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Pratiques psychologiques 16 (2010) 3–19 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Dossier L’insertion professionnelle des travailleurs handicapés en France : principes et réalités The professional insertion of the workers handicapped in France: Principles and realities A. Blanc UFR SHS, BP 47, 38040 Grenoble cedex 9, France Rec ¸u le 27 mars 2009 ; accepté le 4 novembre 2009 Résumé Le principe de la discrimination positive – donner plus à ceux qui ont moins – guide la compréhen- sion que nous avons de l’insertion professionnelle visant les travailleurs handicapés. Elle se traduit par des actions renouvelées dans leurs modalités depuis leur mise en route durant l’entre-deux-guerres mais néanmoins toujours fidèles à cet esprit initial et protecteur. Si au fil des décennies, le nombre des béné- ficiaires s’est élargie, leurs reconnaissances ont toujours été le fait d’instances médicosociales au sein desquelles se construit le dialogue entre État et territoires. Simultanément, les voies de l’insertion pro- fessionnelle se sont traduites par une triple option : la définition d’un secteur protégé, jamais remis en cause et se développant, accueillant les travailleurs les plus handicapés ; la multiplication des instances de place- ment, aujourd’hui le réseau Cap-Emploi, dédiées à l’accroissement de l’insertion professionnelle en milieu ordinaire et rationalisant leurs actions en vue d’un surcroît d’efficacité ; la mise en œuvre de dispositifs novateurs incarnés aujourd’hui par l’Agefiph. Enfin, l’accent est mis sur les réticences des employeurs à accueillir des populations handicapées présentant une employabilité limitée. C’est donc une évaluation d’objectifs collectifs que cet article propose, notamment de l’action publique comprise via le triptyque reconnaissance–insertion–réception. S’interrogeant sur les raisons d’une récurrente faible employabilité des travailleurs handicapés, l’article signale les effets induits par les dispositifs que leur augmentation en nombre ne limitent pas, la segmentation et la substitution des bénéficiaires par exemple. Il interroge donc les multiples biais logiques pris par des dispositifs en prise avec les limites de populations et les exigences fondées de la réception. Il pose donc la question du statut et de la gestion collective d’une main-d’œuvre Article pour le numéro spécial sur le handicap coordonné par Régine Scelles, à paraître début 2010. Adresse e-mail : [email protected]. 1269-1763/$ – see front matter © 2009 Publi´ e par Elsevier Masson SAS pour la Société française de psychologie. doi:10.1016/j.prps.2009.11.001

L’insertion professionnelle des travailleurs handicapés en France : principes et réalités

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Pratiques psychologiques 16 (2010) 3–19

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Dossier

L’insertion professionnelle des travailleurs handicapésen France : principes et réalités�

The professional insertion of the workers handicapped in France:Principles and realities

A. BlancUFR SHS, BP 47, 38040 Grenoble cedex 9, France

Recu le 27 mars 2009 ; accepté le 4 novembre 2009

Résumé

Le principe de la discrimination positive – donner plus à ceux qui ont moins – guide la compréhen-sion que nous avons de l’insertion professionnelle visant les travailleurs handicapés. Elle se traduit pardes actions renouvelées dans leurs modalités depuis leur mise en route durant l’entre-deux-guerres maisnéanmoins toujours fidèles à cet esprit initial et protecteur. Si au fil des décennies, le nombre des béné-ficiaires s’est élargie, leurs reconnaissances ont toujours été le fait d’instances médicosociales au seindesquelles se construit le dialogue entre État et territoires. Simultanément, les voies de l’insertion pro-fessionnelle se sont traduites par une triple option : la définition d’un secteur protégé, jamais remis en causeet se développant, accueillant les travailleurs les plus handicapés ; la multiplication des instances de place-ment, aujourd’hui le réseau Cap-Emploi, dédiées à l’accroissement de l’insertion professionnelle en milieuordinaire et rationalisant leurs actions en vue d’un surcroît d’efficacité ; la mise en œuvre de dispositifsnovateurs incarnés aujourd’hui par l’Agefiph. Enfin, l’accent est mis sur les réticences des employeursà accueillir des populations handicapées présentant une employabilité limitée. C’est donc une évaluationd’objectifs collectifs que cet article propose, notamment de l’action publique comprise via le triptyquereconnaissance–insertion–réception. S’interrogeant sur les raisons d’une récurrente faible employabilitédes travailleurs handicapés, l’article signale les effets induits par les dispositifs que leur augmentation ennombre ne limitent pas, la segmentation et la substitution des bénéficiaires par exemple. Il interroge doncles multiples biais logiques pris par des dispositifs en prise avec les limites de populations et les exigencesfondées de la réception. Il pose donc la question du statut et de la gestion collective d’une main-d’œuvre

� Article pour le numéro spécial sur le handicap coordonné par Régine Scelles, à paraître début 2010.Adresse e-mail : [email protected].

1269-1763/$ – see front matter © 2009 Publie par Elsevier Masson SAS pour la Société française de psychologie.doi:10.1016/j.prps.2009.11.001

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peu qualifiée aux prises avec de sensibles modifications des conditions d’emplois dont elle est encore tropéloignée.© 2009 Publie par Elsevier Masson SAS pour la Société française de psychologie.

Mots clés : Insertion professionnelle des travailleurs handicapés ; Reconnaissance ; Travail protégé ; Milieu ordinaire ;Placement ; Emploi ; Agefiph

Abstract

The principle underlying positive discrimination – or “affirmative action” as the phrase went in the US,essentially targeting “racial” discrimination – consists in giving more to those who have less, and defines howwe understand the ways handicapped persons can get a job. This translates into policies which, despite beingupdated many times since their first implementation between the two world wars, have remained true to theirinitial, protective purpose. Over those past decades, their target groups have grown more and more diverse,but identifying them has always been the work of social and medical organisations where the State and localcommunities are uniting forces. Simultaneously, the professional insertion of the physically or mentallychallenged has been made possible through three actions. One was to clearly define the protected segmentof the most handicapped to prevent any doubt on status, while allowing the segment to grow. Another wasto multiply placement organisations, such as the Cap-Emploi network, dedicated to rationalizing their ownprocedures for better performance while improving how they can help the handicapped to better access theordinary job market. Yet another was to implement innovative instruments such as the AGEPFIPH. Finally wewill insist on how employers are reluctant to hire individuals with limited employability. In other words thisarticle proposes to evaluate collective objectives, notably public policies as perceived through the threefoldaspect of identification-insertion-reception of the handicapped. Exploring the factors of the all-too-frequentlow employment rate of handicapped workers, this article demonstrates how the policy instruments, despitetheir increasing number, fail to address their own negative impacts, such as the segmentation and substitutionof targeted groups. It therefore questions the various logical distortions assumed by the instruments availablewhen confronted with population limits and recipients’ demands. It therefore examines the issues regardingthe status and collective management of this unskilled labor force in a context of critically changing workingconditions in jobs that remain a very remote perspective.© 2009 Published by Elsevier Masson SAS on behalf of Société française de psychologie.

Keywords: Professional insertion of the handicapped workers; Recognition; Work protected; Ordinary medium; Place-ment; Employment; Agefiph

L’insertion professionnelle des travailleurs handicapés a une longue histoire puisqu’elle débute,du moins officiellement, à la toute fin du xixe siècle. Par la suite, ses modalités d’existence serontamplifiées, notoirement dans la seconde partie du xxe siècle durant lequel des législations contrai-gnantes s’imposeront au secteur privé puis, au début du xxie siècle, seront étendues au secteurpublic. C’est ainsi que la France, notamment sous l’influence d’un efficace mouvement associatifjouant le rôle d’aiguillon, amplifiera l’existence d’une tradition de discrimination positive à des-tination des personnes handicapées instaurée, dans ses grands principes, dans l’immédiat après lapremière Guerre mondiale.

La vie collective génère de multiples dégâts. Qu’ils soient le fait d’acteurs privés, la maladieprofessionnelle, individuels, l’accident domestique, ou résultant d’options prises par la puissancepublique, les mutilés de guerre, n’est pas indifférent aux types, modalités et ampleurs des prisesen charge proposées aux populations concernées. Protection sociale collective et assurance indi-viduelle n’ont pas les mêmes ressorts ni les mêmes modalités d’application. Mais au-delà de cesdifférences qui varient dans le temps, l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés peutse comprendre autour de deux principes : la dette et la réparation.

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Au nom de, et en lien avec, deux paradigmes des sociétés démocratiques, l’égalité et la solida-rité, nous considérons avoir une dette vis-à-vis de ceux ayant subi les erreurs dues à la reproductionet à la vie de l’espèce – déficiences intellectuelles, maladies génétiques – et les multiples aléas del’existence et de la reproduction sociale – les diverses formes d’accidents et les mutilés de guerre.Cette dette de sang et de solidarité intergénérationnelle génère des obligations dans toutes les acti-vités constituant le secteur du handicap et que l’on peut globaliser sous l’intitulé de réparation. Eneffet, alors que les personnes handicapées n’ont pas, par définition, les mêmes compétences queles personnes valides, nous considérons leur devoir un traitement de faveur ayant de multiplesdéclinaisons, corporelles, institutionnelles, financières. . . mais toutes s’ordonnant autour de lalutte contre l’injustice qui les frappe.

Dette et réparation constituent l’arrière fond des interventions dédiées aux personnes handica-pées. En matière d’insertion professionnelle, elles sont à l’œuvre quand des instances légitimes sepréoccupent de savoir qui peut être bénéficiaire d’une action prioritaire. Cette double obligationse lit aussi à la faveur de l’imposition de normes à l’ensemble des acteurs de la vie collective,les employeurs par exemple. Et entre définition, l’amont et réception, l’aval, des populationsbénéficiaires, dette et réparation se vérifient encore à propos de l’augmentation substantielle desmoyens attribués aux instances de placement des handicapés. C’est donc autour de ce triptyque– reconnaissance, insertion, réception – que le thème de l’insertion professionnelle des travailleurshandicapés sera ici abordé1.

1. La reconnaissance des bénéficiaires

Pour qu’une catégorie spécifique existe et soit saisie par des interventions collectives, elle doit,préalablement, avoir fait l’objet de définitions successives étayées par des savoirs légitimes. Ainsi,la catégorie spécifique de travailleurs handicapés (laquelle fait partie de l’ensemble des personneshandicapées) résulte-t-elle de faits liés à la vie collective et de la création d’instances ayantvocation à prendre en charge ses résultats. Malgré d’inévitables variations dans les traitements deces populations officiellement reconnues, des permanences sont à l’œuvre.

1.1. Les populations

À regarder le xxe siècle écoulé, deux grandes tendances sont à l’œuvre au sein de ce mouvementgénéral de production et de désignation des populations handicapées : des coups de tonnerrefondateurs et un élargissement des clientèles.

1.1.1. Des coups de tonnerres fondateursLa reconnaissance des bénéficiaires se caractérise par des coups de tonnerre qui n’interviennent

jamais dans un ciel sans nuage : leur inscription dans l’histoire longue contribue à officialiser unesituation. Je prendrais trois exemples : la loi de 1898 sur les accidents du travail, les dégâts de laguerre de 1914–1918, la reconnaissance des maladies générées par l’amiante.

À la suite de longs travaux préparatoires, plus de 15 ans, la IIIe République accouche, en 1898,d’un texte fondateur, le premier de ce genre dans notre histoire sociale et juridique, à propos des

1 Toutes les dimensions de l’insertion professionnelle ne seront pas ici traitées, faute de place, bien qu’elles seraientlégitimes, par exemple la rééducation et la formation professionnelles, les accords d’entreprises, les actions de sous-traitance négociées entre milieu ordinaire et milieu protégé. En cours de texte, le lecteur voudra bien trouver des indicationsbibliographiques se rapportant à certains de ces sujets non ou peu abordés.

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accidents du travail (Ewald, 1986). Jusqu’à cette date, les accidentés du travail étaient respon-sables des dégâts que le travail occasionnait ou générait sur leur corps. La faute leur incombait. Enconséquence, et de facon balbutiante, désordonnée et aléatoire dans le temps et dans l’espace, lestravailleurs se protégeaient comme ils pouvaient, par exemple en constituant de multiples formesde caisses de solidarité au sein des corporations de l’Ancien Régime. Mais la loi de 1898 va intro-duire deux conceptions qui vont bouleverser notre rapport aux déficients. D’abord, elle renversel’attribution de la faute qui incombe dès lors à l’employeur : les conséquences de l’accident dutravail lui sont imputables concernant les aspects juridiques et financiers. On concoit que ce texteait été favorablement recu par les organisations du mouvement ouvrier et syndical car il valait offi-cialisation et légitimité. Ensuite et surtout, face à cette responsabilisation légale, les employeursvont développer une forme de solidarité promise à un bel avenir, l’assurance face aux risques. Eneffet, face aux accidents avérés mais surtout en fonction de risques potentiels, probables mais pasassurés, ils se dotent de protections assurantielles via des contributions volontaires à des caissesprivées : ce principe de la contribution volontaire a été élargi à la cotisation obligatoire quandl’État providence a créé les diverses branches de la protection sociale, notamment la Caisse natio-nale d’assurance maladie qui, à propos des accidents du travail et des maladies professionnelles,recueille et gère les sommes versées par les employeurs et les salarié. Avec la loi de 1898, l’atteintecorporelle est concue comme risque contre lequel il faut, par anticipation, se prémunir.

Le cataclysme de la guerre de 1914–1918 constitue une date charnière dans l’histoire contem-poraine en général, à propos des personnes handicapées en particulier. En effet, pendant la duréedu conflit et longtemps après sa fin, les pays concernés doivent gérer le très grand nombre depersonnes infirmes ou mutilées du faits de guerre, soldats ou populations civiles, catégories aux-quelles, la Nation reconnaissante, ajoutera les orphelins de guerre. La démographie des victimesde guerre s’impose à la République. Dès lors, cette dernière va prendre un ensemble de mesuresvisant à assurer l’accueil et l’insertion de ces populations atteintes, chair et âme et que l’on peutglobaliser sous l’intitulé de réparation généralisée : trois types d’interventions, toujours présenteset actives aujourd’hui, seront construites dans l’entre-deux-guerres et renforcées ensuite par l’Étatprovidence. D’abord, la création d’établissements spécialisés, quelles que soient leurs missions etactivités : ils accueillent les multiples et diverses populations corporellement dégradées pour lesréparer, les rééduquer et leur donner un début de formation professionnelle. L’accent sera donc missur la chirurgie (les fameuses gueules cassées), la kinésithérapie qui se constitue à cette époque,la production massive de prothèses simples (la béquille en bois) à destination des personnesinsérables. Ensuite, l’aide aux infirmes ou impotents que l’on appelait pas encore handicapés, setraduira par l’octroi de subsides car leur spécificité ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins.Enfin, un cadre juridique est constitué pour imposer aux acteurs de la vie collective la nécessitéde venir en aide aux personnes handicapées : c’est, en matière d’emploi, la définition de ce quel’on nommera plus tard la discrimination positive et qui se traduit par une obligation d’emploiillustrée par un taux (10 % des emplois) et un seuil d’assujetissement (les établissements du seulsecteur privé de dix salariés et plus). Si cette armature juridique sera modifiée dans ses modalitésd’application, elle sera maintenue et réaffirmée dans son principe tout au long du siècle et n’esttoujours pas remise en cause.

Depuis 1907, le caractère pathogène de l’amiante est connu. Pourtant, il faut attendre un sièclepour que la vie collective reconsidère ses positions vis-à-vis des maladies qu’elle génère (Henry,2007). Non que la France ait été rétive au principe de la reconnaissance de maladies liées àl’exercice d’une activité professionnelle, par exemple la silicose des mineurs. Mais, pour diversesraisons sans doute liées aux multiples aspects de la raison d’État, elle a tardé à prendre acte d’unesituation dont, en ce début de xxie siècle, nous ne mesurons pas encore toutes les incidences.

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Ce dernier coup de tonnerre a mis du temps pour se faire entendre. Mais cette lenteur illustreles difficultés du processus de reconnaissance : si un lien de causalité est construit par les savoirslégitimes (la médecine) entre manipulation d’un produit et pathologies qui en résultent, cela nesuffit pas pour désigner les populations concernées comme handicapées. Pour ce faire, il fautqu’interviennent deux aspects : la mise à l’agenda de ce point à partir d’une forte mobilisationcollective portée par des acteurs institutionnels légitimes, les syndicats ou des associations repré-sentatives par exemple ; la construction de ces populations comme victimes innocentes et leurreconnaissance comme telles par les différents niveaux de la vie collective.

Comme ces trois exemples le montrent et il y en aurait d’autres à l’instar des maladies géné-tiques, les coups de tonnerre constituent des évènements fondateurs mais ayant eu diversesmodalités de reconnaissance, des temps de maturation variable et des impacts démographiquesavérés et potentiels différents.

1.1.2. L’élargissement des clientèlesL’ensemble des personnes officiellement définies comme travailleurs handicapés a cru, croît

encore en volume et se caractérise par une très grande hétérogénéité. Pour construire et illustrercet élargissement permanent des bénéficiaires, trois aspects liés doivent être rappelés.

D’abord, le dynamisme associatif. C’est dans l’entre-deux-guerres que le mouvement associa-tif dédié aux personnes handicapées a vu le jour et s’est développé, souvent de facon confidentielle,dans l’adversité, face à l’ignorance et grâce à des volontés tenaces de personnalités embléma-tiques comme Trannoy et Fouché (Trannoy, 1993 ; Fouché, 1983). Mais, avec le recul, s’il s’estdéveloppé c’est aussi parce que de grands acteurs collectifs lui ont permis d’exister. La traditionsyndicale s’en étant désintéressé, il est revenu à des instances fédératives dépassant les clivagespolitiques d’avoir lancé le mouvement : dans l’immédiat après première guerre mondiale, c’estle cas de l’Office national des mutilés et des réformés qui deviendra l’Office national des ancienscombattants. Mais, durant l’entre-deux-guerres, simultanément à la forte présence d’acteurs col-lectifs liés à la Grande-Guerre, le mouvement associatif se structure et surtout apparaît commeimportant dans la seconde partie du xxe siècle. Un double mouvement caractérise le dynamismeassociatif dans son ensemble : la constitution autour d’un même type de déficience, les mêmessont ensemble et, aujourd’hui encore, l’association des paralysés de France (Apf) n’accueillentpas de déficients intellectuels ; le renouvellement associatif autour de nouvelles déficiences mieuxconnues aujourd’hui, l’Association francaise des myopathes née à la fin des années 1950 d’unesission d’avec l’Apf. Conséquence de ce dynamisme, le monde associatif lié au handicap estune mosaïque d’acteurs divers, complémentaires mais aussi concurrents. Le dynamisme associa-tif a permis la reconnaissance du handicap en multipliant les instances représentatives dédiéesà des déficiences spécifiques : ont été ainsi, depuis l’entre-deux-guerres, officiellement recon-nus comme handicapés, les mutilés du travail, les personnes atteintes de maladies invalidantes(d’origine professionnelle, accidentelle, génétique), les personnes ayant des déficiences natives(motrices, sensorielles, intellectuelles) ou évolutives (perte progressive d’un sens), les personnes,souffrant de maladie mentale (troubles du comportement, maladies psychiatriques), étant dansl’incapacité de trouver un travail du fait de leur déficience, titulaire de l’allocation pour adultehandicapé, ayant subi un préjudice esthétique. . . On a même pu considérer qu’il y avait deshandicapés sociaux.

Ensuite, la progression des savoirs scientifiques. Le développement des connaissances a permisune meilleure identification et prise en compte des déficiences. Deux exemples suffiront pourmesurer l’incidence des savoirs sur l’élargissement de nombre des bénéficiaires. D’abord, lessavoirs médicaux impliquant l’amélioration des naissances avant terme. Un nombre croissant

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de bébés nés avant terme sont aujourd’hui viables alors qu’auparavant ils ne l’auraient pas été.Mais ayant des séquelles, parfois irréversibles, ils pourront intégrer et augmenter le nombre despersonnes officiellement connues comme handicapées. Ensuite, les savoirs dédiés aux multiplesprothèses ont permis de tels progrès, dans la miniaturisation ou dans l’amélioration de techniquesdéjà connues par exemple, que des personnes définitivement éloignées de l’emploi ont pu s’enrapprocher car elles recouvraient ou découvraient des compétences qu’elles n’avaient plus oupas. Preuve de notre dette contractée et de notre volonté réparatrice, nous avons la « passionorthopédique » (Stiker, 2009).

Enfin, l’officialisation de nouvelles formes de déficiences liées à l’organisation du travail.L’organisation du travail génère des inadaptations pouvant déboucher sur une demande de recon-naissance de la qualité de travailleur handicapé. Ainsi, au travail, sont apparues des pathologiesliées : à une sur-utilisation de la main-d’œuvre, les troubles musculosquelettiques ; au vieillisse-ment de la population salariée, notamment dans les industries de main-d’œuvre ; à l’augmentationde la charge mentale dans nombre d’activités ou à une détérioration du climat social, les deuxpouvant générer des stress impliquant des inadaptations momentanées ou durables au travail.Plus que le handicap, c’est l’inefficience au travail qui caractérise cette population eu égard auxconditions de son utilisation. En conséquence, les employeurs, qui ne savent comment la gérer,l’engagent, même s’ils n’en ont pas le droit, à intégrer et grossir l’ensemble constitué par lespersonnes officiellement connues comme handicapées.

Loin de se tarir, les sources produisant des personnes pouvant devenir officiellement handi-capées ne cessent d’augmenter en nombre et en débit. Dans l’avenir, il n’y aura pas moins detravailleurs handicapés, mais sûrement plus, notamment à cause de l’allongement de la duréed’activité pour des populations exposées, charges physiques et charges mentales mêlées.

1.2. Les instances

Simultanément à l’augmentation du nombre de travailleurs reconnus comme handicapés – envolume global et en catégories de bénéficiaires – des instances de reconnaissance ont été crééespar la puissance publique : elles seules sont juridiquement légitimes à dire qui est ou n’est pas tra-vailleur handicapé, officialisant ainsi la frontière entre bénéficiaires et non bénéficiaires. Bien avantque ces instances, dans l’État providence, n’aient été officialisées et réparties sur l’ensemble du ter-ritoire national à la faveur de la progressive construction de politiques publiques, des organismesaux objectifs similaires fonctionnaient pareillement. C’était le cas, notamment au Moyen-Âge,quand des instances locales devaient se prononcer sur la reconnaissance de cas de lèpre. La déci-sion de l’exclusion ou de l’acceptation de la personne dans la communauté reposait sur deuxacteurs : le savoir spécialisé en cette matière, médical ou reconnu comme tel et les représentantsde l’ordre public garant de la sécurité sanitaire commune. Ces deux acteurs construisaient leurdécision en fonction de deux principes intangibles : le refus de la contagion et l’éloignement,souvent ritualisé, contraint et quasi-définitif, des populations concernées.

Toutes choses égales par ailleurs, les instances de reconnaissance mises en place dans le cadredu fonctionnement de l’État providence, fonctionnent selon les mêmes principes fondamentauxdont elles ont seulement modifié les modalités d’application. En effet, dans l’après SecondeGuerre mondiale, trois grands textes de lois ont contribué à dessiner les contours de l’insertionprofessionnelle des travailleurs handicapés : chacun a donné forme à ce type d’instance. Alors quela loi de 1957 créait les Commissions d’orientation des infirmes (Cdoi), la loi de 1975 proposaitune bipartition de ses compétences en créant la Commission départementale d’éducation spéciale(Cdes) destinée aux mineurs et la Commission technique d’orientation et de reclassement profes-

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sionnel (Cotorep) dédiée aux majeurs. En 2005, ces deux instances ont été à nouveau réunies ausein d’une seule entité, la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées(Cdaph). Bien sûr des différences existent entre ces trois types d’instances qui ont couvert undemi-siècle de vie collective : les contextes économiques et sociaux sont différents (le chômagede masse), le crédit, les formes et la hauteur des prise en charge de la protection sociale ontété améliorés (l’allocation pour adulte handicapé est l’un des minima sociaux), la connaissanceet la lisibilité des déficiences ont progressé (les maladies génétiques), les milieux associatifs etprofessionnels se sont diversifiés et on évolué. . . Mais, malgré ces différences, ces instances dereconnaissance ont fonctionné en liant les deux registres mentionnés plus haut.

D’abord, l’expertise, pour laquelle le monde médical a la meilleure part. En effet, seul lemédecin a la légitimité pour dire qui est malade et qui ne l’est pas : nul ne peut lui discutercette compétence. C’est donc autour de son expertise que s’élabore la décision, il donne le la.Mais, chemin faisant, d’autres professionnels, les psychologues en particulier, ont ajouté leurscontributions à la décision. D’autres professionnels, à l’expertise moins officielle, les assistantessociales par exemple, ont eu aussi part à la vie de ces instances. Cette expertise médico-socialecollective construit la reconnaissance des travailleurs handicapés.

Ensuite, l’acceptation de l’expertise par les représentants de la puissance publique, les adminis-trations de tutelles, ou les instances ad hoc au sein des branches de la protection sociale, la caisseprimaire d’assurance maladie par exemple. En règle générale et en bonne séparation des pouvoirs,ces représentants entérinent plus qu’ils ne discutent l’expertise. Mais, notamment à l’heure desreconfigurations concernant l’ampleur et les modalités d’intervention de l’État providence, ils sefont l’écho de ses difficultés de solvabilité. Bref, ils serrent la vis et la République a produit de trèsnombreux rapports alertant sur la croissance indue des types et nombre de handicapés reconnuspar ces instances jugées inflationnistes.

Ces instances sont donc le lieu d’application de la règle de droit mais qu’elles amendent enfonction de leurs débats internes. Mais, au bout du bout de l’appareil d’État, elles sont aussi le lieude rencontre avec un territoire, le département. Ce faisant, les multiples acteurs départementauxpeuvent introduire dans leurs débats des contingences environnementales contribuant à construirela bonne décision : ces instances sont à la croisée de grandes orientations collectives abstraitesqu’elles appliquent et de considérations locales concrètes qu’elles intègrent en vue d’efficacité.Elles oscillent entre acceptation de contraintes territoriales pouvant générer du clientélisme etapplication insatisfaisante d’une règle lointaine. Quand le texte rencontre l’environnement, sonapplication en modifie les formes, voire le contenu.

Ainsi, ces instances ont-elles eu à gérer l’inévitable effet de seuil induit par la production derègles. Si un ensemble de bénéficiaires est défini par des règles, pour quelles raisons ceux qui ensont proches ne pourraient-ils pas être également reconnus au motif de la proximité des situations ?Dit autrement, au sein des populations malades mentales, et le trouble du comportement diffèredu passé psychiatrique, où faire passer la frontière entre bénéficiaire et non bénéficiaire du statuthandicapé ? Face à la difficulté à fonder en raison cette distinction, ces instances ont plutôt pratiquél’acceptation que le refus générant ainsi un appel d’air dont témoigne l’afflux des demandes dontelles ont été l’objet, par exemple en provenance d’exclus sociaux à la recherche de protectionque le salariat ou d’autres branches de la protection sociale ne leur proposaient plus ou de faconmoins intéressante ou moins durable.

Enfin, ces instances ont une action de prescription et d’orientation des itinéraires des béné-ficiaires fondée sur la connaissance de leur passé et l’évaluation de leurs possibilités. Unenotification d’orientation en milieu ordinaire n’a pas les mêmes conséquences qu’une notificationen direction du milieu protégé. Ce tri des populations préforme les multiples voies de l’insertion.

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2. Les voies de l’insertion

Les instances de reconnaissance proposent aux bénéficiaires des voies possibles d’insertion.En fonction de la connaissance de leur situation spécifique mais aussi d’aspects contextuels, ellesdésignent des acteurs pouvant les recevoir et conseiller. Ce faisant, elles alimentent les dispositifsdont deux seront successivement évoqués, le milieu protégé (Velche in Blanc et Stiker, 1998 ;Velche in Blanc, 2009) et les organismes de placement (Blanc, 2009). L’accent sera ensuite missur l’importance prise par une novation juridique contemporaine, la création en 1987 d’un fondspécialisé spécifiquement dédié aux travailleurs handicapés, l’Agefiph.

2.1. Le milieu protégé

Ayant connu une existence balbutiante et précaire dans l’entre-deux-guerres, le milieu protégén’a été reconnu et officialisé, notamment grâce au mouvement associatif, que dans la loi de1957. Dès lors, fort de cette légitimité, sa croissance ne sera jamais démentie : les lois de 1975 lerenforceront et au fil des décennies suivantes il bénéficiera de constantes attributions de places.Alors que dans les années 1980, il comprenait environ 40 000 places, il en compte 120 000 à la findes années 2000 : 100 000 dans les établissements et services d’aide par le travail (Esat, les ancienscentres d’aide par le travail) et 20 000 dans les entreprises adaptées (Ea, les ex-ateliers protégés).Si les pouvoirs publics ont privilégié la création d’Esat, depuis les années 1990, ils ont souhaitéaugmenter la part des Ea qui ont connu alors une rapide progression des places leur étant octroyées.L’option est donc au rééquilibrage tendanciel entre ces deux types d’établissements n’ayant pas lesmêmes missions et n’accueillant pas les mêmes publics. Les Esat, qui ne relèvent pas du Code dutravail, mais de celui de la famille, sont des établissements à caractère médicosocial et accueillentplutôt des travailleurs « lourdement » handicapés atteints de déficiences intellectuelles : l’Unapeien est d’ailleurs la principale gestionnaire. Les Ea, qui sont des entités relevant du code du travail,accueillent des salariés handicapés et ont des relations actives avec le monde économique : ilsaccueillent plutôt des handicapés moteurs et sensoriels. Si Esat et Ea sont habituellement regroupéssous l’intitulé générique de milieu protégé, leurs différences sont pourtant notables : la preuve enest que les passages de l’un à l’autre de ces établissements restent statistiquement marginaux. Lesclientèles sont donc distinctes et séparées.

Le milieu protégé s’est consensuellement construit pour au moins trois raisons liées et désignantun modèle collectif de prise en charge des travailleurs handicapés qu’ils accueillent. D’abord, sousla pression associative, il fut, dans les années 1950, créé par les pouvoirs publics pour trouverune solution aux déficients intellectuels accueillis indûment par l’hôpital public car ils n’étaientpas malades. Libérant des lits, ils ont facilité la vie de l’hôpital dans le même temps où ilsintégraient des établissements aux coûts de fonctionnement moins élevés : ce processus a aussiété initié lors de la désinstitutionalisation psychiatrique. Ensuite, le milieu protégé a su générerune dynamique interne construisant sa reconnaissance : il dispose d’instances professionnelles(syndicats d’employeurs, de directeurs) et associatives nouant un dialogue avec les pouvoirspublics ; il a su se doter de professionnalités diverses pour accueillir de nouvelles clientèles ; ilest devenu, en certains territoires, un vecteur d’emploi. Mais, surtout, il peut arguer à bon droitde son utilité car ses longues listes d’attentes témoignent de besoins insatisfaits. Enfin, au fil deson histoire, il a amplifié ses relations avec les acteurs de la vie économique : la loi de 1987 aainsi facilité les actions de sous-traitance passées entre ces deux mondes dans la mesure où, souscondition pour les employeurs, elles peuvent faire partie des modalités de respect de l’obligationd’emploi à laquelle ils sont assujettis.

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Si le milieu protégé a pris de l’ampleur, c’est aussi parce qu’il participe à un équilibreentre politique publique et monde économique. En effet, les pouvoirs publics ont rationalisél’organisation de la filière constituée par le milieu protégé : création de maisons d’accueil spé-cialisées (Mas) pour accueillir les personnes les plus handicapées ; augmentation des places enEa et souhait d’ouverture accrue des Esat. Mais dans le même mouvement, ils engageaient Eaet Esat à nouer des relations de sous-traitance avec des entreprises demandeuses. En consé-quence, le milieu protégé, et inégalement selon les types d’établissements, a rationalisé la gestionde sa main-d’œuvre pour répondre aux attentes de ses nouveaux partenaires : en augmentantles tests de main-d’œuvre à l’entrée (stages), en organisant les sorties quand les conséquen-ces du vieillissement se font sentir (temps partiel), le milieu protégé s’est affirmé comme unexcellent mobilisateur d’une main-d’œuvre devenue efficace. Ce dynamisme du milieu protégépermet aux entreprises donneurs d’ordre d’avoir un partenaire de proximité leur permettant deprendre en charge une partie des contraintes qu’elles ne savent ou ne peuvent pas assumer :le milieu protégé participe de cette mise à distance caractéristique de la prise en charge destravailleurs handicapés. Cette externalisation consensuelle d’activités provenant des entreprisesconstitue une ressource pour le milieu protégé qui, mécaniquement, a ainsi constitué des fondspropres liés à son activité : ils n’ont cessé de croître, en volume et pourcentage de son chiffred’affaire.

Créant des établissements, les pouvoirs publics limitent les critiques à propos du désen-gagement de l’État. Mais dans le même temps, ils les enjoignent à développer des activitésrémunératrices induites par la sous-traitance : cette dernière option implique une sélec-tion accrue des entrants dans le sens d’une plus grande efficacité de la main-d’œuvre. Lemilieu protégé, en tendance, cesse d’être un lieu d’accueil pour les travailleurs très handica-pés.

2.2. Les organismes de placement

Afin de faciliter l’accès à l’emploi des travailleurs préalablement reconnus comme handica-pés, l’option d’organismes spécialisés a vu le jour dès l’entre-deux-guerres. Sous l’intitulé debureaux de placement, peuvent être globalisées les actions d’insertion émanant d’associations etdes milieux patronaux. C’est toutefois, la Ve République qui donnera le plus d’ampleur à ce choixd’équipes spécifiquement dédiées à ces bénéficiaires.

En 1967, Francois Bloch-Lainé (publié en 1969) publie son célèbre rapport préconisantune meilleure prise en charge des personnes handicapées au sein de la solidarité natio-nale qui leur est due et qui se traduira par les multiples orientations initiées par les loisde 1975. Cette même année voit la naissance de l’Anpe. Suite aux recommandations par-ticulières de Bloch-Lainé, l’Anpe est engagée, dès sa fondation, à consacrer des moyenspour favoriser l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés : pour ce faire, elle créeun corps spécifique, les prospecteurs placiers pour les travailleurs handicapés (Ppth) deve-nus ensuite les conseillers pour les travailleurs handicapés (Cth). Pendant plus de deuxdécennies, ces professionnels témoigneront de la capacité du service public de l’emploià remplir des missions auprès d’une population particulière ce que, toutes choses égalespar ailleurs, il continue à réaliser même si c’est sous des formes différentes et atté-nuées.

En effet, sous l’empire des besoins insatisfaits, le milieu associatif, en lien avec la partie actionsociale de l’appareil d’État (Marie-Madelein Dienesch puis René Lenoir notamment), augmenteral’offre de service en matière de placement en créant, en 1975, les équipes de préparation et de suite

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du reclassement (Epsr). Alors qu’initialement elles appartenaient au service public de l’emploi etregroupaient des personnels de l’administration du travail et de l’Anpe, c’était les Epsr de droitpublic, très vite et simultanément, des Epsr de droit privé, c’est-à-dire émanant du mouvementassociatif, se sont développées pour, en 1990, couvrir l’ensemble du territoire. Complémentai-rement à la présence de ces deux instances de placement, d’autres organismes d’insertion et deplacement (Oip) ont vu le jour, par exemple les équipe opération handicap + emploi (Ohe) et pro-méthée, lesquelles se sont réunies sous l’intitulé d’Ohe-prométhée. Mais à l’initiative de l’État,l’Agefiph, le 1er juillet 1999, a réuni sous l’intitulé générique de Cap-Emploi, l’ensemble des Epsrde droit privé et les Oip : en 1991, il y avait 47 Epsr de droit public et 37 Epsr de droit privé. Maisen 2000 et ce nombre est toujours actuel en 2009, c’est un total de 120 structures qui, sous l’intituléde Cap-Emploi et couvrant l’ensemble du territoire, sont spécifiquement dédiées au placementdes travailleurs handicapés.

Alors que le nombre de professionnels assurant le placement des travailleurs handicapésétait encore limité au début des années 1980, ce sont en 2009, 1155 équivalent temps pleinde salariés qui assurent cette mission de service public leur étant juridiquement dévolue. Maiscette augmentation notable de l’offre de placement ne rend pas totalement compte des effortscollectifs. En effet, à ce dispositif spécialisé se sont ajoutés d’autres acteurs assurant cettemême mission mais, stricto sensu, hors du service public étendu de l’emploi, par exemple, lesreprésentants des mondes patronaux : toutes activités confondues, ce sont 1220 personnes quiassurent ces missions. Au total donc et toutes activités confondues (par exemple le maintien dansl’emploi), en 2009, ce sont 2375 équivalent temps plein de salariés qui, sur l’ensemble du terri-toire national, participent au placement des travailleurs handicapés. Cette action a cessé d’êtreconfidentielle.

Conséquence de ce renforcement des moyens humains, les volumes annuels de placements,depuis le début des années 1990, ont été en constante progression : tous opérateurs confondus, ilssemblent, dans cette deuxième moitié des années 2000, se stabiliser à hauteur de 110 000 environ.Si ces volumes peuvent varier d’un opérateur à l’autre et en fonction des missions respectives dechacun, c’est le réseau Cap-Emploi qui en assurent l’essentiel, soit environ 50 000 dans la mêmepériode. Le portrait type de la personne ayant accédé à l’emploi par l’intermédiaire du réseauCap-Emploi est : un homme, âgé de 40 ans, ayant une déficience motrice, un faible niveau deformation, occupant un emploi peu qualifié, notoirement dans le secteur tertiaire et souvent selonla modalité du temps partiel. Cette figure de la précarité peut être renforcée en mentionnant quede 1998 à 2007, ce sont les contrats à durée déterminée (Cdd) de moins de 12 mois qui ont le plusprogressé et qui sont devenus les plus nombreux : mais au sein de ce volume, ce sont les Cdd demoins de trois mois qui ont le plus progressé même si en volume, ils restent moins nombreux queles Cdd de trois à 12 mois. La majorité (55 %) des placement se fait dans les entreprises de moinsde 20 salariés, soit celles qui ne sont pas assujetties à l’obligation d’emploi définie par la loi de1987.

Mais le réseau Cap-Emploi, dans le même temps où il faisait la preuve d’une efficacité visibleet quantitativement mesurable, a du rationaliser ses activités. En effet, dans la deuxième moitiédes années 1990, l’Agefiph a été enjointe par l’État à le financer en totalité. Investie de cette res-ponsabilité, elle a introduit au sein de ce réseau, qu’elle a unifié, des pratiques communes ayantd’ailleurs été diversement accueillies. Deux d’entre elles méritent d’être indiquées. D’abord,elle a imposé la notion de contrats d’objectif dans le cadre de l’application d’un principe deconventionnement généralisé. Ensuite, elle a valorisé la notion d’obligation de résultats : ainsi,les acteurs du réseau Cap-Emploi ont-ils été engagés à réaliser 30 placements par équivalenttemps plein de salariés. Ces deux orientations ont ainsi eu une incidence sur le contenu même

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des activités du réseau Cap-Emploi : on peut la globaliser sous l’intitulé de segmentation ausein des bénéficiaires dans le but de dessiner les contours d’une population plus facilementemployable. Cette option a d’autant plus été pratiquée par les acteurs du réseau Cap-Emploique, d’une part, les reconductions de financement étaient conditionnées à ces résultats et que,d’autre part, les équipes de placement la percevaient comme une possibilité de réassurer leurlégitimité professionnelle.

Cette sélectivité des mains-d’œuvre insérables, au détriment de celles ayant une employabilitéplus limitée, résulte aussi de la multiplication des opérateurs pratiquant le placement. En effet,parallèlement aux acteurs relevant d’un service public de l’emploi élargi, sont apparus et se sontdéveloppés sur ce marché des opérateurs privés comme, par exemple, des agences d’intérim géné-ralistes ou spécialisées et des cabinets conseils. Dès lors, afin de ne pas trop apparaître en retraitvis-à-vis de ces concurrents, le réseau Cap-Emploi a du infléchir ses actions vers plus d’efficacité :privilégier une main-d’œuvre insérable au détriment d’autres plus éloignées de l’emploi devientdès lors une condition de survie et de maintien de l’outil.

2.3. L’Agefiph

L’idée d’un fond spécialisé, spécifiquement dédié aux personnes handicapées, abondé par descontributions provenant du secteur privé et s’ajoutant aux actions publiques, est ancienne : le Frontpopulaire l’a évoquée et, 30 ans plus tard, Bloch-Lainé l’a reprise. Elle ne prit forme toutefoisqu’en 1987 à l’occasion du remodelage du dispositif d’insertion professionnelle proposé par laFrance. En effet, ce texte s’est caractérisé par deux principes :

• le maintien d’une obligation d’emploi visant spécifiquement les travailleurs handicapés maisassortie de modifications dans sa définition pour correspondre aux normes européennes : letaux d’emploi obligatoire était ramené de 10 à 6 % et le seuil d’assujettissement était rehausséde dix à 20 salariés ;

• mais surtout, les employeurs assujettis pouvaient se mettre en conformité avec l’obligationlégale d’emploi en lui substituant, en totalité ou en partie mais selon des modalités précises,d’autres options, juridiquement prévues et tout autant légitimes mais alternatives à l’emploidirect. Ayant le choix, les employeurs pouvaient, et peuvent toujours, être fidèles à la lettre de laloi en pratiquant trois modalités alternatives à l’emploi direct, plus ou moins compatibles entreelles, soit : la réalisation d’un accord d’entreprise signifiant leur volonté de traiter directement unproblème qu’ils faisaient leur, soit en interne soit en externe (Blanc in Blanc et Stiker, 1998 ; LeRoy-Hatala in Blanc, 2009) ; la passation de contrats de sous-traitance avec le secteur protégé ;la cotisation à un fond de solidarité mutualisant les fonds collectés et créé à cette occasion,l’association pour la gestion du fond pour l’insertion des personnes handicapées (Agefiph).C’est de ce seul organisme dont il sera ici question, bien que la loi de 2005 ait étendu auxfonctions publiques d’État, territoriale et hospitalière, la possibilité de verser leur contributionà un fond du même type que l’Agefiph, le fond pour l’insertion des personnes handicapées dela fonction publique (Fiphfp).

Ayant une mission de service public concernant l’insertion professionnelle des travailleurs han-dicapés, l’Agefiph, ajoute ses actions à celles conduites par la puissance publique. Elle incarneune figure d’un paritarisme renouvelé : alors que dans son conseil d’administration l’État y esttrès minoritaire, le monde associatif y dispose d’une égale représentation comparativement àcelle des employeurs et des syndicats. Le budget de l’Agfefiph est abondé par le versement

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des contributions que les employeurs assujettis du seul secteur privé souhaitent lui confier :elle collecte, annuellement, une somme qui est en augmentation quasi constante : 247 millionsd’Euros (Me) en 1993, 260 Me en 1997, 314 Me en 2000, 422 Me en 2005 et 604 Me en20072.

En 20 ans d’existence, nécessairement, la politique générale de l’Agefiph a évolué de même queles modalités la traduisant : en fonction des contraintes et des situations, elle a modifié ses inter-ventions. Toutefois, trois grands axes caractérisent son intervention visant à faciliter et accroîtrel’insertion professionnelle des travailleurs handicapés : l’amont et l’aval de l’emploi mais aussil’insertion elle-même.

L’amont concerne tous les aspects préalables à l’emploi et que l’on peut globaliser sousl’intitulé de formation dont les déclinaisons ont été et sont toujours multiples : ainsi, les bilanset orientations professionnelles diffèrent-ils des actions de formation préqualifiante ou quali-fiante. Ces interventions en amont prennent acte de l’employabilité limitée des bénéficiaires :cet effort de qualification est d’autant plus nécessaire que les travailleurs handicapés ont, notoi-rement et depuis très longtemps, un bas niveau de formation inférieur à celui des travailleursvalides.

L’insertion concerne toutes les modalités facilitant les multiples aspects constituant l’accèsdirect à l’emploi et dont la plus évidente est le financement exclusif du dispositif de placement, leréseau Cap-Emploi. Mais, l’insertion peut aussi être présentée en signalant les deux modalités dusoutien à la création d’activité et du versement de la garantie de ressource aux salariés handicapésexercant en milieu ordinaire.

L’aval est constitué par les lieux de réception des travailleurs handicapés, c’est-à-dire lesentreprises. Là aussi les modalités d’intervention sont nombreuses mais trois sont emblématiques :la prime à l’insertion versée par l’Agefiph à l’employeur recrutant un travailleur handicapé ;l’aménagement des conditions concrètes de travail pour les travailleurs handicapés (poste, voireprocès de travail) dans le sens d’une meilleure accessibilité ; le maintien dans l’emploi pour lessalariés devenus et reconnus comme handicapés.

En deux décennies d’exercice, l’Agefiph est devenue l’un des acteurs majeurs de l’insertionprofessionnelle des travailleurs handicapés. Ses actions visent les personnes mais aussi les opé-rateurs directs quels que soient leur champ de compétences. En jouant sur de multiples curseurs,l’Agefiph traduit l’option francaise de discrimination positive : elle compense les difficultés géné-rées par les déficiences caractérisant les travailleurs handicapés. Ainsi, aide-t-elle les personnes(les travailleurs handicapés), l’offre (les organismes de placement) et la demande (les entre-prises). L’Agefiph a construit son action en multipliant les partenariats avec les grands acteurscollectifs généralistes (Anpe, Afpa, Anact) et spécialisés (les associations). Financée par lescontributions des employeurs assujettis appartenant au seul secteur privé, à la tête d’une fortunequi a fait des envieux, l’État lui a imposé des charges qui auparavant relevait de sa compé-tence. Ce coûteux transfert a en fait été un éminent signe de reconnaissance la confortant commeinstance spécifique, consensuelle, à mi-chemin entre public et privé : véritable colonne verté-brale, on ne peut plus s’en passer car elle s’est durablement installée dans un secteur qu’elle acontribué à renforcer dans le temps où les aides lui manquaient cruellement. L’outil est devenuacteur.

2 L’augmentation notable, près de 50 % entre 2005 et 2007, du montant des contributions versées à l’Agefiph par lesemployeurs assujettis tient à deux facteurs contenus dans la loi de 2005 : l’élargissement de l’assiette des contributeurs etla mise en place de nouvelles modalités de dénombrement des bénéficiaires.

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3. Une réception limitée

Alors que, d’une part, les populations bénéficiaires sont définies par des instances légitimes dereconnaissance et que, d’autre part, ont été constitués et affermis des dispositifs spécialisés dans lamédiation entre offre et demande de travail à propos des travailleurs handicapés, il convient de secentrer sur la réception qui leur est proposée par les employeurs assujettis. Dit autrement, le secteurprivé applique-t-il sa propre partie du programme de la discrimination positive ? Globalement,oui, puisqu’il y est contraint par la loi. Mais, d’une part, il joue ses propres cartes en faisantmonter en puissance le thème du reclassement via la modalité du maintien dans l’emploi et,d’autre part, il perdure dans certaines de ses positions car plus de 20 ans après le vote de laloi de 1987, un gros quart des établissements assujettis n’emploi toujours aucun bénéficiaire,ce qu’ils ont le droit de faire même si la loi de 2005 a introduit des pénalités visant à rendreindue cette pratique. Afin de construire la réception des travailleurs handicapés dans le secteurprivé, l’accent sera successivement mis sur l’indicateur des taux d’emploi puis sur la modalité dureclassement.

3.1. Les taux d’emploi

Assurer l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés par l’obligation juri-dique d’emploi (le quota) imposée aux établissements assujettis a constitué l’une destraductions de l’option francaise de discrimination positive retenue dès l’entre-deux-guerres et réaffirmée depuis lors. Jusqu’en 1987, les employeurs assujettis ont doncdu compter dans leurs effectifs 10 % de travailleurs handicapés. Ce quota d’emploi àensuite été abaissé à 6 %. L’ont-ils jamais rempli depuis son instauration ? Globalement,non.

Avant que, dans l’après Seconde Guerre mondiale, l’appareil statistique francais ne soitdéveloppé, les données quantitatives concernant les pratiques des employeurs étaient éparses,fragmentaires et peu homogènes. Les travaux partiels disponibles font état, en général, d’un tauxd’emploi d’environ 4 %. Fort de ce constat d’inapplication chronique et connue d’un texte juridiqueet de l’harmonisation du droit francais avec les orientations européennes, en 1987, l’obligationd’emploi a été modifiée dans le sens d’un plus grand réalisme : le quota a été ramené à 6 % tandisque l’assiette d’assujettissement a été rehaussée de dix à 20 salariés. Mais cet allègement de charges’est doublé de contraintes fortes en cas de non respect des diverses modalités d’application pro-posées par la loi : l’obligation de procédure caractéristique des années antérieures à 1987, a ététransformée par le législateur, depuis 1987, en obligation de résultats. Cette injonction juridiquea-t-elle été suivie d’effets ? Globalement, non.

En effet, depuis 1987, le taux d’emploi des travailleurs handicapés est resté stationnaire, àhauteur de 4 %, même si une évolution minime a été constatée au fil des deux décennies écoulées :en 2005, ce taux était de 4,5 %. Mais son calcul intégrait différentes modalités impliquant, parexemple, la gravité des déficiences : ce taux ne renvoie donc pas à des personnes physiquesmais à des entités administratives permettant un décompte affiné, les unités de bénéficiairesproratisées. Mais, sur la même période de 20 ans, de 1987 à 2007, le taux d’emploi des personnes,physiques cette fois, est bien sûr inférieur : il n’a été qu’exceptionnellement et très légèrement,supérieur à 3 % (3,1 % en 1996 et 1997). Pour les 20 ans considérés, ce taux oscille entre 2,5 %et 3 %.

Quelles que soient les modalités de décompte retenues pour le calcul du taux d’emploi directdes travailleurs handicapés dans les établissements assujettis appartenant au seul secteur privé,

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jamais, dans notre histoire, le taux légal n’a été atteint. Cette difficulté récurrente risque fort deperdurer dans la mesure où la loi de 2005 a supprimé le principe du calcul du taux d’emploi enmobilisant la notion d’unité de bénéficiaire proratisée : à partir de 2005, le calcul du taux d’emploine prend en compte que des personnes physiques. Alors, pourquoi, depuis des décennies, l’emploidirect des travailleurs handicapés n’est-il pas pratiqué par les employeurs assujettis ? Pourquoi,une obligation d’emploi ne se traduit-elle pas dans les faits ? Avant de proposer quelques élémentsde réponse, il faut rappeler que ce sont majoritairement les employeurs de moins de 20 salariés,c’est-à-dire ceux n’étant pas assujettis, qui embauchent les travailleurs handicapés.

Plusieurs raisons expliquent le faible taux d’emploi des travailleurs handicapés. L’une d’entreelles et concernant la période actuelle, réside dans la lettre de la loi de 1987 qui rend possible lesalternatives à l’emploi direct. Le non recours à l’emploi direct est légal même si, toutefois, la loide 2005 accentue la pénalisation des établissements n’embauchant pas. Mais cette raison s’ajouteà d’autres, plus profondes et dépassant les circonstances. On peut les globaliser sous l’intituléd’inadéquation structurelle entre offre (les travailleurs handicapés) et demande (les employeurs)de travail.

L’offre de travail proposée par les travailleurs handicapés se caractérise par un aspect crucial etdont les statistiques soulignent l’importance et la récurrence, décennie après décennie : l’absencede qualification professionnelle signifiée par le fait que les trois-quarts des travailleurs handica-pés ont un niveau de formation égal ou inférieur au niveau Cap-Bep. Cette cruelle absence decompétences professionnelles est bien sûr contrecarrée par de nombreuses actions et programmesvisant à améliorer leur employabilité. Ainsi, des conventions de formation passées avec l’Afpa,font-elles en sorte qu’au sein de l’appareil de formation professionnelle ordinaire, les travailleurshandicapés peuvent obtenir une qualification dont ils sont dépourvus : si le volume de ces tra-vailleurs a notoirement augmenté – d’environ 500 dans les années 1980 à près de 10 000 à la findes années 2000 – en revanche, leurs taux de réussite sont très largement inférieurs à ceux despopulations valides suivant les mêmes cursus. Faiblement qualifiables, les travailleurs handicapésne semblent pas pouvoir se rapprocher de l’emploi.

La demande de travail a ses propres exigences qu’elle ne maîtrise pas toujours eu égard àla concurrence et l’ouverture de marchés désormais mondialisés. Si dans ce cadre, les coûts demain-d’œuvre constituent une difficulté, les travailleurs handicapés ne correspondent pas au profild’une main-d’œuvre locale dont l’avenir réside dans la manifestation d’un avantage concurrentiel.Peu qualifiés et sans doute mal qualifiables, les travailleurs handicapés ne correspondent pas àune main-d’œuvre mobilisable, plastique et élargissant ses compétences. Mais simultanément àce mouvement, l’évolution de la nature des emplois impliquant une importante qualification faitque des employeurs de bonne volonté ne trouvent pas de personnes handicapées correspondant àleurs attentes.

Si le taux d’emploi reste désespérément stationnaire, c’est parce que, d’une part, les tra-vailleurs handicapés sont structurellement éloignés de l’emploi et que, d’autre part, ils nerépondent que marginalement aux contraintes de la division et de l’organisation du travail.Mais, signifiant leur volonté de traiter un dossier auxquels ils sont sensibles, les employeursvont partiellement construire la solution à ce problème en développant la thématique du reclas-sement.

3.2. Le reclassement interne

Comme la loi de 1988 instaurant le revenu minimum d’insertion (Rmi), la loi de 1987 rénovantle dispositif d’insertion professionnelle dédié aux travailleurs handicapés s’inscrit dans un

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contexte : celui d’une intervention publique visant à mettre en œuvre des politiques de l’emploiconcernant des bénéficiaires, préalablement définis, reconnus et en nombre croissant, mais quien étaient éloignés. La loi doit faciliter l’insertion des exclus et, pour les travailleurs handica-pés, l’Agefiph va définir et construire les modalités d’application de ce rapprochement. Or, dèssa vitesse de croisière atteinte, c’est-à-dire au début des années 1990, un thème nouveau, quine va cesser de prendre de l’ampleur, va émerger dans ses préoccupations et se traduire dansses programmes d’intervention : le maintien dans l’emploi des personnes ayant des difficultésou étant devenues handicapés (Phare, 1997 ; Escriva, 2004). Deux indicateurs témoignent de cetintérêt.

D’abord, le volume de bénéficiaires des mesures de maintien dans l’emploi a régulièrementaugmenté, en volume et proportion, au sein de l’ensemble des personnes insérées et placéesdénombrées par l’Agefiph : de quelques 2 000 (6 %) bénéficiaires dans la première moitié desannées 1990, en 2007, cette mesure concerne 18 000 (21 %) bénéficiaires. Statistiquement, elle acessé d’être marginale. Cette tendance a pris une telle ampleur qu’une enquête du Credoc, réaliséen 2008 et commandée par l’Agefiph, indique que parmi les travailleurs handicapés occupés« 65 % ont été embauchés en tant que personnes handicapées et 35 % ont été reconnus handicapésau cours de leur carrière »3.

Ensuite les services spécialisés. La montée en charge de la thématique du maintien dansl’emploi s’est aussi traduite, simultanément, par la constitution d’équipes spécialisées, sou-vent dues à l’initiative du réseau Cap-Emploi qui en a fait d’ailleurs un outil d’intervention,de reconnaissance et d’accroissement de sa légitimité. En 2002, dans l’hexagone, 160 personnesconstituaient les services d’appui au maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés (Sameth) :elles exercaient plutôt dans le réseau Cap-Emploi mais aussi au sein de branches professionnellesc’est-à-dire en lien avec le monde patronal. En 2004, 117 structures assurant le maintien dansl’emploi étaient répertoriées par l’Agefiph. Plusieurs raisons expliquent l’importance croissanteprise par le thème du maintien dans l’emploi, thème porté dans l’espace public, par l’ensembledu monde patronal.

D’abord, la difficulté chronique des employeurs à embaucher des travailleurs handicapés ayantdes compétences correspondant à leurs besoins. En conséquence, et quoi qu’ils en aient, ils nepeuvent satisfaire à l’obligation d’emploi via le respect du quota et se mettent en conformité avecles textes en versant à l’Agefiph la contribution correspondant à ce manque, contribution que,d’ailleurs, les employeurs ont longtemps appelées impôt.

Ensuite, le constat de l’inefficience avérée ou potentielle de mains-d’œuvre diverses. La vieéconomique et sociale produit des travailleurs handicapés : l’accidenté de la route ou du travail. Ily a donc dans les entreprises des personnes occupées qui, officiellement connues comme handica-pées, peuvent à ce titre faire partie du quota d’emploi dont l’employeur assujetti est redevable : lesaccidentés du travail et les personnes atteintes de maladies professionnelles. Mais les employeursconnaissent aussi les multiples et divers cas de figure des mains-d’œuvre devenues, devenant ouallant devenir inefficientes sans pour autant appartenir à la catégorie des bénéficiaires officielsdu statut de travailleur handicapé et de ce fait, décomptables par l’employeur. Ils les globalisentsous l’intitulé de population sensible, laquelle regroupe les personnes ayant : des troubles ducomportement dus à des pathologies officielles ou mal identifiées, des comportements adictifs,à l’alcool par exemple, des manifestations dépressives. . . Ces populations peuvent aussi êtreconnues des employeurs via des indicateurs objectifs confirmant leur point de vue – les arrêts de

3 Tendances, La lettre de l’Agefiph, no 12, janvier 2009, p. 2.

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travail – et subjectif – la réputation. Ces mêmes indicateurs peuvent d’ailleurs leur faire prendreconscience que deux autres populations s’approchent de la déficience : les salariés usés par unevie de travail et parfois bien avant sa seconde moitié, par exemple dans le bâtiment, mais aussides salariés confrontés au vieillissement. Bien entendu, usure et vieillissement peuvent se combi-ner et ainsi définir une population de bénéficiaires potentiels. En résumé, les employeurs saventqu’une partie des salariés est, quelle qu’en soit la cause, en situation d’inefficience au travail.Sachant l’inadéquation aux tâches, actuelles et à venir, de ces salariés, l’employeur va consi-dérer qu’ils peuvent devenir déficients, c’est-à-dire handicapés. Au total, l’inadéquation avéréeet reconnue par des instances légitimes – la médecine du travail par exemple (Dômont, 1999 ;Piotet, 2002) – d’une population inefficiente au travail fait qu’elle peut basculer dans la sphère duhandicap.

Enfin, ce thème du maintien dans l’emploi des personnes handicapées ou inefficientes estsaisi par les employeurs car il est intégrable dans une saine gestion des ressources humaines quiest aussi projection et anticipation. En effet, sachant le vieillissement et l’usure de la populationsalariée, ne faut-il pas anticiper son inefficience potentielle et lui proposer un statut protecteur pourlimiter des dégâts non encore avérés mais hautement probables ? Puisque demain vous risquez dedevenir handicapé du fait de votre inefficience vis-à-vis des conditions de mobilisation de la main-d’œuvre, acceptez de l’être aujourd’hui ! Les employeurs et leurs raisons sont compréhensibles,sont, à bon droit, d’habiles praticiens de la prédiction créatrice.

Si donc le thème du maintien dans l’emploi a connu un tel développement, c’est parce qu’il estun excellent outil de gestion, en interne, des mains-d’œuvre devenues ou devenant inefficientes.Pour les employeurs assujettis à la loi de 1987, il est un outil performant et consensuel de reclas-sement : ce faisant, ces travailleurs inefficients devenant officiellement travailleurs handicapésvont relever du quota d’emploi dont l’employeur est redevable. Conséquence ultime de ce mou-vement, et avec l’aval des syndicats soucieux de protection et de défense de leurs mandants, lestravailleurs devenus handicapés, du fait des contraintes de la division du travail et de l’âge parexemple, constitueront le quota, empêchant ainsi les travailleurs handicapés non occupés de béné-ficier d’une procédure qui pourtant leur était réservée. Cette inefficience, avérée et potentielle,de la main-d’œuvre du fait des conditions de son usage, et les cadres stressés potentiellementvictimes d’infarctus précoces l’illustrent, et les difficultés qu’elle génère, sont magnifiquementrésumées par les propos d’un directeur des ressources humaines m’indiquant un jour que c’étaitlà le « cœur de cible » de son métier.

Pour de bonnes raisons, les acteurs d’un secteur – employeurs, syndicats, médecins du travail,réseau Cap-Emploi – auront vidé de son sens la loi de 1987 en substituant des populations devenuesinefficientes mais occupées à des populations handicapées mais non occupées. L’élargissementdes populations de bénéficiaires crée de l’inégalité et le maintien et la protection de collectifs detravail priment sur la solidarité.

Mais si ce mouvement devait s’amplifier, il aurait une redoutable conséquence préjudiciableà l’ensemble de l’approche francaise de l’insertion professionnelle destinée aux travailleurshandicapés. En effet, à supposer que dans l’avenir, notamment du fait de l’allongement dela durée d’activité ou usure et âge devraient interagir de facon accrue, les mains-d’œuvreconnaissent une inefficiente croissante, elles pourraient alors constituer la totalité du quotad’emploi dont l’employeur est redevable. Ce faisant, l’Agefiph, qui ne vit que des contri-butions versées par des employeurs n’atteignant pas les 6 % fatidiques, disparaîtrait et avecelle l’une des traditions francaises, la discrimination positive, laquelle n’aurait pu imposerle droit solidaire à des acteurs privés conscients de devoir protéger leurs propres mains-d’œuvre.

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4. Conclusion

Initiée dans l’entre-deux-guerres et constamment réaffirmée depuis, l’option francaise de dis-crimination positive destinée aux travailleurs handicapés témoigne d’une volonté collective desolidarité durable. Quels que soient leurs types d’interventions, les acteurs incarnant cette optionont cru en nombre et leur efficacité globale en a été augmentée notamment avec la montée enpuissance de l’Agefiph.

Mais cette augmentation n’a pu faire face à l’ampleur des problèmes posés par l’accroissementde nombre de bénéficiaires : il est dû, notamment, au chômage de masse et au manque de qualifica-tion des personnes handicapées par ailleurs peu ou mal qualifiables mais aussi à l’effet d’aubainegénéré par le dispositif d’insertion professionnelle qui a attiré des populations qui en étaientauparavant éloignées, les titulaire de l’ex Rmi ou autres handicapés sociaux par exemple. Enconséquence, soucieux d’efficacité, les acteurs ont tous contribué à construire une segmentationdes populations : les acteurs du placement au profit des personnes les plus insérables ; le milieuprotégé pour les travailleurs les plus efficients ; les employeurs en donnant une ampleur croissanteau reclassement interne de leurs populations occupées devenant ou devenues inefficientes.

Ce faisant, ces pratiques ont débouché sur l’identification de populations éloignées de l’emploipour lesquelles le versement d’un revenu universel et inconditionnel est maintenant avancé (Stiker,2009). L’handicapologie (Castel, 1995) contribue donc à définir deux populations inégalementservies par les options collectives : les surnuméraires, basculant vers la solidarité et bénéficiaires derevenus inconditionnellement octroyés et les insérables, relevant d’actives politiques de l’emploisoucieuses de résultats.

Références

Blanc, A., (dir) 2009. L’insertion professionnelle des travailleurs handicapés, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble.Blanc, A., Stiker, H.J., (dir) 1998. L’insertion professionnelle des personnes handicapées en France. Desclée De Brouwer,

Paris.Bloch-Lainé, F., 1969. Étude du problème général de l’inadaptation des personnes handicapées, Rapport au Premier

Ministre. Supplément aux notes et études documentaires. La Documentation francaise, Paris.Castel, R., 1995. Les métamorphoses de la question sociale. Fayard, Paris.Dômont A., 1999. De la médecine du travail à la santé au travail. Octares, Toulouse.Escriva, E., 2004. Agir sur. . . Les situations de handicap ; Le maintien dans l’emploi. ANACT, Lyon.Ewald, F., 1986. L’État-providence. Grasset, Paris.Fouché, S., 1983. J’espérais d’un grand espoir. Les Éditions du Cerf, Paris.Henry, E., 2007. Amiante, un scandale improbable. Presses universitaires de Rennes.PHARE, 1997. Le maintien dans l’emploi des personnes handicapées, Lyon-Caluire.Piotet, F., 2002. La révolution des métiers. PUF, Paris.Stiker, H.J., 2009. Métamorphose du handicap, De 1970 à nos jours, Soi-même et les autres. Presses universitaires de

Grenoble, Grenoble, à paraître.Trannoy, A., 1993. Risquer l’impossible. Éditions Athanor, Paris.