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5/27/2018 Lvi-Strauss,C.-Letriangleculinaire-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/levi-strauss-c-le-triangle-culinaire 1/4  ne leçon d'anthropologie e triangle culinaire par laude Lévi -Strauss Où le maître explique omment la méthode structurale peut s'appliquer à tous les domaines de la culture. Y compris, et peut-être d'abord, la cuisine « La cuisine italienne nous a récemment enseigné à consom mer les crudités plus crues que ne faisait la cuisine française tradition nelle, déterminant ainsi un élargisse ment de la catégorie du cru.» ns toutes les langues du monde, des systèmes complexes d opposi tions entre les phénomènes ne font rien d autre qu élaborer dans de multiples directions un système plus simple et commun à tout e s , soit le contraste entre consonne et voyelle, qui, par le jeu d une double opposition entre compact et diffus, aigu et grave , engendre ce que l on a pu appeler (1) le 1 triangle vocalique »d une part a l 1 et, autre part, le 1 triangle consonantique» k p t Or il semble que le principe méthodologique qui inspire de telles distinctions soit transpo s able à d au tres domaines , notamment a celui de la cuisine , dont on n a pas assez souvent souligné qu avec le langage elle constitu e une forme d activité humaine vérita blement universelle [ .. J . On partira de hypothès e que cette activité (la cuisine) suppose un système qui se situe - selon des modalités très diverses en fonc tion des cultures particulières qu on voudra consi dérer - au sein d un champ sémantique triangulaire , dont les sommets correspondent respectivement aux: catégories du cru, du cuit et du pourri. Il est clair que, par rapport à la cuisine, le cru constitue le pôle non marqu é , et que les deux autres le sont fortement, mai s dans des direction s opposées : en effet, le cuit est une transformation culturelle du cru, tandis que l e pourri en est une transformation naturelle. Sous jacente au triangle primordial , il y a donc une dou ble opposition entre élabo r é/non-élaboré une part, et entre culture/ nature d autre part. Sans doute ces notions constituent-elles des formes vides: elles ne nous apprennent rien de la cuisine de telle ou telle société particulière , puisque seule l observation peut nous dire ce que chacune entend par , cru » , cuit »et 1 pourri » et qu on peut supposer que ce ne sera pas la même chose pour toutes. La cuisine italienne nous a récemment ensei gné à consommer les crudités plus 1 crues » que ne faisait la cuisine française traditionnelle , déterminant ainsi un élargissement de la catégorie du cru. Et l on sait , par quelques incidents qui ont suivi le débar quement des Alliés en 1944, que les militaires amé ricain s concevaient la cat é gorie du pourri de façon beaucoup plus large puisque l odeur - pour eux de cadavre - qu  exhalaient les fromageries normandes les ont parfois incités à les détruire . [ .. J Considérons maintenant, pour des cuisines dont les catégories nous sont relativement familières, les diverses modalités de la cuisson. Il en existe certai ne ment deux principales, comme l attestent, dans innombrables sociétés, les mythes et les rites qui mettent leur contraste au premier plan: ce sont le rôti et le bouilli. En quoi consistent leurs diffé rences Î La nourriture rôtie est directement exposée au feu , elle réalise avec c e lui-ci une conjonction non médiatisée , tandis que la nourriture bouillie est dou blement médiatisée: par eau, dans laquelle on l immerge, et par le récipient qui les contient l une et autre. 14 . LE NOlNEL OBSERVATEUR HORS-SÉRIE * * Cf. O uso que Viveiros de Castro aplica às ontologias ame  ríndia e ocidental na imagem do compasso. Inconstância...,  p.398 ** Segundo Viveiros de Castro, o pólo nãomarcado funciona  como a dimensão do universal subjacente ao esquema (id:  364 **

Lévi-Strauss, C. - Le triangle culinaire

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  • Une leon d'anthropologie

    Le triangle

    culinaire

    par Claude Lvi-Strauss

    O le matre explique comment la mthode structurale peut s'appliquer tous les domaines de la culture. Y compris, et peut-tre d'abord, la cuisine

    La cuisine italienne nous a rcemment enseign consommer les crudits plus "crues" que ne faisait la cuisine franaise traditionnelle, dterminant ainsi un largissement de la catgorie du cru.

    D ans toutes les langues du monde, des systmes complexes d'oppositions entre les phnomnes ne font rien d'autre qu'laborer dans de multiples directions un systme plus simple et commun toutes, soit le contraste entre consonne et voyelle, qui, par le jeu d'une double opposition entre compact et diffus, aigu et grave, engendre ce que l'on a pu appeler (1) le (1 triangle vocalique d'une part

    a li 1

    et, d'autre part, le (1 triangle consonantique k

    p t Or il semble que le principe mthodologique qui

    inspire de telles distinctions soit transposable d'autres domaines, notamment a celui de la cuisine, dont on n'a pas assez souvent soulign qu'avec le langage elle constitue une forme d'activit humaine vritablement universelle [ ... J. On partira de l'hypothse que cette activit (la cuisine) suppose un systme qui se situe - selon des modalits trs diverses en fonction des cultures particulires qu'on voudra considrer - au sein d'un champ smantique triangulaire, dont les sommets correspondent respectivement aux: catgories du cru, du cuit et du pourri. Il est clair que, par rapport la cuisine, le cru constitue le ple non marqu, et que les deux autres le sont fortement, mais dans des directions opposes : en effet, le cuit est une transformation culturelle du cru, tandis que le pourri en est une transformation naturelle. Sous

    jacente au triangle primordial, il y a donc une double opposition entre labor/non-labor, d'une part, et entre culture/nature, d'autre part. Sans doute ces notions constituent-elles des

    formes vides: elles ne nous apprennent rien de la cuisine de telle ou telle socit particulire, puisque seule l'observation peut nous dire ce que chacune entend par (, cru , (, cuit et (1 pourri , et qu'on peut supposer que ce ne sera pas la mme chose pour toutes. La cuisine italienne nous a rcemment enseign consommer les crudits plus (1 crues que ne faisait la cuisine franaise traditionnelle, dterminant ainsi un largissement de la catgorie du cru. Et l'on sait, par quelques incidents qui ont suivi le dbarquement des Allis en 1944, que les militaires amricains concevaient la catgorie du pourri de faon beaucoup plus large puisque l'odeur - pour eux de cadavre - qu 'exhalaient les fromageries normandes les ont parfois incits les dtruire. [ ... J Considrons maintenant, pour des cuisines dont

    les catgories nous sont relativement familires, les diverses modalits de la cuisson. Il en existe certainement deux principales, comme l'attestent, dans d'innombrables socits, les mythes et les rites qui mettent leur contraste au premier plan: ce sont le rti et le bouilli. En quoi consistent leurs diffrences La nourriture rtie est directement expose au feu , elle ralise avec celui-ci une conjonction non mdiatise, tandis que la nourriture bouillie est doublement mdiatise: par l'eau, dans laquelle on l'immerge, et par le rcipient qui les contient l'une et l'autre.

    14 . LE NOlNEL OBSERVATEUR HORS-SRIE

    OsirisTexto*

    OsirisTexto* Cf. O uso que Viveiros de Castro aplica s ontologias ame- rndia e ocidental na imagem do compasso. Inconstncia..., p.398** Segundo Viveiros de Castro, o plo no-marcado funciona como a dimenso do universal subjacente ao esquema (id: 364

    OsirisTexto**

  • Prparation d'un festin chez les Indiens de Floride. Gravure de Thodore de Bry extraite de Brevis Narratio (1591)

    Le paradoxe du rti

    A un double ti tre, par consquent, on peut dire que le rti est du ct de la culture. Rellement, puisque le bouilli requiert l'usage d'un rcipient, objet culturel: symboliquement, pour autant que la culture est une mdiation des rapports de l'homme et du monde, et que la cuisson par bullition exige une mdiation (par l'eau) du rapport entre la nourriture et le feu, absente dans le cas du rtissage. Les indignes de la Nouvelle-Caldonie, qui igno

    raient la poterie jusqu ' l'arrive des Franais au sicle dernier, ressentent ce contraste avec une particulire vivacit: Auparavant, relate J.-J. Burrau, on ne faisait quegriller et rt; que"bnler" commedisent aujourd'hui les autochtones. I;usage de la marmite et la consommation de tubercules bouillis sont considrs avec fiert ... comme unepreuve de ... civilisation. J) [ ... ] Il reste dcouvrir l'autre opposition fondamen

    tale que nous avons retenue : celle entre labor et non labor. Sous ce rapport, l'observation s'avre une double

    affmit : celle du rti avec le cru, c'est--dire le non labor, et celle du bouilli avec le pourri, qui est un des deux modes de l'labor. L'affinit du rti avec le cru provient de ce qu 'il n'est jamais galement cuit, soit de tous les cts la fois, soit en dehors et

    en dedans. Un mythe des Indiens Wyandot de l'Amrique du Nord voque bien ce qu'on pourrait appeler le paradoxe du rti: le crateur fit jaillir le feu et ordonna au premier homme d'embrocher une pice de viande sur un bton et de la faire rtir. Mais l'homme tait si ignorant qu'il la laissa jusqu' ce qu 'elle ft carbonise d'un ct tandis qu'elle restait crue de l'autre. [.. . ] Si l'bullition est suprieure au rtissage, note

    Aristote, c'est qu'elle enlve la crudit des viandes: Lesviandes rties tant plus crues et plus sches que les viandes bouillies J) (cit. par Reinach, I.c). Quand au bouilli, son affmit avec le pourri est at

    teste dans de nombreuses langues europennes, par des locutions telles que pot pourri J), olla podrida, dsignant diffrentes sortes de viandes assaisonnes et cuites ensemble avec des lgumes ; en allemand zu Brei zerkochtes Pleisch une viande pourrie de cuire '). [.. . ] Ces distinctions sont loin d'puiser la richesse et

    la complexit du contraste entre rti et bouilli. Le bouilli est cuit au dedans (d'un rcipient), tandis que le rti l'est par dehors: l'un voque donc le concave et l'autre, le convexe. Aussi le bouilli relve le plus souvent de ce qu'on pourrait appeler une endocuisine ,) : faite pour l'usage intime et destine un petit groupe clos, tandis que le rti relve de 1' exo

    Le bouilli est cuit au dedans (d'un rcipient), tandis que le rti l'est par dehors: l'un voque donc le concave et l'autre, le convexe.

    NOVElVIBRE-DCElVIBRE 2009 . 15

  • t
  • demi-sicle plus tard le dandy Brillat-Savarin prendra l'exact contre-pied: Les professeurs ne mangenl jamais de bouilli, par respecl pour les principes el parce qu'ils 0111 fai! enlendre en chaire celte 'Vril inconteslable "le bouilli esl de la cha, moins son jus ... Celle 'Vril commence percer elle bouilli a disparu dans les dners 'Vrilablernenl soigns,' on le remplace par un filel rli,un LUrbol ou une malelole. (, Physiologie du got 1) , VI, 2.) [... ] A l'intrieur du triangle culinaire primorclial form

    par les catgories du cru, du cuit et du pourri, nous avons donc inscrit deux termes qui se situent, l'un, le rti, dans le voisinage du cru, l'autre, le bouilli, dans le voisinage du pourri. TI manque un troisime tenne, illustrant la forme concrte de cuisson des aliments prsentant au plus haut point une affinit avec la catgorie abstraite du cuit. Cette forme nous parat tre le fumage qui, comme le rtissage, implique une opration non mdiatis (sans rcipient et sans eau), mais qui, sa diffrence et cette fois comme l'bullition, est une forme de cuisson lente donc profonde et rgulire la fois. [.. . ] Les deux axes Revenons, pour finir, au triangle culinaire. A l'in

    trieur de celui-ci nous avons trac un autre triangle, qui intresse les recettes tout au moins les plus lmentaires, puisque nous n'avons considr ici que trois types de cuisson: le rti, le bouilli et le fum. Le fum et le bouilli s'opposent quant la nature de l'lment intermdiaire entre le feu et la nourrituJe, qui est soit l'air, soit l'eau. Le fum et le bouilli s'opposent quant la nature de l'lment intermdiaire entre le feu .et la nourrinue, qui est soit l'air, soit l'eau. Le . fum et le rti s'opposent par la place relative, plus ou moins importante de l'lment air ; le rti et le bouilli par la prsence ou l'absence de l'eau. La frontire entre la nature et la culture, qu'on imaginera parallle, soit l'axe de l'air, soit celui de l'eau, mel, quanl aux moyens, le rti et le fum du ct de la natuJe, le bouilli du ct de la culture, ou quant aux rsullals, le fum du ct de la culture, le rti et le bouilli du ct de la nature:

    CRU Rti

    (-) (-) Air Eau

    (+) (+) fum bouilli

    CUlT POURRI La valeur opratoire de notre schma serait trs

    rduite s'il ne se prtait toutes les transformations requises pour admettJe d'autres modes de cuisson. Dans un systme culinaire o la catgorie du rti se ddouble en rti et en grill, c'est ce dernier terme (connotant le moindre loignement de la viande et du feu) qui se placera au sommet du triangle des recettes, le rti s'inscrivant alors, toujours sur l'axe de l'air, mi-chemin entre le grill et le fum. On procdera de manire analogue si le systme culinaire

    considr fait une clistinction entre cuisson l'eau et cuisson la vapeur: cette dernire, o l'eau est loigne de la nourrituJe, se placera mi-chemin entre le bouilli et le fum.

    Une grille Une transformation plus complexe sera

    ncessaire pour introduire la catgorie du frit. Au triangle des recettes, on substituera alors un ttradre rendant possible d'lever un troisime axe: celui de l'huile, en plus de ceux de l'air et de l'eau. Le grill restera au sommet, mais sur l'arte reliant le fum et le frit on pourra placer, au milieu, le rti au four (avec adjonction de matire grasse), qui s'oppose au rti la broche (sans cette adjonction). De mme, sur l'arte reliant le frit et le bouilli s'inscrira la cuisson l'touffe (dans un fond d'eau et de matire grasse), s'opposant la cuisson la vapeur (sans matire grasse et clis tance du fond d'eau) ainsi qu'au rtissage du four (avec un fond de ma- Lvi-Strauss dans les annes 1960 tire grasse et sans eau). Le schma sera encore dvelopp, s'il est besoin,

    par adjonction de l'opposition entre nourriture animale et nourriture vgtale (si l'une et l'autre comportent des modes de cuisson diffrentiels), et par la

    A l'intrieur du clistinction de la nourrituJe vgtale en crales et ltriangle culinaire gumineuses, puisque, la diffrence des premires

    (qu'on peut se contenter de griller), les secondes ne form par les catsauraient tre cuite sans eau ou sans matire grasse, gories du cru, du cuit ou sans les deux ( moins qu'on ne fasse fermenter et du pourri, nous les crales, ce qui exige de l'eau mais exclut le feu avons donc inscrit pendant que se droule la transformation). Enfill, les deux termes qui se condiments prendront place dans le systme,selon les situent, l'un, le rti,combinaisons admises ou exclues avec tel ou tel type dans le voisinage du d'aliment.

    cru,I'autre, le bouilli, Aprs que le schma aura t ainsi labor pour y dans le voisinage du intgrer toutes les caractristiques d'un systme

    culinaire dtermin (et sans doute yen a-t-il d'autres, pourri. intressant la cliachronie et non plus la synchronie, ainsi celles qui concernent l'ordre, la prsentation et les gestes du repas), il conviendra de chercher la faon la plus conomique de l'orienter comme une grille, pour la rendre superposable d'autres contrastes, de nature sociologique, conomique, esthtique ou religieuse: hommes et femmes, famille et socit, village et brousse, conomie et prodigalit, noblesse et roture, sacr et profane, etc. Ainsi peut-on esprer dcouvrir, pour chaque cas particulier, en quoi la cuisine d'une socit est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, moins qu'elle ne se rsigne, toujours inconsciemment, y dvoiler ses contraclictions. C. L-S.

    Ce texte a t crit pour un numro spcial Lvi-Strauss de l'Arc, revue trimestrielle dirige par Stphane Cordier, qui a paru de 1958 1986.

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