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Analyses de livres L’impatiente de Freud Q. Debray, Paris, Albin Michel, 2002, 264 p. Les histoires psychiatriques passent souvent pour des ro- mans et les romans s’aventurent parfois dans les histoires psychiatriques. Ce qui est le cas du dernier livre de Quentin Debray, L’impatiente de Freud. Pour réussir ce mélange des genres, il faut un psychiatre qui ait aussi une âme de roman- cier. À n’en pas douter, l’auteur possède les deux qualités et les déploie dans un roman psychanalytique, qui tente, non sans témérité, d’entrer dans l’inconscient de Freud en le piégeant, en quelque sorte, à la source, au moment où, jeune médecin viennois un peu coincé, Freud débarque à Paris dans l’intention de suivre les cours de Charcot sur le système nerveux, alors tout neuf. De la gare de l’Est à la Salpêtrière, le futur grand homme entame un parcours initiatique qui, par petites touches, de rencontres en rencontres, de Paris à Vienne et d’hystériques en séductrices, aboutira à la décou- verte de la psychanalyse. Pour expliquer ce long chemine- ment, à travers intrigues et tourments, passions et émotions, rebondissements et coups de théâtre, le romancier défend une hypothèse : au cours de ce qu’on pourrait appeler « des années d’apprentissage », Freud, naïf mais rusé, ambitieux mais rigide, est tout autant intrigué, fasciné que trompé par les femmes qu’il rencontre. Au lieu d’en convenir et de se retirer du jeu, il échafaude une théorie pour camoufler ses échecs. La psychanalyse, née des mensonges d’une baronne un peu perverse, ne serait en fin de compte, selon l’auteur, que le défoulement imaginaire d’un obsédé sexuel, plutôt gentil mais vaguement refoulé. Thèse vertigineuse, légère- ment iconoclaste, romantique mais défendue avec autant de talent que de brio. Un romancier peut tout se permettre et c’est en romancier plus qu’en psychiatre que Quentin Debray a choisi d’aborder l’histoire de la psychanalyse à travers les intuitions, les manques, les tentations et les hésitations de son créateur. Dans ce livre, la vérité est au second degré. C’est celle d’un psychiatre de notre temps prenant un plaisir, un peu ludique, un peu provocateur, à se pencher sur les pensées, les rêves et les ambitions qu’il suppose chez un psychiatre d’un autre temps et qui, cela est suggéré, aurait fait son temps. Le pari était hasardeux mais grâce à un jeu d’écriture exception- nel, il est gagné. D’entrée, le lecteur sent que le style sera la charpente et la raison d’être de l’ouvrage. Plus proche de Joyce et de Proust que de Voltaire ou de Buffon, il déploie ses fastes dès la première phrase : « Des palais d’ivoire et un fleuve aux reflets couleur jade, la grande ville attendue enfin autour de lui magnifique et multiforme, des rumeurs et des mouvements qui le tiraient d’un fantasque cortège onirique où il poursuivait sans fin une cousine à travers les couloirs peuplés de phalènes». Le ton est donné et se poursuivra sans failles ni remords jusqu’au point final. Et c’est bien le style qui atteste que l’on se trouve avec cet ouvrage dans une oeuvre littéraire de grande classe certes et pas dans une biographie à prétention scientifique. Ainsi les choses sont claires et l’on peut se laisser aller à détailler les raisons de son plaisir. On découvre alors que ce qui intéresse l’auteur c’est d’ouvrir « la boite noire » du cerveau freudien. C’est elle qui, tout au long du livre, sera explorée, jaugée, jugée, expliquée. Dans les circonvolutions du viennois, l’auteur trouve pêle- mêle de la cocaïne, de l’hypnose, des rêves (diurnes et noc- turnes), des émois sexuels (fréquents et inattendus), des éton- nements pudiques devant le désir (féminin et masculin), des ambitions secrètes, des déboires qui deviendront des victoi- res. Toute la psychanalyse est déjà là, en gestation, se nour- rissant de visions d’un Paris sensuel, affairé et paresseux, poli et désinvolte, souriant et jouisseur. Elle s’étaye sur des rencontres imprévues ou déconcertantes, Charcot et Setche- nov, Cornu et Ranvier, Paul Arène et Alphonse Daudet. Puis Vienne prend le relais avec Breuer, Klimt et une pléiade de célébrités fin de siècle. Sans oublier Martha la prude et ces mystérieuses patientes porteuses d’énigmes, d’intrigues et d’amours inassouvies. La rencontre fatale, ultime, définitive, capitale sera celle de la baronne qui, comme la marquise, « sort à cinq heures ». C’est elle « l’impatiente », dans les deux sens du terme. Elle sera l’origine du grand secret de la psychanalyse, mais ne le dévoilons pas. Tout roman vit sur un suspense. L’hypothèse peut irriter ou combler mais pas laisser indifférent. À n’en pas douter, le plaisir de lecture vient de l’exploration insolite de l’inconscient de Freud mais aussi de la manière dont l’auteur a entrepris de la mener. La forme ici est primordiale et rend compte de la démarche. De toute évidence, l’auteur n’échappe pas à la fascination de la psy- chanalyse et peut-être au regret informulé d’une rencontre manquée. À vouloir traduire les autres, on risque de se trahir soi-même. Le style de Quentin Debray a la somptuosité d’un édifice baroque et éblouit quand il se met au service de la description de l’érotisme sournois des leçons du mardi (un morceau de bravoure) ou à celui du discours fulgurant que Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 78–81 www.elsevier.com/locate/amepsy

L'impatiente de Freud: Q. Debray, Paris, Albin Michel, 2002, 264 p

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Analyses de livres

L’impatiente de FreudQ. Debray, Paris, Albin Michel, 2002, 264 p.

Les histoires psychiatriques passent souvent pour des ro-mans et les romans s’aventurent parfois dans les histoirespsychiatriques. Ce qui est le cas du dernier livre de QuentinDebray,L’impatiente de Freud. Pour réussir ce mélange desgenres, il faut un psychiatre qui ait aussi une âme de roman-cier. À n’en pas douter, l’auteur possède les deux qualités etles déploie dans un roman psychanalytique, qui tente, nonsans témérité, d’entrer dans l’inconscient de Freud en lepiégeant, en quelque sorte, à la source, au moment où, jeunemédecin viennois un peu coincé, Freud débarque à Paris dansl’intention de suivre les cours de Charcot sur le systèmenerveux, alors tout neuf. De la gare de l’Est à la Salpêtrière, lefutur grand homme entame un parcours initiatique qui, parpetites touches, de rencontres en rencontres, de Paris àVienne et d’hystériques en séductrices, aboutira à la décou-verte de la psychanalyse. Pour expliquer ce long chemine-ment, à travers intrigues et tourments, passions et émotions,rebondissements et coups de théâtre, le romancier défend unehypothèse : au cours de ce qu’on pourrait appeler « desannées d’apprentissage », Freud, naïf mais rusé, ambitieuxmais rigide, est tout autant intrigué, fasciné que trompé parles femmes qu’il rencontre. Au lieu d’en convenir et de seretirer du jeu, il échafaude une théorie pour camoufler seséchecs. La psychanalyse, née des mensonges d’une baronneun peu perverse, ne serait en fin de compte, selon l’auteur,que le défoulement imaginaire d’un obsédé sexuel, plutôtgentil mais vaguement refoulé. Thèse vertigineuse, légère-ment iconoclaste, romantique mais défendue avec autant detalent que de brio. Un romancier peut tout se permettre etc’est en romancier plus qu’en psychiatre que Quentin Debraya choisi d’aborder l’histoire de la psychanalyse à travers lesintuitions, les manques, les tentations et les hésitations de soncréateur.

Dans ce livre, la vérité est au second degré. C’est celled’un psychiatre de notre temps prenant un plaisir, un peuludique, un peu provocateur, à se pencher sur les pensées, lesrêves et les ambitions qu’il suppose chez un psychiatre d’unautre temps et qui, cela est suggéré, aurait fait son temps. Lepari était hasardeux mais grâce à un jeu d’écriture exception-nel, il est gagné. D’entrée, le lecteur sent que le style sera lacharpente et la raison d’être de l’ouvrage. Plus proche deJoyce et de Proust que de Voltaire ou de Buffon, il déploie ses

fastes dès la première phrase : « Des palais d’ivoire et unfleuve aux reflets couleur jade, la grande ville attendue enfinautour de lui magnifique et multiforme, des rumeurs et desmouvements qui le tiraient d’un fantasque cortège oniriqueoù il poursuivait sans fin une cousine à travers les couloirspeuplés de phalènes». Le ton est donné et se poursuivra sansfailles ni remords jusqu’au point final. Et c’est bien le stylequi atteste que l’on se trouve avec cet ouvrage dans uneœuvre littéraire de grande classe certes et pas dans unebiographie à prétention scientifique. Ainsi les choses sontclaires et l’on peut se laisser aller à détailler les raisons de sonplaisir.

On découvre alors que ce qui intéresse l’auteur c’estd’ouvrir « la boite noire » du cerveau freudien. C’est elle qui,tout au long du livre, sera explorée, jaugée, jugée, expliquée.Dans les circonvolutions du viennois, l’auteur trouve pêle-mêle de la cocaïne, de l’hypnose, des rêves (diurnes et noc-turnes), des émois sexuels (fréquents et inattendus), des éton-nements pudiques devant le désir (féminin et masculin), desambitions secrètes, des déboires qui deviendront des victoi-res. Toute la psychanalyse est déjà là, en gestation, se nour-rissant de visions d’un Paris sensuel, affairé et paresseux,poli et désinvolte, souriant et jouisseur. Elle s’étaye sur desrencontres imprévues ou déconcertantes, Charcot et Setche-nov, Cornu et Ranvier, Paul Arène et Alphonse Daudet. PuisVienne prend le relais avec Breuer, Klimt et une pléiade decélébrités fin de siècle. Sans oublier Martha la prude et cesmystérieuses patientes porteuses d’énigmes, d’intrigues etd’amours inassouvies. La rencontre fatale, ultime, définitive,capitale sera celle de la baronne qui, comme la marquise,« sort à cinq heures ». C’est elle « l’impatiente », dans lesdeux sens du terme. Elle sera l’origine du grand secret de lapsychanalyse, mais ne le dévoilons pas. Tout roman vit sur unsuspense.

L’hypothèse peut irriter ou combler mais pas laisserindifférent. À n’en pas douter, le plaisir de lecture vient del’exploration insolite de l’inconscient de Freud mais aussi dela manière dont l’auteur a entrepris de la mener. La forme iciest primordiale et rend compte de la démarche. De touteévidence, l’auteur n’échappe pas à la fascination de la psy-chanalyse et peut-être au regret informulé d’une rencontremanquée. À vouloir traduire les autres, on risque de se trahirsoi-même. Le style de Quentin Debray a la somptuosité d’unédifice baroque et éblouit quand il se met au service de ladescription de l’érotisme sournois des leçons du mardi (unmorceau de bravoure) ou à celui du discours fulgurant que

Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 78–81

www.elsevier.com/locate/amepsy

Breuer tient à un Freud médusé (un des meilleurs momentsdu livre). Les phrases s’enchaînent alors avec une complexitévoulue, des ruptures savamment orchestrées, des incidentesdéconcertantes, des métaphores surprenantes, soutenues parun vocabulaire riche, luxuriant, inattendu, qui nécessite par-fois le recours au dictionnaire. Le lecteur ne résiste plus. Il esthappé, conquis, entraîné là même où il ne pensait pas allermais sans jamais s’en plaindre tant son plaisir est grand des’abandonner à la séduction d’un guide exceptionnel.

M. Laxenaire

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droitsréservés.PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 3 ) 0 0 0 0 6 - 4

L’écriture de soiG. Besançon, Paris, L’Harmattan, 2002, 196 p.

Dans ce nouvel ouvrage, Guy Besançon, psychiatre éclec-tique et lecteur infatigable, nous emmène sur les traces dujournal intime. Depuis vingt ans, il a tout lu sur le sujet etentreprend aujourd’hui de nous confier le résultat de sesréflexions. Tout au long de pages pénétrantes, écrites dans unfrançais parfait, il interprète, sonde, commente et illustre pardes exemples les mécanismes conscients ou inconscients deses diaristes préférés (soit dit en passant, le terme anglaisdiariste, passédans notre langue faute de synonyme adéquat,sonne curieusement à nos oreilles dans la mesure où, pro-noncé àla française, il évoque une analité àcontre-sens, « lediariste » étant plutôt un obsessionnel enclin à la rétention).Cela dit, la question clé que se pose l’auteur est celle-ci : àquoi sert le journal intime ? La réponse est double : quand ils’ inclut dans une œuvre déjàconstituée, le journal intime estgénéralement le fruit de l’égocentrisme de l’auteur. Son butest d’assurer la postéritéde la sincéritéde ce qu’ il écrit, ici etailleurs. En revanche, quand le journal est sans but littéraireavéré, il aurait essentiellement une fonction psychothérapi-que. Telle est du moins la thèse que Guy Besançon soutient etargumente avec autant de talent que de conviction.

La tâche n’était pas facile car le journal intime a la fâ-cheuse tendance à mêler de façon inextricable esthétique etvérité, deux concepts plutôt antagonistes. L’auteur évitel’écueil en commençant par déterminer le degré de sincéritédu diariste selon le genre qu’ il décide d’adopter : le véritablejournal intime se décline au présent, dans l’émotion de l’ ins-tant et la passion du moment, alors que l’autobiographie,genre voisin avec lequel il ne faut pas le confondre, est unereconstruction du passé sur la base de souvenirs plus oumoins flous. La vérité y est à l’évidence de nature trèsdifférente. De même, le journal intime, genre littéraire des-tiné à la publication (André Gide, Julien Green), doit êtredifférencié du journal exutoire, écrit dans la solitude et lesecret, pour soi seul, sans espoir de dévoilement. Lorsque

malgré tout ce dévoilement survient, après la mort du dia-riste, par exemple par la grâce d’une veuve éplorée ou «d’ayant droit » en manque d’argent, la vérité y apparaîtassurément plus palpable, l’angoisse plus authentique, lecombat avec la mort plus poignant (Kafka, Mathieu Galey).Dernier avatar du journal intime, la correspondance(Flaubert). Destinée à un ami et non au grand public (enprincipe), la correspondance, écrite dans l’urgence et la spon-tanéité, jette une lumière inattendue et authentique sur lesmécanismes de la création, les angoisses ou les interroga-tions de l’auteur. Elle peut alors constituer une sorte d’équi-valent de psychanalyse avec le correspondant dans le rôle« d’analyste malgré lui » (lettres de Freud à Fliess).

Au contraire de Michel Foucault qui relevait des diaristesdès l’Antiquité, Guy Besançon n’en situe l’apparition qu’auXVIIIe siècle. C’est Samuel Pepys (1633–1703) qui a ouvertla voie avec son diary, tenu de 1660 à1669 et rédigéselon uncode secret. À partir de ce diariste originaire, défilent lesgrands des XIX et XXe siècles : Stendhal, qui, dans sonjournal intime, dévoile son roman familial et qui, dans la vied’Henri Brulard, projette ses fantasmes inassouvis ; Amiel,paradigme du diariste toutes catégories, triste professeur,Suisse et célibataire, qui a écrit 16 000 pages sur sa vie au lieude la vivre ; Edmond et Jules de Goncourt, Franz Kafka, PaulLéautaud, Jules Renard, Fernando Pessoa, Lucio Cardoso,Gombrowitz viennent ensuite. Leurs œuvres et leurs person-nes font l’objet de descriptions aussi précises que concises.Un régal de clinique concrète.

L’analyse approfondie de leurs confidences intimes dé-bouche sur une recension des symptômes de « la maladiediariste » : narcissisme, hypocondrie, recherche d’ identité,mentir vrai (« la sincérité insincère du journal » disait Gom-browitz), goût de l’ introspection, exhibitionnisme. Impossi-ble de les énumérer tous. La névrose du diariste est unenévrose créative qui, au-delàdu talent et de la personnalitédechaque auteur, se traduit par des constantes immuables :angoisse, dépression, peur de la mort, inquiétude devant letemps qui passe, crainte de la maladie fatale, mystère de lasexualité, aveu de mini perversions (les grandes sont tues).Qui ne s’est un jour interrogésur ces thèmes éternels ? Tout lemonde sans doute mais seuls les diaristes se sont astreints àles écrire, les décrire, les fouiller, les ressasser jusqu’à l’ob-session et la folie. Pourquoi ? Sans doute veulent-ils attendrirle monde entier sur leur sort ou se donner en exemple.« Insenséqui croit que je ne suis pas toi », disait Victor Hugo.Ces épanchements, aux frontières de la littérature et de laconfession, posent un problème dont Guy Besançon nouspropose la solution : disséquer quotidiennement son moi,pense-t-il, c’est chercher à le guérir par « autopsychothéra-pie ». Dans le dernier chapitre de son travail, il se livre ainsi àune fine psychanalyse des buts conscients et inconscients dudiariste.

La démonstration est brillante et fait appel àdes conceptsfreudiens dépoussiérés de leurs scories exégétiques. Deuxnotions fondamentales seraient àla base de tout le processus :le narcissisme et la construction en analyse. Là, pas d’objec-

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