9

Click here to load reader

L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 1 sur 1

L’ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS POPULAIRE FRANCAIS, au prisme de l’éclatement du conglomérat communiste

Axelle BRODIEZ

Travaillant sur l’association Droit au Logement (DAL), Bénédicte Havard-Duclos a mis

en évidence une tension forte entre deux modèles, « syndical » et « philanthropique » : DAL participe des deux sans se réduire à aucun, « s’adressant au peuple de la philanthropie mais avec des problématiques et des perspectives de la figure militante ». Ses membres actifs se revendiquent du mouvement ouvrier (logique syndicale et autonome, de combat) tandis que leur rapport aux mal-logés relève davantage d’une approche de type philanthropique (logique d’assistance et hétéronome, de distance sociale)1. Ces deux concepts sont opératoires pour appréhender le conglomérat communiste, et notamment ici l’évolution des relations entre le Secours populaire français et la CGT. Le Secours rouge/Secours populaire, créé au milieu des années 1920 pour être l’organisation de solidarité du conglomérat, est une association qui témoigne jusqu’au milieu des années 1950 d’une logique fortement syndicale, autonome, portant secours aux militants victimes de la répression et épaulant leurs revendications ; puis il évolue progressivement vers une logique philanthropique par hétérogénéisation de ses militants (ouverture large aux non-communistes) et de ses actions (de plus en plus apolitiques2 et humanitaires). De son côté et par essence, la CGT campe sur une logique syndicale ; les rapports entre les deux organisations doivent alors être réajustés, passant du lien privilégié face à l’adversité et, parfois, de la confusion des rôles, à une complémentarité dans la non-exclusivité, via une période de sentiment de concurrence.

1945-1955 : DES LIENS PRIVILÉGIÉS AU SEIN DU CONGLOMÉRAT COMMUNISTE Le monde des organisations communistes, structuré en « couronnes »3 entourant le parti, constitue au moins jusqu’à la mort de Staline un « conglomérat »4 fortement structuré : au centre, le parti ; en périphérie plus ou moins proche, des organisations de masse chacune dotées d’une spécialisation fonctionnelle, et des comités ad hoc enfin, créés et abandonnés au fil des campagnes ponctuelles. Les organisations de masse sont régulièrement conduites à coopérer entre elles et à participer conjointement aux comités ad hoc, sous les directives du parti. L’histoire du Secours populaire, organisation de masse spécialisée dans la solidarité aux victimes de la répression, et celle de la CGT, centrale syndicale, se croisent ainsi à moult reprises. Des participations communes aux grandes campagnes communistes Déjà en 1935-1939, les deux organisations s’étaient massivement investies dans la solidarité à l’Espagne républicaine, toutes deux sous la forme d’un « proto-humanitaire » 1 Cf. Bénédicte HAVARD-DUCLOS, Entre philanthropie et syndicalisme, militants et mal-logés de l’association Droit au Logement, Thèse de sociologie sous la direction d’Olivier Schwartz, Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, décembre 2002 ; « L’Histoire comme réservoir d’expériences pour étudier l’association Droit au Logement », communication pour les Journées d’études « Science politique/histoire » du 4 au 6 mars 2002, organisées par l’AFSP, le Centre de recherches politiques de la Sorbonne et l’IHTP. 2 au sens de non-partisan. 3 Cf. Annie KRIEGEL, Les communistes français, Paris, Le Seuil, 1968 4 Cf. Jacques ION, La fin des militants ?, Paris, les Éditions de l’Atelier, 1997, p. 37

Page 2: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 2 sur 2

(collectes, envois de vivres, de médicaments et de vêtements aux populations civiles). Après-guerre, elles participent, comme la plupart des autres organisations de masse, aux campagnes anticolonialistes et antifascistes menées par le PCF, ainsi en faveur des militants de « Grèce démocratique », « d’Espagne républicaine », d’Afrique noire, d’Afrique du Nord, d’Indochine, etc.

Quelques initiatives sont en outre strictement bilatérales, ainsi le soutien à la « Maison de l’Enfant du Fusillé ». La responsabilité de cette maison d’enfants orphelins, héritière de « L’Avenir social » fondé en 1906, est confiée en 1923 aux syndicats confédérés et aux coopératives ouvrières, et une propriété est achetée avec l’aide de la CGTU. En 1926, son assemblée générale fait appel au Secours Ouvrier International, qui gère l’association jusqu’en 1936 ; elle devient alors l’ « Association Nationale du Soutien à l’Enfance ». Dissoute par le gouvernement en 1939, elle est en 1945 reprise en main par le Secours populaire et désormais consacrée aux enfants de martyrs de la Résistance, prenant le nom de « Maison de l’Enfant du Fusillé et de l’Enfant des Travailleurs ». Henri Raynaud (CGT) en assure alors la présidence, et les dirigeants du Secours populaire la direction. A partir de la fin 1947 sont également accueillis des enfants de « victimes des luttes sociales » et, dans une moindre mesure, d’accidentés du travail. Le financement est assuré conjointement par les deux organisations : si les souscriptions, organisées par le Secours populaire, s’étendent à l’ensemble du conglomérat, les divers syndicats CGT nationaux et locaux sont de loin les plus généreux. Et lorsque le Secours populaire, dans une phase de difficultés drastiques, devient incapable d’assumer les charges, le Parti communiste transfère la responsabilité de la maison à la CGT (octobre 1950). Elle devient « Orphelinat ouvrier, l’Avenir social », placée sous la présidence de Julien Racamond et sous la vice-présidence d’Henri Raynaud ; deux membres du Secours populaire siègent cependant toujours au Conseil d’administration. Des liens resserrés lors des grandes grèves

C’est cependant principalement lors des grandes grèves que les deux organisations sont conduites à des actions conjointes, complémentaires voire se chevauchant.

En novembre-décembre 1947, le Secours populaire, d’abord en retrait du mouvement jusqu’à la fusillade de la gare de Valence (4 décembre), contribue à la solidarité matérielle aux grévistes et aux familles, et fait déposer par ses avocats une plainte au nom des trois veuves et des orphelins. La solidarité est organisée au double échelon national et local : un « Comité national pour l’amnistie et la Solidarité » est créé, à l’initiative du SPF et avec l’approbation de la CGT, composé de ténors du parti, des organisations de masse et de personnalités, communistes ou non5 ; au niveau local sont de même constitués, dans chaque localité où sont déplorées des victimes d’incidents ou d’accidents, des « comités pour l’amnistie et la solidarité aux travailleurs victimes de la répression », « rassemblant les représentants d’organisations démocratiques et les délégués locaux » mais devant s’élargir à « tous les démocrates, travailleurs manuels et intellectuels, ouvriers, employés, paysans, fonctionnaires, commerçants, artisans, industriels »6. L’action est centrée sur la sensibilisation locale, l’organisation de réunions, le collage d’affiches, les inscriptions sur les murs, le porte-à-porte, la distribution de colis aux emprisonnés ; lutte moins orthodoxe, les comités doivent également dénoncer les policiers convaincus de brutalités, les stigmatiser sur leur lieu d’habitation et demander leur révocation. C’est le Secours populaire qui finance et 5 Louis Aragon, Paul Eluard, Frédéric et Irène Joliot-Curie, Pablo Picasso ; Madeleine Braun, Marcel Cachin, Claudine Chomat, Eugénie Cotton (UFF), Marie Couette (CGT), Louis Daquin, Charles Désirat et Georges Plantegenest (Secours populaire), Adolphe Espiard, Benoît Frachon (CGT), Marc Jacquier, Joë Nordmann et Marcel Willard (avocats communistes), Francis Joudain (France-Vietnam et Secours populaire), Andrée Marty-Capgras, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Andrée Viollis, professeur Wallon, Pierre Cot et le Révérend Père Chenu, ... 6 La défense, décembre 1947

Page 3: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 3 sur 3

assure, à la demande de la CGT, la défense juridique des inculpés7. L’association de solidarité relaie parallèlement les mots d’ordre lancés par le PCF et la centrale syndicale, plaçant son congrès de 1948 sous le signe de l’amnistie, menant campagne pour l’abrogation des « lois scélérates » et défendant ardemment les droits de grève et de manifestation ; elle fustige le nouveau syndicat Force Ouvrière qui, à l’instar des socialistes, « trahit les travailleurs » et se montre « le plus acharné à réclamer la répression dans les conseils de discipline »8. Cette coopération étroite est scellée lors du congrès de février 1948, la vice-présidence du Secours populaire étant offerte à Henri Raynaud.

Lors de la nouvelle vague de grèves d’octobre-novembre 1948, le Secours populaire agit dès le début du conflit : ses militants sont dans les usines pour recueillir argent, adhésions et protestations, et des délégations sont constituées. Avec l’approbation du PCF, la CGT lui confie le soin de parrainer tous les emprisonnés, de leur écrire ainsi qu’à leur famille, d’envoyer des colis, de soutenir les enfants. Dans les localités où sont déplorés des incidents graves, l’association se rend au chevet des blessés dans les hôpitaux et leur offre des cadeaux, la fédération de la Seine parraine 70 mineurs et celle du Nord les 30 syndicalistes emprisonnés ; 1.600 enfants de mineurs sont en outre accueillis dans des familles de région parisienne. Le Secours populaire organise et finance également, à la demande de la fédération CGT du Sous-sol, la défense de nombreux inculpés – plusieurs avocats se proposent d’ailleurs bénévolement et « se disputent l’honneur de le faire »9.

L’année 1949 est ensuite largement consacrée à l’orchestration, à la demande du PCF, d’une grande campagne d’amnistie aux mineurs condamnés, poursuivis ou licenciés. Suite au dépôt d’un projet d’amnistie par le groupe parlementaire communiste, les militants du Secours populaire multiplient les interventions auprès des élus, les lettres au président de la République, les listes de pétition, les conférences et autres « semaines d’action pour l’amnistie aux mineurs et aux travailleurs condamnés, poursuivis ou licenciés pour conflits sociaux ». Des initiatives plus éparses se poursuivent de 1950 à 1953 (avocats commis à la défense des électriciens-gaziers en grève en avril 1950, solidarité aux mineurs d’Auchel en août-septembre 1950, à ceux d’autres puits « menacés par le plan Schuman », aux dockers de Calais et aux travailleurs du gaz ayant refusé la réquisition gouvernementale en janvier 1951, à ceux de la RATP en mars, aux « postiers en lutte contre la fascisation »10 en avril, etc.).

Alors que la CGT agit en amont et pour la défense des revendications, le Secours populaire est donc chargé, complémentairement, de la partie avale (solidarité morale, matérielle et juridique, aux militants et à leurs familles). La faiblesse de l’association – qui compte moins de 8.000 membres en 1950-1952 – constitue cependant un handicap au regard de la taille de la CGT et de l’ampleur des besoins, d’où un certain manque de crédibilité, d’efficacité, et des chevauchements dans l’action matérielle et juridique.

Des interpénétrations militantes et financières Outre ces campagnes communes, les liens unissant les deux organisations sont faits d’innombrables participations militantes croisées, répondant aux injonctions du PCF au pluri-engagement interne. Des membres de la CGT siègent régulièrement à ce titre dans les instances nationales du Secours populaire, ainsi Henri Raynaud11 (élu membre du comité national du Secours populaire en novembre 1945, il devient vice-président en févier 1948 puis de nouveau membre du comité national en 1950), Marcel Brenot12 (membre du bureau 7 Les militants de la CGT contribuent cependant largement au financement en donnant pour les collectes du Secours populaire. 8 La défense, février 1948 9 La défense, novembre 1948 10 La défense, avril 1951 11 alors secrétaire national de la CGT 12 alors secrétaire de l’union départementale des syndicats CGT de la région parisienne

Page 4: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 4 sur 4

national en 1948), Lucien Jayat13 (membre du bureau national en 1950), Jeannette Dériat14 (membre de la commission de contrôle financier), Albert Carn15 (membre du comité national en 1950), Jules Duchat16 (élu vice-président en 1953) ou encore Julien Racamond (membre du comité national en 1953). Inversement, nombre de militants du Secours populaire sont adhérents ou anciens adhérents à la CGT, à commencer par certains secrétaires généraux (Me Pierre Kaldor, 1945-1948, ancien adhérent à la CGTU ; André Ménétrier, 1950-1952, militant CGT à la SNECMA fraîchement licencié pour grève) et nationaux. Ces interpénétrations contribuent au maintien voire au resserrement des liens humains et culturels, à la diffusion d’idées et aux coopérations locales. Le conglomérat communiste constitue enfin un système financier cohérent, où les organisations les plus riches cotisent, en adhérant collectivement, aux associations les plus pauvres. La CGT constitue ainsi une véritable manne pour le Secours populaire : en février 1952, elle verse 150.000 F, la fédération CGT-Métaux 50.000 F, la fédération du Sous-sol 30.000 F, les fédérations du Textile, des Employés et des Spectacles chacune 10.000 F, la fédérations des Ports et docks 8.000 F, la fédération du Bois 5.000 F, etc.17. La quasi totalité des grandes fédérations CGT adhèrent ainsi tous les ans, et sont en outre sollicitées durant l’année à tous les échelons pour les diverses campagnes et l’achat du journal. Ces adhésions collectives ont également pour effet de gonfler artificiellement le chiffre des adhérents : en 1950, le Secours populaire revendique ainsi 8.000 adhérents individuels et … 5 millions d’adhérents collectifs.

1955-ANNÉES 1970 : LA CGT, SYNDICAT PARTENAIRE PARMI D’AUTRES ?

Les années 1954-1957 voient ensuite une redéfinition des liens internes au conglomérat communiste, sous le double coup de directives du PCF et, pour le Secours populaire, des conceptions sociales et novatrices du nouveau secrétaire général Julien Lauprêtre18. Le monde communiste, tout juste sorti de la phase glaciale de Guerre froide, entame un nouveau mouvement d’ouverture sociétale, et les organisations de masse peuvent désormais mettre sous le boisseau les discours durs et partisans, qui entravaient la pénétration large des masses. C’est au Secours populaire que cette politique semble la plus efficiente, alors que la CGT semble continuer de camper récurremment sur des positions très politiques19. Un rééquilibrage des rapports entre le Secours populaire et les différents syndicats

Pour rendre effective et patente son ouverture, le Secours populaire détend progressivement ses liens avec la CGT, en les rendant non exclusifs. L’association reste présente lors des grèves, mais dans une optique de moins en moins « syndicale », de plus en plus « philanthropique » et apolitique : abandonnant progressivement la défense juridique des inculpés, elle se recentre sur la solidarité matérielle et morale aux familles, s’insère dans les comités intersyndicaux, ne publie plus d’articles signés par des dirigeants CGT sans les mettre

13 alors secrétaire national de la CGT 14 alors secrétaire de l’union départementale des syndicats CGT de la région parisienne 15 alors secrétaire de l’Union syndicale CGT des travailleurs de la Métallurgie 16 alors secrétaire national de la CGT 17 150.000 F équivalent à 2.611 euros de 2001 ; 10.000 F à 174 euros. Ces chiffres sont sensiblement les mêmes que ceux signalés pour les autres années. 18 Nous nous permettons ici de renvoyer à notre thèse d’histoire à soutenir prochainement, Le Secours populaire français, 1945-2000 : de l’organisation de masse à l’association de solidarité, histoire d’engagements, sous la direction de Danielle Tartakowsky, Paris 8. 19 Cf. notamment André BARJONET, La CGT. Histoires, structure, doctrine, Paris, Le Seuil, 1968.

Page 5: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 5 sur 5

au regard d’autres syndicats, et met autant que possible en avant la participation conjointe d’associations non communistes.

Elle s’implique notamment sur la question des restructurations économiques et du chômage, dès 1960 avec la fermeture des chantiers de l’Atlantique de Saint-Denis – une « usine dont rien ne vient justifier la fermeture si ce n’est une opération financière de la direction » – dans le cadre de la décentralisation. Le comité de soutien comprend alors des unions locales CGT, FO, CFTC ainsi que des sections PCF, SFIO et PSA. La rhétorique devient prudente, sur le fond comme sur la forme : « Ce n’est pas le fait du Secours populaire de prendre position dans un tel conflit entre patrons et employés, ces affaires étant plus du ressort des syndicats et des ouvriers eux-mêmes que d’une association de solidarité. Mais peut-on rester insensible … Aussi souhaitons-nous de tout cœur que par leur action les ouvriers obtiennent gain de cause et qu’ils réussissent à empêcher la fermeture de l’entreprise »20. Cinq enfants de licenciés sont envoyés en vacances. De même, lors de la grève des mineurs de Decazeville (décembre 1961-), l’association relaie leur protestation contre les suppressions d’emplois et la fermeture pour cause de non-rentabilité et, à l’instar du PCF et des syndicats, remet en cause la politique économique du gouvernement. Elle agit de nouveau avec le comité intersyndical, toujours avec prudence rhétorique : « C’est bien notre rôle à nous, Secours populaire, de venir en aide à ces mineurs qui luttent pour conserver leur gagne-pain. A leurs courageuses femmes qui, elles aussi, se battent avec un courage admirable et enfin à ces milliers d’enfants, innocentes victimes qui ne demandent qu’à vivre dans la paix et le bonheur »21. En moins d’un mois, plus de 250.000 d’AF sont remis par la seule association nationale, en sus des versements propres des comités et des vivres envoyées22. Lors de la grève du rendement déclenchée en janvier 1963 par les fédérations de mineurs CGT et FO, le Secours populaire soutient de nouveau les revendications et organise la solidarité en coopération avec les syndicats (collectes de fonds et de vivres auprès des commerçants, envoi de 2.500 enfants de mineurs en séjour à Paris puis en familles d’accueil durant les vacances de Pâques, ...) ; fin avril, l’association a versé 30 millions d’AF23 aux comités intersyndicaux et la parole est conjointement donnée dans le journal à des représentants CGT, FO et CFTC. Le début des années 1960 voit donc une disparition de la solidarité juridique au profit d’un recentrage sur la solidarité morale et matérielle aux familles et, notamment, aux enfants.

L’action menée lors des grèves de mai-juin 1968 scelle cette nouvelle modalité d’action, plus « philanthropique » que « syndicale ». L’association collecte au porte-à-porte, auprès des commerçants, sur la voie publique (marchés, stands, sortie des églises, …). Dans plusieurs localités, elle est chargée par des associations et des syndicats de répartir le produit des collectes (à Nanterre à la demande du Secours catholique, de la Croix-Rouge et de la paroisse ; par la section Champs-Élysées d’Air France ; par les syndicats des cadres du ministère de l’Équipement, où travaille comme réviseur principal Georges Papiau, secrétaire national du Secours populaire et ancien secrétaire général FO au ministère de la Construction ; etc.). En région parisienne, Secours populaire, syndicats et Secours catholique collectent souvent ensemble, et dans les principales usines les enfants nés durant la grève sont parrainés. Ce rôle fédérateur se retrouve également en province. En Côte-d’Or, les syndicats CGT, CFDT, FO, SNI, AGED et UNEF soutiennent ses initiatives et lui confient la répartition des fonds. Dans la Loire, des collectes de légumes et pommes de terre sont faites dans les campagnes, auprès des commerçants et sur les marchés ; au total, 15 t sont redistribuées, en priorité aux grévistes ayant des difficultés financières et des enfants en bas

20 La défense, juillet 1960 21 La défense, février 1962 22 La défense, février 1962 23 soit l’équivalent de 356.187 euros de 2001

Page 6: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 6 sur 6

âge ; c’est également le Secours populaire qui est chargé d’organiser la solidarité et de répartir les 50.000 F versés par les centrales (CGT, FO, CFDT et FEN) au comité de grève. Dans le Finistère, l’action est menée conjointement par le Secours populaire et la FEN : collecte de 40.000 F et de 10 t d’alimentation (légumes, lait, viande), notamment auprès des agriculteurs de la région, démarches pour l’ouverture de cantines scolaires gratuites, collecte dans les cliniques et les pharmacies de produits alimentaires pour bébés, remise de colis à des personnes âgées, .... Au total, le Secours populaire aura collecté et distribué en France l’équivalent de 1.1 million de F24 (65% en espèces et 35% en nature) et aidé 52.000 enfants de grévistes (colis, cantines, sorties, goûters). Les enfants des deux ouvriers de Peugeot décédés sont parrainés et une allocation financière est versée aux veuves. La campagne vacances de 1968 enfin est au bénéfice quasi exclusif des enfants de grévistes (120.000 journées, pour 10.000 enfants). Outre l’importance des bilans, c’est le relatif consensus autour du Secours populaire, syndical mais également associatif, qui transparaît, alors même que, durant l’ensemble de la crise, les centrales défendent des positions sensiblement différentes. Il puise à plusieurs sources : l’association est alors quasi la seule de solidarité de gauche, elle défend depuis la fin des années 1950 une solidarité apolitique et possède des « entrées » dans le monde syndical, de tous temps à la CGT et depuis le début des années 1960 à FO et à la CFTC. Côté monde associatif, sa coopération depuis le début des années 1960, certes locale, avec le Secours catholique et la Croix-Rouge, puis son entrée à l’UNIOPSS, en font l’une des les mieux positionnées pour travailler avec les comités intersyndicaux.

La solidarité aux grévistes et chômeurs se poursuit durant les années 1970, suite à la dégradation de la situation économique : « le Secours populaire apporte une attention vigilante aux drames engendrés par le chômage et les conflits sociaux »25, en région parisienne26 comme en province27. Les articles sur le sujet se multiplient28. Les actions consistent principalement en envoi d’enfants en vacances, aide matérielle aux grévistes, solidarité aux familles nombreuses29, remise de matériel scolaire et de jouets aux enfants à Noël, financement de cantines et organisation de sorties. Au chapitre des conflits les plus médiatisés, l’association est notamment présente aux côtés des grévistes de Lip : la solidarité immédiate étant déjà prise en charge par les syndicats, le Secours populaire témoigne d’un positionnement en retrait, ne souhaitant pas empiéter sur l’action syndicale (où, qui plus est, la CFDT occupe la place prépondérante) ; son action consiste finalement en aide de la fédération du Doubs aux familles les plus déshéritées, du national à l’achat de matériel scolaire pour la rentrée et en contribution à l’initiative des Vacances Populaires Enfantines pour le départ d’enfants. Le Secours populaire aide également les victimes du conflit social des usines Rateau (la Courneuve) menacées de démantèlement, via son comité EDF-GDF, ses fédérations de Paris et de Seine-Saint-Denis (paiement de cantines scolaires, don de colis alimentaires) et par une nouvelle aide aux Vacances Populaires Enfantines ; il offre des vacances aux enfants de grévistes du Parisien libéré et, fin 1976, s’associe à Pif Gadget pour leur faire distribuer des bandes dessinées. Si « rien ne peut remplacer la chaude, la fraternelle 24 soit l’équivalent de 1.066 millions d’euros de 2003 25 La défense, novembre 1975 26 Cf. juillet-août 1973, grève aux usines Herpé de Champigny 27 mai 1972 : grève de mars-avril 1972 à Saint-Brieuc pour la revalorisation des salaires ; 1973 : grèves aux usines Roques (Haute-Garonne), aux usines Peugeot (Loire) ; 1974 : établissements Hexa-Limbourg à Marseille, journée de vacances offerte à 300 enfants de grévistes ; 1975 : usines Ugine-aciers et Sépa-manutention à Saint-Louis-du-Rhône, don de 1 tonne de pommes de terre et de 500 kg de riz ; mouvements sociaux dans la Loire ; 1977 : collectes pour les grévistes de la grande surface Mamouth à la Seyne-sur-Mer ; … 28 Cf. entre autres La défense de septembre 1965 (vaste dossier), mars 1967 (lock-out de dockers à Marseille), avril 1968 (dossier), mars 1971 (chômage touchant la jeunesse), janvier 1972 (cas d’un homme s’étant suicidé suite à son licenciement ; aide à sa famille par le comité du Secours populaire local), juillet 1972 (action du comité du Livre « victime des mots en -tion : disparition d’entreprises, concentration, décentralisation »), … 29 Cf. La défense, mai 1973 : grève du printemps 1973 aux usines Renault

Page 7: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 7 sur 7

solidarité populaire »30, la solidarité aux victimes de conflits sociaux est également toujours conçue comme un moyen d’accroître l’implantation de l’association dans les départements faibles et dans les entreprises, ainsi que de constituer de nouveaux fichiers de donateurs et d’adhérents.

Sur un registre également proche du syndicalisme, l’association est en outre dès 1956 active dans la solidarité aux victimes d’accidents du travail. La première action importante est menée à Marcinelle (incendie d’un puits, 8 août 1956) : 263 tonnes de marchandises sont recueillies, soit l’équivalent de plus de 3 millions de francs collectés et reversés ; une action juridique est menée pour la condamnation des responsables et l’indemnisation intégrale des familles de victimes. Cette action nouvelle à caractère local fait l’objet d’un vif encouragement par les dirigeants nationaux lors du congrès d’avril 1957 : « Nos amis du Nord ont eu raison d’organiser une campagne de Noël sur le thème ‘pour les enfants des victimes d’accidents du travail’ […]. Pendant trop longtemps ces initiatives n’ont pas été encouragées […]. Notre association ne mériterait pas son nom si elle n’était pas active dans tous ces domaines »31. Les fédérations apportent dès lors régulièrement leur aide lors des catastrophes minières32 et, plus généralement, suite à tous les grands accidents du travail : explosions de poudreries33, de raffineries34, d’usines35, effondrement de carrières de chaux36, ... La solidarité aux victimes de la catastrophe minière de Liévin (27 décembre 1974) semble à cet égard avoir pris une ampleur particulière. L’association relaie parallèlement les revendications syndicales (CFTC, CGT, CFDT et FO) en faveur de mesures pour la limitation des accidents du travail, véritable « cancer social », et contre la taylorisation qui « conduit au travail à saturation, réduisant l’homme à la fonction de robot que Charlie Chaplin a illustré avec humanité. Il ébranle ses nerfs, affole son cœur, abrège sa vie »37.

Le champ d’action du Secours populaire s’élargit donc thématiquement, tout en se restreignant dans ses modalités d’intervention. Le soutien aux revendications perdure, mais de façon plus discrète et uniquement en cas de relatif consensus syndical. Associations de solidarité et syndicats, une concurrence ?

L’évolution des relations entre l’association de solidarité et les syndicats, notamment la CGT, semblent alors un temps pâtir de ce réajustement des rôles, laissant accroire à quelques suspicions et conflits de prérogatives. En avril 1965 paraît ainsi dans Le Peuple un article intitulé « Aider le Secours populaire »38, qui présente l’action de l’association et précise que « quoi que s’exerçant plus particulièrement au bénéfice du monde ouvrier, le plus souvent frappé, l’action [du Secours populaire] ne fait nullement double emploi avec les actions syndicales de solidarité » ; l’association y demande l’appui des élus CGT dans les comités

30 La défense, septembre 1975 31 Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0022, congrès national des 6 et 7 avril 1957, rapport d’activité 32 fin 1957 les sections d’Aubervilliers, Drancy et la Plaine-Saint-Denis parrainent les familles d’ouvriers tombés de leur échafaudage, à Courrières le 20 janvier 1957 la fédération du Nord parraine les 57 orphelins, pour Avion début 1965, 1 million de francs sont collectés « en quelques jours » ; le Secours populaire organise également la solidarité pour Carmaux le 24 octobre 1965, Gardeannes en février 1969, Fouquières-le-Lens le 4 février 1970, etc. 33 Saint-Just-en-Ardèche, avril 1962 : dons en argent, séjour gratuits en colonies pour les enfants de victimes, solidarité juridique ; dans le Finistère, août 1975 34 cf. banlieue lyonnaise, début 1966 : collecte de 20.000 F 35 10 mai 1967, Méru : collectes auprès du Secours catholique, des syndicats, des élus, des membres du personnel ; constitution d’un comité ad hoc local pour gérer les fonds ; incendie dans un établissement à Nevers le 7 mai 1969 36 cf. Champagnole, été 1964 37 La défense, dossier de janvier 1965 38 Signé L. Mascarello, l’article reprend en fait textuellement la proposition d’article envoyée à l’organe de la CGT par Julien Lauprêtre (Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0323 pour les deux documents)

Page 8: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 8 sur 8

d’établissement pour l’octroi de dons en nature et en fonds. Le même mois, le rapport d’activité au congrès national précise au sujet des accidents du travail que « les syndicats se battent et chacun sait qu’il n’est pas le moins du monde dans notre intention de les concurrencer » ; puis au chapitre des licenciements que « notre association n’est pas apte à intervenir dans des questions relevant du syndicalisme, mais notre devoir est d’organiser tout de suite la solidarité aux familles dans le besoin »39. Les redéfinitions semblent donc à la fois identitaires au sein du Secours populaire, imposant de vaincre les réticences de certains militants au passage d’une logique « syndicale » à une logique plus « philanthropique », et du côté de la CGT, qui perd l’exclusivité du lien.

Cette tension se traduit également dans l’échec des implantations de l’association sur les lieux de travail, plus spécifiquement tentées à partir de 1970. Jusqu’alors, le comité du Livre était le seul à avoir une activité conséquente et suivie : passé en trois ans d’activité de 600 adhérents (1959) à 10.500 (1962), puis à 16.000 en 1964, il poursuit une croissance continue jusqu’en 1972 (35.800 cartes placées) ; ses effectifs diminuent ensuite, tout en restant à des seuils importants (30.000 cartes en 1974, 25.000 en 1977). Le comité en entreprise présente pour le Secours populaire des avantages incontestables (promptitude de la réactivité face aux drames, concentration de donateurs, facilité de repérage des besoins, …), et les travailleurs en tirent également avantage, témoignant le plus souvent d’une forte solidarité endogame dès qu’un membre est touché. En 1973 est créé un autre comité d’importance, à EDF-GDF ; il participe à toutes les campagnes et, comme le Livre, est fortement centré sur la corporation (aide aux veuves, parrainage de familles d’électriciens espagnols, chiliens et cambodgiens, envoi en vacances d’enfants de grévistes dans les colonies CCAS, etc.). De nombreuses tentatives sont ensuite faites pour développer les implantations d’entreprise, mais seuls le Livre et EDF-GDF, soutenus par des militants CGT, parviennent à atteindre et conserver une réelle ampleur. La réussite d’une implantation sur un lieu de travail requiert en effet des militants susceptibles d’y consacrer du temps et les syndicalistes, seuls à en disposer, choisissent le plus souvent de se centrer exclusivement sur leurs tâches électives.

Une ouverture du profil des dirigeants du Secours populaire vers la CFDT et FO

Alors que durant la période précédente les liens association-syndicats étaient exclusivement scellés via la CGT, à partir de 1965 les plus hautes instances dirigeantes du Secours populaire s’ouvrent notablement, notamment par l’arrivée au secrétariat national de deux anciens militants de Force Ouvrière, Georges Papiau et Pierre Pomiès (1965-1979) et de René Combarnous, syndicaliste CFDT (1965-1991). Cette ouverture nouvelle, certes dénoncée par FO comme relevant du calcul politique, reflète la volonté d’euphémiser les liens historiquement privilégiés avec la CGT et de s’insérer dans les collectifs intersyndicaux, en se revendiquant de l’apolitisme.

Les liens entre la CGT et le Secours populaire sont successivement passés par plusieurs

phases : une relation forte faite de chevauchements (Guerre froide), une période de réajustement vers la complémentarité, semblant parfois teintée à la CGT d’un sentiment de concurrence (années 1960 et 1970), puis un temps sinon de creux, du moins de grande discrétion (années 1980). L’hypothèse proposée à l’examen des contributeurs du colloque, celle d’un rapprochement entre associations et syndicats durant les crises, et de tension et d’éloignement lors des « retours à la normal », tient donc ici, même si elle nous semble devoir davantage tenir à l’évolution du conglomérat communiste qu’à une périodisation de type macropolitique. Depuis le milieu des années 1990, les liens entre Secours populaire et CGT semblent d’ailleurs redevenus privilégiés : plusieurs partenariats ont été noués à la fin des 39 Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0026, congrès national de 1965

Page 9: L'ÉVOLUTION DES RELATIONS ENTRE LA CGT ET LE SECOURS

Axelle brodiez L’évolution des relations entre la CGT et le Secours populaire … Page 9 sur 9

années 1990 et au début des années 2000 avec la Nouvelle Vie Ouvrière, l’audit de 1997 a été confié à un militant CGT et le premier directeur général du Secours populaire (1999-2000), ancien secrétaire de Fernand Duteil40 et recruté à EDF, était lui aussi issu de la centrale syndicale. Les rapports entre les deux anciennes organisations de masse semblent pour un temps stabilisés, fondés sur une histoire et des valeurs proches, mais des logiques clairement distinctes (syndicale pour la CGT, de type « philanthropique » pour le Secours populaire). La divergence de leur rapport au PCF en témoigne : alors que le Secours populaire a depuis le début des années 1960 « coupé le cordon ombilical », à la CGT les partisans de « la forteresse » (H. Krasucki) l’ont durant les années 1980 emporté sur ceux « de l’ouverture » (G. Séguy)41, et la centrale n’a pour la première fois refusé qu’en 1993 de donner de consignes de vote (tandis que le Secours populaire n’a jamais appelé à voter pour un candidat ou un parti depuis 1958, pas même en 1981) ; l’indépendance syndicale put ainsi apparaître avant tout comme « un mythe », et la centrale « surdéterminée par ses liens avec le PCF »42. Détaché du conglomérat et devenu indépendant, le Secours populaire n’a pour autant pas totalement abandonné sa logique « syndicale » et militante fondatrice, mais s’en tient aujourd’hui à une modalité de changement social conciliant une solidarité aux victimes des systèmes politique et économique, et la revendication d’une fonction « d’aiguillon des pouvoirs publics ». Seule ex-organisation de masse dont les effectifs suivent toujours une pente ascendante ou stabilisée, il est même possible que l’association fasse désormais fonction de modèle, ainsi pour la CCAS qui contribue sporadiquement depuis la fin des années 1980 à ses œuvres sociales, ou pour EDF-GDF dont certains employés militants se tournent vers des actions humanitaires de solidarité internationale43.

40 secrétaire national de la CGT 41 Cf. Michel DREYFUS, Histoire de la CGT. Cent ans de syndicalisme en France, Bruxelles, Complexe, 1995 42 Michel DREYFUS, Histoire de la CGT …, op. cit., p. 333 et 340 43 Cf. Annie COLLOVALD (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements : enquête sur un militantisme de solidarité internationale en faveur du Tiers-monde, Rennes, PUR, 2002