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1 Année universitaire 2016/2017 Licence II – semestre I DROIT ADMINISTRATIF COMPARE Cours de M. Olivier Le Bot, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille Travaux dirigés Mme Ruxandra Bancu, chargée d’enseignement Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avocat Séance n° 1 : Qu’est-ce que le droit administratif français ? Documents : Document n°1 : Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873. Document n°2 : J.-M. Pontier, « Qu'est-ce que le droit administratif ? », AJDA, 2006, p. 1937. Document n°3 : S. Cassese, « L’avenir du modèle français de droit public en Europe », 2011. Document n°4 : A. Ménéménis, « Faut-il adapter notre droit pour le rendre attractif ? », La Semaine Juridique, Administrations et Collectivités territoriales, n° 16, 2007, p. 2096. Document n°5 : J.-C. Bonichot, « Le point de vue d'un juge de l'Union », AJDA, 2013, p. 396. Document n°6 : J.-M. Sauvé et J.-B. Auby (entretien), « Célébration du cinquantième anniversaire de la revue Droit administratif - Conseil d'État - Mercredi 5 décembre 2012 », Droit Administratif, n° 6, juin 2013, 1. Exercices de réflexion : Qu'est-ce que le droit administratif ? Qu'est-ce que le droit administratif européen ? Est-ce qu'il existe un « modèle » du droit administratif ?

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Année universitaire 2016/2017 Licence II – semestre I

DROIT ADMINISTRATIF COMPARE

Cours de M. Olivier Le Bot, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille

Travaux dirigés Mme Ruxandra Bancu, chargée d’enseignement Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avocat

Séance n° 1 : Qu’est-ce que le droit administratif français ?

Documents :

Document n°1 : Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873.

Document n°2 : J.-M. Pontier, « Qu'est-ce que le droit administratif ? », AJDA, 2006, p. 1937.

Document n°3 : S. Cassese, « L’avenir du modèle français de droit public en Europe », 2011.

Document n°4 : A. Ménéménis, « Faut-il adapter notre droit pour le rendre attractif ? », La Semaine Juridique,

Administrations et Collectivités territoriales, n° 16, 2007, p. 2096.

Document n°5 : J.-C. Bonichot, « Le point de vue d'un juge de l'Union », AJDA, 2013, p. 396.

Document n°6 : J.-M. Sauvé et J.-B. Auby (entretien), « Célébration du cinquantième anniversaire de la revue

Droit administratif - Conseil d'État - Mercredi 5 décembre 2012 », Droit Administratif, n° 6, juin 2013, 1.

Exercices de réflexion :

Qu'est-ce que le droit administratif ?

Qu'est-ce que le droit administratif européen ?

Est-ce qu'il existe un « modèle » du droit administratif ?

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Document n° 1 : Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873

Vu l'exploit introductif d'instance, du 24 janvier 1872, par lequel Jean Y... a fait assigner, devant le tribunal civil de

Bordeaux, l'Etat, en la personne du préfet de la Gironde, Adolphe Z..., Henri X..., Pierre Monet et Jean A...,

employés à la manufacture des tabacs, à Bordeaux, pour, attendu que, le 3 novembre 1871, sa fille Agnès Y..., âgée

de cinq ans et demi, passait sur la voie publique devant l'entrepôt des tabacs, lorsqu'un wagon poussé de l'intérieur

par les employés susnommés, la renversa et lui passa sur la cuisse, dont elle a dû subir l'amputation ; que cet accident

est imputable à la faute desdits employés, s'ouïr condamner, solidairement, lesdits employés comme co-auteurs de

l'accident et l'Etat comme civilement responsable du fait de ses employés, à lui payer la somme de 40,000 francs à

titre d'indemnité ;

Vu le déclinatoire proposé par le préfet de la Gironde, le 29 avril 1872 ; Vu le jugement rendu, le 17 juillet 1872,

par le tribunal civil de Bordeaux, qui rejette le déclinatoire et retient la connaissance de la cause, tant à l'encontre de

l'Etat qu'à l'encontre des employés susnommés ; Vu l'arrêté de conflit pris par le préfet de la Gironde, le 22 du

même mois, revendiquant pour l'autorité administrative la connaissance de l'action en responsabilité intentée par Y...

contre l'Etat, et motivé : 1° sur la nécessité d'apprécier la part de responsabilité incombant aux agents de l'Etat

selon les règles variables dans chaque branche des services publics ; 2° sur l'interdiction pour les tribunaux ordinaires

de connaître des demandes tendant à constituer l'Etat débiteur, ainsi qu'il résulte des lois des 22 décembre 1789, 18

juillet, 8 août 1790, du décret du 26 septembre 1793 et de l'arrêté du Directoire du 2 germinal an 5 ; Vu le jugement

du tribunal civil de Bordeaux, en date du 24 juillet 1872, qui sursoit à statuer sur la demande ; Vu les lois des 16-24

août 1790 et du 16 fructidor an 3 ; Vu l'ordonnance du 1er juin 1828 et la loi du 24 mai 1872 ;

Considérant que l'action intentée par le sieur Y... contre le préfet du département de la Gironde, représentant l'Etat,

a pour objet de faire déclarer l'Etat civilement responsable, par application des articles 1382, 1383 et 1384 du Code

civil, du dommage résultant de la blessure que sa fille aurait éprouvée par le fait d'ouvriers employés par

l'administration des tabacs ;

Considérant que la responsabilité, qui peut incomber à l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait

des personnes qu'il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code

civil, pour les rapports de particulier à particulier ;

Que cette responsabilité n'est ni générale, ni absolue ; qu'elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du

service et la nécessité de concilier les droits de l'Etat avec les droits privés ;

Que, dès lors, aux termes des lois ci-dessus visées, l'autorité administrative est seule compétente pour en connaître ;

DECIDE : Article 1er : L'arrêté de conflit en date du 22 juillet 1872 est confirmé. Article 2 : Sont considérés comme

non avenus, en ce qui concerne l'Etat, l'exploit introductif d'instance du 24 janvier 1872 et le jugement du tribunal

civil de Bordeaux du 17 juillet de la même année. Article 3 : Transmission de la décision au garde des sceaux pour

l'exécution.

Document n° 2 : J.-M. Pontier, « Qu'est-ce que le droit administratif ? », AJDA, 2006, p. 1937

Qu'est-ce donc que le droit administratif français ? Sa spécificité se situe sur trois points. Il demeure d'abord ce qu'il

a été, ce qui l'a défini, un droit de dérogation. Le droit administratif est, ensuite, devenu le droit de confrontation des

droits. Enfin, il est un droit d'équilibre (par définition instable) des droits, droits de l'État et droits des autres

personnes morales, droits de l'État et droits des citoyens, faisant la part de ce qu'il faut reconnaître à ces derniers

sans oublier la matrice originelle qui le constitue.

Le droit administratif est, peut-être depuis ses origines, source et objet d'interrogations. Celle qui porte sur ce qu'est

le droit administratif, et qui donne lieu aux brèves observations qui suivent, implique un présupposé, l'existence du

droit administratif. Ce présupposé est admis ici sans discussion, parce que la question portant sur l'existence même

d'un droit administratif est un autre débat, et que cette existence, quelque contestable qu'elle puisse paraître à

certains, est postulée par l'affirmation qui en est faite par le législateur, le juge et la doctrine, ainsi que par les

enseignements qui en sont donnés.

Pas plus n'est examinée ici la finalité du droit administratif, ni discutée la légitimité ou la réalité de cette finalité.

Encore moins n'est abordé le critère du droit administratif, qui a nourri une littérature plus qu'abondante. La

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question posée par ce développement est limitée, doublement puisqu'elle n'entend aborder aucune des grandes

controverses qui ont animé les débats sur le droit administratif, et qu'elle se limite à un aspect de la question, celui

qui porte sur un ensemble de règles que l'on qualifie de droit administratif.

On se borne ici, sans faire aucune théorie, ni de la théorie (ce qu'invaliderai un des points examinés ci- après), à

s'interroger sur le point de savoir si ce que l'on nomme droit administratif désigne pour les énonciateurs le même

objet juridique. Si la question est modeste, pour autant on ne se cache pas que la réponse ne peut pas être neutre :

l'histoire du droit administratif et de ce qu'il représente dans la société nous enseigne que toute réponse sous-tend ou

sous-entend un choix, constitue, d'une certaine manière, une prise de position. Toute définition du droit

administratif est probablement signifiante d'un rapport de l'administration avec l'État, plus encore, d'un rapport des

citoyens avec l'administration et, plus largement, avec le pouvoir. Elle est donc représentative d'une conception de

l'État. Pour autant, également, la définition du droit administratif croise inévitablement les interrogations sur le

champ de ce droit, elle détermine ce champ ou elle en est déduite.

L'interrogation sur ce qu'est le droit administratif peut surprendre tant, depuis deux siècles, voire plus, ce droit

semble s'être installé dans le système juridique français, tant certaines querelles anciennes semblent s'être assoupies

ou paraissent dépassées. Et cependant, si l'existence d'un droit administratif ne pose plus problème, et n'en poserait

pas même s'il n'y avait pas, ou plus, de juge administratif (celui-là pouvant exister indépendamment de celui-ci), la

définition de ce droit demeure problématique. La lecture des manuels de droit ne met pas fin à l'interrogation car si,

naturellement, on trouve des définitions du droit administratif, elles ne coïncident pas totalement, on relève entre

elles des nuances qui touchent quelquefois au fond et ravivent l'interrogation plus qu'elles n'y apportent une réponse.

Ce n'est pas du tout une « obscure clarté », mais une clarté trompeuse qui provient de l'histoire.

La « définition » selon laquelle le droit administratif est la branche du droit qui régit l'organisation et le

fonctionnement de l'administration publique n'en est pas une. La question sur l'être du droit administratif

accompagne l'interrogation sur la raison d'être de celui-ci et précède celle sur le critère de ce droit. C'est là,

apparemment, une question simple, que l'on pourrait croire résolue depuis longtemps, et à laquelle, cependant,

croient devoir répondre tous les auteurs de manuels. Mais les réponses données sont une dérobade ou une

échappatoire et, d'ailleurs, ne sont pas strictement identiques, ce qui fait peser un doute sur la pertinence de la

question et l'évidence de sa réponse. Rien de ce que l'on énonce n'est incontestable, contredisant ainsi la simplicité

apparente de la question.

L'affirmation selon laquelle le droit administratif est le droit de l'administration entendu comme le droit applicable à

l'administration est, sitôt énoncée, immédiatement anéantie par la précision qui y est apportée : ce droit n'est pas

tout le droit applicable à l'administration, et il peut s'appliquer, dans certaines conditions, à des personnes autres que

l'administration, c'est-à-dire (mais la précision s'impose) à des personnes privées. Ce constat banal ouvre lui-même

sur de nouvelles interrogations, en particulier sur le champ et le contenu de ce droit. Le glissement s'opère très vite

de la définition du droit administratif, expédiée ou occultée, aux caractéristiques de ce droit qui en sont sa

substantialité, notamment l'acte unilatéral et le privilège du préalable, et ce développement n'échappera pas, in fine, à

ce glissement.

La question, donc, ne renvoie pas à une vérité aveuglante, car elle repose sur l'ambiguïté permanente et du sujet (ou

de l'auteur) et de l'objet. Elle suppose, faussement, que ce qu'entend régir ce droit est identifié : qu'est-ce que

l'administration ? Si l'on s'en tient à celle qui est publique (la seule que prend en compte, et c'est logique, l’article 20

de la Constitution), il n'y a pas de difficultés. Mais, pour certains, elle englobe aussi des personnes morales de droit

privé, voire des particuliers. Doit-on considérer comme administration une personne privée dont certains actes, mais

évidemment pas tous, et même seulement quelques- uns, seront des actes administratifs ? Inversement, si

l'administration publique se différencie de l'administration privée, faut-il pour autant lui appliquer des règles

distinctes de celles applicables aux personnes privées, sauf à considérer cette différence comme étant ontologique ?

D'ailleurs, l'affirmation de l'application de règles du droit privé à l'administration n'évacue pas nécessairement le

droit administratif, qui se caractérise alors, dans cette conception, par certaines particularités sans se différencier

pour autant du droit privé, le droit administratif étant alors un droit privé spécifique à l'administration.

Indispensable question, cependant, que celle de la définition du droit administratif, puisque ce dernier n'est pas une

exclusivité française, et que la définition qui en est donnée, ailleurs, n'est pas nécessairement celle que nous retenons

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: le droit administratif peut être perçu comme un droit privé applicable à l'administration, se distinguant ou non du

droit privé applicable aux particuliers, et pouvant même être simplement le droit appliqué à l'administration par le

juge judiciaire. Et il ne faut pas trop vite en déduire, faisant du « francocentrisme », que, lorsqu'il est spécifique, et

parce que spécifique, ce droit est un droit qui déroge au droit privé, donc proche en définitive du droit administratif

français, ce qui est une analyse rapidement récusée par les intéressés. La communauté internationale des «

administrativistes » qui croit pouvoir se retrouver sur un objet commun n'est donc peut-être pas aussi homogène

qu'on pourrait le croire. Peut-on alors parler à l'unisson du droit administratif ? Comment croire que l'on traite de

la même réalité juridique parce que l'on parle de droit administratif ?

Une définition minimaliste, et consensuelle à l'échelon international, n'est-elle pas, alors, celle que l'on a précisément

immédiatement récusée, en France, du droit seulement applicable à l'administration ? Mais si l'on s'engage dans cette

voie, cela ne revient-il pas à « valoriser », peut-être indûment, les structures administratives, seul commun

dénominateur de chaque droit administratif national, et, soit à déplacer la spécificité du droit vers l'administration

publique, soit à faire du droit administratif un droit soustrait au « droit commun » sans nécessairement l'en

différencier ? On peut s'illusionner sur la possibilité d'une définition minimale, qui serait minimaliste.

La tentative, l'affirmation, voire la revendication, d'un « droit administratif mondial », ou « global », que l'on voit

évoquée dans certains pays, parfois proches, au moins géographiquement, du nôtre, n'est rien d'autre qu'une

réduction à ce qui n'est pas même le plus petit commun dénominateur multiple sur lequel pourraient s'entendre tous

les États, mais une conception aux antipodes de ce que nous considérons comme le droit administratif. Il est

possible de revendiquer l'autonomie, non pas du droit administratif (c'est fait depuis longtemps), mais de la

conception que l'on peut se faire du droit administratif, du champ, des caractéristiques et de l'objet de ce dernier.

La réponse qui est donnée, en France, à la question de savoir ce qu'est le droit administratif, est quelque peu

étrange, parce qu'elle n'en est pas une, oscillant entre le particularisme des règles et la spécificité du champ

d'application d'un droit dont l'objet lui-même est discuté, hésitant entre le mode d'intervention de l'auteur et les

domaines auxquels le droit est appliqué. Singulière réponse, encore, puisqu'elle renvoie à un juge qui applique ce

droit tout en en étant, pour partie, et malgré ses dénégations, le créateur ou l'inventeur. Y aurait-il eu un droit

administratif sans le juge administratif ? Vaine question sans doute, et s'il est probable que, de même qu'en d'autres

pays, on parlerait d'un droit administratif, ce serait nécessairement un droit autre que celui que nous connaissons.

De même qu'en d'autres domaines nous ne pouvons faire comme si ce qui a été aurait pu ne pas être et déduire de ce

qui aurait pu être ce qui ne peut exister.

Même les origines de ce droit ne sont plus aussi sûres qu'elles ne le parurent. On a cru et enseigné, un temps, que le

droit administratif était issu de la Révolution, reposant sur les principes nouveaux énoncés par cette dernière.

L'histoire, voire l'archéologie auxquelles se livrent certains historiens, font apparaître des sources bien antérieures à la

Révolution. Le droit administratif remonte bien plus loin dans le temps, notamment au droit seigneurial qui, sur

plusieurs points, développe des règles qui, certes transformées, adaptées, seront celles du droit administratif

moderne, sans parler du droit canon, lui aussi inspirateur, sur certains points, de notre droit administratif. La

question de savoir ce qu'est le droit administratif n'est pas celle des sources de ce droit, mais ces dernières

retentissent sur ce qu'il est. Les normes communautaires, notamment, infléchissent ce droit (mais également les

autres), le transforment de l'intérieur (au point, selon certains, de le dénaturer), l'enrichissent aussi, apportant de

nouveaux concepts, de nouvelles notions, qui s'insèrent dans le droit administratif, faisant de celui-ci un droit de

contenu et de règles techniques plus que de principes.

Étonnant droit qui ne cesse de faire l'objet de querelles sur son utilité comme sur son objet, sur le rôle de la

jurisprudence dans sa perpétuation, bien que le temps ait en partie atténué les critiques et les interrogations, mais qui

sont toujours prêtes à renaître, comme si, à l'échelle des juristes, on reproduisait, à propos de ce droit, la tendance

très française aux grandes querelles de principe.

Étrange droit, car ce « droit de l'administration » n'est pas seulement le droit applicable, avec les réserves énoncées, à

l'administration, il est également, aspect beaucoup moins mis en valeur, un droit produit par l'administration. Le

droit administratif est, pour une partie non négligeable et difficilement quantifiable, un droit sécrété par

l'administration. Quoi que l'on veuille, les « normes » émises par elle sont source de droit, modèlent le droit qualifié

d'administratif. S'il s'agit d'une évidence, il faut cependant rappeler, car l'on aurait tendance à l'oublier, que toutes les

normes émises par l'administration ne font pas l'objet de recours devant le juge, cela ne concerne même qu'une

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infime partie de ces règles. La pratique par les administrations modèle ces règles, les adapte en permanence, les

interprète. Le sens de la règle est d'abord donné par l'administration. Pour le citoyen, la règle applicable est d'abord

celle que l'administration applique, telle qu'elle l'applique, en tenant compte, éventuellement, des demandes qui lui

sont adressées par les administrés.

Or le réalisme impose de constater que les agents publics se fient d'abord aux instructions de l'administration et les

décisions du juge, lorsqu'elles sont appliquées (ce n'est pas toujours le cas) le sont lorsqu'une instruction l'a indiqué,

soit en moyenne plus d'un an après. Quand mesurera-t-on la place de ces instructions et circulaires dans la définition,

l'interprétation et l'exécution de la règle ? Et, dans certains pays, même démocratiques, les actes émis par

l'administration, ou certaines administrations (locales par exemple) ne sont pas susceptibles de contrôle, que ce soit

par un juge spécifique ou par le juge que nous appelons judiciaire. La directive administrative, au sens large (et

français) du terme, n'est pas seulement un instrument de l'action administrative, elle rétroagit sur la règle.

On ne peut se contenter de parler du droit administratif tel qu'il existerait idéalement, en prenant le principe ou la

règle, car ce serait contradictoire avec la notion de droit administratif telle que nous l'avons développée en France. Il

n'existe pas de droit administratif dans sa pureté que l'on pourrait opposer à une pratique qui s'écarterait plus ou

moins du modèle. Le droit administratif est le produit de mouvements incessants entre l'administration, le juge, sans

oublier le législateur, et la doctrine elle-même, qui contribue à infléchir ce droit. Le droit administratif est

nécessairement un droit vivant, en perpétuelle recomposition et reconstruction.

Étrange droit, encore, que ce droit administratif qui, tel que nous l'entendons en France, ne cesse d'évoluer, se

retirant de certains domaines, en gagnant bien d'autres. Et l'on peut se demander s'il ne se perd pas en s'étendant, s'il

ne disparaît pas en se démultipliant et en se spécialisant en droits de plus en plus spécifiques qui ont pris ou

prennent progressivement leur autonomie par rapport au droit administratif (urbanisme, marchés publics, etc.) que

l'on est obligé, de ce fait, de qualifier de « général », en se morcelant, en devenant une composante parmi d'autres au

sein d'un droit dit « transversal » (par exemple, le droit de l'environnement, avec un droit administratif de

l'environnement).

L'extension du champ du droit administratif peut être un trompe-l’œil et signer sa dissolution ou son absorption par

d'autres droits. Dans d'autres champs des disciplines juridiques certains, apparemment compréhensifs à l'égard du

droit administratif, ou réceptifs à ce dernier, parce qu'ils le reconnaissent, en sont en réalité des destructeurs ou des

fossoyeurs, dans la mesure où ils ont tendance à en faire une annexe du droit privé. C'est ce que certains « privatistes

» sont prêts à faire avec, par exemple, le « droit public de la concurrence » , qui ne serait qu'une branche d'un droit

plus large, naturellement privé, le droit de la concurrence. Mais peut-être cela ne fait-il que refléter ce vaste

mouvement dans le monde qui, à notre époque, valorise l'action des personnes privées et dévalue celle de l'État.

Le droit administratif ne peut plus être ce qu'il fut parce que, entre autres raisons, l'État et, par voie de conséquence,

l'administration n'ont plus l'incontestabilité, la légitimité, la lisibilité, qu'ils eurent. Le doute et même, pour

employer la terminologie et l'analyse de Paul Ricoeur, le soupçon, n'est pas seulement métaphysique, idéologique,

psychologique, il est politique et administratif, s'appliquant à ce qui apparaissait aux Français des générations

précédentes comme une référence immuable, l'État et, par suite, son administration. L'un et l'autre paraissaient

déterminés et figés, sinon pour l'éternité, du moins pour une grande durée, leur transformation et leur difficile

adaptation jettent le trouble. Le droit administratif a été principalement le droit protecteur de l'État et de son

administration, en faisant la part de ce qu'il convenait de reconnaître comme droits aux administrés. Ces droits sont

devenus de plus en plus exigeants et insistants, tandis que le droit de l'État devenait moins affirmé et moins

saisissable.

Mais ce droit est rassurant, également, par son aptitude à se transformer, à se renouveler, à se recomposer sans cesse

en fonction des politiques définies par les gouvernants et des évolutions de la société dont il est un kaléidoscope, en

fonction, également, des autres droits qui l'imprègnent et l'influencent. De ce fait il est difficile de dire ce que sera le

droit administratif, mais on peut au moins retenir quelques traits du droit administratif d'aujourd'hui.

Ce droit tend à ne plus être seulement un droit de l'administration, mais à devenir un droit des citoyens, parce que

protecteur de ces derniers. Et, pour s'inscrire dans une distinction qui ne peut évidemment prétendre à l'exhaustivité

et encore moins à l'exclusivité, mais qui demeure utilisable, celle entre les droits de et les droits à, ce droit

administratif qui est le nôtre est devenu aussi, du fait notamment du législateur, le droit d'un droit à, celui des

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citoyens à l'administration, si possible « de qualité ».

Mais ce n'est peut-être pas ce trait qui caractérise le mieux le droit administratif français, car il est partagé par les

droits administratifs d'autres pays, qui nous ont peut-être précédés sur ce point. Qu'est-ce donc que le droit

administratif français ? La spécificité du droit administratif français se situe sur trois points.

Le droit administratif demeure d'abord ce qu'il a été, ce qui l'a défini, ce qu'il ne peut pas ne pas être, un droit de

dérogation. Mais ce droit est dérogatoire, non point seulement, ni peut-être principalement, par des prérogatives

dites exorbitantes (l'exorbitance étant en question), sans qu'il soit nécessaire de préciser par rapport à quel droit

(l'expression de « droit commun » étant très discutable et l'exorbitance pouvant jouer à l'intérieur même du droit

administratif), mais par des sujétions qui le sont tout autant, les unes et les autres étant conditionnées, déterminées,

par une finalité, l'intérêt général.

Le droit administratif est, ensuite, devenu par excellence le droit de confrontation des droits, qu'il s'agisse du droit

public ou du droit privé, des branches du droit public entre elles, des droits administratifs spécialisés eux- mêmes et,

naturellement, du droit interne et du droit communautaire, du droit interne et du droit international. Mais cette

confrontation signifie tout autant interactions qu'opposition.

Plus encore, le droit administratif français est un droit d'équilibre (par définition instable) des droits, droits de l'État

et droits des autres personnes morales, droits de l'État et droits des citoyens, faisant la part de ce qu'il faut

reconnaître à ces derniers sans oublier la matrice originelle qui le constitue. Et si l'image de la balance est celle qui

représente traditionnellement la justice, le juge administratif est celui qui met en balance ces droits respectifs, qui

corrige le mouvement d'une balance penchant autrefois nettement du côté de l'État et que certains, aujourd'hui,

voudraient voir pencher du côté des citoyens. Mais le droit administratif ne peut perdurer dans son être que s'il

parvient à tenir ces deux exigences.

Document 3 à télécharger sur le site Collège juridique franco-roumain.

Document n° 4 : A. Ménéménis, « Faut-il adapter notre droit pour le rendre attractif ? », La Semaine Juridique, Administrations et Collectivités territoriales, n° 16, 2007, p. 2096

1. Faut-il adapter notre droit pour le rendre attractif ? Si oui, comment ? Selon quelle logique ? Jusqu'où ? D'aussi

vastes questions, qui touchent aux fondements mêmes de notre système juridique, exigeraient une pensée

construite et de longs développements. Je m'en tiendrai pourtant à quelques brèves remarques. Au demeurant,

beaucoup a déjà été dit au cours des deux précédentes tables rondes, qui ont mis à la question deux des piliers

de notre droit public - en particulier de notre droit public économique : les notions de service public et de

concession. Au risque de simplifier les choses, et de durcir à l'excès mon propos, je suis tenté de donner à la

question qui nous est posée son sens le plus polémique

2. Formulée comme elle l'est, elle semble nous inviter à débattre non des modalités, des limites, des insuffisances

de l'adaptation de notre droit, mais de sa nécessité même. Elle donne à penser que notre droit - en tout cas notre

droit public - n'est pas attractif, au moins pour les opérateurs économiques auxquels nous nous intéressons

aujourd'hui. Pire : elle sous-entend que l'adaptation, qui est pourtant la vie même, fait problème, soit que

certains la jugent inutile, soit que d'autres (ou les mêmes ?) craignent d'y perdre leurs principes et refusent, en

conséquence, toute évolution. Notre droit public serait donc aujourd'hui figé - ce qui, en tout état de cause, ne

saurait être bon signe pour son avenir.

3. Or, personne ici, je crois, ne verra là une image fidèle de la réalité ; personne ne doutera que notre droit

public économique s'adapte sans cesse, plus peut-être qu'il ne l'a jamais fait dans le passé. Dans ces conditions,

pourquoi s'interroger sur la nécessité de l'adaptation ? Formulons une hypothèse provocatrice (je veux dire qui

provoque à penser sans timidité) : ce n'est pas l'adaptation qui fait, en son principe, question et le vrai sujet de

notre table ronde est en réalité le suivant : faut-il dissoudre notre droit administratif pour que le système

juridique français (re)devienne efficace au regard des exigences de la vie économique actuelle ?

Je manquerai de toute originalité et ne vous réserverai aucune surprise : je crois, qu'à cette question, il convient

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de répondre négativement. Mais je crois aussi que l'exercice de doute méthodique auquel nous invite une

interrogation aussi radicale ne doit pas être esquivé : il peut être fécond, s'il nous aide à concevoir comment on

peut améliorer l'efficacité de notre droit public sans méconnaître les principes qui le fondent.

4. Il me semble que, quand on plaide, plus ou moins explicitement, pour la dissolution de notre droit administratif

(au moins en matière économique), ce qu'on conteste c'est, pour retenir une expression très vague et très

générale, son caractère exorbitant : les pouvoirs et les libertés reconnues aux personnes publiques seraient à

l'origine de l'inefficacité du droit, c'est-à-dire, si on se place du point de vue des opérateurs économiques, de

l'irrationalité des interventions publiques dans les mécanismes de marché, de leur imprévisibilité, des coûts

qu'elles induisent. Pour n'avoir pas compris que le droit doit respecter la grammaire concurrentielle des marchés

et que les personnes publiques doivent être soumises aux mêmes règles que les autres, notre système juridique,

inconscient des progrès accomplis ailleurs, ne serait plus attractif.

5. Je note d'abord que cette vulgate - résumée, j'en conviens, de façon caricaturale - est à bien des égards en porte à

faux avec ce qu'on observe chez nos voisins. Pour dire les choses en un mot : il me semble parfois entendre ici

les échos de la pensée d'Alfred Dicey, quand ceux-là mêmes qui ont longtemps cru à l'inutilité d'un droit

administratif expliquent volontiers que les exigences du monde actuel conduisent à relativiser l'enseignement du

maître...

6. Surtout, je crois que l'exorbitance qu'on dénonce a, en fin de compte, assez peu à voir avec la réalité d'un droit

dont, il y a longtemps déjà, le professeur Rivero a montré qu'il était, pour l'Administration, un ensemble

indissociable de prérogatives mais aussi de sujétions. Pour dire les choses autrement : il me semble que notre

droit administratif traduit, notamment dans le champ économique, le souci de concilier des impératifs

différents et parfois contradictoires ; que, sauf à assigner pour seul objectif à l'organisation sociale la production

de biens et de services marchands, cet effort de conciliation est au cœur de la mission des personnes

publiques ; que ce qui doit distinguer une adaptation ambitieuse du droit à l'ensemble des besoins sociaux

d'une dissolution appauvrissante sous le seul signe de la concurrence, c'est la prise en compte de ce que les

personnes publiques, placées au cœur de la complexité sociale, doivent être soumises à un droit lui-même

complexe parce que déterminé par des objectifs multiples.

7. Peut-on illustrer ces généralités par quelques exemples plus opérationnels ? L'hypothèse qui vient d'abord à

l'esprit est celle où les personnes publiques interviennent directement dans le jeu des marchés parce qu'elles

accomplissent des actes économiques : on les voit notamment conclure toutes sortes de contrats pour acheter,

externaliser la gestion d'un service à caractère économique, apporter une garantie, consentir une avance, réaliser

elles-mêmes des prestations...

8. Depuis fort longtemps, et avec une particulière vigilance depuis que le droit communautaire nous sollicite, notre

droit administratif exige à la fois qu'elles gardent une certaine réserve (c'est le principe de liberté du commerce et

de l'industrie) et que, si elles interviennent, elles se comportent, pour parler à la façon de la Cour de justice des

communautés européennes, comme des opérateurs économiques avisés. On sait, par exemple, que le

renforcement constant des règles de publicité et de mise en concurrence pour la passation des contrats publics a

pour principale raison d'être la volonté de contraindre les personnes publiques, en soumettant leurs choix à des

obligations procédurales adéquates, à obéir à des mobiles économiques qui pourraient être ceux d'opérateurs

privés (que l'on songe, par exemple, à la notion d'offre économiquement la plus avantageuse dans le droit des

marchés publics). Cette adaptation à l'exigence de neutralité à l'égard du fonctionnement des marchés (qui

passe, on le notera, par un développement du droit administratif et non par son retrait) est nécessaire. Elle ne

saurait, à mon sens, aller jusqu'à considérer que, lorsqu'elles accomplissent des actes économiques, les personnes

publiques ne sont que des opérateurs économiques : à cet égard, et pour prendre encore un exemple emprunté

au droit des marchés publics, le débat sur les critères environnementaux et sociaux - c'est-à-dire sur la possibilité,

pour les personnes publiques, d'utiliser l'achat public pour mettre en œuvre certaines politiques publiques - est

significatif. On pourrait citer bien d'autres exemples.

9. Cependant, dira-t-on, c'est quand on considère non pas la passation, mais le contenu et les conditions

d'exécution des contrats publics, que l'exorbitance du droit administratif apparaît la plus manifeste ? Là encore,

il convient de clarifier les choses. Depuis fort longtemps, la jurisprudence administrative a veillé à ce que soit

garanti aux cocontractants des personnes publiques le respect de l'équation financière des contrats et il n'est

guère douteux qu'elle approfondira sa réflexion sur ce point quand elle aura à connaître de contrats complexes,

fondés sur un partage équilibré des risques, comme les contrats de partenariat. Cependant si, comme je l'ai

compris en écoutant notre première table ronde, les exigences du service public ont encore un sens, il va de soi

que ni le contenu des contrats publics ni les relations qu'ils organisent entre les parties ne peuvent se dispenser

d'en tenir compte. Au demeurant, il suffit là aussi d'observer ce qui se passe ailleurs pour se convaincre qu'il n'y

a certainement pas plus d'unilatéralisme dans le droit français des contrats publics que dans d'autres droits.

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8

J'ajoute que le principal défi me paraît être aujourd'hui ailleurs : il est plus que jamais urgent de rationaliser la

réglementation des contrats publics (où, faute d'une armature conceptuelle cohérente, règne le désordre que l'on

sait) et de développer la culture contractuelle des personnes publiques. S'adapter c'est ici, d'abord, apprendre à

conclure de meilleurs contrats, respectueux des exigences concurrentielles, mais aussi plus efficaces pour la

réalisation des projets des personnes publiques, mieux à même de satisfaire les besoins du service public et de

garantir les droits des tiers (notamment des usagers), plus utiles enfin pour les administrations qui

décident, lorsqu'il y a à cela un intérêt véritable, de faire faire sans pour autant vouloir laisser faire.

10. Sans doute faut-il au demeurant chercher ailleurs que dans notre conception, au fond très plastique et ouverte

aux adaptations nécessaires, des contrats publics de quoi justifier la tentation d'en appeler à une dissolution du

droit administratif : c'est quand les personnes publiques agissent sur la vie économique indirectement, c'est-à-

dire quand elles réglementent, quand elles régulent ou encore quand elles jugent, qu'elles suscitent peut-être

les critiques les plus fortes et que l'attractivité de notre système juridique est mise en doute avec le plus de

netteté. Bien entendu, il ne s'agit pas ici de porter une appréciation sur la qualité de telle ou telle législation au

regard d'un objectif d'efficacité économique. Me situant en quelque sorte plus en amont, je voudrais aborder très

sommairement trois questions, étroitement liées entre elles.

11. La première est celle de la légitimité et, en tout cas, des modalités de la réglementation en matière économique

(mais sans doute certaines des remarques qui suivent valent-elles au-delà de ce champ). Je ne reviendrai pas ici

sur le débat, déjà souvent abordé, relatif aux rôles respectifs de la réglementation et de la régulation

juridictionnelle ou quasi juridictionnelle. Je voudrais seulement dire un mot d'un débat un peu différent, plus

diffus sans doute, sur la nature et les conditions d'élaboration des règles.

12. Le mal, si mal il y a, viendrait, selon certains, pour une bonne part de ce que le droit administratif français

resterait fondé sur une fiction auto-justificatrice, celle de l'intérêt général. L'adaptation la plus urgente – qui

s'analyserait, à mon sens comme une dissolution - consisterait à y renoncer pour admettre qu'il n'existe que des

intérêts particuliers entre lesquels des compromis doivent être passés. Les règles devraient être seulement le

produit de la pesée contradictoire de ces intérêts dans le cadre d'une véritable procédure administrative non

contentieuse. Mieux même, c'est le contrat qui, là même où la jurisprudence lui interdit aujourd'hui de pénétrer,

devrait être systématiquement privilégié : au respect de la règle se substituerait toujours la mise en œuvre

d'obligations réciproques librement consenties. À dire vrai, un tel point de vue (présenté encore une fois de

façon outrageusement simplificatrice) n'est pas sans séductions. Là encore, cependant, il me semble qu'on peut

tracer les frontières d'une adaptation raisonnable et efficace. Il est bien vrai que des progrès sont encore

nécessaires pour que le droit administratif soit, plus encore qu'il ne l'est déjà, un droit procédural. Je vois en

revanche pour ma part une infinité de raisons pour juger que le renoncement des personnes publiques à arbitrer

entre les intérêts particuliers au nom de la conception de l'intérêt général qu'elles ont obtenu mandat de défendre

serait d'abord une régression.

13. La deuxième question dont je dirai un mot est celle de la sécurité juridique. Elle est, à n'en pas douter, une

condition essentielle de l'efficacité économique du droit et, donc, de son attractivité. Même si des avancées ont

été réalisées, en tout cas par la jurisprudence (chacun a, par exemple, présentes à l'esprit les décisions Ternon, AC

ou encore KPMG), il n'est pas besoin de rappeler combien il nous reste de progrès à faire : le Conseil d’État a

consacré les considérations générales de son dernier rapport annuel à ce sujet et il est superflu de revenir ici sur

son diagnostic et sur les pistes de réflexion qu'il a ouvertes. On relèvera cependant que, aussi nécessaire qu'elle

soit, la sécurité juridique ne saurait être regardée comme un bien absolu : elle doit, elle aussi, être conciliée avec

d'autres impératifs, qui ne sont pas moins nécessaires pour la qualité de l'organisation sociale et pour la

compétitivité à long terme de l'économie et avec lesquels elle peut, parfois, entrer en contradiction, comme le

principe de légalité ou encore l'indispensable évolution de la réglementation. C'est façon de dire, une fois de

plus, que, si des adaptations sont nécessaires, la dissolution pure et simple des principes du droit administratif

(qui conduirait en l'espèce à l'immobilisme) n'est pas, à mon sens, la bonne voie.

14. Faut-il dire un mot, enfin, du juge administratif ? Son existence même est si intimement liée à celle du droit

administratif, sa contribution à l'évolution de ce droit est si importante, sa responsabilité dans l'attractivité ou la

non-attractivité de notre système juridique est si évidemment engagée qu'on doit sans doute répondre

positivement. Je serai cependant très bref. Je crois légitime qu'on réfléchisse, pour le règlement de certains litiges

(par exemple pour certains litiges contractuels) à des modes alternatifs, comme l'arbitrage (qui n'impliquent

d'ailleurs nullement qu'on renonce à appliquer le droit administratif). Je sais aussi que les efforts pour mieux

garantir la sécurité juridique (auxquels j'ai déjà fait allusion) et pour mieux prendre en compte les enjeux

économiques doivent être poursuivis et approfondis. Mais j'ai le sentiment que tout ceci n'implique pas, au

contraire, que la juridiction administrative soit dissoute.

15. Pétition de principe, dira-t-on - et parti pris. Je ne peux en effet poursuivre sur ce sujet sans être juge et partie,

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ce qui, au regard des nécessaires adaptations dont nous parlons aujourd'hui, serait évidemment fâcheux. Sans

doute est-ce le signe qu'il n'est pour moi plus temps de parler, mais de retourner à mon autre métier pour tenter

de contribuer, même très modestement, à l'adaptation du droit administratif...

Document n°5 : J.-C. Bonichot, « Le point de vue d'un juge de l'Union », AJDA, 2013, p. 396

L'essentiel : Depuis 2009, le Conseil d'Etat a pleinement reconnu la primauté du droit de l'Union européenne. On aurait tort de penser que le

dialogue des juges est à sens unique. De son côté, en effet, la Cour de justice de l'Union européenne est de plus en plus à l'écoute des

préoccupations des hautes juridictions nationales. Et sa jurisprudence fait largement écho aux principes et concepts du droit administratif

français. Et s'il est encore des domaines où le droit administratif européen va plus loin que le droit administratif français et inversement, ces

écarts ne sont parfois qu'apparents.

En 2013 plus que jamais, on a raison de vouloir observer le droit administratif depuis le plateau de Kirchberg.

Le doyen Auby affirmait cette conviction il y a déjà quelques années : « Le degré d'imbrication du droit

communautaire et des droits administratifs est devenu tel que les équilibres de ces derniers ne peuvent plus du

tout être compris sans une approche [...] qui les perçoit comme des éléments de la construction de l'ordre

juridique européen » (Droit administratif européen, Bruylant, 2007, qui prolonge dans notre pays les travaux du Pr

Schwarze, v. infra). Cinq ans plus tard, cette constatation n'en est que plus pertinente à l'égard du droit

administratif français, après que le Conseil d'Etat s'est complètement et définitivement mis au diapason du droit

de l'Union. Dans ce dialogue désormais sans complexe, les droits administratifs nationaux et le droit de l'Union

s'enrichissent mutuellement, à tel point que le « droit administratif européen » trouve progressivement son

équilibre - qui, comme tous les équilibres, peut ne pas être parfaitement stable.

I - Les instruments du « dialogue des juges » sont désormais en place

A - Le juge administratif a achevé de s'ouvrir complètement au dialogue

Le parachèvement des mécanismes généraux d'application du droit de l'Union constitue sans doute l'un des traits les

plus marquants de l'évolution récente du droit administratif.

La décision d'assemblée Mme Perreux (CE, ass., 30 oct. 2009 ; […]) marque à cet égard, comme l'a dit le président

Sauvé, « un aboutissement juridique et symbolique ». En jugeant que tout justiciable peut se prévaloir, à l'appui d'un

recours dirigé contre une décision administrative non réglementaire, des dispositions d'une directive, même non

transposée, dès lors que les délais de transposition sont expirés et que les dispositions invoquées sont précises et

inconditionnelles, le Conseil d'Etat a abandonné ce qui restait de la jurisprudence Cohn-Bendit (CE, ass., 22 déc. 1978,

Ministre de l'intérieur c/ Cohn-Bendit, req. n° 11604, Lebon 524) et appliqué complètement celle de la Cour de justice de

l'Union européenne. Ce qui restait car, on le sait, les arrêts Fédération française des sociétés de protection de la nature

(CE 7 déc. 1984, req. n° 41971, Lebon 410), Alitalia (CE 3 févr. 1989, Compagnie Alitalia, req. n° 74052, Lebon 44) et Tête

(CE, ass., 6 févr. 1998, Tête et Association de sauvegarde de l'ouest lyonnais, req. n° 138777, Lebon 30 ; […])) avaient

considérablement limité la portée de la décision Cohn-Bendit. Il n'en reste pas moins que c'était en France que le

conflit avec la jurisprudence de Luxembourg sur l'effet direct des directives avait été le plus vif et le plus durable. Il

était donc important de marquer une césure d'autant plus nette que le Conseil d'Etat était devenu le grand isolé des

cours suprêmes européennes (2). A quelques jours près, la décision Mme Perreux intervient vingt ans après l'arrêt

Nicolo (CE 20 oct. 1989, req. n° 108243, Lebon 190 ; […]), ayant pleinement consacré la suprématie des traités sur la loi,

même postérieure, et mis fin à cet autre grand isolement hexagonal qu'était la théorie de la « loi-écran » (3).

Sans l'affaire dite « des échalotes », le droit administratif ne se serait pas totalement mis « au goût » de l'Union. Dans la

décision De Groot (CE, ass., 11 déc. 2006, Société De Groot En Slot Allium BV, Société Bejo Zaden BV, req. n° 234560,

Lebon 512 ; […]), le Conseil d'Etat a admis que, lorsque la Cour de justice donne, dans l'exercice de sa fonction

préjudicielle, une interprétation du droit communautaire qui excède le champ exact de la question qui lui avait été

posée, cette interprétation ne s'en impose pas moins au juge national. Il appartient ensuite à la juridiction saisie du

principal, éclairée par l'arrêt de la Cour, de donner aux faits une qualification juridique appropriée. Le Conseil a ainsi

abandonné sa jurisprudence issue de l'arrêt de section ONIC de 1985 (CE, sect., 26 juill. 1985, Office national

interprofessionnel des céréales [ONIC], req. n° 42204, Lebon 233), confirmé l'année suivante (CE 13 juin 1986, ONIC,

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RTDE 1986. 533, concl. J.-C. Bonichot), qu'il était, là encore, l'une des rares juridictions suprêmes en Europe à la

maintenir, contrairement d'ailleurs à la Cour de cassation.

L'une des premières grandes étapes de ce dialogue plein et entier a été marquée par la décision Arcelor, sur le sujet si

sensible de l'articulation entre les règles constitutionnelles et le droit de l'Union (CE, ass., 8 févr. 2007, Société Arcelor

Atlantique et Lorraine, req. n° 287110, Lebon 56 ; […]). On le sait, la primauté du droit de l'Union repose sur la

suprématie de la Constitution dans l'ordre interne. Le Conseil d'Etat contrôle la conformité à la norme fondamentale

des décrets de transposition des directives. Or si, à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir exercé contre un tel

décret, le requérant soulève sa contrariété avec une règle ou principe de valeur constitutionnelle, cela revient à

contester la validité de la directive elle-même, dont le décret est la mise en œuvre en droit interne. Dans une telle

hypothèse, le juge doit d'abord rechercher si le droit de l'Union assure une protection effective du principe

constitutionnel auquel le décret est confronté. Dans l'affirmative, soit le moyen ne pose pas de difficulté sérieuse et il

l'écarte lui-même, soit il en pose une et il doit saisir la Cour de justice, seule compétente pour déclarer invalide un acte

de droit dérivé. Si au contraire le droit de l'Union n'assure pas une protection effective du principe constitutionnel

invoqué, le juge national peut alors apprécier la conformité du décret attaqué à ce principe. Le caractère constructif de

ce raisonnement et l'effort de conciliation qu'il exprime s'inscrivent pleinement dans une perspective de dialogue et

d'articulation entre les deux sources du droit. Il en va d'autant plus ainsi qu'avec l'entrée en vigueur de la Charte des

droits fondamentaux de l'Union européenne, il y a peu de risques que les droits fondamentaux tels qu'ils sont conçus

en France échappent à la protection et que l'assemblée n'accepte d'avance l'interprétation qui en sera donnée par la

Cour. Interprétation qui peut tenir compte des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union comme il est prévu à

son article 52 § 1 (J.-C. Bonichot, Des rayons et des ombres : les paradoxes de l'article 6 du traité sur l'Union européenne, La conscience

des droits, Mélanges en l'honneur de Jean-Paul Costa, Dalloz, 2011, p. 49).

Rendu le même jour que la décision Arcelor, l'arrêt Gardedieu (CE, ass., 8 févr. 2007, req. n° 279522, Lebon 78 ; […])

constitue un autre pas en direction du droit de l'Union, alors même qu'il n'a pas été rendu en matière communautaire.

Le Conseil d'Etat y a modifié sa jurisprudence relative à la responsabilité de la puissance publique du fait des lois, en

tirant les conséquences de l'obligation pour l'Etat de respecter les engagements internationaux. La responsabilité de

l'Etat peut désormais être engagée du fait du préjudice causé directement par une loi contraire à de tels engagements.

La mise à jour de ce nouveau fondement de responsabilité de l'Etat a, en grande partie, été influencée par la

jurisprudence de la Cour de justice : celle-ci jugeait déjà en 1991, dans l'arrêt Francovich et Bonifaci (CJCE 19 nov.

1991, aff. C-6/90 ; […]) qu'un mécanisme de réparation par les Etats des violations du droit communautaire est «

inhérent au traité », et trouvait à s'appliquer, y compris lorsque l'auteur de la violation était le législateur.

B. Une Cour de justice de plus en plus à l'écoute

La Cour de justice, de son côté, paraît prêter une oreille toujours plus attentive aux préoccupations des hautes

juridictions nationales. Le temps de l '« oracle de Luxembourg » semble définitivement révolu. Cette ouverture se

traduit déjà par des « effets retour » bénéfiques pour le droit public français.

La preuve la plus éclatante en a été donnée par la validation de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dans

les arrêts Melki et Abdeli (CJUE 22 juin 2010, aff. C-188/10 ; […]). Rien n'était moins simple que de confronter la

primauté du droit de l'Union au caractère prioritaire que doit avoir le contrôle de constitutionnalité exercé par voie

d'exception en vertu de la loi organique du 10 décembre 2009 (Ch. Maugüé et J.-H. Stahl, La question prioritaire de

constitutionnalité, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2011). En effet, la Cour de justice a dit en 1978 (CJCE 9 mars 1978,

Simmenthal, aff. C-106-77), dans des termes très clairs, qu'en tant que juge du droit de l'Union, le juge national doit

pouvoir trancher lui-même le litige dont il est saisi en faisant immédiatement application du droit de l'Union et

qu'aucune règle procédurale de droit interne ne doit l'en empêcher.

Après que le Conseil constitutionnel eut donné de la loi organique une interprétation qui en gommait les aspérités au

regard du droit de l'Union (Cons. const. 12 mai 2010, n° 2010-605 DC ; […]), le Conseil d'Etat, dans une décision

Rujovic, avait affirmé que le juge administratif, saisi d'une QPC portant sur une loi dont le contenu se limite à

transposer les dispositions impératives d'une directive, peut, lorsque l'urgence le commande, prendre toutes les

mesures provisoires ou conservatoires nécessaires afin de suspendre, dans l'attente de la réponse à la QPC, les effets

de la loi qu'il estimerait incompatibles avec le droit de l'Union, et poser une question préjudicielle à la Cour de justice

dès qu'il y a lieu de le faire (CE 14 mai 2010, req. n° 312305, ; […]). Une telle interprétation a permis à la Cour de

justice d'estimer que le mécanisme de contrôle incident de constitutionnalité tel qu'il résulte de la loi organique ne

méconnaissait pas les exigences du droit de l'Union. La Cour l'a fait au prix d'un infléchissement notable de la

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jurisprudence Simmenthal. En effet, il découle de celle-ci que le simple constat par le juge saisi du litige de

l'incompatibilité de la règle nationale en cause avec le droit de l'Union doit le conduire à donner sans délai satisfaction

au requérant. Dans le cas, par exemple, d'un recours pour excès de pouvoir, cela doit conduire à prononcer

immédiatement et sans autre formalité l'annulation de l'acte attaqué. Or avec l'arrêt Melki, la Cour de justice accepte

que la solution du litige favorable au requérant soit différée pour laisser la possibilité au mécanisme interne de contrôle

de constitutionnalité de s'exercer. Elle se satisfait de la mise en œuvre par le juge national de mesures provisoires, ce

qui revient en pratique à retarder quelque peu - dans les limites raisonnables de la procédure incidente de contrôle de

constitutionnalité - l'effectivité du droit de l'Union (F. Donnat, La Cour de justice et la QPC : chronique d'un arrêt prévisible et

imprévu, D. 2010. 1640).

Cette approche souple, apaisée et interactive des rapports entre le droit national et le droit de l'Union a un effet très

positif sur le juge et le droit administratifs. Le dialogue qui s'établit, loin de ternir la superbe des cours suprêmes

nationales comme certains le redoutaient, affermit l'autorité des juges en Europe. Le président Stirn (Vers un droit public

européen, Montchrestien, 1re éd., 2012) cite cette belle et prémonitoire formule du Pr Cassese, membre de la Cour

constitutionnelle italienne, signifiant que, dans l'Europe de demain, il n'y aurait plus besoin de guerriers, non plus de

diplomates, mais de juges : « neither soldiers, nor ambassadors but judges ». Le Conseil d'Etat, « infiniment plus puissant et

plus mordant depuis qu'il a pris le parti de jouer à fond les engagements internationaux de la France », selon Denys de

Béchillon et Philippe Terneyre (Pouvoirs 123 - 2007), est peut-être ainsi mieux armé que jamais pour fortifier et assurer

le respect du droit qu'il « sécrète » (selon l'expression si imagée de P. Weil, Le droit administratif, PUF, Que Sais-je ?)

continûment depuis plus d'un siècle dans le but d'équilibrer prérogatives et sujétions de la puissance publique, et par là

même de soutenir l'Etat de droit.

II - Une évolution vers un « droit administratif européen » ?

En 1988, le professeur Jürgen Schwarze (Europäisches Verwaltungsrecht, Nomos Verlag, Baden Baden et sa deuxième édition

chez Bruylant en 2008) fut le pionnier de cette discipline. L'observation de l'activité juridictionnelle récente de la Cour de

justice montre que sa démarche scientifique était bien inspirée. Nombre d'arrêts sont venus entrer en résonance avec

les droits administratifs nationaux et tout particulièrement le nôtre.

Nous ne parlons pas seulement de la confrontation du droit de l'Union avec des constructions administratives

nationales aux soubassements différents. Ce sujet est connu. On sait par exemple, qu'en matière de marchés publics, le

droit français était historiquement un droit de la commande publique dont la vocation était de surveiller les acheteurs

publics et de protéger les deniers publics, et que celui de l'Union l'a conduit à se tourner davantage vers les entreprises

afin d'assurer l'égalité entre elles et contribuer ainsi à l'achèvement du marché intérieur. Inutile de rappeler à quel point

le régime des actes, et tout spécialement de leur abrogation, a été affecté par l'arrêt Alitalia, véritable accélérateur de la

fin d'actes réglementaires illégaux, ni quelles ont été les incidences du droit de l'Union, qui dissocie le statut de secteur

public des missions de service public, sur des notions aussi structurantes du droit administratif que celles-ci. On

signalera tout de même que les activités régaliennes, que l'on croirait à tort éloignées des préoccupations du droit de

l'Union, connaissent elles aussi une redéfinition par ricochet du droit de l'Union relatif aux marchés publics ou à la

concurrence. Quant au « droit à une bonne administration » par les institutions, organes et organismes de l'Union,

consacré par l'article 41 de la Charte des droits fondamentaux, gageons qu'en le maniant, la Cour de justice lui donnera

une coloration qui ne pourra pas ne pas teinter les attentes des citoyens français si ce droit leur paraît offrir une

protection plus effective dans leurs relations avec leur propre administration.

Je me bornerai à évoquer quelques arrêts récents de la Cour attestant d'une relation qui dépasse le simple rapport

d'influence et s'apparente davantage à une mise en harmonie. Si le mot harmonisation n'existait pas déjà pour les

législations, il serait sans doute approprié pour exprimer ce phénomène de « mise en orbite » du droit administratif

français dans la galaxie d'un droit administratif de l'Union (4).

A - Un alignement des planètes de moins en moins rare…

On pardonnera au praticien un inventaire à la Prévert et non exhaustif des affaires qui l'ont le plus marqué à ce sujet.

Impossible de ne pas évoquer la jurisprudence relative à la « coopération public/public ». Voilà des décennies que ce

sujet fait controverse. La Cour de justice a progressivement pris en compte l'existence, comme c'est le cas en France,

de certaines formes de coopération entre institutions administratives ou pouvoirs publics et permis de limiter à leur

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égard le champ d'application du droit des marchés publics. Les contrats entre personnes publiques ont été et

demeurent des vecteurs privilégiés de l'action administrative dans notre pays. Les qualifier d'office de marchés publics

au sens du droit de l'Union aurait eu des effets aussi dévastateurs qu'injustifiés. La Cour a donc opportunément fait

échapper aux directives Marchés deux catégories de contrats de ce type : d'une part, les contrats internes (in house),

qui lient une collectivité publique et une personne sur laquelle la première exerce un contrôle analogue à celui qu'elle

exerce sur ses propres services (CJCE 18 nov. 1999, Teckal Srl c/ Comune di Viano, aff. C-107/98 ; […]) ; d'autre part, et

plus récemment, les contrats de coopération « horizontale », non institutionnalisée, entre pouvoirs adjudicateurs, par

lesquels deux entités publiques - et purement publiques - exercent conjointement, et par leurs propres moyens, une

mission de service public dans un but commun comportant des droits et obligations réciproques qui vont « au-delà de

l'exécution d'une tâche contre rémunération » (CJCE 9 juin 2009, Commission des Communautés européennes c/ Allemagne,

aff. C- 480/06 ; […]).

Non seulement ces exceptions valident en grande partie une modalité importante du service public à la française, mais

elles font directement écho à la jurisprudence ancienne du Conseil d'Etat, notamment à la décision Société Unipain

(CE 29 avr. 1970, req. n° 77935, Lebon 280 ; […]). Tout récemment, un important arrêt a réaffirmé ces principes et a

renvoyé au juge national le soin de s'assurer que ce type de contrat hors concurrence ne favorise aucun prestataire

privé (CJUE 19 déc. 2012, Azienda Sanitaria Locale di Lecce, Università del Salento, aff. C- 159/11 ; […]).

L '« affaire des notaires » (CJUE 24 mai 2011, Commission européenne c/ France, aff. C-50/08 ; […]) n'a pas été si mauvaise

pour la France et les autres Etats membres qui ont en partage le « notariat latin ». Même si la Cour a considéré que le

droit français ne pouvait imposer de condition de nationalité pour l'exercice de la profession, l'arrêt reconnaît de

manière très claire les exigences de l'intérêt général. En effet, il affirme que les activités notariales « poursuivent des

objectifs d'intérêt général, qui visent notamment à garantir la légalité et la sécurité juridique des actes conclus entre

particuliers » et que cette circonstance « constitue une raison impérieuse d'intérêt général qui permet de justifier

d'éventuelles restrictions à l'article 43 CE découlant des spécificités propres à l'activité notariale », telles que

l'encadrement dont les notaires font l'objet au travers des procédures de recrutement qui leur sont appliquées, la

limitation de leur nombre et de leurs compétences territoriales ou encore leur régime de rémunération,

d'indépendance, d'incompatibilités et d'inamovibilité, pour autant que ces restrictions permettent d'atteindre lesdits

objectifs et sont nécessaires à cette fin. La Cour rejoint ainsi la position du Conseil d'Etat selon laquelle les activités

notariales concourent au service public (v., par ex., CE 29 oct. 2003, M. Le Floch, req. n° 235238).

S'agissant du droit des actes, l'an passé, avec son arrêt Inter-Environnement Bruxelles (CJUE 22 mars 2012, aff. C-

567/10 ; […]), la Cour a apporté une pierre importante à l'édifice jurisprudentiel du Conseil d'Etat sur le parallélisme

des procédures lors de l'abrogation d'un acte réglementaire. La jurisprudence avait établi que, dans le cas particulier

des documents d'urbanisme, le parallélisme pouvait n'être pas parfait. Le principe était simple et reposait sur « la

présomption que ce qui était nécessaire pour l'acte initial conserve son utilité pour l'acte contraire » (concl. Heumann sur

CE, sect., 10 avr. 1959, Fourré-Cormeray, Lebon 233). Mais cette présomption pouvait être combattue en démontrant que

la formalité prévue par les textes pour l'intervention de l'acte initial n'a pas d'utilité ou pas de sens si on l'applique à

l'acte le rapportant. On s'était demandé (H. Jacquot, L'abrogation des documents d'urbanisme locaux et le principe de parallélisme

des formes, in Mélanges en l'honneur de Franck Moderne, Dalloz, 2004, p. 233) s'il ne faudrait pas considérer qu'à cet égard, la

procédure d'enquête publique ne resterait pas utile et donc requise en cas d'abrogation d'un document d'urbanisme, eu

égard aux conséquences importantes de cette disparition de l'acte sur le droit du sol (limitation de l'urbanisation,

cessation du droit de préemption urbain, avis conforme du préfet pour la délivrance d'autorisations, notamment).

Mais la question ne trouvait pas de précédent topique dans la jurisprudence administrative française. En s'en

emparant, la Cour de justice n'a fait, d'une certaine manière, que devancer le Conseil d'Etat en jugeant

qu'effectivement, l'abrogation d'un plan d'affectation des sols peut être soumise aux règles relatives à l'évaluation des

incidences sur l'environnement.

Dans le même domaine du droit des actes toujours, la Cour a reconnu l'obligation pour l'administration, dans certains

cas, de prendre un règlement, ce qui est banal en droit français, mais beaucoup moins évident dans d'autres ordres

juridiques (CJUE 25 juill. 2008, Janecek, aff. C-237/07, Rec. CJUE I-6221).

Naturellement, les principes qui sous-tendent le contentieux administratif français trouvent eux aussi un écho

amplificateur dans la jurisprudence de Luxembourg. Historiquement, le contentieux administratif est le grand domaine

du droit français à propos duquel on peut réellement parler d'influence ascendante de la France (J.-C. Bonichot,

L'influence des droits nationaux sur l'élaboration de la norme jurisprudentielle communautaire, L'influence des droits nationaux sur le

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droit communautaire, Actes du colloque du 7 nov. 2008 ; Justice et Cassation 2009. 233). Le régime du contentieux

communautaire doit en effet beaucoup, au départ, à l'influence des concepts du droit administratif français. Ces

derniers temps, les affaires dont la Cour a eu à connaître montrent qu'elle tend à rejoindre l'approche qui est celle du

Conseil d'Etat, tout spécialement son libéralisme séculaire en matière d'intérêt pour agir dans le contentieux de

l'annulation. Certains droits nationaux prévoient des conditions de recevabilité étonnantes pour l'administrativiste

français : ainsi, en Suède, les associations de protection de l'environnement doivent revendiquer un total d'au moins 2

000 adhérents pour avoir qualité pour former un recours contre un projet de construction. Un tel projet entrant dans

le champ d'une directive, la Cour de justice a jugé cette condition attentatoire au droit au recours (CJCE 15 oct. 2009,

Djurgården, aff. C-263/08 ; […]). Par son entremise, les règles finement tissées du recours pour excès de pouvoir

français s'exportent.

Il serait possible de multiplier les illustrations récentes de ce qu'on pourrait appeler une « résonance des raisonnements

», autour de têtes de chapitre bien connues du droit administratif français : sur la publication et l'entrée en vigueur des

actes (CJCE 11 déc. 2007, Skoma-Lux, aff. C-161/06, […]) ; sur l'établissement public (v. à ce sujet, le rapport du

Conseil d'Etat de 2012, Les agences : une nouvelle gestion publique ?) ; sur les sanctions administratives (CJUE 13 déc.

2012, FranceAgriMer, aff. C-670/11) ; sur le recours administratif préalable (art. 91 du statut des fonctionnaires de

l'Union), etc. Cela laisse augurer de très belles affaires en 2013, par exemple sur la prise en compte du secret dans le

cadre d'une procédure juridictionnelle (5) ou sur l'intérêt pour agir des personnes privées à l'encontre des actes

réglementaires (6).

B - …avec encore quelques éclipses

Parfois, le soleil n'a pas rendez-vous avec la lune, même si la lune l'attend... Il est ainsi des domaines où le droit

administratif européen va plus loin que le droit administratif français et inversement. Avec cette réserve que, parfois,

ces écarts ne sont qu'apparents.

Le droit de l'Union va plus loin, par exemple, sur le principe d'égalité. Il porte la notion de non-discrimination à un

niveau plus matériel, plus concret, que le droit public français : ainsi, « le traitement différent de situations non

comparables ne permet pas de conclure automatiquement à l'existence d'une discrimination [...] ; une apparence de

discrimination formelle peut correspondre, en fait, à une absence de discrimination matérielle ; [...] la discrimination

matérielle aurait consisté à traiter soit de manière différente des situations similaires, soit de manière identique des

situations différentes » (CJCE 17 juill. 1963, Italie c/ Commission, aff. C-13/63). La France reste sur ce point héritière

d'une conception peut-être plus abstraite et légaliste de l'égalité, dans laquelle il n'existe aucune obligation pour

l'administration de traiter différemment des situations différentes : « Le principe constitutionnel d'égalité n'implique

pas que des personnes se trouvant dans des situations différentes doivent être soumises à des régimes différents » (7).

Le droit administratif français va, quant à lui, plus loin, notamment sur les pouvoirs donnés aux juges pour moduler

dans le temps des effets de leurs décisions d'annulation. Deux innovations majeures du contentieux français, la

jurisprudence Association AC ! (CE 11 mai 2004, req. n° 255886, Lebon 197 ; […]) en ce qui concerne l'annulation pour

excès de pouvoir, l'article 62 de la Constitution en ce qui concerne l'abrogation pour inconstitutionnalité, devront

être conciliées avec l'importance que la Cour de justice attache à sa mission consistant à assurer l'unité

d'application du droit de l'Union. En vertu de cette mission, qu'elle s'est assignée formellement depuis le célèbre arrêt

Costa c/ ENEL du 15 juillet 1964 (aff. C-6/64), la Cour considère que les juridictions nationales ne peuvent, de leur

propre chef, maintenir provisoirement les effets d'une norme nationale incompatible avec le droit de l'Union et

qu'elles doivent la saisir systématiquement à titre préjudiciel pour savoir s'il leur est possible, dans le cas d'espèce et au

regard d'un certain nombre de conditions assez strictes, d'ordonner un tel maintien provisoire (CJUE 8 sept. 2010,

Winner Wetten, aff. C-409/06 ; […]).

Mais malgré tout, il faut croire que les différences de point de départ n'empêcheront pas une convergence in fine. Bien

des décalages sont avant tout apparents. Ainsi, sur le principe d'égalité, dans la manière de juger « en équité » pure, les

conceptions de Luxembourg et de Paris conduisent à des raisonnements proches. Si le Conseil d'Etat ne condamne

pas l'égalité lorsqu'elle n'est « que » formelle, il ne tolère pas pour autant n'importe quelle forme de différenciation : il

faut qu'elle soit justifiée par l'une ou l'autre condition de la jurisprudence Denoyez et Chorques (CE 10 mai 1974, req.

n° 88032, Lebon 274 ; […]), à savoir, soit par des différences appréciables de situation, soit par un intérêt général

suffisant. De même, le principe de confiance légitime, contrairement à celui de sécurité juridique, n'est pas (pas

encore) reconnu formellement en droit interne, et le Conseil d'Etat l'applique seulement dans le champ du droit de

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l'Union (CE, ass., 5 mars 1999, Rouquette, req. n° 194658, Lebon 37 ; […]). Mais, d'une part, l'absence de formulation

explicite du principe n'a jamais empêché le droit administratif d'être en pratique soucieux des préoccupations qu'il

implique (sur la publication, la non-rétroactivité, le retrait des actes notamment). D'autre part, le principe de sécurité

juridique, tel qu'il a été formulé dans la décision KPMG (CE, ass., 24 mars 2006, Société KPMG, Société Ernst & Young

Audit, req. n° 288460, Lebon 154 ; […]), se rapproche de la confiance légitime en ce qu'il exige que toute nouvelle

réglementation soit assortie des mesures transitoires appropriées.

On peut le présager : en 2013, les éclipses qui se produisent encore ici ou là ne poseront pas de questions si délicates

qu'une poursuite du dialogue des juges, désormais pleinement assumé, ne saurait résoudre.

Document n°6 : J.-M. Sauvé, « Célébration du cinquantième anniversaire de la revue Droit administratif - Conseil d'État - Mercredi 5 décembre 2012 », Droit Administratif, n° 6, juin 2013

(…) Je ne m'aventurerai pas à (…) faire une recension ou un inventaire exhaustif de toutes les évolutions du droit

administratif depuis 1962 - depuis, en fait, les turbulences de l'arrêt Canal, Robin et Godot et les remontrances du

Huron en visite au Palais-Royal. Un tel inventaire nous retiendrait trop longtemps (…). Pourtant, les évolutions du

droit administratif depuis cinquante années (…) ont été remarquables et elles méritent, je le crois, quelques mots.

L'un des inspirateurs et observateurs les plus attentifs et éminents des évolutions du droit administratif, le président

Braibant, donnait, il y a un peu moins de vingt ans, une contribution remarquée sur quarante années d'évolution du

droit administratif sous le titre « Du simple au complexe »1. Ce texte fut publié, non dans la revue Droit administratif

mais dans Etudes et documents du Conseil d'État, ce qui, chacun le comprendra même ce soir, ne révélait aucune faute de

goût. Guy Braibant évoquait « une impression générale de complexification » que le professeur Auby, sept ans plus

tard, dans une désormais célèbre comparaison entre le droit administratif et les tableaux de Paolo Uccello consacrés à

la bataille de San Romano, confirmait, tout en précisant que se lisaient dans ces évolutions, non seulement une

déstabilisation du modèle historique de ce droit, mais également « le filigrane de sa rénovation »2. (…)

Il y a encore cinquante ans, notre représentation du droit administratif mettait en évidence des sources stables - à

peine quelques audacieux professeurs évoquaient-ils les sources constitutionnelles du droit administratif3 - et des

fondations plutôt sûres, même si elles furent parfois construites avec effort, voire même dans la peine. Le principe de

légalité avait bénéficié de l'apport majeur des principes généraux du droit4, la notion de service public était revisitée, «

comme on restaure un quartier historique »5, en particulier avec plusieurs célèbres décisions rendues dans les

années 19506. S'y ajoutait une présentation dominante de relations entre les normes, fondées sur les notions de

hiérarchie - figurée comme « une propriété transcendante et autoritaire »7- de notre système juridique, mais également

de linéarité et d'arborescence8.

Il est inutile de présenter tous les bouleversements qui ont atteint ou entaché cette représentation, que l'on qualifierait

aisément aujourd'hui de classique, du droit administratif. La globalisation des sociétés, des économies et des modèles

1 G. Braibant, « Du simple au complexe. Quarante ans de droit administratif (1953-1993) », Etudes et documents du Conseil d'État. Rapport public pour 1993, n° 45, La Documentation française, 1994, p. 409. 2 J.-B. Auby, « La bataille de San Romano. Réflexions sur les évolutions récentes du droit administratif », AJDA, 2001, p. 912. 3 G. Vedel, « Les bases constitutionnelles du droit administratif », EDCE, 1954, p. 21. 4 À partir de CE, sect., 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier : Rec. 1944, p. 133 et CE, ass., 26 oct. 1945, Aramu : Rec. CE 1945, p.

213. 5 G. Braibant, op. cit., p. 411. 6 En particulier CE, sect., 20 avr. 1956, Epx Bertin : Rec. CE 1956, p. 167 et CE, sect., 20 avr. 1956, Cts Grimouard : Rec. CE 1956, p.

168. 7 Selon la formule de D. de Béchillon, « L'ordre de la hiérarchie des normes et la théorie réaliste de l'interprétation. Réflexions critiques »,

Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 1994, n° 1, p. 252. 8 « Hiérarchique, la structure du système juridique le serait en tant que ses organes, comme ses normes, seraient tous placés dans une

situation de supériorité ou de subordination les uns par rapport aux autres. Linéaire, cette structure supposerait des relations à sens unique entre ces différents niveaux hiérarchiques, excluant toute forme d'inversion ou de rétroaction entre eux. Arborescente, elle le serait en raison du fait que ses différents éléments s'engendreraient par démultiplication, à partir d'un foyer de création originel unique », F. Ost et M. van de Kerchove, « De la pyramide au réseau ? Vers un nouveau mode de production du droit ? », RIEJ, 2000, n° 44, p. 3.

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sociaux, entendue à la fois comme « une interconnexion croissante entre les choses qui adviennent dans le monde » et

une « immédiateté universelle »9, a forcé les systèmes juridiques à se développer vers l'extérieur et non plus en entités

indépendantes et autosuffisantes. Le développement du droit européen à partir de deux piliers, l'Union européenne et

la convention européenne des droits de l'homme, a également contribué à transformer le droit administratif.

Au-delà, ce sont nos représentations les plus ancrées qui ont été bousculées. Les hiérarchies semblent se défaire et -

cauchemar du juriste - le désordre prendre parfois le pas sur l'ordre. L'idée de hiérarchie révèle ses limites ; les foyers

du droit se multiplient ; des phénomènes d'internormativité se développent, dans un dialogue à la fois vertical et

horizontal entre les ordres juridiques. À la pyramide succède le réseau et l'ouverture à d'autres systèmes de droit met

en cause certains fondements de notre droit administratif, comme la suprématie et le caractère incontestable de la loi

nationale. Ce droit naguère purement hexagonal, ce droit « entre soi », il faut le reconnaître, n'est plus. En outre, la

contingence frappe un certain nombre de notions et de catégories juridiques, dont les contours varient non seulement

dans le temps, comme cela était le cas traditionnellement, mais aussi suivant l'espace dans lequel se situe le juriste. Elle

tient au fait que la même règle de droit, la même catégorie juridique peut faire l'objet, parfois de manière simultanée,

d'appréciations différentes selon le système juridique de référence dans lequel elle se situe. La notion de service public

fait partie de ces notions polysémiques, à contenu et géométrie variables.

Ces évolutions sont renforcées par d'autres, au premier rang desquelles la fragmentation du pouvoir administratif, la

montée en puissance de la figure de l'individu ou l'existence de modalités d'intervention publique repensées au prisme

des critères d'efficacité et de pragmatisme. Ces modalités nouvelles tiennent à la prégnance de l'idéologie du marché,

elle-même aujourd'hui contestée.

Face à l'énumération qui précède, le juriste ressent nécessairement un vertige. Doit-il pour autant s'inquiéter ? Je ne le

crois pas, car le droit administratif s'adapte à son nouvel environnement et il se reconfigure. Les relations entre

normes se clarifient peu à peu et se stabilisent, l'office du juge évolue de manière profonde, mais ordonnée, et le droit

administratif, sans ignorer les prérogatives légitimes de l'administration, devient de plus en plus le droit des libertés et

des droits fondamentaux et celui de la sauvegarde de l'intérêt général. Tout en demeurant profondément attaché à la

soumission de l'administration à la loi, au contrôle de légalité objectif, ce qui est sa raison d'être historique, il ne se

désintéresse pas ou plus de la protection des droits subjectifs des personnes, opérant ainsi une heureuse synthèse, à la

lumière de la convention européenne des droits de l'homme, entre le meilleur des deux traditions juridiques de

l'Europe continentale. En d'autres termes, dans un monde en profonde mutation qui connaît dans tous les domaines

des changements de plus en plus rapides, il aurait été déraisonnable de penser que le droit administratif pût ou dût

rester le même. On peut même affirmer, sans être excessif et sans risque d'être détrompé, que s'il n'avait pas évolué, il

aurait sans doute couru le risque d'une profonde remise en cause, voire de la disparition.

(…) il faut se méfier de ce que Bourdieu nommait « l'illusion de la constance du nominal »10, c'est-à-dire l'idée d'une

permanence, à l'épreuve du temps, de la substance d'un objet considéré. (…)

9 Selon les formules, respectivement, de David Goldman et de Daniel Innerarity, citées par J.-B. Auby, « La globalisation, le droit et

l'État », 2010, Paris : LGDJ, 2e éd., p. 18. 10 P. Bourdieu, « Sur l'État. Cours au collège de France (1989-1992) », Seuil, 2012, pp. 159-160.