volonté culturelle. De même, l'orientation dans le corpus du « romanesque » est sans doute un bon indicateur du « supplément culturel » attendu de la lecture d'évasion. La prédilection pour le roman historique, par exemple, satisfait, parfois explicitement, à ce double usage - évasion et culture - en conjuguant la séduction du romanesque à un apprentissage extrascolaire de l'histoire : «J'aime bien les romans historiques parce que c'est aussi une façon de s'instruire... C'est avoir l'impression de revivre quelque chose de moins scolaire, de moins rébarbatif que les dates», explique Valérie M., employée de bureau. Mais indépendamment du « sérieux culturel » affiché par la plupart des lecteurs, quels que soient les textes lus et bien que le divertissement trouvé dans les péripéties de l'intrigue soit presque toujours le mobile explicite de la lecture, la familiarisation avec la langue écrite est associée defacto à toute pratique de lecture. Bien que la langue orale diffère de la langue écrite comme la langue familiale diffère de la langue scolaire ou comme le « code restreint » des échanges entre familiers diffère du « code élaboré » de l'explicitation et des usages formels 40, bien qu'il y ait des différences de statut et de fonction entre langue orale et langue écrite, il y a des interférences entre apprentissage de la culture écrite et apprentissage de la culture orale : la pratique de la lecture modifie en retour les manières de parler et de concevoir les échanges langagiers. De façon générale, il existe une relation entre lire, penser et parler : parce que « c'est dans le mot que nous pensons » (Hegel), parce que « le sujet pensant lui-même reste dans une sorte d'ignorance de ses pensées tant qu'il ne les a pas formulées pour soi, ou même dites ou écrites » (Merleau-Ponty), ou encore lues41. Les pouvoirs de l'écriture sur l'organisation de la pensée - « la domestication de la pensée sauvage » - sont aussi ceux de la lecture : l'écriture, écrit Jean-Pierre Albert, « offre à l'esprit une permanence des signes dans le temps et l'espace qui permet le classement, la comparaison, le contrôle des consecutions logiques, en somme toutes les figures d'un retour sur sa propre pen-

39 - Sur ce sujet, voir J.-M. Besse, M. -M. de Gaulmyn, D. Ginet et B. Lahire (sous la dir. de), L'Illettrisme en questions, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1992; B. Pudal, «Lettrés, illettrés et politique», in Genèses, 8, juin 1992, p. 169-181. 40 - Les codes spécifiques de l'écrit (tournures, lexique, syntaxe, genres) caractérisent l'élaboration scolaire des savoirs. 41 - Cité par J.-P. Albert, « Façons d'écrire. Approches anthropologiques de l'écriture ordinaire », in M. Poulain (sous la dir. de), Lire en France aujourd'hui, Paris, Cercle de la Librairie, 1993, p. 189.

12 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

Valérie M. F-32

Catherine P. F-58

Marguerite K. F-45

Frédérique L F-42

Monique C. F-49 Mathilde B. F-44

Sophie de V. F-40 Marie-Christine F. F-44

Valérie L F-35

Jacques de V. H-42

Daniel M. H-33

Pierre A. H-40

Marie-Pierre A. F-34

Marianne R. F-48

Jacques B. H-45

Julien L. H-46

Paul L H-40

LECTURES DE DIVERTISSEMENT, LECTURES DIDACTIQUES

Famille d'origine

Père employé CEP (lect. -) Mère serveuse CEP (lect. -)

Père artiste Bac Mère secrétaire (lect. +). Divorcés Père OS, puis RATP (lect. -) Mère au foyer, puis RATP (CAP) Lectures féminines populaires

Père directeur commercial) (bac) Mère sans profession (lect. +) Père ouvrier (lect. +) Mère au foyer (lect. +) Père agriculteur, puis ouvrier Mère au foyer (CEP) Famille sans livres Père général Mère au foyer Père entrepreneur bâtiment (CEP) Mère au foyer Père haut fonctionnaire (IEP)[lect.-] Mère au foyer (bac + 2, droit) [lect. -] Père officier (Saint-Cyr) Mère au foyer (assistante sociale) Faibles lecteurs Père ouvrier (CEP) [lect. de presse] Mère femme de ménage (CEP) [romans] Père agriculteur (lect. de presse) Mère agricultrice Père agriculteur (lect. de presse) Mère agricultrice Père artisan (CEP) [lect -] Mère au foyer (CEP) [lect. +] Père ouvrier, puis employé (BEP) (Lect. Science et Vie) Mère institutrice (lect. -) Père colonel (mort jeune) Mère au foyer, puis assistante d'une personnalité sportive (lect. +) Père ingénieur Mère secrétaire de direction (lect. +)

CARACTÉRISTIQUES SOCIALES Diplômes

Bac + BTS tourisme

Licence de psychologie

Brevet d'enseignement commercial

Baccalauréat

Baccalauréat CAPES CEP, puis secrétariat

Licence d'anglais

CAP - BEI

Licence de gestion

École de l'air Salon de Provence

BEP

Brevet apprenti viticole

BEPC - BEP

Diplôme IUT chimie

Diplôme ingénieur INSA

Diplôme de l'INSEAD

DEUG d'informatique -CNAM

Situation familiale

Mariée, 2 enfants

Divorcée, remariée, 2 enfants

Mariée, 2 enfants

Divorcée, remariée, 2 enfants

Mariée, 2 enfants

Mariée, 2 enfants

Mariée, 3 enfants

Divorcée, 2 enfants

Mariée, 3 enfants

Marié, 3 enfants

Marié, 2 enfants

Marié, 2 enfants

Mariée, 2 enfants

Célibataire

Marié, 2 enfants

Marié, 3 enfants

Marié, 2 enfants

Profession Fréquence des pratiques

Agent de voyages — +

Institutrice + + +

Secrétaire + + -

Employée + + +

Professeur + - + de lettres Secrétaire - +

Femme au foyer + +

Éducatrice + +

Gestionnaire —

Pilote de chasse — Lieutenant-colonel

Jardinier municipal —

Exploitant agricole — + -

Exploitante — agricole

Technicienne de - + + laboratoire

Ingénieur —

Cadre supérieur + -

Informaticien - + -

Les usages sociaux de la lecture 13

LECTURES DE DIVERTISSEMENT, LECTURES DIDACTIQUES USAGES SOCIAUX DE LA LECTURE

Lectures de divertissement

Romans policiers, romans historiques « Penser à autre chose, quitter le quotidien »

Lectures didactiques

Revues professionnelles

Lectures de salut Lectures esthètes

Romans classiques et modernes, policiers « Ne peut pas vivre sans lire »

R. Deforges, J. Bourin « Quitter la vie réelle », « La lecture comme drogue »

Revues professionnelles

Cosmopolitan, Parents Informations sur le monde des choses humaines

Grande prescriptrice de lectures Salut culturel

Best-sellers, romans policiers

Romans classiques Identification N. Berberova, T. Morrison Psychologie des personnages

F. Dolto - R. Pernoud Informations sur le monde des choses humaines

« Bonne volonté culturelle »— pour les enfants

Professeur de lecture et d'écriture (ateliers) Influence des enfants scolarisés (classiques, romans historiques)

Le Château des oliviers Best-sellers Poésie, autobiographies, témoignages Livres de femmes sur les femmes

Romans historiques, exotiques Rejet du roman psychologique

F. Dolto, I. Illitch C. Ollivenstein, livres de psychanalyse

Lettre aux familles de Jean-Paul II Veritatis splendor

N. de Buron, P. Labro P.-L Sullitzer

Who's who

(exceptionnellement: romans regionalstes) Revues d'horticulture, livres sur les plantes

Saveurs (cuisine), le Quid

(Romans au grenier)

(exceptionnellement : L'Herbe bleue Journal d'une jeune fille droguée)

Romans historiques Aversion pour « l'eau de rose »

(exceptionnellement : science-fiction, romans policiers, SAS)

Romans pendant l'adolescence (exceptionnellement: Histoire)

La Champagne viticole, La France agricole Capital (revues professionnelles) Cuisine actuelle, Vivre au jardin, « Guides verts » En attendant bébé, Le Larousse médical, Plus je mange, plus je maigris Modes et travaux, livres de voyages, livres de recettes

Ouvrages de physique, revues professionnelles, atlas, encyclopéd Science et Vie, livres pratiques

Revues professionnelles Livres d'économie

lies,

(Quelques romans pendant l'adolescence) Revues professionnelles et quotidiens

14 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

sée qui définit aussi bien la réflexion » 42 . Ainsi peut-on comprendre aussi les effets de renforcement narcissique qu'exercent les livres de prédilection : « miroirs flatteurs » , ils sont censés formuler exactement ce que le lecteur pensait confusément, ou plutôt ce qu'il croit qu'il voulait dire.

Outre l'extension qu'elle induit, même à l'insu du lecteur, de son répertoire sémantique et syntaxique, de ses codes narratifs, de sa «bibliothèque lue», la lecture d'évasion l'instruit aussi à travers l'expérimentation mentale de situations, de manières d'être, de penser, de dire et de faire mises en scène dans la littérature romanesque. Concurrencée, il est vrai, par le cinéma et la télévision, complémentaire de l'apprentissage « sur le tas » de la vie de tous les jours, la lecture reste le médium de prédilection de l'apprentissage pratique du monde des choses humaines en situation imaginaire. Si ces effets de la lecture ne semblent guère accessibles à l'enquête, on peut néanmoins supposer que ces expériences fictives sont utiles et utilisées, reproduites, transposées dans les manières d'être, de penser, de dire et de faire dans le monde réel. Le retour au monde réel, après l'évasion dans un monde fictif, ne laisse pas le lecteur inchangé. L'expérience extraordinaire du monde du texte est, consciemment ou non, réinvestie dans l'expérience de la vie sociale ordinaire : les hommes ne font pas que se refléter dans ce miroir innombrable de l'univers humain, « tous, du plus fruste au plus raffiné, y composent leur visage et y apprennent leurs attitudes » 43. Les lectures littéraires permettent, d'une part, de faire travailler, d'essayer fictivement les schemes issus de l'expérience du monde réel, qu'il s'agisse de les valider, de les conforter ou, à l'inverse, de les modifier, de les remettre en cause à l'épreuve du monde du texte et, en définitive, de « se faire un avis » 44. Elles induisent, d'autre part, l'acquisition de nouveaux schemes d'interprétation et d'action, l'expérimentation imaginaire de situations nouvelles (intrigues), l'essayage d'interprétations et de comportements nouveaux (stratégies), l'apprentissage dans la fiction de solutions inconnues à des situations difficiles ou problématiques, l'extension du répertoire acquis de «bonnes histoires», véhicules de la « psychologie populaire » qui permettent d'« organiser l'expérience», susceptibles, par exemple, de donner un sens à des situations vécues douloureusement, etc. De ce point de vue, « le roman sentimental (sorte de récit d'initiation de la jeune fille moderne) n'est peut-être qu'une forme à la fois modernisée et romancée d'un manuel de "savoir-trouver-le-véritable-amour", du "savoir-constituer-un-véritable-foyer" fondé sur un

mariage d'amour », note Bruno Péquignot45. Plus prosaïquement, l'enquête montre aussi que la sexualité a souvent été « découverte » par la lecture de textes (explicitement ou non erotiques) : Le Larousse médical « en relief » pour Frédéric P., urbaniste, l'emprunt en bibliothèque d'ouvrages «spécialisés» par Valérie M., employée de bureau ; la lecture du Kama-sutra et d'Histoire d'O par Frédérique L. ; la lecture interdite d'Histoire d'O par Jean-Michel A., consultant; la lecture de Konsalik à des fins d'initiation sexuelle par Marguerite K., secrétaire, qui cite L 'Oiseau bariolé comme « livre erotique » .

Dans la même perspective, les « écrits de l'intime » (autobiographies, journaux intimes, mémoires, correspondances, biographies, biographies romancées, romans autobiographiques et romans d'apprentissage), concurrencés par les émissions radiophoniques et télévisées, apparaissent comme une entreprise de « proto- professionnalisation » des profanes46 (psychologisa- tion, médicalisation, etc.), favorisant un apprentissage par l'exemple de l'utilisation du vocabulaire protoprofessionnel où chacun apprend à décrire « ses problèmes », à redéfinir « ses ennuis » en termes empruntés au vocabulaire des « professionnels de la cure rationnelle des âmes ». Qu'il s'agisse de consolider l'image de soi (« Ce que recherchent d'abord la plupart des lecteurs, ce n'est pas une expérience déstabilisante, mais, au contraire, une confirmation de ce qu'ils croient, savent et attendent», note ainsi Vincent Jouve47), ou d'une « redécouverte de soi » dans la confrontation à la différence (la lecture « doit permettre à chacun de se trouver soi-même par le détour magique de l'imaginaire», écrit par exemple François de Singly48), la lecture romanesque est aussi créditée d'une fonction

42 - Ibid. 43 - R. Caillois, Approches de l'imaginaire, op. cit., p. 177. 44 - La proposition de B. Lahire selon laquelle «l'activité du lecteur populaire peut être parfois comparée à une sorte de rapprochement jurisprudentiel entre des situations vécues et des situations écrites » (« Lectures populaires : les modes d'appropriation des textes », in Revue française de pédagogie, 104, juillet-août-septembre 1993, p. 23) peut sans doute être étendue à l'ensemble des lecteurs. 45 — B. Péquignot, La Relation amoureuse. Analyse sociologique du roman sentimental moderne, Paris, L'Harmattan, 1991, P- 41. NB : Cet apprentissage romanesque est évidemment concurrencé par les séries télévisées. Sur ce sujet, voir D. Pasquier, «Chère Hélène... Les usages sociaux des séries collège », in Réseaux, 70, mars-avril 1995, p. 9-39. 46 - A. de Swaan, Sous l'aile protectrice de l'État, Paris, PUF, 1995, p. 325-326. 47 - V. Jouve, La Lecture, Paris, Hachette, 1993, P- 96. 48 - F. de Singly, « Le livre et la construction de l'identité » , m M. Chaudron et F. de Singly (sous la dir. de), Identité, lecture, écriture, centre Georges- Pompidou, Bibliothèque publique d'information, 1973, p. 131-152.

Les usages sociaux de la lecture 15

de construction ou de reconstruction identitaire. En fait, l'enquête met surtout en évidence l'inégale distribution sociale des dispositions à cette « culture de l'intériorité » . Le label « autobiographique » mobilise certaines catégories de lecteurs alors qu'il en dissuade d'autres : là où les uns éprouvent comme une infériorité, une indignité, le « manque » qu'ils découvrent et tentent de se convaincre de la nécessité d'y remédier, d'autres s'insurgent contre le « psychologisme » et le « nombrilisme » . Les textes à caractère autobiographique explicite 49 — qu'on pourrait rapprocher des trompe-l'œil dans le domaine pictural - exercent une attraction particulière sur les lecteurs qui en attendent des expériences d'autant plus utilisables qu'elles leur semblent être ancrées dans « le réel » : ainsi peut-on comprendre « le goût du réel » déclaré par Frédéric P., urbaniste, ou l'intérêt exclusif que Marie-Christine F., éducatrice spécialisée, porte aux «histoires de femmes » 50. Les moments de crise (professionnelle, affective, etc.) se révèlent particulièrement propices à la recherche de « prêt-à-porter identitaires » : c'est ainsi que Daniele T., styliste de mode, qui entreprend de se reconvertir du pôle artistique au pôle intellectuel de « la bohème contre-culturelle » 51 et rêve de s'entourer de livres, « retrouve » une partie de son identité socioculturelle dans la culture juive. De façon générale, l'intérêt pour la pédagogie implicite du romanesque et la littérature de l'intime semble être associé aux accidents biographiques, aux ruptures de trajectoires (familiales, professionnelles, etc.) qui impliquent une remise en question plus ou moins radicale des structures de l'ha- bitus, ou à « l'indétermination adolescente » face au champ des possibles professionnels, amoureux, etc. : l'identification sollicitée par la lecture romanesque (i.e. « se prendre pour» d'Artagnan, Valmont ou Julien Sorel) est aussi un essayage de «prêt-à-porter identitaire»52, une expérience de construction du self par imitation, émancipation, rejet des modèles littéraires.

Connaissances théoriques, techniques, pratiques

Outre que la lecture littéraire induit, sans s'y réduire, une forme d'apprentissage du monde des choses humaines en situation imaginaire, hors situation scolaire et hors apprentissage in vivo ou in vitro, l'accès aux connaissances théoriques, techniques ou pratiques concernant le monde des choses matérielles et le monde des choses humaines passe par la lecture d'ouvrages didactiques, de revues, de magazines

sés. Ainsi les lectures populaires, selon Bernard Lahire, sont-elles avant tout des lectures pratiques, ancrées dans la réalité, destinées à recueillir des informations et à faciliter les expériences quotidiennes 53. Mais c'est le même usage de la lecture que l'on observe chez des ingénieurs, diplômés de l'enseignement supérieur, lecteurs assidus de magazines et de revues de sciences et techniques : ils en attendent des informations, une meilleure connaissance du monde et en particulier des apports susceptibles d'être investis dans leur pratique professionnelle. Quant aux lectures littéraires (romans et essais) des membres des professions intellectuelles (à commencer par les enseignants), elles apparaissent également comme des lectures professionnelles, dans la mesure où ils entretiennent un rapport professionnel ou quasi professionnel avec le livre et la littérature. En fait, comme l'observe Olivier Donnât54, «l'acte de lecture, même quand il est vécu comme une recherche pure de plaisir ou comme une nécessité personnelle, est toujours susceptible de trouver une utilité sociale, sinon strictement professionnelle » . L'opposition ne se situe donc pas tant (ou pas seulement) entre des usages différents — intéressés/désintéressés, utilitaires/gratuits, évasion/documentation — de la lecture qu'entre des domaines d'usage: «monde des chose matérielles», pour les uns, «monde des choses humaines», pour les autres 55. De façon générale, la triple homologie entre

49 - En matière autobiographique, la frontière est ténue entre « réel » et « fiction » : V. Jouve rappelle que la visée illocutoire (la volonté d'agir sur le destinataire, de modifier son comportement) est inhérente aux textes de fiction {La Lecture, op. cit., p. 12). 50 - Pour une analyse de ces « histoires de femmes », voir N. Heinich, États de femmes, op. cit. 51 — Voir G. Mauger, «Espace des styles de vie déviants des jeunes de milieu populaire», in C. Baudelot et G. Mauger (sous la dir. de), Jeunesses populaires. Générations de la crise, Paris, L'Harmattan, 1994. 52 - De ce point de vue, la lecture littéraire ordinaire peut avoir aussi une fonction thérapeutique. 53 — Voir l'utilisation des livres de bricolage, de jardinage, de cuisine, etc. (B. Lahire, La Raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, Presses universitaires de Lille, 1993). 54 — O. Donnât, Les Français face â la culture. De l'exclusion à l'éclectisme, Paris, La Découverte, 1994. 55 — Ainsi l'enquête de B. Seibel sur les cheminots met-elle en évidence les rapports entre les situations d'activité professionnelle et les pratiques de lecture et en particulier leur bipolarisation - lectures techniques/lectures romanesques — en fonction de la distinction entre métiers ferroviaires à forte technicité et métiers commerciaux. À « la lecture technique liée à la compétence professionnelle du personnel à forte technicité » s'oppose « la lecture plus littéraire des agents commerciaux et administratifs davantage soucieux de conforter leurs compétences relationnelles et une certaine aisance verbale». La lecture de romans semble être ainsi pour les cheminots proches du pôle commer-

16 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

division du travail (monde des choses matérielles/ monde des choses humaines), division scolaire (filières scientifiques/filières littéraires) et division sexuelle (masculin/féminin) permet de rendre compte à la fois des variations quantitatives et qualitatives des pratiques de lecture en fonction du capital culturel détenu, du sexe et de la CSP : aux hommes, les filières scientifiques et techniques qui conduisent à la maîtrise du monde des choses matérielles et la lecture d'ouvrages et de revues scientifiques et techniques et/ou de livres pratiques ; aux femmes, la famille, les filières littéraires qui débouchent sur l'éducation, les carrières sociales, la santé, « la gestion » du monde des choses humaines et la lecture de romans, d'ouvrages, de revues et de magazines consacrés au couple et à l'éducation des enfants. Étant entendu que les femmes investies professionnellement ou familialement dans le monde des choses matérielles ont des « lectures d'hommes » (décoration, bricolage, jardinage, cuisine, informatique, etc.) et qu'inversement les hommes investis professionnellement dans le monde des choses humaines ont des « lectures de femmes » (romans, psychologie, psychanalyse, etc.).

Les compétences acquises et entretenues dans tel ou tel domaine de la pratique font « le bricoleur de génie», «la ménagère exemplaire», «le motard accompli» ou «la cuisinière émérite», etc. Quant aux usages des livres pratiques, quel que soit leur domaine d'application, de la plomberie à la puériculture, on peut y distinguer au moins trois pôles : un rapport malheureux à la culture écrite qui incline à rejeter « la théorie » et à privilégier la transmission orale des savoirs et l'apprentissage « sur le tas » des savoir-faire ; un rapport scolaire, empreint de modestie et de respect, qui porte à la reproduction, à l'imitation « à la lettre » ; un rapport distancié ou désinvolte aux prescriptions qui porte à l'invention, à « l'improvisation personnelle » et à « l'imagination créatrice » . Ces usages socialement distinctifs sont parfois inscrits dans la matérialité du texte. Nombre de guides de voyage rassemblent ainsi des informations pratiques stricto sensu (listes d'hôtels, adresses, numéros de téléphone, catégories, prix, etc.), des conseils de visites (plans de quartiers et itinéraires balisés), des informations historiques, culturelles, artistiques, etc. et des illustrations offertes à la contemplation esthétique (photographies, reproductions d'œuvres d'art, etc.). Faute de pouvoir mettre en évidence les usages réels, l'enquête permet au moins d'opposer ceux qui déclarent ne pas suivre les conseils des guides parce que « le voyage, c'est la découverte en toute

liberté » et ceux qui disent s'en remettre à plus compétents qu'eux « pour ne rien perdre » 56.

Les effets de l'école

La lecture est évidemment indissociable de la scolarisation obligatoire : l'école est le lieu où la lecture s'apprend, qu'il s'agisse du déchiffrement ou de l'ensemble des apprentissages qui permettent l'accès livresque à tous les domaines scolaires du savoir. Apprise à l'école, « la lecture occupe une place à part dans l'ensemble des activités scolaires, puisqu'elle est à la fois un apprentissage particulier et le moyen des autres apprentissages » 57 : toutes les disciplines scolaires qui sont des disciplines discursives requièrent des performances à la fois langagières et conceptuelles. Base de tout travail intellectuel, elle est le soubassement de la plupart des activités et jugements scolaires, la condition sine qua non des scolarités réussies : l'écrit reste la fin et le moyen de tout travail scolaire. Enfin, l'accumulation de capital littéraire est convertible en capital scolaire. Mais la lecture est aussi un réquisit des segments du marché du travail où l'apprentissage du métier est aussi « théorique » : la lecture d'ouvrages et de revues scientifiques et techniques, qu'ils aient pour objet « le monde des choses matérielles » ou « le monde des choses humaines», est aussi pragmatique, destinée à être convertie en pratiques professionnelles.

La relation entre scolarisation et lecture explique pour partie la correspondance observée entre distribution sociale des pratiques de lecture et âges de la vie 58. D'après les enquêtes «Pratiques culturelles des Français », en 1988 comme en 1981 et en 1973, les 15-19 ans lisaient plus de livres que les 40-59 ans. Cet écart persistant s'explique pour partie par « l'effet d'âge » (i.e. les écarts de condition qui permettent de définir des séquences distinctes dans le cours des trajectoires bio-

cial (c'est-à-dire aussi du monde des choses humaines) ce qu'est la lecture d'ouvrages techniques pour les cheminots proches du pôle ferroviaire (donc du monde des choses matérielles) [« Lecture et compétence professionnelle à travers un exemple. La lecture des cheminots », communication au colloque du CRELIQ, université de Laval, octobre 1992]. 56 - Ces guides peuvent d'ailleurs être utilisés à des fins d'évasion, supports de voyages imaginaires ou anticipés en terres inconnues : ainsi Catherine P., institutrice, est-elle une adepte fervente des guides de voyage. 57 - A.-M. Chartier, •< La lecture scolaire entre pédagogie et sociologie », art. cit., p. 104. 58 - Par ailleurs, les lectures des parents accompagnent souvent les parcours scolaires des enfants.

Les usages sociaux de la lecture 17

graphiques 59) : « II est probable qu'au cours du cycle de vie, la pratique de la lecture suit au moins l'évolution du temps libre : on lit davantage jeune - moins de contraintes et incitation des enseignants -, moins à mi- vie, avec la présence des enfants et la pleine activité professionnelle, puis à nouveau davantage en vieillissant, quand les enfants sont partis et la retraite arrivée » 6o. À l'effet d'âge se superpose un effet de génération 6l : ainsi l'intensification de la lecture qu'on aurait pu attendre de la prolongation généralisée de la scolarisation et de l'accroissement du capital culturel détenu qu'elle implique semble ne pas s'être produite. Pratiquement tous les étudiants de 1967 lisaient au moins un livre par mois, contre les deux tiers seulement aujourd'hui ; les trois quarts d'entre eux lisaient plus de vingt-cinq livres par an, contre un tiers maintenant ; en ce qui concerne les lycéens, la situation est à peu près identique. Cette «baisse de la lecture» touche à peu près dans les mêmes proportions les garçons et les filles, à tous niveaux de diplômes et de toute origine sociale et elle atteint le maximum d'ampleur chez les adolescents dont le père est cadre supérieur, si bien que les écarts entre les catégories sociales se sont réduits chez les moins de 25 ans au cours des vingt dernières années et que la lecture a perdu une partie de son pouvoir distinctif au sein de l'univers adolescent. La prépondérance de plus en plus nette de la culture scientifique dans les études secondaires et supérieures et la production des élites scolaires explique sans doute, au moins pour partie, cette baisse de la lecture (littéraire) chez les étudiants et cet apparent nivellement des pratiques : la lecture est aussi régulée par « la définition des trajectoires scolaires les plus performantes et de la personnalité sociale requise pour accéder aux positions de l'élite » 62.

Les effets de l'école sur les pratiques de lecture ne s'exercent pas seulement sur ses utilisateurs directs (les élèves) pas plus qu'ils ne cessent de s'exercer après la sortie du système scolaire : que ce soit sous la forme d'une accumulation primitive de capital culturel ou de l'intériorisation de dispositions durables à l'égard de la culture écrite en général et de la littérature en particulier. Les représentations de la lecture scolaire, qu'il s'agisse de l'opposition entre « lecture contrainte » et «lecture plaisir» ou de l'expression d'intérêts et de goûts littéraires, sont le produit de l'histoire scolaire des enquêtes, révisée au contact de celle de leurs enfants dans une période où les investissements scolaires des familles n'ont jamais été aussi intenses d'un pôle à l'autre de l'espace social. Tels qu'ils apparaissent dans

l'enquête, les souvenirs de lectures scolaires sont le plus souvent absents ou vagues. Cette amnésie peut être rapportée à des cursus scolaires abrégés et/ou malheureux; à des scolarités dans l'enseignement technique où l'inculcation forcée de la littérature au titre de « culture générale » était vouée à l'échec ; à un rapport « distant » à la culture scolaire dans des établissements scolaires où la « bonne éducation » prime l'instruction ou dans des familles dont le style de vie artiste ne porte guère à l'investissement scolaire ; à une représentation de la lecture scolaire comme « lecture contrainte » opposée à la «lecture plaisir», etc. Pour la plupart des enquêtes, l'école apparaît en effet comme l'institution par excellence de la lecture contrainte et, plus précisément, le sanctuaire de la lecture obligée des « classiques » : « On n'étudiait que les classiques à l'époque : c'était Racine, Corneille...», regrette Marguerite K., secrétaire ; « Les classiques, je ne me sens pas capable de les relire: on m'en a trop abreuvée à l'école», explique Marianne R., technicienne. Si, sollicités par l'enquêteur, certains enquêtes citent quelques auteurs («Rousseau, j'aimais bien», «Molière, je trouvais ça lourd», etc.), il est difficile de savoir s'ils évoquent sincèrement des lectures initiatiques ou complaisam- ment des lectures actuellement au programme de leurs enfants, d'évaluer ce que ces réponses doivent au hasard, à une « bonne volonté d'enquêté » ou au souci de montrer « un certain niveau culturel » . Mis à part le cas des trajectoires d'autodidactes ou des « crises biographiques » précédemment évoquées, ceux qui ne lisaient que « pour l'école » sont restés réfractaires à la lecture : tel est le cas, par exemple, de Pierre A., agriculteur-viticulteur (« On nous obligeait, j'en avais ras le bol », explique-t-il) ou de Daniel M., jardinier municipal («Comment choisissiez-vous vos livres? » - «En fonction du programme d'études » - « Est-ce qu'il y a un événement qui vous a amené à lire? » - « Les études. »). À l'inverse, ceux qui lisaient en dehors des prescriptions

59 — Sur ce sujet, voir G. Mauger, «Jeunesse : l'âge des classements. Essai de définition sociologique d'un âge de la vie », art. cit. 60 - F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, « La lecture moins attractive qu'il y a vingt ans », in Économie et statistique, 233, juin 1990, p. 63-80. 61 - Voir F. Dumontier, F. de Singly et C. Thélot, « La lecture moins attractive qu'il y a vingt ans », art. cit. Sur ce sujet, voir aussi F. de Singly, «Le mystère de la baisse de la lecture de livres», in Les Entretiens Nathan: la lecture, Paris, Nathan, 1991; G. Mauger, «La lecture en baisse. Quatre hypothèses», in Sociétés contemporaines, 11-12, septembre-décembre 1992, p. 221-226. 62 - Voir F. de Singly, •■ Savoir hériter : la transmission du goût de la lecture chez les étudiants», in E. Fraisse (sous la dir. de), Les Étudiants et la lecture, Paris, PUF, 1993, p. 49-71.

18 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

Lucie F. F-45

LECTURES DE SALUT, LECTURES ESTHÈTES CARACTÉRISTIQUES SOCIALES

Jean-Michel A. H-48

Laurent G. H-37

Famille d'origine

Père VRP (lect. -) Mère au foyer (BEPC) [lect.-]

Père ouvrier (L'Humanité dimanche)

Diplômes

Maîtrise de philosophie

CEP

Situation familiale

Cohabitant, 2 enfants

Cohabitant, 2 enfants

Mère couturière (Nous Deux, Confidences)

Père ouvrier, puis employé (lect. -) Mère au foyer (lect. -)

Troisième, puis diplôme Cohabitante, de documentaliste 2 enfants Inscrite en sociologie à l'EHESS

Profession Fréquence des pratiques de lecture

Consultant + - + communication

Typographe, - + + petits boulots homme au foyer

Petits boulots, - + - puis documentaliste

Daniele T. F-35

Jean -Baptiste H. H-42

Frédéric P. H-53

Père artiste (lect. +) Mère au foyer (lect. +)

Père ingénieur (lect. -) Mère au foyer (BEPC) [lect. -]

Père cadre administratif autodidacte (lect. +) Mère secrétaire (LEP) [lect. +]

Baccalauréat École de stylistes de mode

Baccalauréat Études interrompues de lettres, sociologie, etc.

Baccalauréat, puis études d'urbanisme

Mariée, 2 e

Cohabitant

Marié, 2 en

Paul C. H-49

Père assureur (lect. -) Mère employée (lect. -)

Agrégation de lettres Marié, 2 enfants modernes

Styliste de mode - + +

Garde forestier + + +

Urbaniste

Professeur de lettres

scolaires - quitte à devoir dissocier lecture d'évasion « pour soi » et lecture expliquée « pour l'école » - semblent avoir persisté dans leur inclination première.

Enfin, le renforcement des investissements scolaires des familles exerce des effets perceptibles sur les pratiques de lecture des parents : le développement de la compétition scolaire, l'accentuation des injonctions contradictoires (distance et fusion, plaisir et objectiva- tion, etc. 63), renforcent le « devoir de lecture » aux yeux même des parents qui doivent à la fois légitimer les exigences de l'école et incarner, dans leur pratique, « le plaisir de lire». Prescripteurs involontaires, les enfants

scolarisés peuvent favoriser des entreprises autodidactiques modestes: Mathilde B., secrétaire, qui «a toujours regretté d'avoir été orientée dans le technique », a découvert tardivement, en accompagnant le cursus scolaire de ses enfants, Villon et Rabelais. Par enfants inter-

63 — « Pour certains il est inutile, nuisible même de construire des compétences pratiques de lecteur car toute stratégie appuyée de familiarisation fait perdre au livre "son aura de prestige, de grandeur et d'obscurité" [citation de D. Sallenave], écrit J.-M. Privat. On reconnaît bien dans cette sacralisation du livre, dans cette proposition de rencontre immédiate avec l'œuvre, l'idéologie de la grâce culturelle et la communion lectorale » (« L'institution des lecteurs », in Pratiques, 80, décembre 1993, p. 7).

Les usages sociaux de la lecture 19

Lectures de divertissement

LECTURES DE SALUT, LECTURES ESTHETES USAGES SOCIAUX DE LA LECTURE

Lectures didactiques Lectures de salut Lectures esthètes

Lectures erotiques (exceptionnellement : romans)

La « Série noire »

Salut politique : Lénine, Politzer, Marx, Althusser Salut culturel : Spinoza, Deleuze, etc.

Salut politique et salut culturel : de Marx et Debord à Hegel, Proust, Chateaubriand, etc

Intention esthète

Livres sur l'éducation des enfants la santé, etc.

Ouvrages politiques, féministes Freud, Joyce, Musil, etc.

Romans pendant l'adolescence

R. Pernoud, F. Dolto Les carrières artistiques Trouver sa voix

Salut culturel et nouvelles doctrines de salut éthique : Introduction à la méditation hébraïque, yoga

Rilke, Bobin, Char, Nietzsche, Wittgenstein, Bourdieu

Le livre objet sacré La bibliothèque lieu sacré

Chateaubriand, Aragon, Leiris, Martin du Gard

Refus de l'émotion, de l'identification

Revues professionnelles

Revues professionnelles, Pratiques

Salut politique : Économie et politique La Nouvelle Critique Joyce, C. Simon

Du salut politique et culturel à la lecture lettrée :La Nouvelle Critique, Tel Quel, Garaudy, Proust, Balzac, Tournier

L'art religieux au xme siècle Char, Apollinaire

Ponge comme modèle Intérêt pour la « fabrication des textes »

posés, ils apprennent qu'il y a de «bons auteurs», à citer, et d'autres, « mauvais », qu'il faut taire 64. Armés ou désarmés, ils s'engagent avec plus ou moins de conviction dans la quête du salut culturel. Ainsi les enfants peuvent-ils se trouver investis d'un « devoir d'ascension culturelle » précoce et orthodoxe que leurs parents ont tenté d'effectuer tardivement par des voies hétérodoxes : «Gabriel, le premier livre qu'il a eu, il devait avoir huit ou neuf mois, je l'avais recouvert de Filmolux pour ne pas qu'il le mange ! ... », explique à l'enquêteur Lucie F., documentaliste. La réussite scolaire dont dépend la réussite sociale suscite les espoirs et les

anxiétés parentales qui prédisposent à la réception de tous les discours sur la lecture et ses enjeux et renforcent les croyances qui fondent la légitimité culturelle : même si elle n'est pas seule à le faire, l'école produit le besoin de ses produits et la croyance en leur valeur. L'enquête montre qu'il faut occuper des positions sociales très particulières pour pouvoir braver la légitimité scolaire. Parce qu'elle repose sur l'ignorance ou le dédain, la distance à la culture légitime se rencontre

64 - Comme l'écrit J.-M. Privat, « le travail d'institution des lecteurs est fondamentalement légitimiste » .

20 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

aux deux extrémités de l'espace social : encore n'est- elle jamais affichée que pour soi-même, les enfants étant toujours incités à la lecture par et pour l'école.

Objet de culte

La lecture n'a pas toujours été encouragée, elle a suscité méfiance, interdits, contrôles, séparations entre « bonnes » et « mauvaises » lectures 65, lectures « utiles » et lectures « frivoles » , « saines lectures » et lectures susceptibles de détourner du « droit chemin » (de la morale, du salut spirituel, de la « cause » ou encore de la position sociale ou sexuelle) 66 : mais nul ne conteste les pouvoirs, maléfiques ou bénéfiques, prêtés aux écrits mis en circulation. Quelle que soit l'époque, les lettrés, de droite ou de gauche, n'ont pas cessé de dénoncer les effets pernicieux ou aliénants des lectures populaires, mais, comme le note Anne-Marie Thiesse 67, «alors que les lecteurs populaires [...] n'évoquent à peu près jamais l'influence exercée sur eux par leurs lectures, les lecteurs légitimes (il n'est besoin, pour le vérifier, que de consulter les innombrables mémoires et autobiographies de notabilités cultivées) n'hésitent pas à souligner le rôle de leurs lectures dans leur apprentissage et leur prise de conscience » . Si les voix des « entrepreneurs de morale » ne se sont pas tout à fait tues, le consensus performatif sur les bienfaits de «la lecture en général», qui enjoint à toutes et à tous de s'adonner à cette salubre activité sous peine de discrédit, sinon d'exclusion de la commune humanité, est aujourd'hui unanime. Mais si la lecture est devenue une condition du salut culturel, toute lecture n'est pas équivalente et tout(e) lecteur (lectrice) n'est pas disposé(e) au sérieux exigé. Dans la masse des textes publiés, certains ont plus que d'autres vocation à susciter l'observance des lecteurs. S'il est vrai en effet qu'il n'existe pas de solution de continuité entre les textes normatifs et les autres 68, on peut néanmoins, comme le font les lecteurs « ordinaires » , y distinguer deux pôles : aux textes explicitement normatifs et lus parce qu'ils le sont (discours religieux, éthiques, politiques, etc.) s'opposent les textes qui, bien qu'ils véhiculent aussi normes et valeurs qu'ils contribuent à inculquer, ne prétendent pas plus délivrer de message qu'ils ne sont lus pour en trouver un. Dans la foule des lecteurs, certains sont plus que d'autres disposés à œuvrer à leur salut culturel, religieux, politique, éthique, esthétique, à s'en remettre à des corpus diversifiés de textes canoniques, bref, à croire que lire permet de bien ou de mieux faire,

de bien ou de mieux être. Aux prescripteurs traditionnels correspondent des fidèles qui se recrutent plutôt dans la bourgeoisie traditionnelle; aux nouveaux entrepreneurs de morale, des observants issus de la petite bourgeoisie nouvelle.

L'efficacité que leurs auteurs prêtent aux lectures de salut ne peut s'exercer que sur ceux (celles) qui sont disposé(e)s à les recevoir, dans leurs formes (prescrip- tives) et dans leurs contenus (culturel, religieux, politique, éthique, esthétique) : lecteurs façonnés depuis toujours par la soumission aux règles et à leur observance ou momentanément voués à la remise de soi. Dans le premier cas, c'est la fidélité à une vision du monde, la croyance dans la nécessité de la reproduction d'un ordre moral, religieux, politique, social qui fondent l'obéissance rigoureuse à des règles morales. Dans le second, c'est au contraire la rencontre entre des situations de crise et des discours de rupture qui invite à la conversion des manières d'être, de faire, de penser et de dire. Les dispositions à l'obéissance peuvent en effet trouver leur principe dans des modes de socialisation spécifiques qui font les habitus « dociles » ou, au contraire, dans des situations de crise qui produisent les désajustements des dispositions aux positions, les habitus déchirés, les identités mal assurées : la stricte observance de règles et de préceptes est alors censée faciliter l'ajustement des dispositions à la position, la restructuration d'un habitus mieux adapté à la situation nouvelle. Dans tous les cas, si une «juste lecture » n'est jamais assurée, il faut au moins, pour que les effets pratiques attendus par les prescripteurs de tous

65 - À cet égard, il est frappant de remarquer que l'oubli de la littérature «neutre» («le terme désigne jusqu'aux années 1950 tout écrit qui, sans concession à l'immoralité ou à l'irréligion, ne rapporte pas son propos à Dieu et au salut», notent A.-M. Chartier et J. Hébrard, in Discours sur la lecture 1880-1980, Paris, BPI, 1989, p. 20) permet à Sophie de V. de maintenir une séparation étanche entre les deux ordres de textes : sacrés et profanes. 66 - Sur ce sujet, voir R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990; R. Darnton, Édition et sédition. L'univers de la littérature clandestine au xvnf siècle, Paris, Gallimard, 1991 ; A. Kupiec, Le Livre sauveur. La question du livre sous la Révolution française 1789-1799, Paris, Kimé, 1998. 67 - A.-M. Thiesse, Le Roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires â la Belle Époque, Paris, Le Chemin vert, 1984. 68 - «Tout romancier est un encyclopédiste du normatif, écrit P. Hamon ; la relation aux règles, le savoir-vivre (au sens large de ce terme), avec son appareil de normes, de principes, de "manières" (de table et autres), de sanctions, d'évaluations et de canevas plus ou moins codés, qu'ils soient prohibitifs, prescriptifs ou permissifs, constituent le matériau et le sujet principal de tout roman. Le normatif informe et définit chaque personnage du roman dans son action, le personnage étant de surcroît délégué à sa propagation, à son estimation, à sa constitution » {Texte et idéologie, Paris, coll. « Quadrige », PUF, 1997, p. 220).

Les usages sociaux de la lecture

ordres puissent s'exercer, que les textes destinés à convaincre, à édifier, à diriger, rencontrent des lecteurs disposés à être persuadés, convertis, guidés. Sans pouvoir définir des classes d'habitus de lecteurs prédisposés à percevoir les livres comme des biens de salut, du moins peut-on indiquer les caractéristiques des non- croyants et des sceptiques, « faibles lecteurs » adeptes d'autres pratiques culturelles ou lecteurs de textes «profanes». Faute des compétences requises, nombreux sont ceux qui glanent ailleurs - dans les conversations avec des proches, dans l'expérience pratique - des maximes qui ne servent pas tant à guider la pratique qu'à la commenter. Dotés des ressources scolaires nécessaires, d'autres abandonnent, par principe, aux femmes, aux enfants, aux malades, aux vieillards, bref, à tous ceux qui sont «hors jeu», ces activités passives en tout point opposées à ce qu'ils pensent être - des «hommes d'action». Comme les plus démunis, ces faibles lecteurs cultivés trouvent dans la pratique le renforcement de convictions qui se passent de règles écrites, étant entendu que la dévaluation de «la lecture » peut s'accompagner, sans attenter à l'image de soi, de lectures illégitimes tenues pour futiles, mais congruentes avec des habitus virils. D'autres encore, mais il s'agit plutôt en ce cas de lectrices, ne cherchent pas tant à réformer leurs manières d'être, à vivre une vie conforme à des prescriptions éthiques de tous ordres, mais plutôt, et sans doute parce qu'elles s'y conforment « naturellement » et quotidiennement, à s'y dérober dans les mondes fictifs ouverts par la lecture d'évasion. Si l'adhésion aux mondes fictifs implique la croyance - « Pour que ça marche, il faut y croire » -, cette croyance n'est au fond qu'un jeu de (et avec) la croyance : il s'agit de croire à des « histoires » , mais en les considérant néanmoins comme des « histoires » et sans pour autant « se raconter d'histoires » . De ce point de vue, la lecture d'évasion est une lecture profane, un « divertissement » qui ne porte pas vraiment à conséquence, en dépit des identifications temporaires qu'il suppose: «Les gens du peuple, écrit Richard Hog- gart69, savent bien qu'en fait "ce n'est pas comme ça dans la vie". Ils n'espèrent même pas qu'un coup de chance pourrait transformer leur vie. Ils se disent simplement que "ça fait plaisir de penser" à une vie toute rose comme on en voit dans les feuilletons. »

Les pouvoirs de conviction prêtés par l'Église aux Écritures et la nécessité d'en contrôler l'usage restent agissants dans les familles catholiques traditionnelles d'aujourd'hui. Le cas de Sophie de V. est sans doute représentatif de ces lectrices de la grande bourgeoisie

ou de la noblesse catholique conservatrice, pour lesquelles l'observance des rituels religieux, des règles de conduite religieuses et morales est indissociable de la lecture appliquée et répétée d'oeuvres pieuses et de leur divulgation (auprès des enfants notamment) : cas limite sans doute, mais idéal-typique d'une lectrice persuadée qu'il faut suivre à la lettre ce qui est écrit dans les livres canoniques pour le salut de son âme 70, le cas de la comtesse Sophie de V. illustre un usage constant de la lecture, inculqué et transmis de génération en génération, qui ne s'est jamais démenti tout au long de sa trajectoire biographique. Mais le recours à des ouvrages doctrinaux religieux peut aussi être lié à des périodes de « crise » qui portent à la remise de soi et à la recherche momentanée de guides spirituels, quitte à les oublier dès que la crise est passée : tel est, semble-t-il, le cas de la fréquentation passagère des théologiens du judaïsme par Daniele T., styliste de mode.

Si convenu que soit le rapprochement entre littératures d'Église et littératures de parti, la triple homologie des prosélytismes, des corpus et des pratiques de lecture est manifeste. Homologie des intentions propagandistes qui guident les auteurs de textes religieux ou politiques : cherchant à mobiliser des fidèles disposés à œuvrer à leur salut individuel et/ou collectif, les écrits politiques ou religieux doivent expliquer, convaincre, prescrire. Homologie des corpus (qu'il faudrait également comparer du point de vue de la mise en texte - versets - de la matérialité des textes - format de poche -, mais aussi de leur vocation à l'édification des consciences et à la direction des « bonnes » actions - répertoires d'instructions, guides pour l'action) : ouvrages doctrinaux (de théologiens et théoriciens), hagiographies (vies de saints et de militants exemplaires) et catéchismes (missel ou PLR71). Homologie enfin des manières de lire « destinées à faire » (lectures appliquées et répétées, ordonnées, etc.). Même refus, pratiqué ou feint, de toute lecture impie ou profane, non explicitement destinée à conforter « la juste vision du monde » et à « faire advenir le bien » . Les parcours militants étudiés dans cette enquête mettent en évidence la monomanie - temporaire - des lecteurs (lecture exclusive de textes politiques), l'existence de corpus d'œuvres canoniques liés aux appartenances

69 - R. Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970, p. 295. 70 - Sur ce sujet, voir O. Marcel, Une éducation française, Paris, PUF, 1984. 71 - « Petit livre rouge » dans la terminologie indigène des militants maoïstes de l'après-Mai 68.

22 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

partisanes (Marx ou Debord), le sérieux des pratiques de lecture, d'autant plus nécessaire sans doute qu'il ne s'agissait pas de consolider des convictions anciennes mais plutôt de conversions à des croyances nouvelles72.

Les lectures explicitement performatives ne sont pas les seules à susciter la dévotion : sous l'influence conjuguée du système scolaire et de l'idéologie de la création, la lecture de la littérature légitime peut devenir, en tant que telle, objet d'un véritable culte73 et susciter, chez certaines catégories d'aspirants à la dignité et à la promotion culturelles, une véritable quête du salut culturel. Proche des « nouveaux lecteurs » du xixe siècle dont parle Jean Hébrard (les classes populaires qui accèdent à la culture écrite), l'autodidacte est la figure idéal-typique de la croyance littéraire, de la dévotion culturelle, de la quête du salut par la lecture. Au respect ancien du livre, dont la rareté faisait le prix, se substituent l'attrait et le respect des œuvres «rares», les lectures les plus « ambitieuses » des autodidactes. L'insécurité qui hante tous ceux qui ont eu accès à la culture par des voies hétérodoxes, comme la dévotion des oblats qui ont récemment accédé au savoir par la voie orthodoxe, interdisent la désinvolture, inclinent à prendre les textes sérieux avec le plus grand sérieux et à pratiquer la lecture comme un travail méthodique, aux antipodes du divertissement. La quête du salut culturel peut apparaître ainsi dans la sacralité dont est entouré l'objet livre, dans les manières de lire et dans les textes de prédilection : ouvrages philosophiques et littéraires d'autant plus prisés qu'ils sont réputés plus difficiles (voire hermétiques) ou plus rares 74 . Ainsi Jean-Baptiste B., garde forestier, qui manifeste la plus grande révérence dans le maniement et le rangement de ses livres, dont les auteurs de prédilection sont Nietzsche, Derrida, Char, etc., s'impose-t-il de lire au moins cent pages par jour : « La lecture, pour la plupart des gens, c'est ce qu'on fait quand il n'y a vraiment plus rien d'autre à faire. Il faut se dire au contraire que c'est ce qu'on doit faire avant toute autre chose. » Ainsi Laurent G., ouvrier au chômage, cite-t-il, parmi les livres qu'il juge «fondamentaux», Chateaubriand, Shakespeare et Rimbaud, Freud, Hegel et Clausewitz, « tous les vieux classiques auxquels on revient d'une façon ou d'une autre : c'est les livres que je lis constamment, qui reviennent sans arrêt. On a toujours envie d'y revenir. C'est les seuls bouquins que j'emporterais vraiment, qui me seraient vraiment utiles. Y'a peut-être une quinzaine de livres que j'emmènerais toujours avec moi» ; pour sa compagne, Lucie F., documentaliste, «c'est La Pléiade, Musil et Joyce». Ce rapport tendu à la lecture

et à la culture et l'ascèse qu'il implique ne sont sans doute pas étrangers à une représentation de « l'intellectuel accompli» dont les prétendants plus ou moins désarmés s'efforcent de se rapprocher en se conformant aux prescriptions émanant des autorités culturelles les plus « hautes » qu'ils puissent apercevoir. Paradoxalement, en apparence, cette quête du salut culturel « à marche forcée » trouve l'énergie nécessaire à son accomplissement dans une forme de révolte contre la monopolisation de la culture lettrée par des élites héréditaires et des miraculés scolaires et dans

l'intériorisation sans faille de la violence symbolique qu'ils exercent. Mais cette quête du salut culturel n'est sans doute pas réductible à une revanche culturelle : les déplacements culturels et sociaux - parfois de grande ampleur - des autodidactes sont à la fois causes et effets d'interrogations sur le monde social et la place qu'ils y occupent : les livres sont aussi censés être dépositaires de secrets, contenir des réponses aux questions existentielles qu'ils se posent. La croyance dans la valeur des textes est aussi croyance dans la « vérité » de leurs réponses aux problèmes de l'existence.

Les nouvelles doctrines de salut éthique

Les théologies laïques de la libération (de soi), nouvel art de vivre « inventé » par (et pour) la bourgeoisie ou la petite bourgeoisie nouvelles, qui se présentent comme l'envers des anciennes doctrines de salut éthique - comme l'indiquent les préfixes qui les désignent (« contre » ou « anti »-culture, -psychiatrie, -école, etc.) - ont leurs missionnaires et leurs fidèles. Doctrines antidisciplinaires, antinormatives, elles n'en prétendent

72 - II faudrait se demander si le socle de ces conversions n'est pas, en plus d'un cas, celui d'un habitus religieux refoulé. 73 - Sur ■■ le culte de la littérature », voir, par exemple, D. Sallenave (Le Don des morts. Sur la littérature, Paris, Gallimard, 1991) : «Avec les livres, ce sont d'autres hommes qui nous offrent le moyen d'être homme, c'est-à-dire soi-même, véritablement, dans la communauté partagée» (p. 40); «Le livre est l'autre nom du processus de l'humanisation de l'homme » (p. 42) ; « Le manque de livres ne fait pas mourir le corps, il ne fait même pas mourir l'âme ou l'esprit : il empêche seulement l'homme d'être, de devenir homme » (p. 82) ; « Quel que soit son nom, il n'y a pas de littérature sans présence de l'invisible» (p. 112); «En se remettant à la littérature (à la fable, au poème, à la fiction) du "soin de l'âme", l'espérance continue d'être reliée à une transcendance » (p. 113); etc. 74 - Sur ce sujet, voir C. F. Poliak, La Vocation d'autodidacte, Paris, L'Harmattan, 1992 ; « L'accès dérogatoire à l'enseignement supérieur. Les autodidactes de Saint-Denis», in Revue française de sociologie, XXXII-4, 1991, p. 551-575.

Les usages sociaux de la lecture 23

pas moins imposer un nouvel art de vivre, substituant «une morale du devoir de plaisir» à la morale du devoir75. En proposant une définition psychologique de problèmes jusqu'alors perçus en termes de conflit moral ou social et traités en conséquence, ces entreprises protéiformes de (re)construction identitaire contribuent à « la psychologisation du lien social » 7<^ : faisant de tout problème «un problème personnel», invitant chacun à la recherche d'une solution « psychologique » à sa situation (forme sécularisée de la recherche du salut religieux), elles occultent les conflits sociaux (dénégation) et évacuent toute critique sociale. En diffusant les nouvelles doctrines de salut éthique (art de vivre, vie domestique, rapports entre les sexes et les générations), elles contribuent à l'enseignement du style de vie légitime « par une action symbolique qui n'a pas seulement pour effet de produire le besoin de son propre produit [...], mais aussi de légitimer l'art de vivre proposé en modèle » 77 : celui de l'avant-garde éthique de la classe dominante. Si l'imprimé n'est évidemment pas le seul support des messages des nouveaux entrepreneurs de morale 78, il reste un véhicule d'élection pour tous ceux qui sont en quête de références théoriques à partager ou de conseils pratiques à appliquer. Les inventaires de bibliothèques mettent en évidence la coexistence de textes théoriques (Freud, Lacan, Deleuze, Reich, Gentis, Illitch, etc.) et de livres pratiques (Comment choisir son psychanalyste?; Le Corps a ses raisons. Autoguérison. Antigymnastique; Soigner son enfant par l'homéopathie; Comprendre et soigner son enfant; Trouver sa voix; Comédies et drames du mariage. Psycho-guide illustré de la jungle conjugale, etc.). Bien que nombre de ces ouvrages s'apparentent, par leurs dispositifs textuels, par le contrat de lecture qu'ils impliquent, aux livres de conseils, aux guides pratiques (« lire pour faire »), on ne peut pourtant pas confondre Le Jardinage pratique, Les Maladies des plantes d'ornement ou Le Bricolage au foyer avec Comment choisir son psychanalyste ? ou Comprendre et soigner son enfant. Aux savoir-faire s'opposent les savoir-vivre, au maniement des objets, celui des âmes et des corps : mais le souci d'application de ces nouveaux préceptes éthiques, esthétiques, thérapeutiques, pédagogiques, etc., inscrits dans une (nouvelle) vision du monde, suscitent une observance d'autant plus scrupuleuse que le salut éthique des lecteurs semble en dépendre. Ainsi peut-on rendre compte de la place qu'occupent les lectures de l'intime dans les entreprises de reconstruction identitaire des autodidactes, que leurs dispositions mal ajustées à leurs

positions vouent souvent à des entreprises de rectification volontariste de leurs goûts, manières de penser, de dire et de faire.

Lecture esthète et ethnocentrisme lettré

À la participation captivée par le trompe-l'œil de l'intrigue, le suspens, les rebondissements, les surprises, des « lectures ordinaires » s'opposent « la distanciation», «le désintéressement» des lectures lettrées79. Dans sa version la plus orthodoxe, dérivée de la tradition académique, la lecture est à la fois formation de la sensibilité, du goût, du jugement, exercice de l'imagination, invitation au rêve, recréation, rencontre seul à seul avec «les grandes œuvres», communion d'âme à âme avec « les grands écrivains » : érudite ou mondaine, elle ne diffère au fond des lectures ordinaires que par l'emphase et la gratuité revendiquée de la pratique. Mais l'intérêt lettré pour le texte s'est progressivement déplacé du monde représenté vers le dispositif de représentation : l'analyse formelle du texte conçu comme machine linguistique et sémiotique a été peu à peu constituée en idéal-type de la lecture lettrée. Lecture de professionnels, lecture de clercs, elle est actualisation d'une qualité littéraire inscrite dans le texte par son auteur et dont le lecteur doit retrouver les cheminements. La découverte du réseau de références croisées tissées autour de l'œuvre - plaisir d'érudition -, la compréhension des allusions, des références, des signes discrets d'appartenance à l'élite - plaisir d'« en être » 80 -

75 - Voir P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 424. 76 - R. Castel et J.-F. Lecerf, « Le phénomène psy et la société française », in Le Débat, 1-2-3, 1980. 77 - P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 422. 78 — Voir, par exemple, la divulgation radiophonique de la psychologie et de la psychanalyse par les émissions de M. Grégoire ou F. Dolto (sur ce sujet, voir D. Cardon, « Chère Ménie. . . Émotions et engagements de l'auditeur de Ménie Grégoire», in Réseaux, 70, mars-avril 1995, p. 41- 78). Complément ou substitut de la lecture des textes canoniques, le registre de l'oralité a toujours contribué à sa manière au salut religieux ou politique, avec prédicateurs et sermons, orateurs et meetings, etc. 79 - Parce que « l'excellence littéraire » est un enjeu de luttes dans trois champs relativement autonomes (le champ littéraire, le champ de la critique, le champ de l'enseignement), la définition de « la lecture lettrée » varie non seulement historiquement, mais aussi en fonction de la position occupée dans ces différents champs. 80 — « Le principe du plaisir que procurent ces jeux tout de raffinement qui se jouent entre raffinés, réside, en dernière analyse, dans l'expérience déniée d'un rapport social d'appartenance et d'exclusion» (P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 583-585).

24 Gérard Mauger et Claude F. Poliak

sont au principe des profits intimes de la délectation lettrée.

Quelle qu'en soit la forme — érudite ou mondaine, traditionnelle ou moderne —, ce point de vue lettré sur la lecture littéraire et libre, conçue comme fin en soi, voulant ignorer toute fin externe, s'indigne à l'idée de traiter la littérature, non comme objet de contemplation, de délectation ou d'analyse, mais comme un instrument (en concurrence avec d'autres) permettant de satisfaire - avec plus ou moins de succès - des intérêts externes : autant que la possession d'une compétence spécifique, la mise en suspens de toute intention pratique est la condition de l'accès à la littérature. Lecture «pure», «désintéressée», «gratuite», elle s'intéresse aux textes « non pour en faire quelque chose, c'est-à- dire pour les faire entrer, comme des instruments utiles et perfectibles, dans un usage pratique, mais pour les gloser en les rapportant à d'autres textes » 81. Or l'enquête met en évidence le caractère pour le moins exceptionnel de cette pratique : les lecteurs ordinaires (et sans doute aussi la plupart des lecteurs lettrés) investissent dans leurs lectures des « intérêts » externes qui trouvent leur principe dans leur histoire et leur position dans l'espace social (scolaire, familiale, professionnelle, etc.). La rupture avec l'ethnocentrisme lettré qui, par une universalisation incontrôlée des présupposés inscrits dans le statut de lector et la skholé scolaire, fait d'une expérience très particulière de la lecture (menée à loisir, presque toujours répétée, méthodiquement orientée vers l'extraction d'une signification cohérente) le modèle universel de toute lecture passe par Pobjectivation des conditions historiques et sociales de possibilité du plaisir esthétique, ce « plaisir pur qui doit pouvoir être éprouvé par tout homme » : on découvre alors qu'il est le privilège rare de ceux qui ont accès aux conditions dans lesquelles la disposition « pure » peut se constituer durablement82. Elle suppose aussi la recherche des intérêts pratiques (suspendus par la lecture lettrée mais peut- être aussi impensés, refoulés, déniés83) qui, en dehors du plaisir esthétique, portent à lire tous ceux qui - faute des conditions requises - restent inaccessibles au « plaisir pur » et l'identification des situations qui sont au principe des divers intérêts investis dans les lectures ordinaires. La lecture lettrée, inséparable de la situation scolastique, pour laquelle tout texte est invitation au déchiffrement d'un sens et qui voit dans l'exégèse, le commentaire, l'interprétation, la fin de toute lecture, n'est qu'un cas particulier dans l'ensemble des pratiques de lecture.

En définitive, s'interroger sur les raisons que les agents ont de lire (ou de ne pas lire), identifier leurs «intérêts à la lecture», «les usages sociaux de la lecture», c'est seulement étendre à la lecture (comme à toutes les autres conduites humaines) le mode d'explication et de compréhension universelle qui définit la vision scientifique et arracher la lecture au statut d'extraterritorialité que les intellectuels et plus précisément les littéraires sont enclins à lui accorder : ce qui ne signifie ni que ces intérêts sont nécessairement conscients, ni bien sûr qu'ils sont économiques, matériels 8 . Contre la vision lettrée de la lecture comme pratique désintéressée, autosuffisante, l'enquête, attentive au point de vue des enquêtes, étudie les intentions pratiques des lecteurs (les motifs, les raisons déclarés), les intérêts qu'ils investissent dans la lecture, les usages qu'ils en font, les effets qu'ils en attendent, les « intérêts à la lecture» (les bénéfices attendus, retirés). La mise au jour des usages sociaux de la lecture, des intérêts à la lecture, permet alors de mieux rendre compte de la distribution sociale des pratiques de lecture.

81 - P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 77. 82 - La scholastic view (Austin) est rendue possible par la distance au monde et aux urgences de la nécessité - la situation de skholé - dont l'école est une forme particulière en tant que situation institutionnalisée de loisir studieux. 83 - Tout porte à croire, en effet, avec R. Caillois, que le roman (comme le cinéma) « s'adresse à un public qui, dans son ensemble, n'est guère friand d'émotions esthétiques et qui, dans le meilleur des cas, ne les goûte que par surcroît, quand on les lui offre : il faut qu'autre chose les fasse passer [...]. L'émotion essentielle que procure la lecture des romans n'appartient pas à l'ordre de la jouissance esthétique désintéressée. Elle repose sur une participation et une identification» (Approches de l'imaginaire, op. cit. ; voir aussi N. Sarraute, « Ce que voient les oiseaux», art. citX Dans le cadre de la distinction proposée par V. Jouve (La Lecture, op. ciQ entre « lectant » (« instance de la secon- darité critique qui s'intéresse à la complexité de l'œuvre ») et « lisant » (« cette part du lecteur piégée par l'illusion referentielle qui considère, le temps de la lecture, le monde du texte comme un monde existant»), l'intérêt du lectant va vers le non-figuratif ou le porte, dans le figuratif, vers la figuration plus que vers le figuré ; à l'inverse, le lisant est allergique au non-figuratif (il y recherche en vain le figuré) et, dans le figuratif, il s'intéresse au figuré plus qu'à la figuration. Cette distinction se trouve déjà chez Thibaudet qui oppose « les liseurs de romans » aux «lecteurs de romans». Les premiers «se recrutent dans un ordre où la littérature existe, non comme un divertissement accidentel, mais comme une fin essentielle » (Le Liseur de romans, Paris, Crès, 1925). 84 - En d'autres termes, on considère que toute pratique de lecture peut être décrite comme un mouvement en trois temps (» avant lire »/ « lire »/« après lire ») : des « intérêts à la lecture » qui trouvent leur origine dans la situation du lecteur (« avant lire »), incitent à un « faire » (« lire ») qui porte à conséquences, immédiates ou différées (« après lire ») et qui consolident en retour les « intérêts à la lecture ». L'accent mis classiquement sur la seconde phase (« lire ») - qui est aussi la plus difficilement accessible à l'enquête - est ici déplacé sur les deux autres.