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Revue internationale du Travail, vol. 148 (2009), n o 1-2 Copyright © Auteur(s) 2009 Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail 2009 L’«externalisation» du droit du travail Antonio OJEDA AVILÉS* Résumé. L’intense réajustement du droit du travail qui, pendant trois décennies, a consisté aux yeux des spécialistes en une fragmentation et, pire encore, une désagré- gation en domaines de plus en plus éloignés les uns des autres commence à devenir une tendance générale qui pourrait prendre sous peu une dimension structurelle. Un mouvement d’expansion le conduit à gagner des territoires étrangers, ce qui semble mettre en péril son identité et ses délimitations traditionnelles, en échange néan- moins d’une symbiose qui découle d’influences réciproques. Sont analysées ici six lignes d’expansion observées en Europe mais aussi dans certains pays d’Amérique et d’Asie. endant à peu près un siècle, de 1870 à 1970, le droit du travail est resté fidèle P à ses origines et s’est contenu dans des frontières qui, au moins sur un plan objectif, étaient bien délimitées. Il cherchait à perfectionner les mécanismes de protection du contractant le plus faible, à veiller à l’équilibre des intérêts des tra- vailleurs et des employeurs, et à pacifier les relations professionnelles. Dans les années soixante-dix s’amorce une migration des contenus et, au cours de cette évolution, le droit du travail perd ses frontières traditionnelles pour entrer dans des territoires proches et les coloniser totalement ou en partie, d’une façon appa- remment erratique et hasardeuse, jusqu’à parvenir à la situation actuelle: les matières les plus dynamiques de cette législation sont précisément les matières récentes – d’ailleurs, il ne pouvait pas en être autrement –, et les matières clas- siques sont reléguées à une situation semi-statique où les changements, en mieux ou en pire, se mesurent au compte-gouttes. Dans cette expansion, le droit du travail a perdu aussi son identité. Une pléiade d’auteurs a réfléchi longuement aux nouvelles frontières et aux nou- veaux noms de cette branche du droit pour conclure qu’un consensus de plus en plus large se dégage, à savoir que la discipline du droit du travail doit être refor- mulée ou reconfigurée car elle est en cours de réorientation (Mitchell et Arup, * Professeur titulaire de droit du travail et de la sécurité sociale. Université de Séville. Cour- riel: [email protected]. Les articles paraissant dans la RIT, de même que les désignations territoriales utilisées, n’engagent que les auteurs et leur publication ne signifie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.

L'«externalisation» du droit du travail

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Revue internationale du Travail, vol. 148 (2009), no 1-2

L’«externalisation» du droit du travail

Antonio OJEDA AVILÉS*

Résumé. L’intense réajustement du droit du travail qui, pendant trois décennies, aconsisté aux yeux des spécialistes en une fragmentation et, pire encore, une désagré-gation en domaines de plus en plus éloignés les uns des autres commence à devenirune tendance générale qui pourrait prendre sous peu une dimension structurelle. Unmouvement d’expansion le conduit à gagner des territoires étrangers, ce qui semblemettre en péril son identité et ses délimitations traditionnelles, en échange néan-moins d’une symbiose qui découle d’influences réciproques. Sont analysées ici sixlignes d’expansion observées en Europe mais aussi dans certains pays d’Amériqueet d’Asie.

endant à peu près un siècle, de 1870 à 1970, le droit du travail est resté fidèleP à ses origines et s’est contenu dans des frontières qui, au moins sur un planobjectif, étaient bien délimitées. Il cherchait à perfectionner les mécanismes deprotection du contractant le plus faible, à veiller à l’équilibre des intérêts des tra-vailleurs et des employeurs, et à pacifier les relations professionnelles. Dans lesannées soixante-dix s’amorce une migration des contenus et, au cours de cetteévolution, le droit du travail perd ses frontières traditionnelles pour entrer dansdes territoires proches et les coloniser totalement ou en partie, d’une façon appa-remment erratique et hasardeuse, jusqu’à parvenir à la situation actuelle: lesmatières les plus dynamiques de cette législation sont précisément les matièresrécentes – d’ailleurs, il ne pouvait pas en être autrement –, et les matières clas-siques sont reléguées à une situation semi-statique où les changements, en mieuxou en pire, se mesurent au compte-gouttes.

Dans cette expansion, le droit du travail a perdu aussi son identité. Unepléiade d’auteurs a réfléchi longuement aux nouvelles frontières et aux nou-veaux noms de cette branche du droit pour conclure qu’un consensus de plus enplus large se dégage, à savoir que la discipline du droit du travail doit être refor-mulée ou reconfigurée car elle est en cours de réorientation (Mitchell et Arup,

* Professeur titulaire de droit du travail et de la sécurité sociale. Université de Séville. Cour-riel: [email protected].

Les articles paraissant dans la RIT, de même que les désignations territoriales utilisées,n’engagent que les auteurs et leur publication ne signifie pas que le BIT souscrit aux opinions quiy sont exprimées.

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2008, p. 293) 1. Le problème d’une évolution aussi profonde tient non seulementà la confusion considérable qu’elle jette sur l’identité et les fondements de cettediscipline – on pensera à cet égard à la quasi-disparition de ses principes carac-téristiques, en particulier celui de norme la plus favorable au travailleur –, maisaussi au fait que le paradigme dominant dans le droit du travail de la secondemoitié du XXe siècle ne permet ni d’expliquer les pratiques actuelles ni d’énon-cer des normes à leur sujet (Arup, 2001, p. 229).

La présente analyse tente de représenter l’évolution en cours depuis lesannées soixante-dix et propose quelques hypothèses sur les causes profondesde ces changements afin de déterminer s’il existe ou non un fil commun, aussiténu soit-il, à l’ensemble de ces avancées. Des avancées matérielles qui sont enmême temps des reculs structurels, comme nous le verrons clairement à la finde l’exposé.

Notre recherche aura pour base le droit du travail de l’Union européenne,mais nous tiendrons compte aussi d’autres pratiques significatives en Amériquedu Nord et du Sud, ou en Asie.

Noyau originel du droit du travailLorsqu’on essaie de déterminer le point de départ de la législation du travail,on est d’abord tenté de considérer que la matière première, le principal centred’attention du législateur du travail, a été le contrat entre employeur et tra-vailleur. Des siècles d’histoire juridique focalisés sur les contrats, depuis lamaxime romaine selon laquelle les obligations naissent tant de la loi quedes contrats et quasi-contrats (ex lege sive ex contractu et quasicontractu), inci-tent à penser de la sorte, tant et si bien que la doctrine nord-américaine consi-dère la plus grande partie de la législation du travail dans le domaine éten-du des contrats. Le plus ancien débat juridique sur cette législation, à la fin duXIXe siècle, a consisté précisément à déterminer la filiation contractuelledu lien entre travailleur et employeur, dans une réflexion approfondie à la-quelle ont participé les meilleurs juristes de l’époque, de Barassi à Von Gierke.Ils ont conclu provisoirement que ce lien était un descendant robuste ducontrat de louage de services ou d’ouvrage.

Mais, si la première impression peut conduire à cette conclusion, aussitôton doit l’écarter, étant donné le peu d’importance que l’aspect contractuel a endroit du travail. Car les obligations et les droits des parties ont normalementdécoulé d’une loi ou d’une convention, on le sait bien, tandis que celles et ceuxissus du pacte individuel ont eu une importance secondaire, et n’ont parfoismême pas été appliqués, au profit des dispositions plus favorables au travailleurqui existaient dans les lois ou conventions. Les normes juridiques et collectives sesont toujours imposées au contrat de travail, au point que des auteurs émi-nents ont conclu que le droit du travail relevait du domaine du droit public, où les

1 Pour ces auteurs, la reconfiguration va dans le sens d’un droit du marché du travail, maisl’évolution que nous examinerons ici recouvre d’autres matières ou aspects tout aussi importants.

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conditions de travail sont assujetties le cas échéant aux normes minimales léga-les, tandis que d’autres ont affirmé que, arguments à l’appui, quoi qu’il en soit, ils’agit d’un contrat d’adhésion dans lequel la volonté du travailleur n’intervientguère.

Pendant les premières décennies du machinisme et de la «question so-ciale», le législateur du travail a consacré très peu de temps au contrat de travail.L’aube de la révolution industrielle a éclairé la première législation du tra-vail ouvrier et omis d’une façon flagrante toute référence au contrat, que cesoit dans les lois de Master and Servant ou dans les lois sur les usines ou lesGewerbeordnungen. Dans tous les pays, et pendant de nombreuses années,les législateurs ont eu le souci de réglementer les conditions minimales de travail,l’âge d’admission à l’emploi2 ou la sécurité et la santé au travail et, lorsque lespremiers corpus de réglementation générale, comme le Code du travail français,font allusion au contrat de travail, c’est à grands traits et concurremment avec descontrats spécifiques comme ceux d’embarquement ou d’apprentissage3. AuRoyaume-Uni, ce n’est qu’en 1963, avec la loi sur les contrats de travail, que lecontrat individuel acquiert l’importance qu’on lui reconnaît aujourd’hui4.

On doit donc dire sans crainte de se tromper que le noyau originel de cettebranche du droit n’a pas été le contrat de travail, et que la législation du travail aeu non pas un mais deux points de référence. En effet, en réglementant la duréemaximale de la journée de travail, le repos hebdomadaire, ou même le travail desenfants et des femmes, le législateur tentait d’améliorer le contenu de la relationde travail en partant du principe que le fait d’entrer dans l’entreprise et quel’accord que les parties concluaient éventuellement étaient marqués d’une forteempreinte unilatérale. Contrairement à ce qui est habituel en droit privé, lecontrat est un appendice, un élément secondaire de la relation, et c’est celle-ci,dans son ensemble de droits et d’obligations pour les parties, qui est véritable-ment déterminante lorsqu’il s’agit de qualifier la nature juridique du lien exis-tant. Je dirais même plus: en tenant pour acquise la primauté de l’employeur, eten l’acceptant même, le législateur consacre l’essentiel de ses efforts à ce que larelation de travail progresse dans des conditions acceptables et dignes pour lesdeux parties, et à éviter les cas extrêmes dans lesquels l’employeur prétend subs-tituer sa volonté à la loi, sans se préoccuper ou si peu de la liberté du travailleur.

Mais, au cours de ces cent premières années, la relation individuelle n’a pasmonopolisé tout l’intérêt du droit du travail. Il y a un deuxième centre d’intérêt,l’aspect collectif, qui est, en même temps, sujet et objet de cette discipline. Car,en fait, le législateur interviendra assez tard dans les relations professionnelles:

2 Ainsi, la loi française du 22 mars 1841 fixe à 8 ans l’âge minimal d’admission à l’emploi etinterdit le travail de nuit des enfants et leur emploi dans des travaux dangereux.

3 C’est le cas en Espagne où le Code du travail de 1926 décrit longuement ces trois types decontrat: contrat de travail, articles 1 à 24; contrat d’embarquement, articles 28 à 56; et contrat d’ap-prentissage, articles 57 à 139.

4 Cette loi a eu dans la pratique une influence considérable lorsqu’il s’est agi de formaliserles termes du contrat et de faire prendre davantage conscience de son rôle dans la réglementationdes relations professionnelles (Deakin et Morris, 1998, p. 30).

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la pensée libérale du laisser-faire domine à cette époque et dissuade l’Etatd’intervenir dans l’économie, laquelle doit suivre son cours pour parvenir àl’équilibre naturel entre les intéressés. Les syndicats de travailleurs, à commen-cer par celui des chapeliers à Londres au XVIIe siècle, établiront avec lesemployeurs les premières lois sectorielles, qui fixent les salaires et la duréemaximale de la journée de travail. Le système «intersyndical» établit ses propresrègles de fonctionnement, tribunaux et sanctions à l’encontre des contreve-nants.

Après l’avoir rejeté dans un premier temps, l’Etat appuie ce système auto-nome 5 – il admet la validité des grèves, donne aux conventions une force juri-dique supérieure à celle des contrats, garantit l’activité syndicale et soutient lesorganes d’arbitrage créés par les parties. Précisément, dans un cas important,celui des tribunaux paritaires en France, en Allemagne et en Italie, ses décisionsdéboucheront sur des normes générales pour le secteur en ce qui concernenotamment les salaires minima, la durée maximale de la journée de travail ou lerendement exigible6. Pendant toute cette époque, les relations collectives vontaccaparer une grande partie de l’attention du législateur et du droit du travail et,dans certains pays, les normes publiques visant à promouvoir et à superviser lesrelations collectives auront plus d’importance que les rares normes relatives auxconditions de travail.

Cette période, que l’on pourrait appeler «centripète» car elle concentresur les travailleurs typiques la force de la législation du travail, connaît son chantdu cygne en 1968 avec les événements de mai en France et les Accords deGrenelle signés par le gouvernement et les organisations d’employeurs et de tra-vailleurs, qui ont amélioré substantiellement les conditions de travail7. Leseffets de cette période se feront encore sentir tout au long des décennies sui-vantes, mais de plus en plus sporadiquement.

En 1970 est promulguée en Italie la loi que l’on pourrait considérer commele début de la période suivante; ses caractéristiques permettent de la considérercomme «centrifuge» car elle produira de multiples lois du travail dans desdomaines autres que les domaines classiques. Ainsi en Italie, le Statuto dei Lavo-ratori, qui consacre toute une série de droits fondamentaux du travailleur,comme la liberté et la dignité individuelles dans l’organisation productive, ainsi

5 Par exemple, en France ce rejet initial va de la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, qui inter-dit les corporations, à la loi Ollivier du 25 mai 1864, qui dépénalise la constitution des coalitionsouvrières, et ce n’est que vingt ans plus tard, avec la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884, quel’on passe de la simple tolérance à la reconnaissance juridique des syndicats.

6 Toutefois, dans la plupart des cas, leur fonction n’était pas l’arbitrage mais la conciliation,et ils agissaient conformément aux dispositions des conventions collectives les plus proches. Ainsi,dans le cas des «collèges de probiviri» italiens, créés par la loi no 295/1893, les juges devaient seprononcer en toute équité sur la base des règles collectives consacrées par la pratique (formationextralégislative du droit du travail) (Ghera, 2003, p. 11).

7 Amélioration du salaire minimum, hausse de 10 pour cent des salaires, reconnaissance del’activité syndicale dans l’entreprise, engagement de négocier la sécurité de l’emploi, etc. Pélissier,Supiot et Jeammaud résument ces accords en une idée: «pour la masse des salariés, les ‘événementsde mai 68’ se sont traduits par une augmentation très substantielle des salaires» (2004, p. 22).

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que d’autres droits typiques8. La relation de travail, individuelle ou collective,commence à passer au second plan à la suite d’une série de lois dont l’objectifn’est pas tant l’échange d’un travail contre un salaire qu’un aspect voisin de cetaxe central, ou parallèle à celui-ci. On notera qu’il est question ici de la relationde travail dans son ensemble et non de sa partie plus consistante, celle del’emploi stable, à savoir la relation de travail normale 9 ou l’emploi typique: eneffet, les modalités du contrat de travail, à durée indéterminée ou déterminée,ou à temps partiel, se situent encore au cœur de cette branche du droit. Leslignes d’expansion, de fuite si l’on veut, du droit du travail vont dans les direc-tions qui sont examinées ci-après, et qui finissent par ouvrir des domaines deplus en plus importants de la législation du travail:1. L’entreprise en crise2. L’entreprise duale3. Travailleurs indépendants et semi-dépendants4. Le travailleur en tant que personne5. Le travailleur en tant que sujet commercial6. L’emploi public

Nous analysons successivement ces aspects pour en venir à des réflexionssur les causes possibles de ce qui s’est passé au cours des quatre dernières dé-cennies.

L’entreprise en criseDepuis les années soixante-dix déjà, les entreprises européennes des secteurstraditionnels comme la sidérurgie, le textile, l’industrie navale ou l’automobileétaient à l’agonie en raison de la constitution d’un cartel pétrolier et de la dureconcurrence de pays asiatiques, qui avaient atteint sinon dépassé les technolo-gies les plus avancées, avec des coûts de production très inférieurs. Le problèmea commencé à se résoudre à l’échelle sectorielle, comme en Italie et en Espagneavec les reconversions industrielles, mais il a vite fallu une loi commune pour lesaspects les plus urgents. Au Royaume-Uni, cela a été la loi sur les indemnitésde licenciement économique, adoptée dès 1965, et, en France, la loi du 3 janvier1975 sur les licenciements économiques.

Le but de ces réglementations, et des accords et conventions collectivesayant le même objet, n’était pas de déterminer purement et simplement uneindemnité de licenciement, même si les premières lois pouvaient donner cette

8 Gazzetta Ufficiale du 27 mai 1970, loi no 300 du 20 mai 1970: Norma sulla tutela della liber-tà e della dignità dei lavoratori, della libertà sindacale e dell’attività sindacale nei luoghi di lavoro enorme sul collocamento. En plus des normes sur la surveillance, les installations audiovisuelles etles fouilles individuelles de contrôle, il y a d’autres normes qui, entre autres, garantissent la libertéd’opinion et interdisent d’enquêter sur les opinions des travailleurs, etc.

9 Expression exclusivement germanique, qui indique que la Normalearbeitsverthältnis est letype de relation stable et à temps complet qui s’est développé pendant l’époque dorée du droit dutravail.

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impression. Dans la perspective globale de la législation, la baisse abrupte del’emploi, survenue dans les pays occidentaux en raison de la forte hausse desprix du pétrole et de l’offre irrésistible des produits asiatiques, avait mis en évi-dence la fragilité de certaines catégories de travailleurs, comme les femmes, lesjeunes ou les personnes âgées, ainsi que les avantages déloyaux associés àl’information asymétrique dont disposaient les employeurs au moment delicencier, ou le manque d’autres types de formation pour les chômeurs. Unenouvelle législation se met en place – protection des minorités raciales, de lamaternité et des groupes défavorisés, formation professionnelle continue,suspension du contrat de travail, bourses du travail. Apparaissent aussi de nou-velles institutions publiques de garantie. Ce n’est que peu à peu que le centred’attention apparaît clairement: l’entreprise en crise et les conséquences enmatière de travail de cette situation. Les employeurs ont recours à diverses for-mules pour faire face à ce moment critique et les licenciements collectifs, quisont la première réaction et la plus élémentaire, deviennent une possibilitéparmi d’autres, étant donné que la législation en durcit les conditions.

Pour comprendre cette évolution, rien de mieux que de se situer dans lecontexte de la communauté européenne. A partir de 1974, année où JacquesDelors fixe le modèle d’une Europe sociale, trois directives se succèdent rapide-ment pour, en synergie, envisager sous l’angle des relations professionnellestous les aspects de l’entreprise en crise: la première, la directive 75/129/CEE du17 février 1975 sur les licenciements collectifs, qui définit cette notion pour ladifférencier des licenciements individuels, oblige l’employeur, après leur avoirfourni les renseignements utiles, à «consulter» les représentants des travailleursen vue d’aboutir à un accord, et à notifier préalablement à l’autorité publique leprojet de licenciement10.

Vient aussitôt après la directive 77/187/CEE du 14 février 1977 sur les trans-ferts d’entreprises, qui vise à atténuer les conséquences d’une cession précipitéeou mal intentionnée d’entreprises ou d’établissements en crise, et dont les élé-ments principaux déterminent la subrogation de l’employeur cessionnaire dansles contrats de travail du cédant (la directive interdit expressément l’extinctiondu contrat au seul motif du transfert), les informations sur les circonstances dutransfert à fournir préalablement aux représentants des travailleurs des deuxentreprises, et le maintien de la représentation des travailleurs de l’entreprise oude l’établissement cédés en cas de fonctionnement autonome. Néanmoins, desnormes spécifiques portent sur les cas de faillite ou d’insolvabilité, ainsi que decrise économique grave de l’entreprise, et prévoient dans tous ces cas un contrôlejudiciaire11.

10 Il s’agit actuellement de la directive 98/59/CE du 20 juillet 1998 concernant le rapproche-ment des législations des Etats membres relatives aux licenciements collectifs. Le texte intégraldes directives est disponible à l’adresse <eur-lex.europa.eu/fr/legis/20090101/index.htm> [consultéle 17 février 2009].

11 Remplacée par la directive 2001/23/CE du 12 mars 2001 concernant le rapprochementdes législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de trans-fert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements.

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Peu après, la directive 80/987/CEE du 20 octobre 1980 sur l’insolvabilitéde l’employeur oblige les Etats membres à créer une institution de garantiefinancée par les employeurs qui assure aux travailleurs le paiement d’au moinstrois mois de salaires dus et des indemnités de cessation du contrat de travaillorsque l’employeur est déclaré insolvable12.

On le voit, la protection de la relation de travail ou de ses effets (salairesdus) débouche sur l’établissement de relations triangulaires, avec un autre em-ployeur ou avec les pouvoirs publics, afin de mieux résoudre la crise. L’appari-tion d’un tiers signifie moins une limitation des facultés de l’employeur dans larelation de travail que l’octroi de facultés d’intervention du tiers dans cette rela-tion, que ce soit celle de l’autorité publique et des représentants des travailleurs,du nouvel employeur en tant que subrogé forcé dans la relation, ou de l’institu-tion de garantie qui perçoit des cotisations dans le cas éventuel d’une insolvabi-lité. Jusqu’alors, les normes du travail fonctionnaient au moyen de la fixation denormes minimales ou maximales ou de règles visant à garantir le respect de laprocédure, mais l’intervention individuelle forcée restait rare. Assurément, cetteintervention n’atteint pas le niveau de privation de facultés qui se produit en casde déclaration commerciale d’insolvabilité et de concours de créanciers, lorsquele juge et les syndics prennent les rênes de l’entreprise mais, dans le domaine dutravail, cette intervention a une intensité qui n’est dépassée que par celles decertaines institutions partagées de la sécurité et de la santé (par exemple, en casde risque grave et imminent ou de prévention de risques graves).

L’entreprise dualeLes turbulences économiques semblent être canalisées par les entreprises aumoyen d’une fragmentation sous forme d’«externalisation» des activités secon-daires ou, ce qui revient au même, par la spécialisation des activités, ce qui exigeen soi un degré élevé d’internationalisation et d’élaboration technologique. Lesentreprises réduisent leur taille et se coordonnent avec d’autres dans la mesureoù cela est rentable pour elles. Ce qui caractérisera cette période centrifuge dudroit du travail, ce n’est pas, bien sûr, la découverte des diverses formes d’«ex-ternalisation»: on assiste tout simplement à une intensification et à une norma-lisation de ce qu’on connaissait déjà, et à une forte internationalisation duprocessus d’«externalisation», la Chine, l’Inde et les pays de l’Est de l’Europeétant les principaux récepteurs des investissements et commandes13.

Ce qui est vraiment particulier au dernier quart du XXe siècle, dans cer-tains cas, c’est la coresponsabilité extracontractuelle des employeurs du fait des

12 Cette directive a été modifiée par les directives 87/164/CE du 2 mars 1987, et 2002/74/CEdu 23 septembre 2002.

13 Dans le secteur des technologies de l’information et de la communication, le salaire an-nuel des travailleurs nord-américains est de 80 000 dollars des Etats-Unis, et celui des travailleursdu même secteur en Inde est de 8 500 dollars (DIEESE, 2008, p. 85).

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dettes du titulaire de la relation avec le travailleur. La construction juridique etjurisprudentielle de cette responsabilité sera sinueuse dans beaucoup de cas,comme on le voit dans la doctrine de la Cour suprême espagnole qui a été dedéclarer la responsabilité de tout un groupe d’entreprises pour l’action de l’uned’entre elles envers ses travailleurs, lorsque le degré de cohésion entre les diffé-rentes entreprises en fait, dans la pratique, des succursales de l’entreprise prin-cipale – direction unique, comptabilité partagée et effectifs en commun.

Il s’agit en général d’une responsabilité secondaire, dans le cas où l’em-ployeur titulaire ne peut pas satisfaire à la dette. Parfois, les tribunaux ont faitpreuve d’audace en déclarant le transfert à une entreprise cliente de la respon-sabilité des actes d’une entreprise fournisseuse lorsque la première pouvait im-poser à la seconde des conditions qui rendaient la situation répréhensible. Ainsi,au Royaume-Uni, dans l’affaire Harrods Ltd. c. Remick, les juges ont condamnéles magasins Harrods pour un cas de discrimination raciale commis dans une en-treprise en franchise en raison des conditions imposées par Harrods 14. Dansd’autres cas, les tribunaux avancent aussi dans la direction des groupes hori-zontaux d’entreprises, comme dans le cas Bofrost de la Cour européenne dejustice 15.

L’externalisation se traduit aussi par le recours d’une ampleur sans pré-cédent à la sous-traitance, en particulier dans le bâtiment, avec une pyramided’entreprises qui atteint souvent quatre, voire cinq niveaux, où l’employeur et letravailleur des niveaux inférieurs exercent leur relation en fonction des instruc-tions et ordres des niveaux supérieurs, parfois sans que le titulaire n’ait été clai-rement identifié.

La dualité d’employeurs est particulièrement intense dans les situationsde prêts de main-d’œuvre, dans lesquelles la responsabilité extracontractuelle(celle de l’entreprise usagère pour des dettes de l’agence de travail temporaire)s’accompagne d’une division, entre l’entreprise et l’agence, des facultés dedirection, de formation, de prévention et de représentation, entre autres, quin’est atténuée dans la pratique que lorsque le travailleur effectue des missionsde courte durée, ou dans les pays dont la législation exige que la relation de tra-vail avec l’agence de travail soit de durée indéterminée.

Les réseaux d’entreprises, de plus en plus fréquents dans les marchés,centres commerciaux, centres de grossistes, bourses de commerce, zones indus-trielles, aéroports, etc., ont aussi amené le législateur à réagir en matière desécurité et de santé, par le biais de services partagés dans les établissements àusage commun.

14 Cour de cassation du Royaume-Uni, Harrods Ltd c. Remick [1997], Industrial RelationsLaw Reports (IRLR), no 583.

15 Affaire nº C-62/99, décision de la Cour de justice du 29 mars 2001 relative au différendentre le comité d’entreprise de la société Bofrost Josef H. Boquoi Deutschland West GmbH & Co.KG et cette société (Journal officiel du 5 juin 1999). Les affaires et décisions de la Cour de justiceeuropéenne peuvent être consultées à l’adresse <curia.europa.eu/fr/content/juris/index.htm> [con-sulté le 17 février 2009].

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La dualité d’entrepreneurs conduit, comme on l’a vu, des entrepreneurs,qui d’un point de vue juridique n’ont pas de lien avec le travailleur, mais quien ont un avec l’employeur de ce dernier, à partager des responsabilités. Ainsi,on parle dans ces cas de situations extracontractuelles qui permettent de pour-suivre un autre employeur pour des actes de son propre employeur, en raisondes effets en matière de main-d’œuvre qu’ont leurs relations commerciales.

Toutefois, cela n’est pas le seul résultat de l’évolution du droit du travaildans ce domaine. Le législateur ou le juge n’attendent pas toujours le stade del’inobservation d’une obligation, mais réglementent certains types de dualitédès le stade de l’obligation même, selon la distinction traditionnelle des phasesd’obligation et de responsabilité (Schuld et Haftung). Dans certains cas, l’entre-preneur «extracontractuel» est investi de facultés de direction ou autres inhé-rentes à la relation et qui, par conséquent, dépossèdent le titulaire de la relation,comme on l’a vu avec les facultés de l’entreprise usagère en ce qui concernel’agence de travail temporaire. De même, et surtout en matière de sécurité et desanté, les concentrations d’entreprises entraînent une réaction du législateur quiimpose des obligations et des services communs, dans le cadre desquels chaqueemployeur assume une part de l’organisation et en proportion, selon des moda-lités diverses, de la responsabilité.

L’externalisation a conduit sans aucun doute à l’apogée de la catégorie destravailleurs indépendants ou semi-indépendants. Mais les caractéristiques desuns et des autres mènent à des voies différentes de celle de la responsabilité par-tagée. Mieux vaut donc les analyser à part.

Le travailleur indépendant et semi-indépendantPendant toute la première époque du droit du travail, le protagoniste de la viesociale et politique a été le travailleur subordonné, tandis que le travailleurindépendant ou semi-indépendant était relégué au domaine mal défini descontrats d’ouvrage, aux activités libérales et aux «zones grises». L’écrasantesupériorité numérique des salariés s’ajoutait à la dynamique syndicale et reven-dicatrice pour souligner très nettement la différence entre salarié et travailleurindépendant. Les questions suscitées par l’activité extérieure au domaine de larelation de travail se limitaient à des problèmes d’identité et de délimitationentre le travail dépendant et toute une gamme de prestations personnelles indé-pendantes, et le règlement des différends indiquait s’il fallait appliquer la légis-lation du travail ou la législation civile, commerciale ou administrative.

Au début des années quatre-vingt néanmoins, le nombre de travailleursindépendants a commencé à s’accroître de façon significative, ce qui était unefaçon de se soustraire à l’application de la législation du travail et fiscale. Ainsi,au Royaume-Uni, ce nombre est passé de deux à trois millions de personnesenviron. C’est à cette époque qu’apparaît la distinction entre les personnes quipouvaient être qualifiées de travailleurs indépendants de fait et de droit etcelles qui n’étaient indépendantes que juridiquement, parce qu’elles réunis-saient les caractéristiques légales du travailleur indépendant, mais ne l’étaient

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pas du point de vue économique, étant donné leur lien exclusif ou principal avecun seul client. Quoi qu’il en soit, il s’agit de personnes qui consacrent leur effortmental ou physique à un service qu’elles fournissent à d’autres personnes, sanscompter en principe celles qui assurent en tant que sous-traitants un service ouun ouvrage fournis par d’autres personnes, dont la distance avec le travailleurdépendant s’accroît. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, dans certainssecteurs comme le bâtiment, le nombre d’ouvriers «indépendants» atteint desproportions importantes par rapport aux travailleurs dépendants.

Peu à peu, le droit du travail commence à les toucher dans les aspects lesplus essentiels: en Allemagne, la loi fédérale du 8 janvier 1963 sur les congés s’ap-plique aussi aux travailleurs paradépendants16, et la loi du 25 août 1969 sur lesconventions collectives permet aux travailleurs indépendants de négocier collec-tivement et de faire grève lorsqu’ils dépendent économiquement d’un seul clientpour la moitié au moins de leurs revenus, ou du tiers de leurs revenus, dans le sec-teur des moyens de communication. Cette perspective a eu des répercussionspratiques considérables sur le secteur de la radio et de la télévi-sion (Däubler,1994, p. 925). Au Royaume-Uni, les mesures de prévention des risques profes-sionnels recouvrent les travailleurs indépendants depuis la loi de 1974, l’égalitéde traitement les vise depuis 1996 et le salaire minimum depuis 1998.

Dans certains pays, les législations ponctuelles font place à une réglemen-tation plus globale, reconnaissant ainsi l’importance croissante d’une situationqui, au départ, n’en avait que très peu. Ainsi, en Italie, la relation «cococo» (col-laboration coordonnée et continue), qui était visée au départ dans un article suc-cinct du Code de procédure civile, a fait ensuite l’objet de plusieurs articles dudécret législatif no 276/2003 du 10 septembre 2003 relatif à l’emploi et au marchédu travail. Ces articles exigent la formalisation écrite du contrat, une rémunéra-tion proportionnée et un juste motif pour résilier le contrat, entre autres droits,mais qui établit aussi des devoirs de réserve. En Espagne, les approches ponc-tuelles en matière de prévention des risques ont cédé le pas à une loi ambitieuse,la loi no 20/2007 sur le statut du travail indépendant 17. Celle-ci établit une dis-tinction entre les normes visant le travailleur indépendant au sens propre (droitsfondamentaux d’égalité, d’intimité et de protection judiciaire, entre autres, etgaranties comme l’action directe contre l’entrepreneur principal dans le cas desous-traitance) et les normes applicables aux travailleurs indépendants écono-miquement dépendants, à savoir ceux dont les revenus proviennent d’un seulclient à hauteur d’au moins 75 pour cent – ces normes visent principalement laforme écrite du contrat, la négociation collective, les congés et les périodes derepos, un juste motif pour la résiliation du contrat, et la juridiction du travail(voir Cabeza Pereiro, 2008).

16 La fin de l’article 2 indique que «sont considérées aussi comme des travailleurs les per-sonnes qui doivent être considérées comme des quasi-travailleurs en raison de leur dépendanceéconomique».

17 Boletín Oficial del Estado, no 166 du 12 juillet 2007, pp. 29964-29974, disponible à l’adresse<www.boe.es/boe/dias/2007/07/12/pdfs/A29964-29974.pdf> [consulté le 26 janvier 2009].

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Le travailleur en tant que personnePendant la première période du droit du travail, le travailleur est considérécomme la partie à la relation de travail qui détient la force physique ou mentalequ’il met à la disposition de l’employeur et dont la potentialité doit être proté-gée. Ses besoins en tant que personne ou, si l’on veut, en tant qu’individu, sontcouverts par les normes de prévention des risques et de sécurité sociale; seulesquelques dispositions ponctuelles vont au-delà de ce qui est élémentaire en exi-geant un traitement digne dans certains cas, par exemple en cas de fouille.

La dispersion de la seconde période commence, dans une certaine mesure,à la suite de la campagne intense en faveur des droits civils qui a été menée auxEtats-Unis dans les années soixante, avec la remarquable législation Kennedy àce sujet. Dans une certaine mesure, car s’il est vrai que la législation européennepionnière dans la reconnaissance des droits civils des travailleurs semble trèsproche de la législation susmentionnée, comme cela a été le cas du Statut destravailleurs de 1970 en Italie, l’élan syndical de mai 68 en France et de l’automnechaud de 1969 en Italie lui donne un caractère très différent de la lutte contre leracisme aux Etats-Unis et de la résistance que les jeunes ont opposée aux initia-tives belliqueuses du gouvernement des Etats-Unis. Quoi qu’il en soit, ce qui estimportant aux fins du présent article, c’est que le type de discipline qui dominaitdans les usines massifiées du fordisme se fissure avec la crise de cette époque-là,et qu’un nouveau type d’entreprise apparaît, de taille réduite, réactive et dont lenoyau d’activité est assuré par des effectifs permanents minimes. Alors quecommence le calvaire des grandes entreprises et des syndicats de masse, l’entre-prise typique permet désormais de connaître précisément l’autre partie à la rela-tion de travail, et ce qui semble être au début une reconnaissance de l’identitéspécifique de chaque travailleur dans sa relation de travail devient progressive-ment un encouragement à l’indépendance et à la réaffirmation de l’individualitédu travailleur.

Les droits fondamentaux de la personne ont une nature erga omnes, c’est-à-dire qu’ils sont opposables d’une manière générale et procèdent de la Consti-tution. Jusqu’à un certain point, ils sont extérieurs au contrat de travail et n’envi-sagent pas le travailleur en tant que partie à la relation de travail mais en tantqu’individu, dans sa plénitude de citoyen, car ils se réfèrent aux libertés indi-viduelles du premier niveau des droits qui, selon Jellinek, forment un statuslibertatis qui s’impose à tous (Pérez Luño, 1984, p. 174). Conçus pour défendrel’individu contre le pouvoir politique, il était logique, jusqu’à un certain point,que leur protection gagne aussi les domaines du pouvoir économique, une foisacceptée la Drittwirkung 18 pour certains droits fondamentaux de seconde géné-ration, comme ceux de liberté syndicale et de grève.

Cette circularité et, en même temps, cette autosuffisance des droits fonda-mentaux ont été qualifiées avec bonheur par le législateur français dans les lois

18 «Effet vis-à-vis des tiers», théorie selon laquelle certains droits – les droits de l’hommenotamment – doivent être respectés tant par les pouvoirs publics que par les particuliers et les en-tités privées.

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Auroux de 1982, qui visent à créer des «citoyens dans l’entreprise» en proté-geant les libertés dans l’entreprise, surtout la liberté d’expression, dans un en-semble de droits appelé par la doctrine «citoyenneté dans l’entreprise», et aussigrâce au développement des institutions de représentation, au moyen de droitsde «citoyenneté de l’entreprise» 19.

Mais, sans doute, le droit fondamental qui s’est le plus développé pendantles premières décennies de la seconde période n’est aucun des droits typiquesconnus sous le nom de droits de la personne, mais justement un droit qui auraitpu parfaitement apparaître pendant la première période du droit du travail,période qui a été plus axée sur les grandes catégories de travailleurs: dans denombreux pays, des lois reconnaissent l’égalité de droits (au travail) entrehommes et femmes, et interdisent les discriminations au motif du sexe20.

L’apparition de la notion d’égalité entre hommes et femmes dans le Traitéde 1957 qui institue la Communauté européenne, en tant qu’égalité de rémuné-ration entre les hommes et femmes, montre à quel point l’égalité des sexes éta-blie pendant la période précédente a acquis ensuite un caractère hybride, à mi-chemin entre droit de la personne et droit du travail21. Comme pour presquetous les droits du travail reconnus au niveau européen, elle découle de la craintedes pays qui l’avaient déjà reconnue dans leur législation d’un éventuel «dum-ping social» de la part des pays où il n’existait pas. Cette question sera dévelop-pée dans la directive 75/117/CEE du 10 février 1975 concernant l’égalité desrémunérations, qui sera suivie immédiatement par la directive 76/207/CEE du9 février 1976 sur l’égalité de traitement dans l’emploi et les conditions de tra-vail, laquelle sera complétée par la directive 97/80/CE du 15 décembre 1997relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe.Et, comme dans la législation nationale des Etats membres, on passe vite del’égalité entre femmes et hommes à la reconnaissance de l’égalité au travailentre tous les travailleurs, quels que soient la race, la religion, le handicap, etc.

La reconnaissance des droits, entre autres, de confidentialité, de dignité,d’intimité et d’expression, comme on l’a vu, allait prendre sensiblement plus detemps. Pourtant, ils étaient déjà reconnus solennellement dans des lois paradig-matiques. La reconnaissance de ces droits, qui coïncide avec les nouvelles capa-

19 L’ensemble le plus complet de droits fondamentaux dans lequel se concrétise la citoyen-neté d’entreprise se trouve peut-être dans la loi chilienne no 19.759 de 2001, qui a réformé le Codedu travail (Diario Oficial, 5 octobre 2001, pp. 1221-1253). Voir Gamonal Contreras (2004) qui notetoutefois l’absence d’une procédure judiciaire plus simple pour les faire valoir (p. 62).

20 Par exemple, en France, la loi Roudy du 13 juillet 1983 sur l’égalité professionnelle entreles hommes et les femmes. A l’évidence, le droit à la sécurité et à la santé au travail, qui est encoredramatiquement absent dans les pays en développement, reste le plus essentiel, au point qu’il sembleenraciné dans les origines et au plus profond du droit du travail. Voir Sanguineti Raymond (2008),Simão de Melo (2008) et Sento-Sé (2000).

21 De fait, dans le débat espagnol sur les «droits fondamentaux spécifiques» et les «droitsfondamentaux non spécifiques», qui vise à distinguer les droits civils ou de la personnalité (nonspécifiques) des droits sociaux (spécifiquement, les droits au travail), il y a toujours des doutesquant à l’un ou l’autre de leurs termes lorsqu’il s’agit de situer le droit de non-discrimination. Voirà ce sujet Gutiérrez Pérez (2009, pp. 94-100).

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cités de surveillance et de contrôle des employeurs, visait à y faire face. En effet,l’utilisation intensive des moyens audiovisuels par les deux parties, d’abord, etla généralisation de l’utilisation de l’informatique, ensuite, ont placé la relationde travail sur un plan de transparence que Däubler a qualifiée de «cristalline»(Däubler, 2002) – d’autres auteurs ont estimé que cette transparence tendaitvers une «entreprise panoptique», dont on pouvait tout observer de l’extérieur(Mercader Uguina, 2001, p. 13).

Le travailleur en tant que sujet commercialL’intermédiation publique dans l’emploi, par le biais des bureaux de placement,visait pendant la première phase à offrir aux chômeurs un service pour leur per-mettre d’obtenir un nouveau poste de travail en les informant des offres et desdemandes existantes sur le marché de l’emploi. Durant la période de transition,le système de sécurité sociale leur apportait une aide économique. Pendant lesmoments culminants de la première phase, les services de l’emploi ont eujusqu’à la faculté d’imposer aux entreprises la liste des personnes à engager,mais cela n’a été le cas que dans certains pays, pour certaines catégories de tra-vailleurs particulièrement défavorisés. Dans d’autres cas, les handicapés avaientle droit d’être embauchés de préférence, en fonction de la liste qui figurait dansle service de placement correspondant. Quoi qu’il en soit, l’intermédiationpublique fortement centralisée qui apparaît au Royaume-Uni et aux Pays-Bas àl’aube de la seconde guerre mondiale22, et qui se perfectionne dans tous les payseuropéens après celle-ci, visait à remplacer le marché des entreprises privées deplacement, dont les abus avaient conduit l’OIT à adopter les conventions (nos 2,34 et 96) 23. Le système atteint son apogée avec l’établissement de monopolespublics qui interdisaient le placement entre entités privées 24, en particulier auxentreprises de travail temporaire.

L’effondrement de ce système, qui par ailleurs n’avait pas eu l’efficacitéescomptée, fait suite aux très nombreuses fermetures d’entreprises et aux licen-ciements de masse des années soixante-dix, lorsque l’ampleur du phénomènedéborde largement les capacités du monopole public de placement. Dans denombreux pays25 apparaissent alors des solutions qui avaient été rejetées pré-cédemment, comme de nouveau les entreprises de travail temporaire – néan-moins, elles seraient soumises dorénavant à certains contrôles. Le monopole

22 Nous omettons ici les services publics de placement dans des régimes dictatoriaux enplace avant la seconde guerre mondiale, comme l’Italie, le Portugal ou l’Espagne, qui prévoyaientdéjà le caractère obligatoire et coactif des relations d’intermédiation.

23 Convention (no 2) sur le chômage, 1919; convention (no 34) sur les bureaux de place-ments payants, 1933; convention (no 96) sur les bureaux de placements payants (révisée), 1949.

24 Le premier pays à mettre en place ce monopole a été la France avec l’ordonnance no 45-1030 de 1945.

25 Les lois qui autorisent à nouveau le fonctionnement contrôlé des entreprises de travail tem-poraire sont adoptées d’abord aux Pays-Bas (1965), puis au Danemark (1970), en Irlande (1971),en France (1972), en Allemagne (1972), au Royaume-Uni (1973), en Belgique (1976), au Portugal(1989), en Espagne (1995), en Italie (1997) et en Grèce (2001).

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public commence à permettre, outre l’intermédiation de ces entreprises de tra-vail temporaire, celle d’un certain nombre d’autres entités (mairies, syndicats), sibien que son rôle se limitera progressivement à coordonner et à orienter les mul-tiples vecteurs du service au sens large et, l’un après l’autre, les divers pays fini-ront par abolir le régime de monopole26.

Le plus profond changement survenu avec le droit du travail centrifugeprovient des pays anglo-saxons et de leur vision religieuse du salut par soi-même. Tout au long des années soixante-dix arrivent, aux Etats-Unis et auRoyaume-Uni, des gouvernements conservateurs qui s’efforcent d’abolir l’Etat-providence par le biais d’une campagne furieuse de discrédit des chômeurs.Leur mentor intellectuel, l’économiste Milton Friedman, nous a laissé des pagestrès biaisées sur les abus commis dans les services sociaux de son pays. A la suitede ces gouvernements, dans tout le monde anglo-saxon, s’étend une nouvelleapproche 27 qui, finalement, atteindra l’Union européenne et selon laquelle lechômeur cesse d’être une personne qui a perdu sa relation de travail et a besoind’aide entre-temps, pour devenir un administré oisif qui coûte à l’Etat une pres-tation sans rien donner en échange.

Cette approche pragmatique, voire cynique, des relations de travail perd devue le travailleur dans l’entreprise pour le considérer comme un individu passifqui doit être «activé» afin de le rendre productif et d’économiser des coûts. Deplus, d’un point de vue technique, il ne peut être exigé du chômeur une contre-partie que lorsqu’il reçoit des prestations non contributives – d’assistance –, étantdonné que les prestations contributives, comme leur nom l’indique, relèvent del’assurance, financée en partie par le travailleur (cotisations versées préalable-ment).

L’«activation» utilise trois mécanismes principaux: d’une part, le durcisse-ment des conditions requises pour jouir des prestations de sécurité sociale;d’autre part, en échange de ces prestations, le chômeur doit fournir une contre-partie – travaux d’intérêt public, participation à des cours de formation; enfin,un changement de perspective, à savoir que ce qui est important dans les ser-vices que l’Etat apporte à ses citoyens, ce ne sont pas les prestations de sécuritésociale, mais les mesures de politique active de l’emploi sous leurs multiplesaspects d’orientation, de formation et de contrôle, entre autres.

Apparaîtra vite le concept de «workfare» qui remplace le «welfare», autre-ment dit un système de protection soumise à conditions28. Par une heureuseformule, Guy Standing indique comment la politique du travail de beaucoup de

26 Le dernier a été la France avec la loi 2005-32 de programmation pour la cohésion sociale,du 18 janvier 2005, disponible sur le site Legifrance à l’adresse <www.legifrance.gouv.fr> [consultéle 28 janvier 2009].

27 On citera Philip Gramm, sénateur du Texas, qui dira aux bénéficiaires des prestations dechômage de «descendre de la voiture pour aider les autres à pousser».

28 Pendant les années quatre-vingt-dix, tous les Etats des Etats-Unis avaient déjà des pro-grammes de «welfare-to-work» (mise au travail des bénéficiaires d’allocations sociales), connus sousle nom de «workfare» et, en 1997, le gouvernement travailliste britannique a lancé aussi un pro-gramme analogue, de même que l’Australie – programmes «d’obligation mutuelle» –, le Canada,l’Inde, Singapour, etc.

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pays passe des «droits du travailleur» au «droit de travailler» puis dans la pers-pective du «workfare», au «devoir de travailler» (1999, p. 337), Nous citerons aussiTony Blair:

Pendant longtemps, la demande de droits à l’Etat a été séparée des devoirs descitoyens et de l’impératif de la responsabilité réciproque des individus et des insti-tutions. Les prestations de chômage ont souvent été versées sans de fortes obli-gations de réciprocité […] Les droits dont nous jouissons reflètent nos devoirs:des droits et des possibilités qui ne sont pas assortis de responsabilités sont desfacteurs d’égoïsme et de cupidité» (1998, p. 4).

Les prestations conditionnelles poussent à rendre productif le chômeurdès que possible et, à cette fin, tous les moyens (contrôle, suivi, obligation departiciper à des cours, devoir d’accepter des offres) sont mobilisés (voir Duman,2005). En Europe, cette nouvelle approche apparaît au Royaume-Uni, commeon l’a vu, puis dans les pays scandinaves (Kildal, 2001) 29. En définitive, ce quiétait une assistance pendant une période de nécessité devient une impulsionénergique, une contrainte presque, pour trouver un emploi.

En même temps, l’Etat-providence fait l’objet d’une sorte de drainage; il nepeut pas continuer d’assurer les services sociaux en ces temps de mondialisationéconomique et il les décentralise tous azimuts: municipalités, entités sans butlucratif, agences et autres organismes et institutions (Rhodes, 1994; Roberts etDevine, 2003). Une multitude d’entités assume des fonctions d’intermédiation,de formation et de contrôle dans le domaine du marché de l’emploi et, dans cenouveau domaine étendu, le travailleur devient sujet de ce marché où le travailen tant que base perd de sa vigueur et partage son espace avec les programmesde formation et de perfectionnement, la relation d’assurance des prestations dechômage, les relations d’orientation individuelle, de suivi et de contrôle, et mêmela relation de sanctions en cas d’inobservation d’obligations. Dans certains pays,on crée des chaires universitaires spécifiquement consacrées au marché del’emploi et un débat scientifique sur cette question se fait jour: on peut direqu’une nouvelle discipline est née30.

L’élan de l’Union européenne a connu deux étapes presque simultanées.Dans un premier temps, elle a adopté certaines idées proches du workfare, danssa stratégie pour le plein emploi, et s’est efforcée particulièrement de renforcerl’«employabilité» du travailleur au moyen de programmes de formation etd’orientation, et de donner un choix au chômeur au bout de six ou de douzemois, selon son âge31. Ensuite, dans son étude sur l’emploi de 2003 (Commission

29 Selon cet auteur, pendant l’après-guerre, les pays scandinaves avaient déjà utilisé des po-litiques actives de l’emploi pour parvenir au plein emploi (p. 2). L’auteur distingue les politiquesactives de l’emploi, les politiques de «workfare» et les politiques de prestations sociales condition-nelles (pp. 2-5).

30 Parmi les universitaires, surtout les anglophones, qui s’occupent de cette discipline, oncitera Mark Freedland, professeur titulaire de droit de l’emploi à l’Université d’Oxford, mais aussiPaul Davies, Bob Hepple, Simon Deakin et d’autres. Voir Davies et Freedland (2007) et Mitchellet Arup (2008). Il convient, dans une bibliographie sur cette question, de citer aussi Freedland,Craig, Jacqueson et Kountouris (2007); Deakin et Wilkinson (2005); et Freedland (2003).

31 Stratégie appelée aussi «Processus de Luxembourg», adoptée par le Conseil européenextraordinaire qui s’est tenu à Luxembourg en novembre 1997.

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européenne, 2003), l’Union a adopté avec enthousiasme les mesures de flexicu-rité qui étaient déjà à l’essai aux Pays-Bas et au Danemark 32.

Le travailleur en tant que sujet du marché de l’emploi n’est pas lié à l’em-ployeur et n’a pas de relation de travail au sens strict, même si certaines mesuresd’activation y ressemblent. Il peut avoir pour perspective l’emploi salarié maisaussi l’emploi indépendant ou semi-indépendant, un emploi dans la fonction pu-blique ou, enfin, une période plus ou moins longue d’études ou de formationprofessionnelle.

L’emploi publicDans presque toute l’Europe, le travail dans l’administration publique est régi pardes normes différentes de celles du droit du travail. La différence est encore plusmarquée là où se maintient une relation de confiance particulière entre le salariédu public ou le fonctionnaire et son administration respective, qui se traduit parl’inamovibilité dans l’emploi et par certaines prérogatives qui, en échange, limi-tent l’éventail des droits du fonctionnaire, par exemple en matière de grève ou denégociation collective. L’Allemagne, la France, la Belgique, l’Italie, le Portugalou l’Espagne ont distingué d’un côté le travailleur assujetti à une relation de tra-vail et de l’autre le fonctionnaire, qui est lié à son administration par une relationde droit public. Dans d’autres pays, la relation de travail des fonctionnaires rele-vait du droit commun, mais se situait aussi hors du droit du travail33.

Pendant des décennies, la relation de travail particulière du fonctionnaireest restée intacte, malgré la massification que les services publics sociaux, édu-catifs, d’assistance, d’assurance et de santé ont entraînée dans ce qui avait été uncadre net d’échelons et de catégories voué essentiellement à l’exercice de facul-tés publiques. Max Weber (1919) définissait les fonctionnaires comme étant unensemble de travailleurs intellectuels très spécialisés à la suite d’une longue pré-paration, dont l’honneur de classe est profondément ancré et dont la valeursuprême est l’intégrité. Il oubliait peut-être l’autorité et la confiance en tant quetraits véritablement caractéristiques (Mariucci et Rusciano, 1989, p. 368).

En 1982 encore, la Cour constitutionnelle espagnole estimait que la diffé-rence entre la nature de la relation de travail au sens strict et celle de la relationde travail dans la fonction publique était si évidente et incontestable que laConstitution même la consacrait en renvoyant à des lois différentes la réglemen-tation de l’une et de l’autre34. La massification de l’Etat-providence susmention-née a débouché de diverses façons sur une prolétarisation des fonctionnaires et il

32 Lois de 1997 et 1998 des Pays-Bas sur la flexibilité et la sécurité de l’emploi. A propos du«triangle d’or» danois, voir Commission européenne (2006a, chapitre 2). Au sujet de la flexibilitéet de la sécurité de l’emploi, voir aussi Commission européenne (2003, chapitre 4, et 2006b).

33 «Les servants de la Couronne exercent des fonctions au gré de la Couronne, dans le cadrede la common law et, par conséquent, en théorie, ils ne jouissent pas de la sécurité de l’emploi» (Pitt,1995, p. 69).

34 Arrêt 57/1982 de la Cour constitutionnelle, du 27 juillet 1982, antécédent no 5. D et fonde-ment juridique no 4.

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a fallu étendre à ces derniers une partie des normes du travail, parfois à leur avan-tage, parfois à leur préjudice35. Le problème s’est aggravé lorsque que les admi-nistrations ont choisi d’engager du personnel dans le cadre du régime général dutravail, et que ces personnes ont fini par occuper la majorité des emplois dans unnombre assez important d’entités publiques: ainsi, en Allemagne, pendant lesannées quatre-vingt, le régime général du travail concernait 60 pour cent del’ensemble des emplois publics, et le statut de la fonction publique les 40 pourcent restants (Däubler, 1994, p. 886); en Espagne, le législateur lui-même justi-fiait la réforme administrative par le «pourcentage significatif» de travailleursrelevant du régime général occupés dans la fonction publique, en particulier dansles collectivités locales36.

L’extension du droit du travail vers la fonction publique s’accélère forte-ment pendant les années quatre-vingt-dix avec le mouvement de la nouvellegestion publique qui vient des Etats-Unis37, et qui a été encouragé par l’OCDE.Il prône l’application à l’administration des principes de gestion de l’entrepriseprivée, en particulier la flexibilité et la réactivité 38. Actuellement, d’autres théo-ries proposent le modèle de «nouveau service public» (Denhart et Denhart,2003), selon lequel l’administration devrait agir au service des citoyens et non entant que gouvernant des usagers. On constate ces derniers temps deux modalitésd’extension aux fonctionnaires du droit du travail: a) l’application d’amplesensembles de normes du travail aux fonctionnaires 39; b) la privatisation du sta-tut des fonctionnaires dans le cadre d’une relation de travail spéciale40.

35 Ainsi, au Royaume-Uni, les normes restrictives sur la grève apparues pendant les annéessoixante-dix s’appliquent aux fonctionnaires depuis la loi de 1988 sur l’emploi (Employment Act,1988, disponible à l’adresse <www.opsi.gov.uk/Acts/acts1988/ukpga_19880019_en_1>, mais la lé-gislation sur la protection de l’emploi – loi de 1996 (Employment Rights Act, 1996, disponible àl’adresse www.opsi.gov.uk/ACTS/acts1996/ukpga_19960018_en_1) sur les droits en matière d’em-ploi – s’applique aussi à eux.

36 Exposé des motifs de la loi no 7/2007 sur le statut de base de l’emploi public, Boletín Ofi-cial del Estado, no 89, 13 avril 2007, pp. 16270-16299.

37 Le mouvement New Public Management, théorisé par Osborne et Gaebler (1993), pro-pose l’application des modes d’organisation du secteur privé en vue d’une meilleure administra-tion du secteur public, et a été adopté par le gouvernement Clinton aux Etats-Unis. Il a peut-êtreeu pour précédent les idées de «choix rationnel» de William Niskanen en 1971, soit un modèle demaximisation de l’utilisation du budget ou, en d’autres termes, de diminution des dépenses pu-bliques. Cette question a été bien examinée par Ocampo (1998).

38 Des pays comme le Brésil ont réformé leur administration publique au début des années2000 selon un modèle gestionnaire «pour remplacer une culture bureaucratique de contrôles et deprocessus» (DIEESE, 2008, p. 87).

39 C’est le cas du statut de base de l’emploi public en Espagne (voir note 36) qui, dans lapratique, applique le régime général du travail aux fonctionnaires, mais distingue formellementceux-ci des salariés. Le trait caractéristique de l’inamovibilité des fonctionnaires continue d’exister(art. 14.a) et la carrière professionnelle est assujettie à l’évaluation de l’accomplissement des fonc-tions (art. 20.4).

40 Cela a été le cas en Italie avec le décret législatif no 165/2001 du 30 mars 2001 sur le travaildans les administrations publiques (Gazzetta Ufficiale du 9 mai 2001). Bien que la «privatisation»se fasse avec de nombreuses nuances, son article 2 indique que la relation de travail des agents desadministrations publiques est régie par les dispositions du Code civil, et par les lois sur la relationde travail subordonné dans l’entreprise. Toutefois, une partie de la doctrine italienne est en désac-cord avec cette prétendue privatisation et estime qu’il y a eu plutôt une osmose entre le public etle privé dans cette relation de travail (Rusciano, 1989, p. 374).

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Dans l’Union européenne, l’ancien règlement no 259/68 sur le statut desfonctionnaires des Communautés européennes a aussi été remplacé par de nou-velles normes en 200441, achevant ainsi un plan ambitieux de modernisation de larelation de travail car, comme l’indique la Commission européenne elle-même,les procédures de gestion, et celles d’engagement, de promotion et d’évaluationdu personnel, sa formation et l’aide sociale ne répondaient plus aux paramètresqu’exige aujourd’hui une administration moderne et dynamique.

Conclusions: les risques de l’expansiondu droit du travailComme toute expansion, le phénomène en cours ne laisse pas indemne la naturedu droit du travail mais la fait évoluer pour qu’elle s’adapte à de nouveauxdomaines, lesquels l’influencent fortement et mettent en péril ses traits caracté-ristiques. Ont été abandonnés, semble-t-il, les principes généraux qui avaientété les siens pendant un siècle. Néanmoins, ils n’ont jamais été abrogés formel-lement étant donné que, dans la plupart des cas, ils avaient été établis à la suitede décisions de justice. Par conséquent, il n’est pas légitime d’affirmer que ledroit du travail acquiert plus d’importance dans la cosmogonie des branches dudroit: en effet, l’externalisation par les entreprises s’accompagne de l’agoniemanifeste de tout ce que nous avons connu comme législation protectrice d’uneclasse sociale.

Il n’y a guère d’ajout progressif de droits pour les travailleurs dans ces nou-velles évolutions qui visent simplement à ajuster les règles de l’échange de pres-tations et l’équilibre d’intérêts. Nous ne pouvons même pas affirmer que le droitdu travail ait transformé en travailleurs de nouveaux groupes jusqu’alors margi-nalisés, étant donné que les nouvelles normes «oublient» d’appliquer des élé-ments substantiels de l’ancien ordre, et composent un panorama de plus en plusaseptisé ou de moins en moins engagé dans le sens de l’égalité entre travailleurset employeurs.

Il est très difficile d’avoir une position définitive dans le débat que RobertCastel et Adrián Goldin ont ouvert sur la question de savoir si l’on assiste à unredéploiement ou à une refondation du droit du travail (voir Castel, 1999, p. 438;et Goldin, 2006, pp. 109-131). Car il ne s’agit pas d’une simple expansion quiabsorbe et incorpore des groupes de travailleurs autrefois exclus: en effet, dansce processus, les principes du droit du travail, y compris ses institutions caracté-ristiques, et surtout les institutions collectives, ont été affaiblis. Mais il ne s’agitpas non plus d’une refondation pure et dure: le travail indépendant, les droitsopposables à tous, les situations d’inactivité ou la tertiarisation des entreprises

41 Règlement (CE) no 723/2004 du 22 mars 2004 modifiant le statut des fonctionnaires deCommunautés européennes ainsi que le régime applicables aux autres agents de ces communau-tés, Journal officiel, no L124, 27 avril 2004, pp. 1-118.

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conservent un centre «galactique», un point de départ qui, contrairement à cequi se produit dans un big-bang, n’a pas disparu mais maintient son attractionradicale, du moins tant que le travail salarié restera majoritaire et conservera sahiérarchie verticale. Les nouveaux phénomènes ont corrodé mais pas éliminé laréalité universelle de la fourniture, formelle ou non, d’un travail à autrui, dansdes usines, des bureaux ou des exploitations agricoles.

Le monde anglo-saxon, qui a pris tant d’initiatives dans la nouvelle phasecentrifuge du droit du travail, donne depuis quelques années une nouvelle pistesur ce que pourrait être le nouveau rôle de notre discipline: les diverses facettesde l’activité productive individuelle dont le contrat de travail est l’une des possi-bilités. Parmi les juristes qui ont étudié la question, référons-nous à Freedland(2003 et 2007). Il considère que les relations de travail produisent des liens (juri-diques) de travail personnels dont les manifestations principales sont les suivan-tes: relation «salariale type»; relation de travail personnelle des «agents de lafonction publique»; relation de travail personnelle des «professions libérales»;relation de travail personnelle des entrepreneurs individuels – consultants,travailleurs free-lance, etc.; relation de travail marginale – occasionnels, tempo-raires, à temps partiel, bénévoles, etc.; relation de travail personnelle des arri-vants sur le marché du travail – stagiaires en formation, apprentis (2007, p. 6).Une proposition qui n’est pas isolée, assurément, puisque depuis des décenniesaussi on parle dans le continent européen de l’extension du droit du travail versle travail indépendant pour le transformer, en définitive, en un droit du travail«sans adjectif», pour reprendre l’expression célèbre de Massimo D’Antona 42.

La «sécularisation» des normes du travail humain ne conduit pas au droitcivil, pas plus qu’elle ne cherche à insérer finalement le contrat de travail dans ledroit des contrats de cette branche du droit. En ce sens, la théorie des systèmessociaux, et en particulier Niklas Luhmann (1984), nous apprend comment lasociété devient de plus en plus complexe pour se diviser et se diversifier en sous-systèmes. Mais il se trouve que, à plus forte raison, les normes sur le travailsubordonné n’ont jamais relevé du droit civil, comme le mettent en évidence derécentes recherches britanniques et françaises: le travail subordonné ne trouvepas ses origines dans le contrat de louage de services, mais dans un «contratd’industrie» autoritaire, qui apparaît dans les usines aux XVIIIe et XIXe siècles,et qui sera adouci par les conventions collectives, les tribunaux et les lois, et c’està partir de 1885 qu’il méritera son nom actuel de droit du travail. Par con-séquent, la législation du travail va dans le sens de sa conversion dans le droitcommun du travail humain, sous tous ses aspects, avec des éléments comme lasécurité au travail, les périodes de repos et la journée de travail, les congés,la formalisation, l’extinction de la relation de travail, etc.

42 Voir, par exemple, Sinzheimer (1927) qui exprime un souhait plus qu’une réalité; Lyon-Caen (1990); Supiot (1999) qui proposent de coordonner les transitions et les situations dans la vieactive; Gaudu (1995, p. 535); Nogler (2006), et Ojeda Avilés (2002, pp. 333-345).

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A l’avenir, il semble que son grand rival ne sera pas le droit civil mais ledroit commercial. Du moins, les signes de cette évolution apparaissent claire-ment dans la jurisprudence de la Cour de justice européenne, dans laquelle lesdroits de grève, de négociation collective ou d’égalité de traitement sont contre-balancés et limités par les libertés de l’employeur, par exemple dans les arrêtsAlbany, Viking, Laval ou Rüffert 43.

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43 Affaire Albany, arrêt de la Cour de justice C-67/96 du 21 septembre 1999 (Journal officieldu 8 janvier 2000); affaire Viking, arrêt de la Cour de justice C-438/05 du 11 décembre 2007 (Jour-nal officiel du 23 février 2008); affaire Laval, arrêt de la Cour de justice C-341/05 du 18 décembre2007 (Journal officiel du 23 février 2008), et affaire Rüffert, arrêt de la Cour de justice C-346/06, du3 avril 2008 (Journal officiel du 24 mai 2008). Tous les arrêts de la Cour de justice européenne sontdisponibles à l’adresse <curia.europa.eu/fr/content/juris/index.htm> [consulté le 17 février 2009].

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