2
284 © 2013 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés. Médecine des maladies Métaboliques - Juin 2013 - Vol. 7 - N°3 Analyse de livre 284 Correspondance : Serge Halimi Pôle DigiDUNE Clinique d’endocrinologie-diabète-nutrition Pavillon les Écrins CHU de Grenoble 38043 Grenoble cedex [email protected] Pr Gérard Reach Préfacé par Joël Ménard Springer. 2012. 161 pages. Analysé par : S. Halimi Pôle DigiDUNE Clinique d’endocrinologie-diabète-nutrition CHU de Grenoble L’inertie clinique Une critique de la raison médicale Le médecin, l’homme de science et le philosophe face à la question : « L’inertie clinique… mais comment est-elle possible ? » Passionnant ! Tous ceux qui connaissent Gérard Reach, son parcours, sa carrière, savent que cet homme est un véritable scienti- fique, rigoureux, exigeant, aux robustes connaissances médicales. Ils savent également qu’il est doublé d’un philo- sophe, pas uniquement au sens de la sagesse, de l’humanisme qu’il pratique, mais d’une authentique formation en ce domaine. Cet « honnête » homme fré- quente régulièrement de brillants esprits, et cela se sent. Le tout lui confère une culture peu commune et un profond niveau de réflexion, d’approfondisse- ment. Dans cet ouvrage, de quoi s’agit-il ? De la prise en charge des maladies chro- niques. Elles sont aujourd’hui, dans nos pays, la principale activité des omnipra- ticiens et de très nombreux spécialistes. En ce domaine, depuis les années 1990 surtout, la médecine par les preuves (evi- dence-based medicine, EBM) n’a cessé d’apporter son lot, presque quotidien, de grandes études, puis de méta-analyses, qui ont conduit aux nombreuses recom- mandations, régulièrement actualisées, qui ont totalement modifié le position- nement du médecin. Son colloque sin- gulier avec le patient, les décisions qu’il prenait de façon « personnalisée » et, reconnaissons-le, un peu « intuitives », sont aujourd’hui guidées, encadrées et souvent contredites, par l’impératif d’agir selon les « sacro-saints guide- lines ». Mieux encore, il se trouve incité, et maintenant surveillé, par de multiples indicateurs, et une surveillance institu- tionnelle souvent vécue comme un « Big brother », bien que ceci soit compréhen- sible, puisque légitimé par des énormes enjeux médicaux et économiques. Gérard Reach pose donc cette ques- tion, sujet de nos échanges réguliers à ce sujet : face à une vérité démontrée (EBM), des recommandations connues, un mode d’agir défini comme bon pour le patient et des moyens disponibles, pour- quoi un praticien n’applique-t-il pas les principes de bonne pratique ? Ces patients atteints de maladies chro- niques, devant se soigner à vie, de maladies que l’on ne guérit pas, sont de

L’inertie clinique Une critique de la raison médicale

  • Upload
    s

  • View
    215

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L’inertie clinique Une critique de la raison médicale

284

© 2013 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.

Médecine des maladies Métaboliques - Juin 2013 - Vol. 7 - N°3

Analyse de livre284

Correspondance :Serge HalimiPôle DigiDUNEClinique d’endocrinologie-diabète-nutritionPavillon les ÉcrinsCHU de Grenoble38043 Grenoble [email protected]

Pr Gérard ReachPréfacé par Joël MénardSpringer. 2012. 161 pages.

Analysé par :S. HalimiPôle DigiDUNEClinique d’endocrinologie-diabète-nutritionCHU de Grenoble

L’inertie clinique Une critique de la raison médicale

Le médecin, l’homme de science et le philosophe face à la question : « L’inertie clinique… mais comment est-elle possible ? » Passionnant !

Tous ceux qui connaissent Gérard Reach, son parcours, sa carrière, savent que cet homme est un véritable scienti-fique, rigoureux, exigeant, aux robustes connaissances médicales. Ils savent également qu’il est doublé d’un philo-sophe, pas uniquement au sens de la sagesse, de l’humanisme qu’il pratique, mais d’une authentique formation en ce domaine. Cet « honnête » homme fré-quente régulièrement de brillants esprits, et cela se sent. Le tout lui confère une culture peu commune et un profond niveau de réflexion, d’approfondisse-ment.Dans cet ouvrage, de quoi s’agit-il ? De la prise en charge des maladies chro-niques. Elles sont aujourd’hui, dans nos pays, la principale activité des omnipra-ticiens et de très nombreux spécialistes. En ce domaine, depuis les années 1990 surtout, la médecine par les preuves (evi-dence-based medicine, EBM) n’a cessé d’apporter son lot, presque quotidien, de grandes études, puis de méta-analyses, qui ont conduit aux nombreuses recom-mandations, régulièrement actualisées, qui ont totalement modifié le position-nement du médecin. Son colloque sin-gulier avec le patient, les décisions qu’il prenait de façon « personnalisée » et, reconnaissons-le, un peu « intuitives », sont aujourd’hui guidées, encadrées et souvent contredites, par l’impératif

d’agir selon les « sacro-saints guide-lines ». Mieux encore, il se trouve incité, et maintenant surveillé, par de multiples indicateurs, et une surveillance institu-tionnelle souvent vécue comme un « Big brother », bien que ceci soit compréhen-sible, puisque légitimé par des énormes enjeux médicaux et économiques.Gérard Reach pose donc cette ques-tion, sujet de nos échanges réguliers à ce sujet : face à une vérité démontrée (EBM), des recommandations connues, un mode d’agir défini comme bon pour le patient et des moyens disponibles, pour-quoi un praticien n’applique-t-il pas les principes de bonne pratique ?Ces patients atteints de maladies chro-niques, devant se soigner à vie, de maladies que l’on ne guérit pas, sont de

Page 2: L’inertie clinique Une critique de la raison médicale

285L’inertie clinique Une critique de la raison médicale

Médecine des maladies Métaboliques - Juin 2013 - Vol. 7 - N°3

285

de firmes pharmaceutiques, enfin, les postures systématiquement hostiles de certains groupes. Tout ce qui nourrit des médias généralistes pour lesquels les questions de santé offrent l’occa-sion d’un flot continu d’informations destinées à un public avide et de plus en plus perturbé, égaré et finalement suspicieux. Une nouvelle question qui ne manquerait pas d’alimenter les pro-chaines réflexions de l’auteur : « Mais comment est-ce possible de soigner et se soigner face à tant de doutes ? » À notre sens, cette réflexion s’ajoutera à ce que Gérard Reach a disséqué avec minutie et brio dans son analyse de l’inertie clinique. Et ce sera, sûrement, pour notre plus grand plaisir, comme ce l’est pour cet ouvrage. Un livre qui n’est pas sans rappeler l’esprit univer-saliste des « Lumières » et même de la « Renaissance », assez rare aujourd’hui en médecine. Un ouvrage que tout « honnête soignant » devrait avoir lu et ruminé. Absolument !

Déclaration d’intérêtSerge Halimi a déclaré n’avoir aucun conflit d’in-

térêt en lien avec ce texte (hormis son amitié

pour l’auteur de cet ouvrage).

contribuer à réduire leur propre inertie ou y contribuer en qualité de forma-teur, d’enseignant, de pairs, d’acteur de réseau de soins, etc. Gérard Reach admet toutefois que toute «  non-action » d’un praticien n’est pas néces-sairement de l’« inaction », mais peut être la résultante, par exemple, d’une décision de non-renforcement théra-peutique, réfléchie, délibérée. Comme quelques-uns d’entre nous, il tempère ainsi un jugement parfois sévère et hâtif de quelques spécialistes, surtout à l’égard des médecins généralistes.Mais peut-être l’auteur a-t-il sous-estimé un élément nouveau qui contri-bue, de plus en plus, à l’inobservance et à l’inertie clinique ? Le doute et la méfiance. Un phénomène sociétal gran-dissant qui vient compliquer encore la donne et la tâche du praticien : l’ava-lanche des informations glanées sur Internet, des campagnes d’information ou de dénigrement, les rumeurs et les mises en garde officielles (parfois très maladroites), les ouvrages perturbants écrits par de vrais ou de pseudo-experts qui dénient toute valeur aux études sur lesquelles s’appuie l’EBM, sans omettre les scandales médicaux, les erreurs

plus en plus nombreux, souvent âgés, fragiles, aux fréquentes co-morbidités, parfois précaires, ils représenteraient 80 % de l’ensemble des dépenses de santé, et une part croissante des patien-telles. Pour eux, une surveillance stricte et un traitement sans cesse adapté, intensifié, devraient être mis en œuvre à la lumière des grandes études et recom-mandations. Le constat est pourtant que moins de la moitié d’entre eux sont pris en charge selon ces principes. Comme la question, en miroir, de l’inobservance des patients, cette inaction médicale nommée «  inertie clinique, ou inertie thérapeutique », travaille notre auteur.Son ouvrage aborde ce sujet important de façon très argumentée et sous ses multiples angles. Rien n’échappe à cette analyse brillante : épidémiologique, his-torique, sociologique, philosophique, épistémologique, psychologique, comportementale... La lecture de cet ouvrage est utile, enrichissante, on en ressort éclairé, différent. Tout praticien et les lecteurs de notre journal, en par-ticulier, y trouveront des réponses à leurs questions, et même à des ques-tions qu’ils ne s’étaient pas posées. Ils y trouveront également des pistes pour