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Communication L’essor de la psychanalyse entre 1952 et 2002 Psychoanalysis between 1952 and 2002 M. Laxenaire * B.P. 24, 54690 Lay-Saint-Christophe, France Résumé C’est après la Libération que la psychanalyse a pris en France un essor considérable. Sur le plan théorique, elle a progressivement évolué vers la création d’une psychanalyse à la française et sur le plan pratique elle s’est incorporée des techniques psychothérapiques qui au départ n’avaient rien à voir avec elle. Ce fut, dès les années 1950, le cas des thérapies de groupe et du psychodrame, un peu plus tard celui de la relaxation et des thérapies familiales. Toutes ces techniques, non-psychanalytiques au départ, devinrent psychanalytiques en arrivant en France. Cette remarquable faculté d’absorption est une preuve parmi d’autres de la vitalité et du dynamisme avec lesquels s’est développée la psychanalyse dans notre pays entre 1952 et 2002. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract There was a major development of psychoanalysis in France after World War 2; it gradually evolved towards a specific french approach and integrated various psychotherapy techniques coming from other theoretical backgrounds; group therapies, psychodrama and then later relaxation and family therapies are various examples of such techniques; such a capacity of absorption is, among others, a proof of the dynamic development of psychoanalysis in France between 1952 and 2002. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés: Histoire; Psychanalyse; Psychodrame; Relaxation; Thérapie de groupe; Thérapies familiales Keywords: Family Therapies; Group Therapies; History; Psychoanalysis; Psychodrama; Relaxation 1. Introduction La psychanalyse n’a pas attendu la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour pénétrer l’espace psychiatrique fran- çais, mais c’est après la Libération qu’elle a pris en France un essor considérable. Sur le plan théorique, elle a progres- sivement évolué vers la création d’une psychanalyse à la française et sur le plan pratique elle s’est incorporée des techniques psychothérapiques qui au départ n’avaient rien à voir avec elle. Ce fut, dès les années cinquante, le cas des thérapies de groupe et du psychodrame, un peu plus tard celui de la relaxation et des thérapies familiales. Toutes ces techniques, non-psychanalytiques au départ, devinrent psy- chanalytiques en arrivant en France. Cette remarquable faculté d’absorption est une preuve parmi d’autres de la vitalité et du dynamisme avec lesquels s’est développée la psychanalyse dans notre pays entre 1952 et 2002. Si l’on ajoute que la psychothérapie institutionnelle lui fut largement redevable de sa théorisation et de son succès, on ne sera pas étonné que certains aient pu parler pour cette époque « d’impérialisme psychanalytique ». La courbe de développement de la psychanalyse fut, en effet, nettement ascendante jusqu’aux années 1980 puis un peu plus lente ensuite, du fait de la conjonction de plusieurs facteurs, * Auteur correspondant. Ann Méd Psychol 160 (2002) 772–778 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 6 8 - 8

L'essor de la psychanalyse entre 1952 et 2002

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Communication

L’essor de la psychanalyse entre 1952 et 2002

Psychoanalysis between 1952 and 2002M. Laxenaire *

B.P. 24, 54690 Lay-Saint-Christophe, France

Résumé

C’est après la Libération que la psychanalyse a pris en France un essor considérable. Sur le plan théorique, elle a progressivement évoluévers la création d’une psychanalyse à la française et sur le plan pratique elle s’est incorporée des techniques psychothérapiques qui au départn’avaient rien à voir avec elle. Ce fut, dès les années 1950, le cas des thérapies de groupe et du psychodrame, un peu plus tard celui dela relaxation et des thérapies familiales. Toutes ces techniques, non-psychanalytiques au départ, devinrent psychanalytiques en arrivant enFrance. Cette remarquable faculté d’absorption est une preuve parmi d’autres de la vitalité et du dynamisme avec lesquels s’est développéela psychanalyse dans notre pays entre 1952 et 2002. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

There was a major development of psychoanalysis in France after World War 2; it gradually evolved towards a specific french approachand integrated various psychotherapy techniques coming from other theoretical backgrounds; group therapies, psychodrama and then laterrelaxation and family therapies are various examples of such techniques; such a capacity of absorption is, among others, a proof of thedynamic development of psychoanalysis in France between 1952 and 2002. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Allrights reserved.

Mots clés: Histoire; Psychanalyse; Psychodrame; Relaxation; Thérapie de groupe; Thérapies familiales

Keywords: Family Therapies; Group Therapies; History; Psychoanalysis; Psychodrama; Relaxation

1. Introduction

La psychanalyse n’a pas attendu la fin de la DeuxièmeGuerre mondiale pour pénétrer l’espace psychiatrique fran-çais, mais c’est après la Libération qu’elle a pris en Franceun essor considérable. Sur le plan théorique, elle a progres-sivement évolué vers la création d’une psychanalyse à lafrançaise et sur le plan pratique elle s’est incorporée destechniques psychothérapiques qui au départ n’avaient rien àvoir avec elle. Ce fut, dès les années cinquante, le cas desthérapies de groupe et du psychodrame, un peu plus tard

celui de la relaxation et des thérapies familiales. Toutes cestechniques, non-psychanalytiques au départ, devinrent psy-chanalytiques en arrivant en France. Cette remarquablefaculté d’absorption est une preuve parmi d’autres de lavitalité et du dynamisme avec lesquels s’est développée lapsychanalyse dans notre pays entre 1952 et 2002.

Si l’on ajoute que la psychothérapie institutionnelle luifut largement redevable de sa théorisation et de son succès,on ne sera pas étonné que certains aient pu parler pour cetteépoque « d’impérialisme psychanalytique ». La courbe dedéveloppement de la psychanalyse fut, en effet, nettementascendante jusqu’aux années 1980 puis un peu plus lenteensuite, du fait de la conjonction de plusieurs facteurs,* Auteur correspondant.

Ann Méd Psychol 160 (2002) 772–778

www.elsevier.com/locate/amepsy

© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 6 8 - 8

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parmi lesquels la découverte et la diffusion de techniquespsychothérapiques sans lien avec la psychanalyse et qui, àpartir des années 1970, gardèrent cette fois leur identité etleurs bases conceptuelles spécifiques et dans un domainevoisin et se voulant concurrentiel, la diffusion grandissantede la psycho-pharmacologie à l’ensemble du champ psy-chiatrique [2,3].

Dans le temps qui m’est imparti, je ne pourrai donner quequelques points de repères de cette histoire complexe, pleinede rebondissements et de conflits, qui demanderait pourtantde longs développements et des explications nuancées. Jeme contenterai donc de signaler les tournants et les rupturesqui ont marqué l’évolution de la psychanalyse et pour tenterd’évaluer le retentissement de son essor sur la psychiatriefrançaise, je donnerai quelques exemples des communica-tions psychanalytiques présentées devant la Sociétémédico-psychologique à cette même période.

2. Les débuts de la psychanalyse à la française

Quels furent les débuts de la psychanalyse à la fran-çaise ? Élisabeth Roudinesco, qui a consacré, en 1986, deuxvolumes très documentés à L’histoire de la psychanalyse enFrance [4], situe le moment fondateur au premier congrèsmondial de psychiatrie qui s’est tenu à Paris en 1950. Ellerappelle que « de la première à la troisième génération, tousles psychanalystes français de la SPP avaient participé àcecongrès et avaient commencé d’y marquer leurs différencesavec les psychanalystes anglo-saxons ». La SPP (SociétéPsychanalytique de Paris), seule société de psychanalyse àl’époque, avait été fondée en 1926 par douze psychanalystesde la première génération, parmi lesquels M. Bonaparte,É. Pichon, H. Codet, R. Laforgue.

Les psychanalystes américains étaient représentés aucongrès par F. Alexander, qui avait exposé les thèmes del’École psychosomatique de Chicago. D. Lagache, de soncôté, avait défendu l’ idée d’une fusion de la psychologie etde la psychanalyse tandis que J. Lacan, s’appuyant sur lestravaux de F. de Saussure et de R. Jacobson et se rangeantdu côtéde structuralistes comme C. Lévi-Strauss, avait émispour la première fois l’ idée d’une structure langagière de lapsychanalyse. Tous les psychanalystes français, cependant,s’étaient retrouvés d’accord pour critiquer la direction prisepar la psychanalyse américaine, trop pragmatique à leursyeux car visant à recentrer la théorie de l’ inconscient surune psychologie de la conscience et l’expérience de la curesur un travail adaptatif.

Dans les années qui suivirent ce congrès, la penséepsychanalytique se révéla particulièrement riche et fécondeen France et amorça, dès cette époque, son essor sur ledouble plan théorique et pratique. Ilse et R. Barande, qui ontécrit, en 1975, une Histoire de la psychanalyse en France

[1], résument le dynamisme qui animait les psychanalystesd’alors. « Sacha Nacht, écrivent-ils, soucieux de l’héritagefreudien, non dans une application a priori mais dans uneredécouverte personnelle, accumulait les travaux de recher-che dans une écriture précise et claire. Daniel Lagacheproposait une théorie originale du transfert et Marc Schlum-berger un approfondissement des analogies du rêve et de lanévrose (la formule selon laquelle la névrose est un rêve ratéest de lui). Francis Pasche élargissait la notion de pulsion demort. Maurice Bouvet, qui disparaîtra prématurément à48 ans en 1960, portait la relation d’objet à une placecentrale tandis que Béla Grundberger élevait le narcissismeau rang d’une instance autonome dans la topique dupsychisme. »

Peut-être du fait de son succès et de sa diffusion de plusen plus large, la psychanalyse fut, dans les années cin-quante, l’objet de deux condamnations. La première éma-nait du parti communiste. La psychanalyse devait êtrecondamnée, écrivait Sven Follin dans L’Humanité, « parcequ’elle relevait d’une science bourgeoise rejoignant lafamille des idéologies fondées sur l’ irrationnel, jusque et ycompris l’ idéologie nazie. Elle pouvait de ce fait conduire àla guerre » ! La seconde condamnation venait de la hiérar-chie catholique qui invitait les croyants « àne pas adhérer àla doctrine psychanalytique, parce qu’elle représentait undanger, étant le fruit malade du grossier matérialisme deFreud » (Gemelli, cité par É. Roudinesco, p. 210).

Cela dit, ces deux oppositions n’empêchèrent pas lapsychanalyse de se développer et aucun psychanalyste,même communiste, comme S. Lebovici, n’accepta d’enté-riner cette condamnation. Quant aux psychanalystes catho-liques, ils passèrent outre, eux aussi, aux avis de leurhiérarchie et à l’ instar de M. Oraison et de L. Beirnaert,continuèrent à interroger les vocations religieuses à lalumière de la cure psychanalytique.

3. L’extension de la psychanalyse à des domaines non-psychanalytiques

En fait, ce qui est surtout intéressant de signaler à cetteépoque, c’est l’extension de la psychanalyse àdes domainesnouveaux, qui nés dans des contextes théoriques pourtantdifférents, s’ intégrèrent cependant rapidement à la psycha-nalyse dès leur arrivée dans l’environnement intellectuelfrançais. J’en donnerai deux exemples, celui du psycho-drame et celui de la thérapie de groupe.

3.1. Le psychodrame psychanalytique

Le psychodrame avait été imaginé aux États-Unis, peuavant la guerre, par J.-L. Moreno, selon des conceptionsétrangères, voire hostiles à la psychanalyse. Pour rendrecompte des effets thérapeutiques du psychodrame, Moreno

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invoquait, en effet, des notions telles que la catharsis, laspontanéité, le changement de rôle ou les effets de l’ inter-subjectivité, tout en récusant tout recours à l’ inconscient. EnFrance, sa théorisation fut immédiatement critiquée au nomde la psychanalyse et remplacée par une théorie issue desconcepts freudiens.

Ce furent, en effet, trois psychanalystes travaillant dans leservice du professeur Heuyer à Paris, S. Lebovici,R. Diatkine et É. Kestemberg, qui utilisèrent les premiers latechnique psychodramatique chez l’enfant mais rejetèrentd’emblée le corpus théorique de Moreno en démontrant queles effets thérapeutiques du psychodrame ne pouvaients’expliquer que par les concepts psychanalytiques. Deretour des États-Unis, en 1955, où elle avait pourtant étél’élève de Moreno, Anne Ancelin Schützenberger fit demême avec le psychodrame d’adulte. Quant à D. Anzieu,puis Paul et Génie Lemoine, ils achevèrent d’ inclure défi-nitivement la méthode au sein de la psychanalyse.

3.2. L’analyse de groupe

La même aventure arriva à la thérapie de groupe. Née,elle aussi, aux États-Unis, à la suite des expériences de KurtLewin sur le fonctionnement des petits groupes, elle relevaitexclusivement de la psychosociologie et plus précisémentde « la dynamique des groupes ». Ce fut cette fois D. Anzieuqui fit passer la thérapie de groupe dans le champ de lapsychanalyse, secondé ensuite par de nombreux collabora-teurs, parmi lesquels on peut citer A. Missenard, P. Dubuis-son, G. Testemale Monod et R. Kaès. Quant àD. Widlöcher,il a consacré un de ses premiers ouvrages à ce délicatproblème d’adaptation.

À l’heure actuelle, analyse de groupe et psychodramesont généralement pratiqués dans une technique qui les as-socie dans une optique d’ interprétation uniquement psycha-nalytique, comme c’est le cas, par exemple, à l’ Institutd’Analyse de Groupe et de Psychodrame, structure qui asuccédé au Groupe Français de Sociométrie et dont le chan-gement de nom traduit bien l’adhésion à la psychanalyse.

En dehors du psychodrame et de l’analyse de groupe, onpourrait montrer de la même façon que la relaxation deSchultz est devenue, en France, « relaxation psychanalyti-que » avec Michel Sapir et que les thérapies familiales,originellement systémiques, ont été elles aussi « contami-nées » par la psychanalyse de la grande époque, au pointqu’aujourd’hui les thérapeutes familiaux se partagent endeux courants d’égale importance, le systémique et lepsychanalytique.

3.3. La psychothérapie institutionnelle

La psychothérapie institutionnelle pose un problème unpeu différent. Elle n’est pas née directement de la psycha-

nalyse mais elle ne se serait certainement jamais développéeaussi largement sans le contexte psychanalytique des années1950. En association avec la psychopharmacologie, elle acontribué à changer du tout au tout l’ image de l’anciennepsychiatrie asilaire. « Les psychiatres de cette époque,écrivent Ilse et R. Barande [1], ont voulu guérir l’asile pourguérir le malade. »

Le pionnier de la psychothérapie institutionnelle fut sansconteste F. Tosquelles qui, déjà pendant la guerre, à Saint-Alban dans la Lozère, en a jeté les bases. Avec la création dusecteur et du fait de l’écoute psychanalytique de psychiatres,qui à l’époque étaient nombreux à se faire analyser, elle apris une extension considérable. Cette extension a étéégalement due à ce que la psychanalyse a su s’adapter autraitement des psychoses dans leur contexte institutionnel.De nombreux travaux ont été consacrés à l’époque à lapsychothérapie psychanalytique des psychoses, par exem-ple. Parmi beaucoup d’autres, on peut mentionner ceux deN. Abraham et de M. Torok, d’A. Green (qui a défendu lanotion de psychose blanche), de M. Mannoni, de R. Misès,de P. Racamier. Un ouvrage de ce dernier, notamment Lepsychanalyste sans divan, dont le sous-titre est : « Lapsychanalyse et les institutions de soins psychiatriques », aeu un retentissement considérable. Il atteste, à lui seul, del’essor de la psychanalyse dans le domaine institutionnel del’époque.

Parmi les grands pionniers de la psychothérapie institu-tionnelle, il faudrait également citer les expériences deJ. Oury à la clinique de La Borde, de même que celles du13e arrondissement sous l’ impulsion de P. Paumelle avec lacollaboration de R. Diatkine et de S. Lebovici. Quant àR. Misès, il a été un des premiers à développer la psycho-thérapie institutionnelle dans le domaine de la pédopsychia-trie. C’est ainsi qu’un modèle de fonctionnement psychana-lytique du secteur se dessine un peu partout en France à cemoment-là.

4. La première scission : 1953

C’est pourtant dans ce contexte de grande extension quese produisit la première scission entre psychanalystes. En1953, la SPP était présidée par Sacha Nacht et comptait defortes personnalités comme D. Lagache, J. Lacan,M. Bouvet, F. Pasche, G. Parcheminey, M. Schlumberger,pour ne citer que les plus connus. Ces analystes se divisèrentsur un problème, qui allait ultérieurement devenir récurrentdans toutes les sociétés de psychanalyse, celui de la forma-tion.

Sacha Nacht, en proposant la création d’un instituthiérarchisé et un cursus rigide, provoqua une forte opposi-tion au sein de la SPP. De plus, les premiers symptômes dece qu’on pourrait appeler « l’affaire Lacan » se manifestè-

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rent au même moment. On reprochait à J. Lacan unepratique psychanalytique peu orthodoxe, des séances tropcourtes et l’utilisation du transfert de ses analysants à desfins partisanes. La commission des habilitations de laSociété refusa de valider ses cures. En réalité c’était sapersonnalité qui était de plus en plus mal tolérée. Pascheécrivit à l’époque : « Même si Lacan n’a pas inspiré leconflit, il en est responsable du fait de sa seule présence »[5]. Lacan le traitera de Robespierre.

Après une séance dramatique, le 16 juin 1953, Lacan estacculé à la démission et fonde avec D. Lagache, J. Favez-Boutonier et F. Dolto, qui l’ont suivi, une nouvelle société,la SFP (SociétéFrançaise de Psychanalyse), en conséquencede quoi tous les membres de la nouvelle société sont exclusde l’ IPA (International Psychoanalytic Association). Cetteexclusion inattendue va empoisonner l’avenir de la nouvellesociété et aboutira à une nouvelle scission dix ans plus tard.

Malgré ce handicap, la SFP représente, à partir de 1953,la frange la plus active de la psychanalyse française. « Cefut, écrit Élisabeth Roudinesco, l’âge d’or de la psychana-lyse, ses plus belles années… La SFP était alors une sociétéactive, bouillonnante, prospère, ouverte à tous les moder-nismes. »

C’est pendant les dix ans qui vont de 1953 à 1963 que sedessinent nettement les contours d’une psychanalyse à lafrançaise. Les psychanalystes qui en sont à l’origine sontceux de la troisième génération. Ils suivent les enseigne-ments de Bouvet, Lacan, Lagache, Dolto et s’appellentD. Anzieu, J.-B. Pontalis, J. Laplanche, M. Safouan. Ce sontdes universitaires, philosophes de formation, souvent sortisde l’École Normale Supérieure, élèves de Lagache etanalysants de Lacan.

D’autres comme S. Leclaire, F. Perrier et W. Granoff sontdes médecins, psychiatres de formation. D’autres qui appar-tiennent à une génération plus jeune viennent des deuxcôtés. Ils s’appellent D. Widlöcher, J. C. Lavie, V. Smirnoff,R. Pujol, P. Aulagnier, G. Rosolato. Tous marqueront de leurempreinte une réflexion théorique très riche.

À l’époque, l’ influence et le rayonnement de ces psycha-nalystes sont immenses. À Paris comme en province,presque tous les psychiatres en formation se font analyser.Mustapha Safouan implante la psychanalyse à Strasbourg etfonde avec L. Israël, élève du Professeur Kammerer, un desfoyers les plus actifs de la psychanalyse en France. À lamême époque, deux événements sur lesquels je n’ai mal-heureusement pas le temps d’ insister donnent une idée durayonnement de la psychanalyse : le colloque de Bonnevalet le premier « Livre blanc de la psychiatrie ».

4.1. Le colloque de Bonneval

Les psychiatres, conscients de l’ influence grandissante dela psychanalyse, cherchent à susciter avec elle des confron-

tations. C’est dans cet esprit qu’H. Ey réunit à Bonneval uncolloque dont le thème sera « la notion d’ inconscient ».Lacan y affronte par élèves interposés, S. Leclaire etF. Perrier, son ancien condisciple de Sainte-Anne. Desphilosophes, P. Ricœur, M. Merleau-Ponty, J. Hyppolite ydialoguent avec des psychiatres, C. Blanc, S. Follin,G. Lantéri-Laura et avec des psychanalystes non engagés ducôté lacanien, S. Lebovici, J. Laplanche, A. Green,R. Diatkine. Ce colloque aura un retentissement considéra-ble et contribuera à préciser et à populariser les théories deLacan face à l’organo-dynamisme d’Henri Ey.

4.2. Le livre blanc

Quant au premier livre blanc, il a été écrit, en 1967,également sur une initiative d’H. Ey. Psychiatres et psycha-nalystes y définissent en commun les nouveaux contours dela psychiatrie et il aboutira, après 1968, à la séparation de laneurologie et de la psychiatrie. À côté de psychiatrescomme G. Daumezon, L. Bonnafé et J. Ayme, on voit yparticiper des psychanalystes comme R. Misès, S. Leclaireet A. Green.

5. La scission de 1963

Une deuxième scission intervient en 1963. Comme je l’aidit, la SFP, pendant cette période intellectuellementbrillante, était sournoisement minée par sa non reconnais-sance par l’ Internationale (IPA). Il serait fastidieux derappeler tous les épisodes de cette affaire mais il apparaîtque c’est, une fois de plus, la personnalité de Lacan quicontinue de poser problème aux instances internationales.On lui reproche toujours sa pratique peu orthodoxe et sesséances courtes et, malgré les efforts de conciliation deS. Leclaire et de D. Widlöcher, une deuxième scission seproduit en 1963-1964. Lacan s’exclut de lui-même et fondele 21 juin 1964 l’École Française de Psychanalyse, quideviendra peu après l’École Freudienne de Paris (EFP).Quant à la SFP, elle change de nom et devient l’APF(Association Psychanalytique de France) et rassemble tousceux qui n’ont pas voulu suivre Lacan.

6. Essor des deux sociétés : APF et EFP

Bien que séparées et peut-être parce que séparées, ce quicrée de l’émulation, ces deux sociétés connaîtront chacunepour leur propre compte un essor et une expansion consi-dérables. L’EFP, qualifiée de lacanienne, compte dans sesrangs S. Leclaire et F. Dolto restés fidèles à Lacan. Elle serarejointe, au fil des années, par de nombreux psychanalystes,séduits par le discours à la fois obscur et novateur de Lacan.

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Son séminaire, suivi par des psychiatres mais également pardes philosophes, des psychologues, des linguistes et desécrivains, devient un fait de société, un lieu de rassemble-ment dont n’est pas exclu un certain snobisme. Beaucoup depsychiatres et de psychanalystes, cependant, s’enthousias-ment pour une approche nouvelle de la psychanalyse, plusphilosophique, moins centrée sur la libido et la pulsion.

Il serait trop long de citer les membres de l’Écolefreudienne qui ont contribué à son rayonnement, mais onpeut tout de même rappeler les noms de ceux qui se sontparticulièrement illustrés dans une conception « laca-nienne » de la psychanalyse : J. Aubry, J. Clavreul,C. Conté, Dumézil, Guattari, R. Lefort, G. Le Gaufey, Paulet G. Lemoine, P. Legendre, Maud et O. Mannoni,C. Melman, J.A. Miller, C. Rabant, C. This, etc.

En 1968, cependant, pourtant un des plus fidèles disciplesde Lacan, F. Perrier, décide de faire scission à son tour etfonde avec N. Saltzmann, J. Sédat et quelques autres « lequatrième groupe ». La raison, comme d’habitude, porte surun différend à propos de la formation. F. Perrier n’est pasd’accord avec Lacan qui vient d’ instituer àce moment-làunprocessus compliqué d’accession à la fonction de psycha-nalyste, « la passe ». Le système, appliqué pendant quelquetemps au sein de l’EFP, apportera du reste beaucoup dedéboires et sera pratiquement abandonné au fil des années.Le quatrième groupe, très dynamique jusqu’à la mortprématurée de F. Perrier, fit connaître ses idées dans unerevue qui connut un grand succès, Topique.

L’École de Strasbourg, par l’ intermédiaire de LucienIsraël, se rattache à l’EFP et contribue à former un grandnombre de psychanalystes dont plusieurs universitaires quitenteront aux quatre coins de la France le difficile mariagede la psychanalyse et de l’université : J.-J. Kress à Brest,R. Wartel à Angers, M. Patris à Strasbourg, moi-même àNancy.

En dehors des séminaires, l’École freudienne diffuse sesidées à travers différentes revues dont la plus étrange futcertainement Scillicet, dans laquelle les articles ne sont passignés (ce qui rend délicat l’usage des citations). Les autrespublications sont Les lettres de l’EFP, Ornicar ? Le coqhéron et plus tard L’âne.

De son côté, l’APF continue sa brillante trajectoire grâceà une revue fondée en 1964 et qui ne s’éteindra volontaire-ment qu’en 1999, La Nouvelle Revue Française de Psycha-nalyse, enfant de la maison Gallimard grâce à J.-B. Pontalis.Chaque numéro fait le tour complet d’un thème dans sesaspects historiques, littéraires, philosophiques à la lumièrede la psychanalyse. Elle a un succès considérable et devientune sorte de guide pour toute la pensée psychanalytique nonlacanienne.

Parmi les rédacteurs, on trouve les membres de la SFPqui ont rompu avec Lacan en 1964 mais ont conservé aveclui des affinités intellectuelles. Il s’agit souvent de ses

anciens analysants. Parmi les plus célèbres : D. Widlöcher,D. Anzieu, W. Granoff, J. Laplanche, J.-B. Pontalis,J.-C. Lavie, G. Rosolato, F. Gantheret, M. Schneider, aux-quels s’ajouteront J. Starobinski, J. Pouillon et un co-rédacteur anglo-pakistanais, M. Khan.

7. Les dernières scissions

Toutefois, à partir de 1968, le rayonnement de Lacanéclipse un peu tous les autres. Certains le suivent aveuglé-ment, d’autres de façon critique et nuancée, d’autres enfin lecombattent avec passion. Dans le monde psychanalytique, iln’est indifférent à personne. Il n’est pas question de décrireici ni même de résumer une pensée complexe exprimée defaçon souvent baroque (on a parlé àson égard de « gongo-risme ») mais il est incontestable que cette pensée a eu unimpact important sur un grand nombre d’ intellectuels,psychanalystes ou non et qu’elle a porté le rayonnement dela psychanalyse à un niveau encore jamais égalé en Franceauparavant. Les quinze dernières années de l’enseignementde Lacan marquent certainement l’apogée de l’essor de lapsychanalyse en France.

Mais il n’est rien en ce monde qui n’ait une fin. À la finde sa vie, Lacan, vieilli, soumis aux pressions de sonentourage et de sa famille, décide, contre toute logique, dedissoudre l’École qu’ il avait fondée. Il mourra un an plustard, en 1981, après cette ultime provocation. Sur lesdécombres de l’EFP, son gendre J.-A. Miller fondera l’Écolede la Cause Freudienne qui s’en tient jusqu’à aujourd’hui àun commentaire brillant mais qui n’a plus l’attrait de lanouveauté des paroles du Maître recueillies pieusement aucours des séminaires des années créatives. Par ailleurs denombreuses autres formations psychanalytiques, qu’ il seraittrop long d’énumérer, sont nées de ce qu’on a appelé «ladiaspora lacanienne ». Nul ne peut dire avec certitudeaujourd’hui ce qu’ il en sortira dans l’avenir. Quant à la SPP,elle continue son expansion régulière au sein de l’ IPA donton peut noter avec une certaine fierté que sa présidence estactuellement assurée par un Français, D. Widlöcher.

8. La psychanalyse dans les Annales médico-psychologiques

Pendant cette époque de grande effervescence psychana-lytique, comment se présente la psychanalyse au sein de laSociété médico-psychologique ? Pour le savoir, j’ai relevédans les AMP les articles relevant de la psychanalyse entre1952 et 2002 et j’en donnerai, en guise de conclusion,quelques exemples.

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En moyenne, on compte trois à cinq articles de psycha-nalyse présentés annuellement à la Société au début desannées 1950, mais ce nombre augmente à partir de 1960,indiquant la place grandissante de la psychanalyse dans lapensée psychiatrique française. En 1953, on trouve encoredes communications de Marie Bonaparte, l’une sur « Psy-chanalyse et anthropologie », l’autre sur « Psychanalyse etbiologie », une autre de R. Loewenstein, l’analyste deLacan, sur « Psychanalyse et antisémitisme » et une deP. Diel sur « Le symbolisme dans la mythologie grecque ».On le voit, les préoccupations sont éclectiques.

Elles sont parfois surprenantes. En 1954, Lacan commu-nique avec Cénac sur « Une introduction théorique auxfonctions de la psychanalyse en criminologie ». Un autrearticle, plus polémique sans doute, de Mme Cavé, estintitulé «Rechute de maladie mentale après traitementpsychanalytique ». Plus intéressante paraît être une commu-nication d’H. Collon sur « L’ intérêt d’une technique rapided’ inspiration psychanalytique en pratique médicale cou-rante », car il s’agit peut-être là d’un des premiers articlessur la psychothérapie d’ inspiration psychanalytique. Plusintéressants encore sont des articles sur « Le traitementpsychanalytique des psychotiques et de la schizophrénie »par divers auteurs, ce qui confirme l’extension de lapsychanalyse au domaine de la psychose et donc de lapsychothérapie institutionnelle.

Dans ces années-là, on trouve également des articles surl’enseignement de la psychanalyse, dont l’un de P. Marchaiset Y. Lormeau intitulé «Réflexion sur l’ introduction à lapsychanalyse et de la méthode freudienne » (1964). Ontrouve aussi beaucoup de travaux sur l’application de lapsychanalyse en alcoologie, dans les toxicomanies et dansles maladies psychosomatiques. En 1965, après la scissionde la SFP, un article est intitulé «Illusion psychanalytique.Nécessité d’un retour à l’analyse psychologique », quiprouve que la Société médico-psychologique garde unregard critique sur la psychanalyse.

En revanche, un article signé de S. Lebovici, R. Diatkineet É. Kestemberg confirme les débuts de la psychanalyse degroupe. Il est intitulé : « Applications de la psychanalyse àla psychothérapie de groupe et à la psychothérapie drama-tique en France », ce qui à l’époque désigne le psycho-drame.

Dans les années 1970, le nombre des communicationspsychanalytiques reste stable : cinq à six en moyenne paran. La plupart reflètent l’extension des indications de lapsychanalyse dans presque tous les domaines de la psychia-trie et même de la médecine. C’est l’époque où les psycho-logues psychanalystes se multiplient dans les hôpitauxpsychiatriques et même dans les services de médecine, maisleur place y est parfois difficile, « entre poubelle et phal-lus », disait plaisamment M. Sapir. Témoin cet article de1975 intitulé «Les psychologues sont-ils les mal-aimés à

l’hôpital général ? ». En 1978, un article traite des « contes-tations actuelles de la psychanalyse », ce qui prouve que lesopposants sont toujours actifs.

Entre 1975 et 985 on trouve beaucoup de communica-tions sur les rapports de la psychanalyse avec des disciplinesannexes : « Psychométrie et fixation au stade anal » en1977, marque un rapprochement pour le moins surprenant !Plus classique est le rapprochement avec l’hypnose : « Hyp-nose et psychanalyse », en 1987, indique plutôt une sorte deretour aux sources. Rapprochement avec la sexologie éga-lement : « La psychanalyse et les thérapies sexologiques »,en 1979. Une communication de 1987 prend comme thème« La psychanalyse institutionnelle », ce qui confirme l’ex-tension de la psychanalyse au domaine institutionnel et en1981, J. Caïn s’ interroge sur le sens des scissions enpsychanalyse.

En 1980, un article concerne des « Lettres écrites par despatients en cours d’analyse » et en 1981, un article s’ inter-roge sur « l’utilisation de quelques médicaments à viséethymique dans le cadre d’un service de neuro-psychiatrieinfantile psychanalytiquement orienté ». Il prouve les pré-occupations grandissantes des psychanalystes devant lamontée en puissance de la psychopharmacologie. À partirde 1989, de nombreux articles s’ intéressent à l’abordpsychanalytique de la psychose, de la paranoïa ou de lajalousie. L’homme aux loups et même « le nom du père »,concept purement lacanien, sont acceptés en communica-tions à la Société, ce qui prouve son éclectisme.

Plusieurs articles, enfin, concernent la psychanalyse enpédopsychiatrie dont un de R. Misès et al. intitulé «Patho-logie narcissiques, anaclitiques, limites de l’enfance : de lapsychopathologie à la nosographie ».

9. Conclusions

Depuis la dissolution de l’École Freudienne, la psycha-nalyse s’est réorientée vers un fonctionnement plus classi-que. L’ influence de Lacan s’estompe mais les idées qu’ il asemées continuent à marquer beaucoup d’esprits, pour lemeilleur diront certains, pour le pire diront les autres.

Sur le plan pratique, il est évident que la psychanalyse aperdu son leadership en matière de traitement psychologi-que de la maladie mentale. De nouvelles méthodes psycho-thérapiques, plus simples et d’efficacité plus rapide, se sontimposées en psychiatrie publique comme en psychiatrieprivée. L’heure est au pragmatisme et au traitement dusymptôme.

La cure type relève plus aujourd’hui de l’aventurepersonnelle librement décidée que de l’outil thérapeutique

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d’usage courant mais elle reste, pour celui qui décide d’yrecourir, un outil incomparable de formation au difficilemétier de psychothérapeute par le moyen unique qu’ellereprésente pour comprendre le fonctionnement de sonpropre esprit et celui des autres. Et c’est aussi en ce sensqu’elle peut relayer et compléter la réflexion philosophiquequ’elle éclaire sur les origines subjectives et inconscientesde ses spéculations. Sur un plan plus pratique et plusconcret, on peut penser aujourd’hui que l’avenir de lapsychanalyse se jouera sans doute sur « les nouvellescartes » qu’elle saura se donner afin de poursuivre dansl’avenir l’essor qu’elle a connu dans le passé.

Références

[1] Barande IR. Histoire de la psychanalyse en France. Toulouse: Privat;1975.

[2] Fages JB. Histoire de la psychanalyse après Freud. Toulouse: Privat;1976.

[3] Mordier J-P. Les débuts de la psychanalyse en France 1895–1926.Paris: François Maspéro; 1981.

[4] Roudinesco É. Histoire de la psychanalyse en France. La bataille decent ans. Paris: Le Seuil; 1986.

[5] Roudinesco É, Lacan J. Esquisse d’une vie, histoire d’un système depensée. Paris: Fayard; 1993 p. 2999.

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