Liberté Et Mauvaise Foi Chez Sartre

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An intersting explanation of some key concepts in Sartre's thought.

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  • Libert et mauvaise foi chez SartreAuthor(s): Alexis PhilonenkoSource: Revue de Mtaphysique et de Morale, 86e Anne, No. 2 (Avril-Juin 1981), pp. 145-163Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40902237 .Accessed: 25/11/2014 13:41

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  • ^a/lede Mtaph^que et de K/bole

    Libert et mauvaise foi chez Sartre

    C'est sans doute un paradoxe d'affirmer que Sartre fut l'homme d'un seul livre, tant son uvre est gigantesque, polymorphe, varie en orienta- tions et en profondeurs. Il demeure qu'il est entr dans la grande histoire de la philosophie grce VEtre et le nant, que tout dcoule de cet ouvrage et qu'il fut le fil conducteur de la pense de Sartre toujours la recherche d'elle-mme et d'autre chose que je crois pouvoir rsumer d'un mot : la libert - et dans le mme temps sans cesse retenue par la doctrine de la mauvaise foi.

    1

    Que la pense de la libert fut chre Sartre, nul n'en saurait douter. Ses pages consacres Descartes le prouvent avec d'autant plus de force qu'il ne s'agissait nullement d'une uvre destine au grand public1. Sartre reproche Descartes d'avoir donn Dieu la libert qui est, en vrit, celle de l'homme. L'auteur des Mditations, selon Sartre, avait projet au sein d'une transcendance obscure la sur-essence de l'homme. Un tel reproche est terrible : il implique qu'on en assume la plnire res-

    1. Descartes, 1596-1650, Introduction et choix par J.-P. Sartre, Genve-Paris, 1946.

    145 Revue de Mta, - N 2, 1981. 10

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  • A. Philonenko

    ponsbilit. Pour Sartre il y allait de la dignit de Phomme et du philo- sophe et dans son thtre, ses romans, ses pages autobiographiques, cette pesante vidence ne cessait de se manifester dans ses consquences les plus douloureuses. Si je suis libre comme Dieu, si par mal-chance je suis la racine des dterminations de mon tre, le calme miroir de la vie sereine o s'changent les actes dicts par les conventions se brise tandis que je dcouvre la solitude d'tre et la responsabilit envers moi. C'est, si j'ose l'crire, le moment fichten de la pense sartrienne2. La responsa- bilit n'est pas d? abord responsabilit envers les autres, mais responsabilit envers soi qui rend la premire possible. La condition transcendantale de la responsabilit collective est la responsabilit envers soi dont Sartre, mon sens, n'a jamais cach l'aspect dramatique. Il faut entre- tenir dans le Pour-soi une cruelle lumire que rien, au demeurant, ne peut temprer. Contrairement ce que l'on a pu penser et si diffrents que fussent ses points de dpart, Sartre en revenait toujours l'ide que pour tre auprs des autres - mme si ceux-ci constituaient l'Enfer - il fallait d'abord tre auprs de soi. On a dit qu'il n'avait pas russi rdiger son thique. En effet. Si par morale on entend un code de savoir-vivre, ou mme un manuel de bonne conduite, ou encore eine Tugendlehre, alors il est trs certain que Sartre n'a pas rdig de morale. Mais quand nous nous penchons sur la thorie de la libert o la lucidit se trouve en balance avec le dsespoir, nous comprenons qu'il y a chez Sartre une morale implicite et nerveuse : libre comme Dieu, je me dois d'tre un homme, tche infinie en laquelle chaque moment, prisonnier de ses actes, l'homme dcouvre qu'il est accablant de demeurer auprs de soi, et, hant par ses fantmes, se pose des questions ; il peut mme, chose trs dsagrable, en venir se mettre en question. C'est le problme non de la lucidit, mais de la vridicit. Il y a l quelque chose qui me fait penser de nouveau un autre grand philosophe, Schopenhauer. Mais dans le mme temps je vois qu'il est vain d'expliquer Sartre par ses sources : il est trop grand.

    Mais s'il est vrai que le pour-soi tend tre auprs de soi, il demeure qu'il est pour autrui. Ici intervient la mort comme structure essentielle de l'tre pour autrui3. Le texte en lequel Sartre tente de dterminer cette relation doit tre lu plusieurs niveaux de profondeur - comme d'ail- leurs le philosophe aimait crire. Je relve donc une thse en apparence banale : ... la vie dcide de son propre sens, parce qu'elle est toujours en sursis, elle possde par essence un pouvoir d'autocritique et d'automta- morphose qui fait qu'elle se dfinit comme un pas encore - . La mort est le domaine du fait et on pourrait insrer cette thse chez Fichte ou chez Bergson soutenant que la vie est un mouvement qui se fait, tandis que la matire, la mort est un mouvement qui se dfait. Mais l'essentiel

    2. Le Pr R. Lauth nous a assur que Sartre lors de son sjour en Allemagne avait consult l'uvre de Fichte.

    3. L'Etre et le nant, p. 627 ss.

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  • Sartre et la libert

    n'est pas l : tandis que la vie comme unendliches Streben est libert et prserve une intriorit appuye sur le sursis, le pas encore , la mort, fin de notre libert, signifie que nous sommes pour toujours l'extrieur de nous-mmes. Sartre crit : tre mort, c'est tre en proie aux vivants 4. Phrase aujourd'hui bien douloureuse lire. Sartre est devenu notre proie, dans le sens fort, dans le sens o, victime jamais muette, il est tomb dans la fort de notre pass o nous traons des chemins qui ne seront jamais lumineux, pouvant mme se confondre et devenant ainsi des che- mins qui ne mnent nulle part. Ainsi de mme qu'il faut vivre sur le mode du pour-soi l'aveuglante lumire de la responsabilit immanente la libert, de mme faut-il subir le discours d'autrui. La libert comme la mort se prsentent chez Sartre comme des structures asymtriques. C'est l'autre qui mdiatise la pense de la mort. Rien dans le pour-soi ne permet d'voquer la mort ; s'opposant Scheler, Sartre crit : Nous ne connatrions pas cette mort, si l'autre n'existait pas ; elle ne saurait ni se dcouvrir nous, ni surtout se constituer comme la mtamorphose de notre tre en destin 5. Si le destin de la libert est indniable - de telle sorte qu' la limite Tesse gouverne Voperari - c'est uniquement par la mdiation d'autrui, en sorte que le destin est contingent et n'appartient pas la ncessit de Vego. Trs clairement Sartre dtermine cette situa- tion : La mort est un fait contingent qui ressortit la facticit ; en revanche la finitude est une structure ontologique du pour-soi qui dter- mine la libert et n'existe que dans et par le libre projet de la fin qui m'annonce mon tre 6. La mort fait ressortir en l'clairant comme un phare, en lui-mme contingent, l'unit intime de la finitude et du choix. Nul romantisme ici : la mort tant l'autre d'une part et n'tant pas une structure immanente au pour-soi d'autre part, elle ne peut tre une fin ou plus justement un projet7. La mort n'est rien de l'ego , mme si elle est aussi vieille que la conscience, et pour Sartre il peut sembler que l'ther de la conscience est la libert totale et plnire. Sans doute nous nous savons mortels ; mais ce savoir prcisment parce qu'il est mdiatis par autrui n'est qu'une vidence abstraite : La mort chappant mes pro- jets parce qu'elle est irralisable, j'chappe moi-mme la mort dans mon projet mme 8. Consquent, Sartre refuse le concept [d'tre-pour-la-mort de Heidegger : Je ne suis pas, crit-il, libre pour mourir , mais je suis un libre mortel 9.

    Un libre mortel. Quoi de plus simple et de plus vident en apparence ? Mais cette expression conjugue le rgime de l'ego et celui de l'alter ego et qu'est-il de plus important dans l'expression : l'adjectif ou le substantif ?

    4. Ibid.. d. 628. 5. Ibid.. d. 630. 6. Ibid., p. 631. 7. Sur le suicide au cruel Sartre refuse la dignit de Droiet. op. cit. d. 624. 8. Ibid.. p. 630 ss.. 632. 9. Ibid., p. 632.

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  • A. Philonenko

    Nous n'entreprendrons pas d'en dcider, mais nous observerons qu'une profonde absurdit se dvoile ici. La libert est totale - et Sartre savait que dans la rigueur philosophique, il n'est point de degrs et que lorsqu'on dit la rigueur cela signifie qu'il n'y a plus de rigueur - et comme telle nous invite la responsabilit, tandis que le pour-soi est dans sa mort tranger lui-mme. La libert baigne dans un vide impensable concr- tement. Sartre rsume en deux mots notre condition : II est absurde que nous soyions ns, il est absurde que nous mourions 10. L'homme sartrien que l'on retrouve non seulement dans ses crits thoriques, mais aussi littraires et politiques, respire, si l'on ose dire, entre les murs de l'absurde. Mais c'est ces pages de L'Etre et le nant qu'il faudra toujours revenir ; elles sont volontairement sobres ; aucun lyrisme, aucune nostal- gie et pourtant Sartre n'a jamais t plus fervent et plus rserv. Et il crit cette phrase dvastatrice pour tous ceux qui s'abandonnent aux dlices que le renouveau de la pense allemande depuis Heidegger procu- rait dans les discours mus sur la mort. Celle-ci ne permet en aucune manire de pntrer dans l'intime foyer de la subjectivit : Mditer sur ma vie en la considrant partir de la mort, ce serait mditer sur ma sub- jectivit en prenant sur elle le point de vue de l'autre a11. Il semble qu'ici Sartre a repris pour un moment le sentier de Schopenhauer dclarant que l'homme est le seul tre qui s'en va sur cette terre, emportant sous le bras la certitude abstraite de sa mort12. Sans doute pourrait-on dire qu'une troisime absurdit se glisse entre les deux prcdentes ; il n'est pas seulement absurde de natre et de mourir - il pourrait bien se faire qu'il soit profondment absurde de vivre. Ds lors partir de cette fatalit qu'est ma libert, le choix en lequel je me constitue pourrait bien ne pas possder l'clat lumineux de l'vidence cartsienne. Pour le mieux comprendre il faut suivre l'analyse de la mauvaise foi.

    II

    L'analyse, souvent dconcertante par sa polyphonie, de la mauvaise foi, est dveloppe dans le chapitre second de la premire partie de UEtre et le nant. L'expos se dcompose en trois parties : Mauvaise foi et men- songe, Les conduites de mauvaise foi, La Foi de la mauvaise foi. Intime- ment lies au problme de la libert, ces pages, plus difficiles qu'on ne le pense, sont peut-tre les plus reprsentatives de la philosophie sartrienne. Comme il en va de toutes les grandes questions, l'nonc du problme est simple : quel rapport entretient V homme avec lui-mme et sa vrit ? Sartre a but sur un cueil selon certains, ouvert une voie selon d'autres.

    10. Ibid.. d. 631. 11. Ibid., p. 630. 12. A. Philonenko, Schopenhauer, une philosophie de la tragdie, IVe partie.

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  • Sartre et la libert

    II ne nous appartient pas ici de trancher, mais de proposer des lments qui pourraient rendre un jugement possible.

    Les pages consacres au mensonge, qu'en vrit la langue franaise assimile la mauvaise foi, dbutent simplement. Or, point plus dcisif qu'on ne pourrait le croire, Sartre dclare qu'il accepterait la confusion condition de distinguer immdiatement le mensonge soi du mensonge tout court 13. La mauvaise foi sera mensonge envers soi et l'aporie est manifeste ; si nous comprenons bien qu'on puisse mentir autrui, nous ne voyons pas comment on pourrait se mentir soi. Mais de cela nous parlerons tout l'heure. Mentir simplement est acte qui porte sur le transcendant , dire les choses telles qu'elles ne sont pas sans ignorer ce qu'elles sont. Le mensonge suppose le savoir de la vrit et le libre jeu de l'esprit capable de la dformer. De plus la ngation immanente au mensonge se rvle tant pour l'observateur que pour le pour-soi comme une structure affirmative et positive de la conscience et que l'on pourrait dire doublement thtique : thtique parce que dans son intentionnalit ngatrice, la conscience se sait elle-mme comme cette conscience qui nie, - thtique aussi en rapport l'objet. Dans le mensonge se prsente, sous sa forme la plus simple et peut-tre aussi la plus acheve, ce que Sartre nomme la translucidit de la conscience. Cette simplicit, cette vise sur le transcendant qu'une simple transformation de la Stimmung pourrait renverser, fait du mensonge une simple conduite de transcendance relevant plus de la psychologie que de l'ontologie phnomnologique. Cette dernire dpouille le mensonge de tout paradoxe, et toute rvrence garde, la problmatique platonicienne - essentiellement le Sophiste - est implicitement carte. carte aussi l'mouvante dialectique de Scho- penhauer voulant voir dans la Verstellung (dissimulation) l'attribut essentiel de l'homme comme tant parmi les tants. Et sans doute la philosophie du mensonge tout court n'a-t-elle pas aux yeux de Sartre besoin d'un grand appareil. Il y a menteur et menteur et demi et puis aussi les dupes, les nafs d'illusions gorgs, sans parler de ceux qui s'abusent de leurs propres mensonges. On peut juger tonnant que Sartre, si proc- cup de vrit, surtout dans son existence politique14, n'ait point tent, mme dans ses derniers crits, de remanier sa thorie. En fait cela n'tait pas ncessaire : ce n'est pas parce que le mensonge se multiplie qu'il change de nature. Au vrai le mensonge appartient aux sphres les plus superficielles de la thorie de l'intentionnalit. Depuis que Kant a montr dans la doctrine du schmatisme transcendantal que la conscience, loin d'tre touffe par les reprsentations et les affections, pouvait les tenir distance et par la fonction des schemes briser l'immdiatet du donn15,

    13. Op. cit., p. 86. 14. Voir par exemple le texte paru dans les Temps modernes : Le fantme de Staline . 15. Hermann Cohen, Kant's Theorie der Erfahrung, 3. Auflage, Berlin, 1918.

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  • A. Philonenko

    la possibilit ontologique du mensonge est fonde. Si l'homme peut mentir c'est parce que devant les choses il n'est pas obnubil par une prsence qui l'envahirait de tous cts, mais que dans la distance merge la diff- rence, de nature essentiellement ontique16.

    En revanche la mauvaise foi posait un problme suprieur Sartre ds lors qu'il s'agissait d'un mensonge soi. Sans doute la mauvaise foi a tous les caractres et toutes les apparences du mensonge, puisqu'en l'un et l'autre cas on ne veut de la vrit. Plus encore : la mauvaise foi peut puiser ses mobiles l o le mensonge les trouve, c'est--dire dans l'horizon de tout ce que Heidegger dsigne par le Mit-Sein. Mais il sufft d'observer que dans le mensonge je cache la vrit autrui tandis que dans la mauvaise foi je me mens moi-mme pour saisir la terrible dif- ficult. Comment cela est-il possible si l'on accorde le principe de cons- cience nonc par Descartes : ego sum, ego existo ? Par ailleurs ne serait-ce pas philosopher contre l'exprience - chose que Malebranche jugeait avec raison ridicule - que de nier la mauvaise foi ? Mais la diffi- cult s'aggrave si l'on consent admettre que nulle thorie greffe sur le schmatisme transcendantal ne peut procurer ici un soutien. On partira d'exemples prcis, mais il ne faut pas tre innocent - si simple que puisse paratre le point de dpart, la philosophie finira bien par se trouver implique en sa possibilit radicale mme dans la problmatique de la mauvaise foi. Il ne serait pas raisonnable de constituer la mauvaise foi en concept ontologique universel et de soustraire son empire la philo- sophie.

    Certes la psychanalyse, selon Sartre, prtend rsoudre le problme en distinguant le a et le moi , l'inconscient et le conscient. Freud a scind en deux la masse psychique et du mme coup rendu le mensonge par rapport soi possible puisque je suis pour-moi la fois de l'tre et du pour-autrui. La conscience peut ds lors basculer d'un ct ou de l'autre et affirmer (moi) qu'elle n'est pas ce qu'elle affirme (a) et inverse- ment. N'ayant pas de position privilgie par rapport mon psychisme et surtout ne le pntrant pas en entier dans sa totale profondeur, on conoit que soient runies les conditions de possibilit de la mauvaise foi. Le gnie de Freud est d'avoir saisi l'ide que je pouvais me rapporter moi-mme en toute inconscience comme un autrui. Sartre n'a pas accept cette doctrine bien des gards mythique. Un des principaux points de sa rfutation17 tient en ceci : le a n'est pas comprhensible comme une chose : sinon on ne pourrait s'expliquer les refus, les crises dans l'aventure du psychanalys. Au demeurant ces rsistances sont double sens : drobade devant les rvlations que le psychanalyste lui apporte, mais drobade aussi envers lui-mme puisqu'il continue la cure

    16. Alexis Philonenko. Lecture du schmatisme transcendantal. Kant-Studien. 1981. 17. L'Etre et le nant, pp. 90 ss.

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  • Sartre et la libert

    ou du moins feint de le vouloir. En ce cas, il n'est plus possible de recourir l'inconscient pour expliquer la mauvaise foi ; elle est l en pleine cons- cience, avec toutes ses contradictions 18. La notion de censure, elle- mme, n'est pas innocente : elle trie ce qui sera reprsent, ce qui suppose une connaissance, un savoir, et donc la mauvaise foi. La conscience- censure, s'il est permis de s'exprimer ainsi, est conscience de la tendance refouler. L'inconscient n'est que du conscient qui veut se taire. On le voit sans peine, dans les pires difficults, Sartre demeure attach la thse d'une totale translucidit de la conscience.

    III

    A partir de l nous pouvons proposer un exemple. Sartre s'est vivement intress aux travaux de Wilhem Stekel et plus

    particulirement l'ouvrage intitul La Femme frigide. Ce mdecin attentif avait d'un mot dplac le centre de gravit de l'univers de Freud, dont il ne renonait pas se dire l'lve cependant. Pour moi, crit Stekel19, chaque nvrotique est scotomis, il faut lui faire voir ce qu'il ne veut pas voir . La diffrence d'avec Freud est immense, mme si Stekel se recommande toujours des thses freudiennes. Freud dit : Le malade ne peut pas voir ; le complexe est inconscient . Mais substituant le couloir au pouvoir Stekel opre une rvolution copernicienne dans la psychanalyse en restituant la conscience sa translucidit. Substituer le vouloir au pouvoir, c'est en fait abandonner la thorie de l'inconscient. Sartre cite ce texte ou cet aveu de Stekel : Chaque fois que j'ai pu pous- ser mes investigations assez loin, j'ai constat que le nud de la psychose tait conscient .

    A partir de l Sartre dveloppe un exemple qui, dans le fond, n'est pas tellement fictif : Voici par exemple une femme qui s'est rendue un premier rendez-vous 20. Tout ce qui va suivre est dans toutes les mmoires. La situation est claire si l'on ose s'exprimer ainsi : en somme elle veut et elle ne veut pas. Elle le veut puisqu'elle est venue, mais elle ne le veut pas, peut-tre pour paratre plus morale qu'elle n'est et dans tous les cas parce qu'elle ne veut pas se donner la premire fois, soit qu'aprs tout elle ait un peu peur, soit qu'elle dsire tre encore plus dsire, soit, enfin, l'hypothse ne doit pas tre carte, parce qu'elle demeure honteuse d'elle-mme. Quoi qu'il en soit, elle est venue et elle le sait. Elle le sait si bien qu'au fond d'elle-mme elle souhaite du respect, mais ne prendrait aucun charme un respect qui serait uniquement du respect . Elle refuse et accepte en mme temps le dsir pour ce qu'il est. Devant une telle contradiction, qui explique en partie que l'on puisse se mentir

    18. Ibid., p. 91. 19. Je ne conserve pas l'orthographe du nom de Stekel propose par Sartre. 20. L'Etre et le nant, p. 94.

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  • A. Philonenko

    soi-mme en vivant les phases successives sans les relier, Y embarras ne laisse pas de grandir. La solution entrevue par Stekel rside dans une conduite de neutralisation qui, relguant le partenaire parmi les choses et les accessoires, procure le sentiment de solitude. On rpond, sans rpondre ; on rit sans mobile, et l'autre comme un autrui dgringole dans le monde inerte avec lequel il n'y a pas se gner. A tre seul sur le mode du pour-soi on gagne un inestimable bnfice psychologique, celui de pouvoir respirer. Il y a en cette conduite un lment mineur, mais qu'il est impossible de ngliger dans un Court Trait de V Indiffrence qu'il me reste finir.

    Le monde serait comique si les conduites de neutralisation achevaient l'entire solution des embarras. Mais voici que l'homme se rveille du fond des choses et prend la main de la jeune femme. Elle a dj t de mauvaise foi, mais maintenant ? Si elle abandonne sa main elle s'engage, la retire-t-elle, elle brise l'heure charmante et peut-tre tout le reste venir. On sait, crit Sartre, ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperoit pas qu'elle l'abandonne . Elle parlera, si elle peut et pensera (car elle le veut) dire des choses spirituelles et sublimes, tandis que sa main demeurera inerte dans les mains vivantes de son partenaire. Voil : une main abandonne, ni consentante, ni rsistante - Sartre crit une chose . Son me s'lve, se spare de son corps ; elle se donne sans se donner et se fait chose aprs avoir dj fait de son partenaire une chose et cela dans la plus grande translucidit de conscience. Rsumant de nombreuses analyses de Stekel - sans se donner l'inutile peine de se reporter son autre livre fondamental, L'Homme impuissant - Sartre parle d'une activit de distraction. Ce qui est surpre- nant, quoique bien banal, est que l'on puisse se distraire de soi-mme, ce qui explique dj la mauvaise foi, mais plus tonnant encore est que l'on puisse transformer le statut ontologique d'autrui et du Moi, l'un et l'autre selon les circonstances rduits la chose. La distraction possde mille degrs et d'innombrables nuances, mais dans tous les cas une seule qualit : on est distance de soi. Que l'on puisse voquer Pascal, rien de plus certain ; mais il faudrait aussi voquer Dostoevski. tre distance de soi signifie chapper sans cesse soi-mme sans jamais russir totale- ment puisque la translucidit de la conscience ne saurait tre nie. Sartre, dans la conclusion de l'exemple propos, formule l'orientation de la mau- vaise foi : elle ralise la structure du pour-soi qui fait que la conscience est ce qu'elle n'est pas et n'est pas ce qu'elle est. La jeune femme n'est pas insensible et elle n'est pas non plus une sainte. Ou encore : sduite, la jeune femme le cache et est ce qu'elle n'est pas, mais elle n'est pas non plus ce qu'elle est, c'est--dire une personne sans audace.

    De grandes questions se posent ici. Possdons-nous notre identit ? Sans doute puisque la conscience est translucide. L'identit n'est pas un pur mythe, mais en revanche, il est clair que nous ne possdons cette

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  • Sartre et la libert

    identit que pour la fuir, dans cette tricherie permanente o l'ego est apprhend pour tre immdiatement dplac de ce qu'il est ce qu'il n'est pas et rciproquement. On ne peut pas dire que la pense de Sartre soit aussi originale qu'on peut le penser : il est manifeste qu'en termes tout aussi clairs Rousseau a pntr la duplicit consciente de la conduite humaine21. Le pour-soi est obstacle et transparence mme dans les lieux les plus obscurs22. Mais Sartre nous contraint la difficult plus que tout autre. Il a sciemment choisi l'exemple le plus simple - je dirai : le plus animal - pour dmasquer la mauvaise foi. Ds lors se pose le problme qu'il n'a jamais rsolu notre avis : celui de Y authenticit, authenticit non seulement des actes et des sentiments, mais encore et surtout de la pense et pour tre clair, de la pense philosophique. Parler d'authenticit est parler de la libert labore dans le pour-soi et qui est moins une donne qu'un problme. Est-elle libre cette jeune femme dont Sartre nous dcrit la conduite si peu originale ? Si elle ne l'est pas, la description ph- nomnologique n'aura aucun sens, mais si elle l'est, non seulement la mauvaise foi sera rige en rgle de conduite de l'existence, mais encore une srie d'quivalences nous conduira mettre en question le philosophe lui-mme. On peut bien avoir l'impression que la mauvaise foi est la voie d'entre dans la pense de Sartre comprise en toute sa gnralit : d'une part lie la translucidit de la conscience elle carte le mythe de l'inter- prtation freudienne fond sur un inconscient, qui, en somme, sert seulement expliquer ce que nous prfrons croire tre ce qui se passe en nous sans nous , de telle sorte que nous cessons d'tre responsables pour n'tre que malades, d'autre part les exigences qui dcoulent de la thorie de la mauvaise foi impliquent une ontologie de l'ontologie, une mtaphysique de la mtaphysique si l'on prfre, car il peut bien sembler que la philosophie se trouve entre le ciel et la terre, dans la mesure o elle doit se manifester comme libre et authentique, plus simplement de bonne foi.

    Revenons l'exemple de la jeune femme : elle se trompe consciemment en rduisant tour tour chaque moment de structure ontologique signi- fiante en un moment de structure insignifiante. Ressent-elle quelque moi dans le brouillard qui constitue sa prsence son corps, elle opre une double neutralisation : d'une part en exilant son corps dans V inerte auquel elle s'intresse comme une chose, d'autre part, en rduisant ce trouble un vnement qui peut arriver n'importe quelle chose semblable. Arriver ou ne pas arriver ; on sent le ton : l'intriorit est convertie en extriorit contingente. La jeune femme cherche donc devenir indiff- rente elle-mme, alors mme qu'elle s'y intresse vivement. mergent donc les deux dimensions du pour-soi : facticit et transcendance. Comme

    21. Cf. P. Burgelin. La PhilosoDhie de l'existence de Jean-Jacaues Rousseau. 1951. 22. J.-J. Rousseau, La Nouvelle Hlose, IVe partie, XII, O.G., p. 491.

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  • A. Philonenko

    l'imagination transcendantale chez Fichte, dans un Schweben, les deux moments opposs sont maintenus : quand la jeune femme se veut dans la facticit, c'est l'ombre de la transcendance et rciproquement. Mais de ces deux aspects ou plus justement moments, bien qu'elle les schma- tise, la mauvaise foi ne peut, ni ne veut tablir la claire synthse. La mau- vaise foi est la circulation indfinie, semblable au flot sanguin de l'exis- tence, qui veut affirmer les diffrences, sans renier l'identit. On dira que c'est manque d'quilibre. Je n'en suis pas si sr, mais enfin, je le veux bien. Ds lors il conviendrait de dfinir l'quilibre et d'expliquer en quoi consiste un quilibre qui ne serait pas la mort. Sartre crit : ces deux aspects de la ralit humaine sont, vrai dire, et doivent tre susceptibles d'une coordination valable 23. Voici une rflexion des plus importantes. L'quilibre est un peu facilement dfini comme coordination. Mais c'est le mot : doivent qui, avec le recul du temps, prend une importance capitale. L'analyse de la mauvaise foi conduit ncessairement au pro- blme de l'thique. On sait que cette thique n'a pas t labore dans le dveloppement de la pense sartrienne. Mais ici il faut distinguer. On peut, comme Kant, construire une thique ; on peut aussi, comme Sartre, vivre l'thique comme un insurmontable problme, que rien ne permet d'luder et que rien ne permet de rsoudre. Il faut employer le terme de problme, en donnant celui-ci son sens grec littral. Le problme de l'thique est devant l'existentialisme. Sans ce problme, la libert absolue ne serait qu'une chimre. Elle prend son appui dans l'au-del de l'avenir et du devant soi. Mais elle est sans cesse trahie. Mditant sur la mauvaise foi, Sartre en propose une dfinition aussi juste que bizarre : C'est un certain art de former des concepts contradictoires 24. Le terme dialec- tique n'est pas mis en avant. Ds lors comment comprendre cet art qui s'oppose toute architectonique ? L'art serait-il ici du malicieux dans sa connotation la plus malicieuse, touchant la perversion et la perfidie ? C'est l ce que nous montrera le dveloppement phnomnolo- gique et du mme coup la libert ou bien se trahira elle-mme ou bien s'panchera dans la perfidie en s'aveuglant. Dans le fond la question pose est celle du mal radical.

    La vivacit avec laquelle l'art de runir des penses contradictoires se manifeste autorise amplement le lecteur de Sartre penser qu'entre l'absurdit de natre et l'absurdit de mourir s'tire jour aprs jour, dans la monotonie des rves et des angoisses mal rprimes, l'absurdit de vivre. Et toujours l'horizon cette question douloureuse pour le philo- sophe : crire est-ce tre de mauvaise foi et trahir une libert qu'on pro- clame ? Car si la mauvaise foi est un art, l'criture en est un aussi.

    23. L'Etre et le nant d. 95. 24. Ibid.

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  • Sartre et la libert

    IV

    Sartre a parfaitement aperu que Stekel - auquel il a si largement puis - ne lui apportait qu'un soutien scientifique et que celui-ci n'tait pas incontestable. En effet, comment btir une philosophie humaniste - si toutefois il faut laborer une philosophie ! - en s'appuyant sur les donnes mdicales qu'un mdecin solide et consciencieux a pu relever chez des patientes dont l'esprit n'tait pas des plus srs ? Mais quoi ! ce sont des fous ... Sartre avec son extraordinaire pouvoir de description, lment fondamental de la phnomnologie existentielle, a bross un portrait bref et concis d'un homme bien portant comme on dit. Il n'a pas cherch loin : il a regard les garons de caf qu'il estimait et nous a dpeint l'un d'entre eux. Laissons-lui la parole : Considrons ce garon de caf. Il a le geste vif et appuy, un peu trop prcis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intrt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voil qui revient, en essayant d'imiter dans sa dmarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de tmrit de funambule, qu'il rtablit perptuellement d'un mouvement lger du bras ou de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu... il se donne la prestesse et la rapidit impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais quoi joue-t-il donc ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue tre garon de caf 25 . L'analyse littraire de ce texte clair ne peut manquer de relever avec quelle insistance Sartre use de l'expression un peu trop . Il ne nous dit pas par quelle concentra- tion d' un peu trop on obtient du beaucoup trop , mais on sent bien qu' force d'en faire un peu trop, le garon de caf en vient tre ce qu'il n'est pas et ne pas tre ce qu'il est, et rejoindre la prcision morte des choses ; et Sartre appelle cela un jeu. Au demeurant l'auteur de L'Etre et le nant largit brivement sa panoplie : l'picier ne doit pas rver, mais accomplir une sorte de ballet d'usage, tandis que la cliente rve : Et avec cela Madame ? ; le soldat doit saluer dix pas et regarder sans regarder, s'accomplir comme chose en soi dans un regard direct qui ne voit pas et qui n'est pas fait pour voir... etc. Notre univers, en un sens, ignore entirement le Werde was du bist de Goethe. Bien sr d'un point de vue transcendant rcus par l'ontologie phnomnologique, notre tre noumnal ou encore notre caractre intelligible nous impose de devenir travers la duratio noumenon ce que nous sommes. Cela se traduit par une vidence aussi irrcusable qu'obscure : je veux dire rsidence du style qui n'est pas moins puissante que celle de la libert et que rien ne saurait abolir. Bien plus, jusque dans notre jeu de mauvaise

    25. Ibid., pp. 98-99.

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  • A. Philonenko

    foi ce style se manifeste26. Sartre dans son grand trait thorique ne semble pas avoir voulu retenir cette donne, car le style est une donne, pour prserver la libert. De ce refus est ne la psychanalyse existentielle, toutefois incapable, selon nous, d'lucider ce style que nul d'entre nous n'a choisi et dont nous pouvons bien dire qu'ici Voperari dcoule de l'tre (Oper ari sequitur esse). Mais pour Sartre nous sommes tous autant de comdiens et avec cette maldiction de Vun peu trop, nous sommes tou- jours dj autres que nous sommes - supposer que nous soyons quelque chose. Nous tendons vers une immdiatet inerte, celle des choses, en rentrant dans la danse et en nous efforant de jouer le rle conformment, peut-tre dfini par autrui, srement dtermin par un autrui idal et idel, la fin semblable l'ide platonicienne, pure chose intelligible, mais chose quand mme. Le garon de caf ne sait pas qu'il platonise, ni le professeur, car autrement ils pourraient bien se dire amiral, ce qui est la fois une autre affaire et une autre Ide. Or l'analyse phnomnolo- gique n'a aucune peine montrer que l'homme, lors mme qu'il imite les choses , ne parvient pas en tre une. Il lui faut dans la translucidit de la conscience s'aveugler sur soi-mme. Cet aveuglement n'est possible que sous la forme du jeu. Ainsi le garon de caf sera garon de caf sur le mode d'tre o on ne l'est pas27. Le jeu creuse insensiblement l'cart par rapport soi et Sartre va plus loin, peut-tre trop loin. Qu'on en juge : II ne s'agit pas seulement des conditions sociales... je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites . C'est la phrase la plus dvastatrice de VEtre et le nant. L'cart soi n'est pas le privilge des malades ; c'est le bien commun de tout homme. Cela signifie que je ne me trouve jamais auprs de moi et que le jeu inaugure une distance infranchissable entre moi et moi dtruisant l'unit analytique de la cons- cience, qui force de s'chapper elle-mme rejoint le nant.

    On pourrait sans doute lire ici Sartre selon Bergson. Ce dernier n'a que trop soulign le changement perptuel et intrieur de la conscience perdue dans le parfum de sentiments toujours dissemblables et s'tirant avec un tempo sans cesse changeant dans les nuances toujours varies de la dure. Nous n'ignorons nullement tout ce qui spare Sartre de Bergson, mais il est vrai que cette dilution toujours recommence semble mutatis mutandis leur tre commune. Mais l n'est pas le plus important. Il y a seulement une concordance fonde sur des principes tout fait trangers les uns aux autres. Le plus important, l'essentiel de l'essence est le rejet par Sartre du souci de sincrit, antithse de la mauvaise foi et appuy sur l'idal de l'identit. Le moment est assez complexe pour qu'on s'y arrte. En fait Sartre disant que si j'atteignais l'identit, je tomberais du ct des choses et que par consquent l'idal de l'identit, le Moi = Moi n'est que de la mauvaise foi au carr, s'oppose manifestement l'idal thique de

    26. Alexis Philonenko, Schopenhauer* IVe partie. 27. Cf. notre dition des Fondements de la Mtaphysique de Kant.

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    Kant27 et de Fichte et aussi la religion. La question est obscure car il parat vident que l'on peut faire, en ces pages, Sartre le reproche que Husserl devait adresser Kant dans Formale und tranzendentale Logik. Husserl reproche Kant d'avoir nglig l'a priori analytique. Ce reproche peut tre ici repris contre Sartre, qui repousse avec la mme candeur que Kant met l'accepter l'idal analytique. Le prix que devra payer Sartre est exorbitant : il se voit contraint d'liminer la sincrit ou de la dclarer, nous l'avons vu, elle aussi comme conduite de mauvaise foi. Ds lors la mauvaise foi devient la reine de ce monde. Il est trange que Sartre n'ait pas vu que l'identit fichtenne qui se rvle dans l'unit du Moi pur vise moins l'unit inerte de la chose, que le concept thique fondamental de la cohrence. L'unit thique n'est aucunement le A = A, qui nous reconduit aux choses, mais cette cohrence qui, en sa cohsion, est la racine de l'vidence irrcusable du style, dont nous parlions plus haut. Et cela, soit dit en passant, si Sartre, du moins dans Y Etre et le nant, n'a pas dvoil le concept de la cohsion, il fut dans sa vie l'homme de la cohrence.

    Rptons-le. Pour Sartre, l'idal thtique - ou analytique - est mauvaise foi la seconde puissance, puisque suppos qu'il puisse tre atteint, loin de favoriser la libert il l'touff en l'obligeant dchoir dans l'en-soi, le pass et l'inerte28.

    Entre l'impossible sincrit et la trop relle mauvaise foi se rvle l'abme insondable de la vie ou, si l'on prfre, son absurdit obstine. Sans doute je suis un libre mortel , mais cela signifie d'abord et fonda- mentalement que je suis - dans la mesure o l'expression je suis a un sens philosophique - que je suis envahi par une libert totale, mais dont je ne sais rien faire et par consquent cette libert trouve son emploi dans le jeu de la mauvaise foi, ce qui revient dire qu'aucun de mes choix ne sera susceptible d'une justification pleinement loyale, ce qui revient aussi dire que dans ce systme, paradoxalement, la libert est ce qui m'carte de moi et que la notion d'engagement, si chre Sartre, n'est qu'une ramification de la mauvaise foi puisque je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites . Comment se dfendre de l'impression que la libert bascule du ct du destin ou du caractre intelligible, et dvoile son sens comme libert pour le mal, entendu au sens de mal radical ? Chez Kant le mal est radical ; l'auteur de la Critique de la Raison pure n'a jamais dit qu'il tait dfinitif. Mais quand Sartre crit que je ne suis jamais une de mes attitudes29, le mot : jamais ferme la porte tout espoir (l'espoir n'tant peut-tre son tour qu'une conduite de mauvaise foi). Dans le fait je ne suis pas libre d* exister , je suis seulement libre de jouer. Et dans la rigueur philosophique, il convient d'assurer que Sartre, guid par le Leitfaden de la mauvaise foi, a t le premier affirmer

    28. L'Etre et le nant p. 162. 29. La substance pure du Moi ne se rencontre pas ainsi dans ses actes.

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  • A. Philonenko

    que la libert tait totale et qu'elle tait aussi inauthentique. Sa pense est celle-l mme de Schiller condition de donner un sens ngatif aux propos de l'auteur des Lettres sur Vducation esthtique de Vhomme : Der Mensch spielt nur, wo in voller Bedeutung des Worts Mensch ist, und er ist nur da ganz Mensch, wo er spielt 30. On dira sans doute que l'acte libre est, chez Sartre, injustifiable dans la mesure mme o, libre, il est grundlos.

    Les vues de Sartre ce point peuvent embarrasser le lecteur. Donnant une apologie de la libert, il semble immdiatement l'carter au profit d'une libert absolue qui se trahit sans cesse dans la mauvaise foi. Deux remarques pourront aggraver cet embarras : si l'idal de sincrit est cart comme une contradictio in adjecto, la mauvaise foi qui en est l'anti- thse peut-elle conserver l'adjectif de mauvais ? Si le Ple Sud n'existe pas, il n'y a aucun sens parler d'un Ple Nord. En second lieu la libert n'est absolue que dans la mesure o elle n'obit aucune valeur et fonctionne dans le champ sans bornes et sans limites de l'arbitraire. C'est en somme la dvaluation constante et permanente de toutes les valeurs et de tous les contenus thiques. Fallait-il acheter si cher la libert de l'homme contre Dieu pour en venir l, je veux dire une flnitude ironique au sens de Schlegel ? Tout lecteur de UEtre et le nant doit sentir combien l'homme, selon Sartre, est fragile. La constata- tion purement phnomnologique aggrave le dbat. Quoi qu'elle fasse, cette libert absolue, dont l'ironie trahit la finitude, ne peut chapper son existence31. Toute puissante, elle est voue ce qui ne peut manquer de la ridiculiser. Et se pose nouveau la grande question : l'existentialisme est-il un humanisme ou une thorie des masques ? On hsite rpondre. Rousseau dit : L'homme du monde est tout entier dans son masque . Mais le garon de caf de Sartre jouant tre garon de caf est masqu lui aussi. Il y a une nuance dira-t-on : le garon de caf sait bien qu'il n'est pas tout entier dans son masque : je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites . Une fine et transparente feuille s'interpose dans le pour-soi, une fibre de conscience qui l'oblige toujours reconnatre que spar de lui-mme, il n'est pas entirement ce pour quoi il se donne. Garon de caf, picier, soldat, toute l'humanit qu'a voque Sartre en son uvre, aucun d'entre eux ne peut dmentir le principe de la mauvaise foi. Devant le problme du mal radical la philosophie sar- trienne, qui ne peut plus prendre le mot mauvais que d'une manire ellip- tique, puisque le bon n'a pas de sens, est accule, ds ces premires pages, se dnoncer elle-mme comme une philosophie du malaise.

    Pense de la libert, car la mauvaise foi demeure une conduite humaine et qui suppose un choix - mme si ce choix aboutit un gchis navrant - mais aussi thorie des masques parce que chacun joue et dans ce libre jeu

    30. Schiller, Smtliche Werke (d. Cotta), Bd. IV, p. 594. 31. Faut-il dire que l'existence, plus qu'une absurdit, est une maldiction ?

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    se drobe soi-mme et aux autres. On dcouvre ici la dualit immanente la pense de Sartre. D'une part, il se veut humaniste et l'est, en effet, dans la mesure o il ne veut parler que de l'homme et ne rien entendre qui ne soit humain. Mais d'autre part, il ne peut s'empcher de porter un jugement svre qui par ricochet finira par l'atteindre lui-mme. La pragmatique de l'existence se poserait la question de savoir si la comdie est bien joue. Je suis garon de caf, je virevolte, avec des gestes un peu trop dessins, mais qui me plaisent et dont le consommateur ne se plaint pas. Il n'y a que le philosophe, la rigueur protestante, pour se sentir humili. La thorie du masque est infiniment plus nuance chez Sartre que chez Rousseau, car le penseur genevois a bien voulu expliquer le masque par la dcadence politique de l'homme, jamais par son essence, tandis que l'auteur de UEtre et le nant voit dans le masque, figure de l'opration de la mauvaise foi, l'essentiel de l'essence. L'essence vient aprs l'existence (c'est--dire les conduites de mauvaise foi qui me constituent tel). Mais l'essentiel de l'essence en laquelle finit par se figer l'existence est la per- version infinie de la libert. Rptons-le : la pragmatique de l'existence est bonne fille : je virevolte et la voil servie, avec empressement bien entendu. Que lui faut-il de plus ? Le philosophe qui n'ignore rien de la pragmatique de l'existence, ralise sans doute que l'exquise politesse des masques rend cette vie absurde quand mme supportable. Sans le masque, la vie deviendrait un supplice navrant. Mais ceci accord il reste vrai que de tragiques questions s'imposent : Qui suis-je et que suis-je ? Or si je puis rpondre au niveau de la pragmatique de l'existence ces questions, en revanche du point de vue de l'ontologie phnomnologique, sans mme m'appuyer sur la transcendance de l'ego, je ne puis le faire. Je suis, si cela est intelligible, une libert dont le destin et la finalit est le masque. Il convient d'tre ici prcis. En premier lieu la libert est la racine du choix du masque. Mais en second lieu je ne suis pas le masque. En troisime lieu, il parat pour autrui que je ne suis que cela. La libert est libert- pour-le-masque et ici se fonde la philosophie du malaise.

    V

    Parler de malaise ne signifie pas que l'on dsire rattacher d'une quel- conque manire Sartre et Freud. Dans tous les exemples avancs par Sartre, la psychanalyse parlerait de refoulement^ principe cardinal dont tout dcoule. La translucidit de la conscience interdit Sartre de le mettre en uvre. Il voquera donc le concept de fuite : L'acte premier de mauvaise foi est pour fuir ce qu'on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu'on est 32. Ainsi les rflexions sur la distraction se prolongent dans la substi- tution du concept de fuite au concept de refoulement. L'histoire de la

    32. L'Etre et le nant, p. 111.

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  • A. Philonenko

    philosophie n'a pas ignor ce thme de la fuite et il est particulirement sensible, encore une fois chez Schopenhauer, dans la doctrine du remords. La fuite est une ide violente, sanguine, bouillonnante, mais quand ce qu'on fuit c'est soi-mme, la fuite devient dramatique33. Sans doute de redoutables difficults nous attendent. D'un point de vue strictement logique, domin par l'a priori analytique, on ne peut pas fuir ce que l'on est, mme pas dans le cas du suicide o le problme est moins rsolu qu'cart. Mais puisque nous avons admis la possibilit de se mentir soi-mme, possibilit en dernire analyse fonde sur la notion de jeu, entre moi et moi je peux accumuler des mensonges troubles, mais dia- phanes, toujours fonds dans le mouvement rciproque de la conscience allant de la transcendance la facticit et inversement. Il n'est que trop vident qu'il en va ici comme d'un jeu de miroirs o travers d'infinis redoublements l'image revient elle-mme pour se perdre nouveau l'infini. Ce mouvement que je dirige un peu est la fuite de soi soi. Suffit-il toutefois de le dcrire pour aplanir toutes les difficults ? On est en droit de ne pas le croire. C'est qu'en ce mouvement qui me dcolle de moi-mme je demeure la rfrence dont il faut s'carter. Aussi la dialectique originelle de la mauvaise foi demeure fonde dans le principe d'identit. Ds lors la difficult clate au grand jour : Sartre a-t-il t cons- quent de repousser l'idal de sincrit en soulignant son caractre analy- tique et d'admettre la fuite sous la tutelle de la pense analytique ? Si en la distraction je me fais chose, en quel sens serait-il raisonnable de dire que je me fais tout autant et tout de mme chose dans mon aspiration la sinc- rit ? Toutes les analyses convergent ici : dans la structure de la mauvaise foi fonctionnent les mmes prsupposs qu'en celle de la sincrit et l'on ne voit pas logiquement - je ne dis pas phnomnologiquement - pour- quoi la mauvaise foi serait un principe plus propre exprimer la nature dialectique de l'homme que la sincrit. On sait que Sartre a dfini VEtre et le nant comme une eidtique de la mauvaise foi. C'est que la sincrit n'est qu'un idal, tandis que la mauvaise foi est vcue et si bien vcue qu'elle permet d'expliciter la totalit de l'existence.

    Il rsume d'une manire assez obscure le mouvement de la mauvaise foi en cherchant dvoiler sa condition de possibilit : La mauvaise foi, crit Sartre, ne se borne pas refuser les qualits que je possde, ne pas voir l'tre que je suis. Elle tente aussi de me constituer comme tant ce que je ne suis pas... Et cela n'est possible (A.P, je souligne) que si je suis ce que je ne suis pas, c'est--dire que si le non-tre, en moi, n'a mme pas l'tre titre de non-tre 34. On ne peut mieux expliciter la dialectique de la mauvaise foi que ne l'a fait Sartre partant de ce principe pour expliquer les mandres tant ontologiques et phnomnologiques que

    33. J'cris avec rflexion dramatique et non tragique. 34. L'Etre et le nant, p. 107.

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    psychologiques de l'affirmation du courage. Il faut que, dans la mauvaise foi, soit su clairement que je ne suis pas ce que je suis - par exemple je ne suis pas courageux - sinon la mauvaise foi n'aurait rien qui permt de la qualifier de mauvaise. La condition de possibilit de la mauvaise foi est en mon tre sur-essentiel, dans ce rien impalpable dont cependant tout dcoule en effet. La notion de fuite se prcise : elle est un recul dsordonn devant le rien qui me constitue transcendantalement. Ce rien, qui n'est pas cependant un nihil negativum, qui est fondement de la mauvaise foi, se trouve tre la libert, nant qui veut se reflter dans l'tre et s'y abriter. Voil donc la dfinition ontologique de la fuite qui s'inscrit dans une philosophie du malaise : c'est le refus et la peur de la libert. Nous ne sommes pas de l'tre ou si nous en sommes nous trouvons toujours le temps de nous rconcilier, souvent stupidement, avec lui. Ce que je fuis essentielle- ment ce n'est pas la couleur de mes yeux ou la forme de mes mains ; chacun finit par pouser ses infirmits, ce qui ne veut pas dire, et c'est un moment tragi-comique dans la vie humaine, qu'on accepte de se marier avec celles d'autrui. Ce que l'homme fuit, c'est ce qui l'lve au-dessus de lui-mme : la libert qu'il dgrade au niveau du jeu. Avant de fuir ma misre, mes chagrins et tout ce qui fait l'ordinaire de la vie, c'est ma vie, en tant qu'elle est libert que je fuis, pntrant dans les chemins de la mauvaise foi. On demandera : que signifie avoir peur de sa libert ? La libert est principe de la mauvaise foi, en ce sens qu'elle se repousse ori- ginairement d'elle-mme. A partir de l la mauvaise foi trouve son co- nomie rigoureuse, qui ne ressemble que trs vaguement au refoulement dcrit par Freud : elle instaure un confort moral, moral et intellectuel.

    En fait l'uvre de Sartre montre chaque page que l'aspect drastique de tout choix s'estompe et s'effondre mme dans la superbe banalit, tremplin fallacieux puisqu'il nous donne penser qu'on pourrait revenir en arrire, ce qu'aucune philosophie de la temporalit ne saurait admettre. Deux observations mritent d'tre prsentes. En premier lieu la philo- sophie classique n'a pas mconnu cette tricherie. Dans la premire version de la Doctrine de la Science, Fichte n'hsite pas crire que beaucoup prfreraient voir dans leur Moi un morceau de lave dans la lune. En second lieu dans la Premire Introduction la Doctrine de la Science (1797), Fichte dveloppe avec fermet l'ide que les hommes se divisent en deux catgories. Il dsigne tout d'abord ceux qui, accabls par la libert, pr- frent se reposer sur les choses. Il appelle ensuite ceux qui auront le cou- rage de la libert ; en effet, la libert ne doit pas seulement choisir entre tel ou tel chemin, mais originairement se choisir elle-mme.

    Sartre a pouss si loin la thorie de la mauvaise foi, allant jusqu' expliquer la bonne foi de la mauvaise foi , il l'a si intimement lie la libert qu'il s'est ferm jusqu' la porte troite que Fichte maintenait encore ouverte. Ds lors la philosophie de Sartre ne pouvait plus tre qu'une critique, elle-mme convaincue de se trahir. Osons dire les choses avec

    161 Revue de M6ta. - N 2, 1981. 11

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  • A. Philonenko

    clart : l'univers sur lequel se penche la philosophie de Sartre est travers de part en part par le refus de la libert qui engendre la mauvaise foi universelle dont on voit mal comment le philosophe pourrait se dgager d'une manire constructive. Il ne pouvait maintenir la possibilit trans- cendantale, au sens fichten, de la responsabilit. De facto et de jure elle s'effondrait. Mais plus essentielle est la dernire observation : en confrant l'homme la libert que Descartes rserve Dieu, Sartre a, en fait, donn pour la premire fois une consistance ontologique au Malin Gnie qui n'est plus le pantin dialectique voulu par l'auteur des Mditations, mais le sel amer et indissoluble de toute existence humaine. Certes, Sartre n'a jamais cess de proclamer la grandeur de la libert humaine, mais pouvait-il viter le discours pntrant de la mauvaise foi ? Sachant que par peur de la libert l'homme se fuit lui-mme, il lui importait de dnoncer cette fuite, sans pour autant tre capable de lui substituer une fin positive.

    Or, il faut bien le dire, la thorie de la mauvaise foi, qui tient dans l'uvre de Sartre la place qu'occupe le schmatisme transcendantal dans celle de Kant, va interdire les dveloppements que Sartre s'tait promis. On comprend certes comment Sartre n'a pu laborer une thique spcula- tive laquelle il rvait au point, malgr tout, de la promettre au terme de l'ouvrage qui fit sa gloire. Mais la thorie de la mauvaise foi dans sa relation la libert parat fconde pour l'historien de la philosophie. Elle devait soutenir ce grand esprit, toujours prt reconnatre qu'il s'tait tromp ou, plus justement, abus. Dans ce refus obstin se livrer quel- que croyance sans rserves, Sartre fut grand. Sans aucun doute, comme chacun le sait il n'aimait pas l'argent et ne croyait pas sa grande effica- cit. Il en allait des convictions bties sur l'or comme des distinctions honorifiques qu'il a sans cesse cartes. Dans le fond il a toujours cru dans les hommes dont cependant, tel le Descartes de la Mditation pre- mire tremblant devant le Malin Gnie, il n'a cess de redouter, juste titre, qu'ils ne le doivent, parce qu'ils ne pouvaient faire autrement, parce que aussi la mauvaise foi est la reine de ce monde - pour s'exprimer comme Pascal et un auteur italien obscur. Mais de ce fait mme, Sartre avait en main un principe aigu et dsesprant que peu de penseurs ont possd. Dans l'eidtique de la mauvaise foi un jour nouveau clairait maintes situations. De l sans doute l'immense production littraire de Sartre. On peut dire de lui sans crainte de se tromper qu'il fut un trs grand philosophe parce qu'il voyait les choses sous une lumire inattendue. Sans jamais tre excentrique, il tait toujours original : son thtre, ses romans, ses analyses littraires, apportent la preuve indestructible de cette fcondit la fois originale et ncessaire. Sans cesse reconduit l'eidtique de la mauvaise foi, Sartre reprsente pour l'historien de la philosophie un moment privilgi. Il n'est ni Pascal, ni Kierkegaard, ni Chestov ; il est en effet l'homme qui accepte de se tromper et d'tre tromp et qui continue un chemin qu'au-dedans de lui-mme - mis part le

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    plaisir d'crire - il sait obscur et mme sans issue. Vivant au milieu des hommes qui finissaient toujours par jouer, Sartre, si nous nous en tenons ses crits, a tent de dtruire par une pratique rigoureuse l'illusion du jeu. Il me semble, lire certains ouvrages sur Sartre, que bien peu de ses lecteurs ont compris l'normit de l'effort pour ne pas succomber la mauvaise foi, effort sans cesse repris, effort dont Sartre n'a certainement jamais cru qu'il pouvait trouver sa juste rcompense. Mais regardons fixement cet effort nourri par une exigence totale et sans cesse renouvele de translucidit et toujours meurtri par le souci profond d'une libert toujours dfigure, nous verrons merger le regard pensif et nigmatique d'un grand philosophe. Et c'est ce point de vue douloureux qu'il semble exact de dire que l'existentialisme est un humanisme.

    Alexis Philonenko, Universits de Caen et de Genve.

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    Article Contentsp. 145p. 146p. 147p. 148p. 149p. 150p. 151p. 152p. 153p. 154p. 155p. 156p. 157p. 158p. 159p. 160p. 161p. 162p. 163

    Issue Table of ContentsRevue de Mtaphysique et de Morale, 86e Anne, No. 2 (Avril-Juin 1981), pp. 145-287Libert et mauvaise foi chez Sartre [pp. 145-163]La question et la requte : vers une thorie anthropologique de l'acte de poser une question [pp. 164-179]Wissenschaftliche und sthetische Wahrnehmung : Kants Lehre von der Wahrnehmung [pp. 180-192]Les modistes et les fondements de la grammaire [pp. 193-214]Pense analytique contre pense catgoriale [pp. 215-224]Le problme de la ralit [pp. 225-228]TUDE CRITIQUEPhilosophie sans mtaphysique ? [pp. 229-256]

    NOTES CRITIQUESReview: untitled [pp. 257-257]Review: untitled [pp. 258-258]Review: untitled [pp. 259-261]Review: untitled [pp. 261-262]Review: untitled [pp. 262-262]Review: untitled [pp. 263-263]Review: untitled [pp. 264-265]Review: untitled [pp. 265-265]Review: untitled [pp. 266-266]Review: untitled [pp. 266-266]Review: untitled [pp. 267-267]Review: untitled [pp. 268-268]Review: untitled [pp. 269-270]Review: untitled [pp. 270-270]Review: untitled [pp. 271-271]Review: untitled [pp. 272-273]Review: untitled [pp. 274-274]Review: untitled [pp. 275-276]Review: untitled [pp. 276-276]Review: untitled [pp. 277-278]Review: untitled [pp. 278-278]Review: untitled [pp. 279-281]Review: untitled [pp. 281-284]Review: untitled [pp. 284-284]

    LIVRES REUS [pp. 285-287]Back Matter