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A05809818/0.7/05 Jan 2006 1 L’obligation de motivation au service des magistrats 1 Exposé introductif de la séance d’échange d’expériences professionnelles entre magistrats sur l’obligation de motivation du juge en matière civile Le 19 janvier 2006 Xavier Taton Avocat au barreau de Bruxelles Assistant à l’Université Libre de Bruxelles Mesdames et Messieurs les Présidents, Conseillers et Juges, Chers Magistrats, C’est un honneur et un plaisir pour moi que de participer à votre séance d’échange d’expériences professionnelles, et de vous entretenir quelques instants de la motivation de vos jugements et arrêts. Je remercie vivement les organisateurs pour leur aimable invitation. Il n’entre pas dans le cadre de cet exposé introductif de décrire de manière exhaustive la jurisprudence complexe par laquelle la Cour de cassation 2 détermine les limites de votre obligation de motivation. Je vous renvoie à cet égard à l’œuvre de référence que constitue toujours le livre de B. Maes, De motiveringsverplichting van de rechter. 3 Je m’attacherai plutôt aux trois démonstrations suivantes. En guise d’introduction et de cadre de réflexion, je rappellerai que comme d’autres principes généraux du droit judiciaire, l’obligation de motivation des décisions de justice est par nature ambivalente. Là où d’autres n’y voient qu’une protection des parties contre l’arbitraire du juge ou une tâche trop lourde en ces temps de multiplication des procès, je préfère considérer cette motivation obligatoire comme un formidable outil de conviction entre les mains des magistrats (chapitre 1). J’aborderai ensuite la portée de l’obligation de motivation, en constatant les liens qu’elle entretient avec le principe dispositif en termes de champ d’application et d’influence pratique (chapitre 2). Enfin, un bref survol des limites de la motivation obligatoire tracées par la jurisprudence de la Cour de cassation, en particulier en matière de réponse aux conclusions des parties, démontrera la clémence relative de la Cour sur ce point envers les juges du fond (chapitre 3). 1 Je tiens à remercier Mes Nelissen Grade et Verbist, avocats à la Cour de cassation, et Me Colin, avocate au barreau de Bruxelles, pour leur formation quotidienne à la technique de cassation. 2 Outre les autres sources précisées ci-dessous, les arrêts de la Cour de cassation cités dans la présente note peuvent être retrouvés sur le site http://www.cass.be. 3 B. Maes, De motiveringsverplichting van de rechter, Kluwer, Anvers, 1990.

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L’obligation de motivation au service des magistrats1

Exposé introductif de la séance d’échange d’expériences professionnelles entre magistrats

sur l’obligation de motivation du juge en matière civile

Le 19 janvier 2006

Xavier Taton

Avocat au barreau de Bruxelles

Assistant à l’Université Libre de Bruxelles

Mesdames et Messieurs les Présidents, Conseillers et Juges,

Chers Magistrats,

C’est un honneur et un plaisir pour moi que de participer à votre séance d’échange d’expériences

professionnelles, et de vous entretenir quelques instants de la motivation de vos jugements et

arrêts. Je remercie vivement les organisateurs pour leur aimable invitation.

Il n’entre pas dans le cadre de cet exposé introductif de décrire de manière exhaustive la

jurisprudence complexe par laquelle la Cour de cassation2 détermine les limites de votre obligation

de motivation. Je vous renvoie à cet égard à l’œuvre de référence que constitue toujours le livre

de B. Maes, De motiveringsverplichting van de rechter.3 Je m’attacherai plutôt aux trois

démonstrations suivantes.

En guise d’introduction et de cadre de réflexion, je rappellerai que comme d’autres principes

généraux du droit judiciaire, l’obligation de motivation des décisions de justice est par nature

ambivalente. Là où d’autres n’y voient qu’une protection des parties contre l’arbitraire du juge ou

une tâche trop lourde en ces temps de multiplication des procès, je préfère considérer cette

motivation obligatoire comme un formidable outil de conviction entre les mains des magistrats

(chapitre 1).

J’aborderai ensuite la portée de l’obligation de motivation, en constatant les liens qu’elle entretient

avec le principe dispositif en termes de champ d’application et d’influence pratique (chapitre 2).

Enfin, un bref survol des limites de la motivation obligatoire tracées par la jurisprudence de la Cour

de cassation, en particulier en matière de réponse aux conclusions des parties, démontrera la

clémence relative de la Cour sur ce point envers les juges du fond (chapitre 3).

1 Je tiens à remercier Mes Nelissen Grade et Verbist, avocats à la Cour de cassation, et Me Colin, avocate au barreau de

Bruxelles, pour leur formation quotidienne à la technique de cassation. 2 Outre les autres sources précisées ci-dessous, les arrêts de la Cour de cassation cités dans la présente note peuvent

être retrouvés sur le site http://www.cass.be. 3 B. Maes, De motiveringsverplichting van de rechter, Kluwer, Anvers, 1990.

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Comme la séance d’aujourd’hui, cet exposé se veut essentiellement pratique et centré sur des

expériences concrètes. Je reprendrai donc de nombreux exemples au cours de mes

développements.

1 Les finalités d’une motivation obligatoire

1. A l’heure actuelle, il est unanimement admis que la motivation des décisions de justice

constitue une liberté fondamentale du justiciable, qui est déterminante pour le respect de son droit

à un procès équitable4 et qui tend à le protéger contre l’arbitraire du juge.5 En outre, la motivation

permet à chaque partie d’apprécier l’opportunité d’introduire une voie de recours, et met le juge

d’appel ou de cassation en mesure d’exercer son contrôle sur les décisions des juridictions

inférieures.6

Le moyen de cassation pris de l’article 149 de la Constitution est ainsi considéré comme une voie

de recours contribuant au respect des garanties procédurales reconnues à toute partie dans un

Etat de droit.

2. Cependant, telle n’est pas nécessairement la seule finalité qui puisse être assignée à

l’obligation de motivation.

En effet, l’histoire du droit nous apprend que le pourvoi en cassation et l’obligation de motiver les

décisions de justice n’ont pas toujours eu cet objectif louable.

Au contraire, le pourvoi en cassation7 était considéré, au XVIIIème siècle, comme un « moyen de

police du roi législateur à l’égard des Cours et des juges qu’il a institués, afin de les ramener à

l’observation de ses ordonnances » dont il se réservait l’interprétation.8 Cette procédure n’était pas

4 Selon la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme

implique une obligation pour le tribunal de motiver sa décision sur les moyens, arguments et offres de preuve des parties. Cette obligation doit toutefois s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce. A ce sujet, voy. notamment : M. Regout-Masson, « Réflexions sur la motivation des jugements et arrêts en matière civile et commerciale », in X., Liber Amicorum Lucien Simont, Bruylant, Bruxelles, 2002, pp. 195 et suiv., spéc. pp. 199 et 200 ; B. Favreau, « Aux sources du procès équitable. Une certaine idée de la qualité de la justice », in X., Le procès équitable et la protection juridictionnelle du citoyen, Bruylant, Bruxelles, 2001, pp. 9 et suiv., spéc. pp. 18 et 19.

5 Voy. notamment : B. Maes, « Conclusie en motivering : een overzicht en een voorstel », in X., Finalité et légitimité du droit judiciaire. Het gerechtelijk recht : waarom en waarheen ?, actes du colloque du 9 décembre 2004 organisé par le Centre interuniversitaire de droit judiciaire, sous presse, n° 1 ; note F.D. sous Cass., 5 novembre 1981, Pas., 1982, I, 327 ; F. Dumon, « De la motivation des jugements et arrêts et de la foi due aux actes », J.T., 1968, pp. 465 et suiv., spéc. p. 466, n° 3.

6 J. de Codt et G. Londers, De feitenrechter en het Hof van cassatie, séminaire résidentiel des stagiaires judiciaires d’octobre 2004, Service Public Fédéral Justice, p. 32 ; B. Maes, « Conclusie en motivering… », ibid., n° 1.

7 Le pourvoi en cassation trouve son origine dans l’exercice de la « justice retenue » par le roi de France, siégeant en son Conseil. A ce sujet, voy. R. Beauthier, « La lente conquête d’une suprématie. L’exemple de l’organe de cassation de l’Ancien régime au XIXe siècle », Rev. dr. ULB, 1999, vol. 2, pp. 7 et suiv., spéc. pp. 9 à 33.

8 R. Martinage-Baranger, « Les idées sur la cassation au XVIIIe siècle », Rev. hist. dr. fr. étr., 1969, pp. 244 et suiv., spéc. pp. 245 et 269.

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instituée dans l’intérêt des parties9, auxquelles les motifs de la décision attaquée n’étaient même

pas communiqués.10

Par après, lorsque l’obligation de motivation fut instaurée en matière civile par la loi des 16-24

août 1790 sur l’organisation judiciaire, c’était uniquement, dans l’optique légicentriste de la

Révolution française11, en vue de contrôler que le juge était bien resté dans les limites de sa

mission d’application syllogistique de la loi, et d’empêcher le développement de toute

jurisprudence en marge de la loi.12

3. A l’heure actuelle, les principes généraux du droit judiciaire semblent également

caractérisés par une certaine ambivalence.

Ainsi, le principe dispositif est critiqué au profit de la nécessité d’un juge plus actif au sein du

procès civil.13 Les abus du principe du contradictoire permettraient à des procéduriers mal

intentionnés de retarder volontairement le traitement des affaires au-delà du délai raisonnable.14

De même, l’obligation de motivation est parfois vue comme un fardeau désormais fort lourd à

porter en ces temps de judiciarisation et de multiplication des procès.15

9 Il s’agissait d’ « un recours d’intérêt purement public » (R. Martinage-Baranger, ibid., p. 269). Ainsi, dans son mémoire

de 1767, le conseiller d’Etat Gilbert de Voisins écrit que « la cassation est plustost une voie légitime de plénitude de puissance ; de la part des sujets, c’est un recours extraordinaire au prince, et de la part du prince, c’est un acte extraordinaire de son souverain pouvoir. (…) elle est une voie d’autorité propre et réservée au Roi pour le maintien de l’ordre et de l’observation des loix dans son Roïaume » (M. Gilbert de Voisins, « Vues sur les cassations d’arrests et de jugements en dernier ressort », Rev. hist. dr. fr. étr., 1958, pp. 20 et suiv. ; sur ce texte, voy. M. Antoine, « Le mémoire de Gilbert de Voisins sur les cassations. Un épisode des querelles entre Louis XV et les Parlements (1767) », Rev. hist. dr. fr. étr., 1958, pp. 1 et suiv.).

10 D’une part, en tant que cours souveraines, les Parlements pouvaient s’opposer à la motivation de leurs décisions (R. Beauthier, Droit et genèse de l’Etat, 2ème édition, Ed. de l’Université de Bruxelles, 2002, pp. 337 et 338 ; T. Sauvel, « Les demandes de motifs adressées par le Conseil du Roi aux Cours souveraines », Rev. hist. dr. fr. étr., 1957, pp. 529 et suiv., spéc. p. 538). D’autre part, les articles 27 et 28 du titre IV du 1er livre du règlement du 28 juin 1738 concernant la procédure du Conseil (publié in Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, tome 22, Paris, 1830, pp. 45 et suiv.) prévoyaient que les motifs demandés par le Conseil seraient « envoyés cachetés [au greffe du Conseil], et remis en cet état au sieur rapporteur ». Lorsque le Conseil décidait d’instruire l’affaire « contradictoirement », seule la requête en cassation était communiquée aux partie intéressées. Les parties devaient donc faire valoir leurs observations sans connaître les motifs de la décision attaquée (T. Sauvel, ibid., pp. 537 et 538).

11 La procédure du référé législatif, consacrée par l’article 12 de la loi de 1790, constitue assurément le paradigme du légicentrisme révolutionnaire. En effet, elle obligeait le juge à interroger le corps législatif chaque fois qu’il estimait nécessaire « soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle », c’est-à-dire pour toute hésitation sur le sens du texte légal, ou pour toute lacune ou obscurité de celui-ci (à ce sujet, voy. R. Beauthier, Droit et genèse de l’Etat, ibid., pp. 361 et 362).

12 R. Beauthier, Droit et genèse de l’Etat, ibid., pp. 338 et 339. 13 A ce sujet, voy. notamment : F. Erdman et G. de Leval, Les dialogues Justice, rapport de synthèse rédigé à la demande

de L. Onkelinkx, Vice-première ministre et Ministre de la Justice, juillet 2004, pp. 217 et 218 ; J-F. van Drooghenbroeck, « A juge actif, législateur passif. Le juge et la loi », contribution provisoire in X., Voorstellen tot bijsturing van de burgerlijke rechtspleging. Propositions de réforme de la procédure civile, actes du colloque du 9 décembre 2005 organisé par le Centre interuniversitaire de droit judiciaire. Contra : J. Linsmeau et X. Taton, « Le principe dispositif et l’activisme du juge », in X., Finalité et légitimité du droit judiciaire. Het gerechtelijk recht : waarom en waarheen ?, actes du colloque du 9 décembre 2004 organisé par le Centre interuniversitaire de droit judiciaire, sous presse.

14 A ce sujet, voy. notamment les différentes contributions in X., Moet het recht van verdediging worden afgeschaft ? Les perversions du droit de défense, Bruylant, Bruxelles, 2000. Contra : J. Englebert, “Abus du droit de la procédure. L’argument de procédure est-il juridiquement correct?”, in X., Tien jaar toepassing Wet 3 augustus 1992 en haar reparatiewetgeving. Evaluatie en toekomstperspectieven. Dix ans d’application de la loi du 3 août 1992 et ses réformes. Evaluation et projets d’avenir, la charte, Bruges, 2004, pp. 151 et suiv.

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4. A mon estime, il ne faudrait pas pour autant oublier les avantages que le pouvoir judiciaire

retire de ces principes généraux, et en particulier de la motivation obligatoire, replacée ici au

service des magistrats. En effet, la motivation des décisions de justice permet aux cours et

tribunaux d’emporter la conviction des parties16 sur le bien-fondé de leurs dispositifs, et sur les

faibles chances d’obtenir leur réformation sur voie de recours.17 Une motivation de qualité est ainsi

un moyen de lutter contre la prolifération des voies de recours, et par là même, de réduire l’arriéré

judiciaire.18

Par opposition, le défaut de motivation ne peut, comme l’omission de statuer sur un chef de

demande19, être corrigé que par l’introduction d’une voie de recours. Le défaut de motivation fait

donc partie des multiples causes de l’arriéré dans le traitement des procès civils.20 21

15 Ainsi, M. Regout-Masson constate qu’ « il n’est (…) plus possible de rendre la justice de la même façon que nos

prédécesseurs. La justice doit s’adapter au monde moderne et à ce que l’on attend d’elle actuellement : le juge doit aller vite. (…) Pour apporter ma petite pierre à l’édifice, je souhaiterais examiner dans quelle mesure la législation actuelle et l’interprétation qui en est donnée par la Cour de cassation permettent au juge de faire des économies de motivation et donc, éventuellement, de gagner du temps lors de la rédaction des décisions » (M. Regout-Masson, « Réflexions sur la motivation… », op. cit. note 4, pp. 195 et 196).

16 Et de tous les justiciables (I. Verougstraete, « Het Hof van cassatie en de motiveringsverplichting », in X., Mélanges offerts à Pierre Van Ommeslaghe, Bruylant, Bruxelles, 2000, pp. 1061 et suiv., spéc. p. 1066, n° 7).

17 M. Regout-Masson, « Réflexions sur la motivation… », op. cit. note 4, p. 198. 18 Sur la limitation des voies de recours comme moyen de lutter contre l’arriéré judiciaire, voy. : S. Raes, « Beperking van

de rechtsmiddelen », in X., L’arriéré judiciaire n’est pas une fatalité. Gerechtelijke achterstand : geen noodzakelijk kwaad, Bruylant, Bruxelles, 2004, pp. 111 et suiv.

19 En particulier, lorsqu’un juge a omis de statuer sur un chef de demande, une partie ne peut ni demander la rectification de son jugement, ni qu’il soit statué à ce sujet à la suite d’un nouvel acte introductif d’instance. En effet, la rectification ne peut pas porter sur des erreurs de droit, lesquelles ne peuvent être réformées que par l’introduction des voies de recours prévues par le Code judiciaire (G. de Leval, Eléments de procédure civile, 1ère édition, Larcier, Bruxelles, 2003, p. 225, n° 164B ; J. de Codt, « L’erreur matérielle et sa rectification devant les juridictions répressives », note sous Bruxelles (ch. mis. acc.), 17 septembre 2002, Rev. dr. pén., 2003, pp. 313 et suiv., spéc. p. 315). Or, une telle omission de statuer sur un chef de demande constitue une violation de l’article 1138, 3°, du Code judiciaire et du principe général du droit, dit principe dispositif, dont cette disposition fait application (Cass., 24 mars 1999, Bull. Cass., n° 176 ; J. de Codt, « L’erreur matérielle… », ibid. ; L. Verhaegen, « Ger. W. Art. 794 », in X., Gerechtelijk recht. Artikelsgewijze commentaar met overzicht van rechtspraak en rechtsleer, Kluwer, 1992, feuillets mobiles, pp. 6 et 7, n° 8). Par conséquent, une partie ne peut pas demander qu’il soit statué sur le chef de demande omis dans le cadre d’une procédure en rectification (M. Castermans, Gerechtelijk Privaatrecht, Academia Press, Gand, 2004, n° 523), mais seulement par l’introduction d’une voie de recours (S. Raes, « Beperking… », ibid., p. 118, n° 6.1). En outre, dans cette hypothèse, le juge devant lequel le chef de demande omis serait porté par un nouvel acte introductif d’instance, devrait se déclarer « sans juridiction pour se prononcer sur ce litige à propos duquel une voie de recours était expressément prévue par le Code judiciaire » (Cass., 13 mai 1985, Pas., I, 1136 ; voy. également Cass., 29 mai 2000, R.G. C.96.0188.F ; S. Raes, « Beperking… », ibid., p. 119, n° 6.1).

20 B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note 5, p. 1. L’auteur précise toutefois que le défaut de motivation ne doit pas nécessairement être imputé aux magistrats : « par l’absence de normes claires et suffisamment élaborées [au sujet de la définition du concept de conclusions], une sorte de prolifération s’est aujourd’hui développée, qui place parfois le juge devant la tâche impossible de motiver sa décision avec précision. La question se pose de savoir comment ce problème, qui est indubitablement l’une des causes de l’arriéré judiciaire dans le traitement des affaires civiles, peut être résolu » (traduction libre). Voy. aussi infra le chapitre 3.5.3.

21 De même, les magistrats doivent se limiter à une motivation objective et dépourvue d’animosité, sous peine de faire ultérieurement l’objet d’une requête en récusation, comme l’illustre a contrario l’arrêt de la Cour de cassation du 19 novembre 2003. Dans cette espèce, la Cour a notamment rejeté la demande en récusation d’un juge d’instruction en considérant que « les motifs de l’arrêt rendu au demeurant par un siège collégial dont il n’apparaît pas qu’il ait statué à l’unanimité, ne révèlent aucune animosité à l’égard du demandeur mais le souci de justifier le rejet d’une précédente demande en récusation par un examen détaillé des griefs, dans le respect des droits de la défense et du droit à un procès équitable » (Cass., 19 novembre 2003, R.G. P.03.1472.F).

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2 La portée de l’obligation de motivation

5. L’obligation de motivation des décisions de justice trouve son fondement dans l’article 149

de la Constitution et dans l’article 780, 3°, du Code judiciaire. Elle constitue également un principe

général du droit.22 23

6. La portée de cette obligation de motivation doit cependant être limitée à ce qui fait l’objet

de la mission juridictionnelle du juge judiciaire, c’est-à-dire aux contestations qui lui sont librement

soumises par les parties.24 Il n’y a donc pas de « jugement » au sens de l’article 149 de la

Constitution, lorsqu’il n’y a pas de « demande » au sens de l’article 1138, 3°, du Code judiciaire.25

A titre d’exemples, la requête d’une partie de déposer de nouvelles conclusions en cas de

réformation du jugement dont appel26, et la requête en réouverture des débats pour le cas où le

juge devrait considérer que les preuves déjà déposées seraient insuffisantes27, ne requièrent pas

de décision motivée de la part du juge.28

7. En outre, l’obligation de motivation, consacrée par l’article 149 de la Constitution, est une

obligation de forme29 qui reste étrangère à la pertinence ou à l’exhaustivité de la réponse.30 Dans

la mesure où il ne dénonce pas un défaut de motivation mais critique l’application des règles de

droit par l’arrêt attaqué, le moyen pris de la violation de l’article 149 est irrecevable.31

La question se pose néanmoins de savoir si ce principe ne doit pas être nuancé lorsque le

jugement ou l’arrêt comporte une motivation sans rapport avec le moyen développé par une partie

en termes de conclusions (voy. ci-dessous n° 33).

22 Rapport annuel de la Cour de cassation de Belgique 2002-2003, p. 447 ; J. du Jardin, conclusions avant Cass., 7

décembre 2001, J.T., 2002, pp. 516 et suiv., spéc. p. 516 ; F. Dumon, « De la motivation… », op. cit. note 5, pp. 465 et 466, n° 2.

23 Que l’obligation de motivation constitue un principe général du droit, ne signifie pas pour autant que l’article 149 de la Constitution sanctionne les défauts de motivation commis par toute juridiction. Comme la Cour de cassation a récemment eu l’occasion de le rappeler, ce n’est pas la disposition constitutionnelle mais bien l’article 33 des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat qui permet à la Cour d’exercer son contrôle sur les motifs des arrêts par lesquels la haute juridiction administrative statue sur un déclinatoire de compétence (Cass., 10 juin 2005, R.G. C.02.0642.N ; Cass., 24 juin 2004, R.G. C.02.0361.F).

24 J. Linsmeau et X. Taton, « Le principe dispositif… », op. cit. note 13, n° 65. 25 J. de Codt et G. Londers, De feitenrechter…, op. cit. note 6, p. 32. 26 Cass., 30 janvier 1998, Bull. Cass., n° 53. 27 Cass., 21 mai 1993, Pas., I, 505. 28 Dans ces hypothèses, c’est le caractère conditionnel de ces requêtes qui justifie l’absence de demande appelant une

motivation. Par contre, en cas de requête en réouverture des débats sans condition, le juge doit énoncer les motifs de sa décision (Cass., 15 avril 1999, Bull. Cass., n° 213).

29 Cass., 6 décembre 1999, Bull. Cass., n° 662. 30 Cass., 17 octobre 2001, R.G. P.01.1021.F ; Cass., 16 mai 2001, R.G. P.01.0305.F ; Cass., 7 février 2001, R.G.

P.00.1532.F ; Cass., 10 février 1999, Bull. Cass., n° 76 ; B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, p. 5, n° 4 ; F. Dumon, « De la motivation… », op. cit. note 5, p. 466, n° 5.

31 Le moyen est irrecevable à défaut de rapport entre la disposition légale invoquée et le grief allégué (voy. B. Maes, Cassatiemiddelen naar Belgisch recht, Mys & Breesch, Gand, 1993, pp. 106 à 108, n° 120). Contrairement au Conseil d’Etat, la Cour de cassation ne vérifie pas si les moyens pris d’un défaut de motivation ne reviennent pas à invoquer une autre illégalité (voy. Cass., 23 septembre 1994, Pas., I, 759).

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8. Considérée comme un moyen au service des magistrats pour convaincre les parties du

bien-fondé du dispositif, la motivation d’une décision sera appréciée différemment selon qu’elle

intervient en premier ou en dernier ressort.

Comme le principe dispositif32, c’est surtout en dernier ressort que l’article 149 de la Constitution

peut exercer une influence pratique sur la solution donnée au litige. En effet, que le juge de

première instance ait manqué à son obligation de motivation, n’empêche évidemment pas le juge

d’appel de motiver régulièrement sa propre décision. Dans cette hypothèse, aucun moyen de

cassation ne serait recevable pour critiquer le défaut de motivation formelle commis en première

instance.33

Par conséquent, la régularité formelle de la motivation en premier ressort n’influencera pas (ou ne

devrait pas influencer) l’appréciation des chances de réformation du jugement, qui reposera

surtout sur le fondement des motifs retenus par le premier juge.

Par contre, en dernier ressort, la régularité formelle de la motivation aura également toute son

importance, en raison de la possibilité de prendre un moyen de cassation de la seule violation de

l’article 149 de la Constitution.

3 Le contenu de l’obligation de motivation et ses applications pratiques

9. Motiver, c’est exposer les raisons de droit et de fait que le juge donne en vue de justifier

légalement sa décision, et qui mettent le justiciable à même d’évaluer ses chances de recours.34

Toutefois, à défaut de conclusions déposées à cette fin, le juge civil n’est pas tenu d’indiquer tous

les éléments justifiant l’application d’une disposition légale.35 Cette jurisprudence constante de la

Cour de cassation se fonde sur la présomption que le juge civil a vérifié et admis la réunion des

conditions d’application de la règle légale.36

L’étendue de la motivation requise du juge civil est donc principalement déterminée par le contenu

des conclusions régulièrement déposées par les parties37, ce qui explique l’importance des

32 Voy. J. Linsmeau et X. Taton, « Le principe dispositif… », op. cit. note 13, n° 64. 33 Même si la partie appelante faisait grief au premier juge de ne pas avoir régulièrement motivé sa décision, encore le

juge d’appel ne serait-il pas tenu d’y répondre ni de justifier légalement sa décision sur ce grief. En effet, pour autant que le juge d’appel motive régulièrement sa propre décision sur les autres griefs, le moyen de cassation qui critiquerait l’appréciation de ce grief, serait irrecevable car portant sur un motif surabondant de la décision du juge d’appel (sur la définition du motif surabondant, voy. B. Maes, Cassatiemiddelen…, op. cit. note 31, pp. 334 et 335, n° 392).

34 J. Velu et R. Ergec, La Convention européenne des droits de l’homme, extrait du R.P.D.B., compl. tome 7, Bruylant, Bruxelles, 1990, n° 478.

35 Cass., 29 janvier 1999, Bull. Cass., n° 53 ; Cass., 15 octobre 1992, Pas., I, 1159 ; Cass., 17 septembre 1990, Pas., 1991, I, 50 ; Cass., 14 décembre 1987, Pas., 1988, I, 463 ; Cass., 1er juin 1984, Pas., I, 1207.

36 A. Meeùs, « Le moyen de cassation suivant lequel les motifs de la décision attaquée mettent la Cour dans l’impossibilité d’exercer son contrôle de légalité est-il recevable s’il est fondé sur la violation de l’article 149 de la Constitution ? », note sous Cass., 19 octobre 2000, R.C.J.B., 2001, pp. 12 et suiv., spéc. p. 17.

37 B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note 5, p. 2, n° 2.

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développements consacrés à cet aspect au sein de la doctrine et de la jurisprudence de la Cour

de cassation (voy. ci-dessous le chapitre 3.5).

10. Pour examiner le contenu de l’obligation de motivation et certaines de ses applications

pratiques, je me permettrai de reprendre le plan tracé par MM. de Codt et Londers dans leur

séminaire d’octobre 2004 aux stagiaires judiciaires.38 J’aborderai donc successivement les

questions du défaut de motifs (3.1), de la contradiction dans les motifs (3.2), de l’ambiguïté des

motifs (3.3), de l’imprécision des motifs (3.4) et du défaut de réponse aux conclusions (3.5).

3.1 Le défaut de motifs

11. En matière civile, le défaut total de motifs est heureusement devenu une hypothèse

relativement rare.39 Il procède de la négligence du juge.

A titre d’exemples40, doivent être assimilés à un défaut de motifs, la « motivation (…) qui, en raison

de la rédaction mal soignée et négligente de son texte, est partiellement incompréhensible » ou

« les motifs (…) qui, en raison de la phrase de conclusion incompréhensible (…), perdent leur

valeur de justification ».41 De même, les seules constatations que la demanderesse n’a pas

comparu à l’audience et qu’elle n’y a pas soumis les griefs formulés dans son recours, ne

constituent pas une motivation de la décision selon laquelle il n’y aurait pas lieu de modifier la

décision attaquée.42

De même, comme il sera exposé ci-après (n° 30), la motivation par renvoi aboutit à un défaut de

motivation lorsque la décision ne contient plus en elle-même les motifs qui ont déterminé la

conviction du juge.

12. Par contre, à défaut de conclusions des parties, l’absence de motifs n’est pas sanctionnée

lorsqu’elle porte sur la condamnation aux dépens43, sur la condamnation aux intérêts à dater de la

demande, sur les mesures tendant à assurer l’exécution du jugement44, et sur les décisions

relevant de l’appréciation discrétionnaire du juge, telles que la jonction pour connexité.45

38 J. de Codt et G. Londers, De feitenrechter…, op. cit. note 6, pp. 33 à 39. 39 J. de Codt et G. Londers, ibid., p. 34. 40 Voy. également : Cass., 15 avril 1999, Bull. Cass., n° 213. 41 Cass., 30 octobre 1990, Pas., 1991, I, 229. 42 Cass., 17 novembre 1989, Pas., 1990, I, 336. 43 Cass., 8 janvier 2004, R.G. C.01.0180.N ; Cass., 11 mai 1989, Pas., I, 957. 44 M. Regout-Masson, « Réflexions sur la motivation… », op. cit. note 4, p. 201, et les références citées. 45 Cass., 25 janvier 1991, Pas., I, 505.

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3.2 La contradiction dans les motifs

13. La contradiction entre les motifs équivaut à un défaut de motivation, car chacun des motifs

contradictoires est considéré comme annulant les autres.46

A titre d’exemple, dans un arrêt du 24 juin 2005, la Cour de cassation a cassé un arrêt de la cour

d’appel d’Anvers, qui avait considéré, de manière contradictoire, d’une part, qu’il n’était pas établi

qu’un distributeur de gaz aurait manqué aux règles de l’art, et d’autre part, que ce distributeur

n’aurait pas respecté son obligation de prudence.47

14. Le grief de contradiction fondé sur l’article 149 de la Constitution, ne s’entend que d’une

contradiction entre les motifs ou entre les motifs et le dispositif d’une décision.48

Par contre, seul l’article 1138, 4°, du Code judiciaire dispose qu’il y a pourvoi en cassation pour

contravention à la loi si, dans un jugement, il y a des dispositions contraires.49 Par conséquent, le

moyen qui fait grief à l’arrêt attaqué de contenir des contradictions entre ses dispositions, est

irrecevable s’il n’est pas pris de la violation de l’article 1138, 4°, du Code judiciaire.

De même, une contradiction entre les motifs d’un jugement et un élément du dossier, ou entre

deux arrêts successivement prononcés dans la même affaire, ne donne pas lieu à cassation sur

pied de l’article 149 de la Constitution.50

15. En outre, toute contradiction entre les motifs d’une décision, ne constitue pas un défaut de

motivation formelle. En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, une

contradiction dans les motifs, qui dépend de l’interprétation de dispositions légales, qui se fonde

sur des raisons de nature juridique ou qui ne peut être jugée sans un examen de la violation de

notions ou de dispositions légales, n’équivaut pas à un vice de motivation au sens de l’article 149

de la Constitution.51

A titre d’exemple, en matière de droit international privé, une décision qui considère en premier

lieu que la demande est soumise à la loi belge, et qui tranche à nouveau la question du droit

applicable en justifiant l’application de la loi belge par référence à l’ordre public international belge,

est entaché de contradiction. En effet, l’ordre public international belge constitue une notion dont

l’objet est d’exclure l’application d’une loi étrangère, normalement désignée par la règle de conflit

de lois.52 Cependant, un moyen tiré d’une telle contradiction nécessite un examen de la notion

46 B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, p. 26, n° 18, et les références citées. 47 Cass., 24 juin 2005, R.G. C.04.0067.N. 48 Cass., 14 mars 2003, R.G. C.02.0142.N ; Cass., 9 février 2000, Bull. Cass., n° 103 ; Cass., 22 octobre 1986, Pas.,

1987, I, 240. 49 Voy. a contrario : Cass., 24 novembre 2000, LarcierCass., 2001, n° 91 ; Cass., 23 mars 1995, Pas., I, 351. 50 Cass., 16 juin 2004, R.G. P.04.0281.F ; Cass., 1er mars 2001, Pas., I, 376. 51 Cass., 28 septembre 2001, Pas., I, 1505 ; Cass., 20 janvier 2000, Bull. Cass., n° 50 ; Cass., 19 avril 1999, Bull. Cass.,

1999, n° 220. 52 Cass., 27 février 1986, R.C.J.B., 1989, p. 56, et la note de N. Watté, « Quelques remarques sur la notion de l’ordre

public en droit international privé », pp. 66 et suiv. ; Cass., 4 mai 1950, Pas., I, 624.

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légale de l’ordre public international belge, et n’est donc pas de nature à être accueilli par la Cour

de cassation.53

3.3 L’ambiguïté des motifs

16. L’ambiguïté des motifs ne constitue une violation de l’article 149 de la Constitution que

quand la décision est susceptible de plusieurs interprétations, qu’elle est légale dans au moins

une des interprétations prises en considération, et qu’elle ne l’est pas dans l’une ou plusieurs des

autres interprétations.54 Une telle ambiguïté met en effet la Cour de cassation dans l’impossibilité

d’exercer son contrôle de légalité.55

A titre d’exemple, il y a ambiguïté des motifs lorsque la décision ne permet pas de déterminer si

une constatation sortant du champ des faits notoires, repose sur la connaissance personnelle du

juge ou sur des faits qui lui ont été régulièrement soumis par les parties.56

17. Il convient toutefois de remarquer que pour l’appréciation d’un moyen de cassation, la

Cour de cassation s’est reconnu le pouvoir d’interpréter la décision attaquée et de décider qu’une

expression de cette décision traduit mal la pensée du juge, sans que celle-ci cesse d’apparaître

avec une netteté suffisante.57 Dans certaines hypothèses, ce pouvoir d’interprétation permet

d’éviter la cassation de la décision, et le renvoi qui s’y attache.

3.4 L’imprécision des motifs

18. Une controverse s’est développée au sein de la jurisprudence de la Cour de cassation, sur

la question de savoir si, en l’absence de conclusions des parties, l’imprécision des motifs du

jugement ou de l’arrêt attaqué, qui met la Cour dans l’impossibilité d’exercer son contrôle de

légalité, constitue bien une violation de l’article 149 de la Constitution.58

En effet, les chambres néerlandaises de la Cour de cassation ont considéré qu’à défaut de

conclusions des parties, le juge n’était pas tenu d’indiquer tous les éléments justifiant légalement

53 A défaut d’un grief de motivation, un moyen dirigé contre ces considérations du jugement examiné doit, pour être

recevable, critiquer simultanément les deux fondements repris par la décision. Sinon, le moyen se bornerait à critiquer des motifs surabondants du jugement examiné, dans la mesure où celui-ci resterait légalement justifié sur la base d’autres motifs, qui seraient eux-mêmes non critiqués (B. Maes, Cassatiemiddelen…, op. cit. note 31, pp. 334 et 335, n° 392).

54 Cass., 27 juin 1997, Pas., I, 763. 55 B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, pp. 36 et 37, n° 26. 56 Cass., 27 février 1989, Pas., I, 660 ; Cass., 17 avril 1986, Pas., I, 1006. 57 Cass., 15 mars 1982, Pas., I, 824 ; Cass., 31 mars 1977, Pas., I, 825 ; Cass., 20 janvier 1958, Pas., I, 527 ; Cass., 4

avril 1941, Pas., I, 120, et les conclusions du procureur général L. Cornil, alors premier avocat général. 58 Voy. A. Meeùs, « Le moyen de cassation… », op. cit. note 36, pp. 14 à 20.

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sa décision, de sorte que le seul fait que les motifs de sa décision rendent impossible tout contrôle

de légalité pour la Cour, ne constitue pas une violation de l’article 149.59

Comme l’a remarquablement démontré A. Meeùs, cette jurisprudence procède cependant d’une

confusion entre d’une part, le principe selon lequel le juge n’est pas tenu, en l’absence de

conclusions des parties, de constater dans ses motifs la réunion de toutes les conditions

d’application d’une règle légale, et d’autre part, l’hypothèse où le juge a exprimé des motifs qui

justifient, à ses yeux, l’application d’une disposition légale, mais que ces motifs sont obscurs ou

imprécis, de sorte que la légalité de sa décision ne peut pas être vérifiée par la Cour de

cassation.60 En outre, cette thèse mettrait les parties dans l’impossibilité d’exercer un recours en

cassation contre une décision dont l’imprécision des motifs ne permettrait pas d’en vérifier la

légalité, ce qui aboutirait à un véritable déni de justice.61

De ce fait, la jurisprudence majoritaire de la Cour de cassation soutient que les jugements et

arrêts, dont les motifs mettent la Cour dans l’impossibilité d’exercer son contrôle de légalité, ne

sont pas régulièrement motivés au sens de l’article 149 de la Constitution.62

19. Comme paradigmes de motifs imprécis, nous trouvons les hypothèses où l’application

d’une disposition légale dépend du montant d’une créance ou de revenus, ou de la date d’un

événement, et que le juge s’abstient de préciser avec exactitude ce montant ou cette date.

Dans son arrêt du 19 octobre 2000, la Cour de cassation a cassé un jugement du tribunal de

première instance de Bruxelles, statuant en degré d’appel, au motif qu’en s’abstenant de préciser

le montant des revenus qu’il prêtait au débiteur de la pension alimentaire après divorce, ce

jugement mettait la Cour dans l’impossibilité de contrôler si le montant de la pension qu’il allouait

au créancier alimentaire n’excédait pas le tiers des revenus du débiteur.63

De même, un jugement qui admet la preuve d’un paiement par témoignages ou présomptions de

l’homme, sans préciser le montant des factures réclamées, met la Cour de cassation dans

l’impossibilité de vérifier si une telle preuve était admissible (si la valeur de la dette était inférieure

à 375 €), ou si ce paiement devait être prouvé par écrit (si la valeur de la dette était supérieure à

375 €).64

59 Cass., 5 mars 1998, R.G. n° C.94.0424.N, inédit, cité par A. Meeùs, ibid., p. 20 ; Cass., 2 mars 1998, S.97.0118.N,

inédit, cité par A. Meeùs, ibid., p. 20 ; Cass., 16 mai 1997, Pas., I, 571. 60 A. Meeùs, ibid., pp. 16 et 17. 61 A. Meeùs, ibid., p. 19. Voy. dans le même sens : B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note 5, pp. 5 et 6, n°

6. 62 Cass., 13 janvier 2003, R.G. n° S.01.0179.F ; Cass., 7 décembre 2001, J.T., 2002, p. 518, et les conclusions conformes

du procureur général du Jardin, pp. 516 et suiv. ; Cass., 19 octobre 2000, R.C.J.B., 2001, p. 5, et la note précitée de A. Meeùs ; Cass., 4 octobre 1999, Bull. Cass., n° 498 ; Cass., 15 avril 1999, Bull. Cass., n° 212 ; Cass., 23 juin 1997, Pas., I, 731 ; Cass., 20 février 1995, Pas., I, 193 ; Cass., 17 juin 1992, Pas., I, 913 ; Cass., 30 janvier 1980, Pas., I, 614.

63 Ce qui constituerait une violation de l’article 301, §4, du Code civil (Cass., 19 octobre 2000,ibid.). 64 En effet, le paiement est un acte juridique dont la preuve est apportée conformément à l’article 1341 du Code civil

(Cass., 6 décembre 2002, R.A.B.G., 2004, p. 717, et la note de I. Geers, « Bewijs van betaling : de grenzen van artikel 1341 Burgerlijk Wetboek », pp. 720 et suiv. ; J-P. Buyle, « La preuve et le coût du paiement », Rev. dr. ULB, 1993, vol. 2, pp. 149 et suiv., spéc. p. 152 et 153). Or, selon cette disposition, il ne peut, en matière civile, être prouvé que par écrit de toutes choses excédant une somme ou valeur de 375 €.

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En matière d’action directe des sous-traitants contre le maître de l’ouvrage, la Cour de cassation a

récemment consacré le caractère « imparfait » de ces actions65, de sorte que le maître de

l’ouvrage peut y opposer les exceptions dont il dispose au moment de leur introduction66, et que le

sous-traitant ne peut pas introduire son action directe lorsque la créance de l’entrepreneur envers

le maître de l’ouvrage est rendue indisponible par une situation de concours affectant le patrimoine

de l’entrepreneur, telle que la faillite67 ou la mise en liquidation de celui-ci.68 En outre, à l’exception

des sous-traitants titulaires de créances soumises aux lois du 3 janvier 1958 et du 24 décembre

199369, les sous-traitants doivent subir les effets de la mise en gage par l’entrepreneur de sa

créance envers le maître de l’ouvrage, si le nantissement est antérieur à l’introduction par les

sous-traitants de leur action directe.70 Par conséquent, l’arrêt qui constate que l’entrepreneur s’est

mis en liquidation volontaire, a été déclaré en faillite, ou a mis en nantissement ses créances

contre le maître de l’ouvrage, mais qui ne précise pas les dates auxquelles les actions directes

des sous-traitants ont été introduites, met la Cour de cassation dans l’impossibilité de vérifier si

ces actions directes pouvaient ou non être introduites, et n’est pas régulièrement motivé au vœu

de l’article 149 de la Constitution.

3.5 Le défaut de réponse aux conclusions

20. Pour préciser l’étendue de l’obligation de motivation en présence de conclusions déposées

par les parties, il convient de déterminer les conclusions auxquelles le juge est tenu de répondre

(3.5.1), et les manières dont il peut régulièrement y répondre (3.5.2), ce qui permettra d’en déduire

une appréciation pratique (3.5.3).

65 L’action directe que cette disposition accorde aux sous-traitants, constitue une action directe dite « imparfaite », en ce

sens qu’elle ne permet à son titulaire que d’exercer le droit de créance qu’il puise dans le patrimoine de son débiteur, et tel que ce droit de créance existe dans ce patrimoine au moment de l’introduction de l’action, c’est-à-dire nanti de tous ses avantages, mais également grevé de tous ses inconvénients (J. Windey et T. Hürner, « L’action directe en cas de faillite », note sous Cass., 27 mai 2004, R.D.C., 2004, pp. 904 et suiv., spéc. p. 905, n° 4 et 5). Lorsqu’il exerce cette action directe à l’encontre du maître de l’ouvrage, le sous-traitant ne met pas en œuvre un droit né directement dans son chef, mais bien un droit né dans le chef de l’entrepreneur (J. Windey et T. Hürner, ibid., pp. 905 et 906, n° 5 ; P. Gérard et J. Windey, « Action directe des sous-traitants, faillite et concordat judiciaire : à contre-courant », in X., Liber Amicorum Lucien Simont, Bruylant, Bruxelles, 2002, pp. 384 et suiv., spéc. pp. 391 et 392).

66 Cass., 25 mars 2005, R.G. C.03.0318.N. 67 Cass., 23 septembre 2004, J.L.M.B., p. 1437, et les observations de P. Henry, « Une controverse tranchée : toute

situation de concours fait obstacle à l’introduction de l’action directe du sous-traitant », pp. 1439 et suiv. ; Cass., 27 mai 2004, R.D.C., 2004, p. 899, et la note précitée de J. Windey et T. Hürner.

68 Cass., 23 septembre 2004, J.L.M.B., 2004, p. 1436, et les observations précitées de P. Henry. 69 En vertu des articles 1er à 3 de la loi du 3 janvier 1958 relative aux cessions et mises en gage de créances sur l’Etat du

chef de travaux et fournitures, et de l’article 23 de la loi du 24 décembre 1993 relative aux marchés publics et à certains marchés de travaux, de fournitures et de services, les mises en gage de ces créances sont inopposables aux sous-traitants.

70 J. Windey et T. Hürner, « L’action directe… », op. cit. note 65, p. 906, n° 7 ; E. Dirix ; « De rechtstreekse vordering van de onderaannemer na verpanding », note sous civ. Turnhout, 21 mai 1997, R.W., 1997-1998, pp. 411 et suiv., spéc. p. 412.

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3.5.1 Les conclusions auxquelles le juge est tenu de répondre

21. Le juge civil n’est tenu de répondre qu’aux conclusions déposées par les parties, c’est-à-

dire aux écrits qu’une partie ou son conseil71 adresse au juge72, et dans lesquels des moyens sont

invoqués à l’appui d’une demande, d’une défense ou d’une exception.73

Par conséquent, le juge n’est pas tenu de répondre aux moyens qui lui seulement présentés en

termes de plaidoiries, sauf s’ils sont mentionnés sur la feuille d’audience.74 De même, le juge ne

doit pas répondre à des conclusions imprécises75, à des conclusions alléguant de simples

hypothèses ou éventualités76, ou à des conclusions déposées en première instance et dont le

contenu n’est pas repris dans les conclusions d’appel.77

S’il résulte des pièces de la procédure que des conclusions ont été déposées, mais qu’elles ne se

trouvent pas dans le dossier de procédure, il y aura cassation sur pied de l’impossibilité pour la

Cour de vérifier s’il a été répondu à ces conclusions.78

22. De plus, pour que le juge soit tenu de répondre à des conclusions, encore faut-il qu’elles

soient régulièrement déposées, c’est-à-dire qu’elles ne soient pas écartées des débats79,

notamment par application des articles 747, §2, 748, §280, 751, 767 ou 775, alinéa 1er, du Code

judiciaire81.

Ainsi, dans un arrêt du 20 septembre 2004, la Cour de cassation a considéré que la cour du travail

de Gand n’avait pas à répondre à une offre de preuve testimoniale, faite dans des conclusions

71 La signature d’une partie ou de son conseil n’est pas strictement exigée. Voy. : Cass., 12 mars 1986, Pas., I, 882 ;

Cass., 20 décembre 1983, Pas., 1984, I, 448 ; Cass., 3 janvier 1978, Pas., I, 487, et la note de A.T., 488 ; R. Declercq, « Raakvlakken gerechtelijk privaatrecht – strafprocesrecht », T.P.R.,1980, pp. 32 et suiv., spéc. p. 43, n° 11.

72 Cass., 17 mai 1979, Pas., I, 1088. En vertu de l’article 742 du Code judiciaire, c’est en principe par le biais du greffe que les conclusions sont adressées au juge (G. de Leval, Les conclusions en matière civile, Jeune Barreau de Liège, 1981, pp. 42 et 43, n° 54 et 55).

73 Cass., 30 septembre 1975, Pas., 1976, I, 128 ; J. Linsmeau, « La responsabilité de l’avocat dans la mise en œuvre du droit judiciaire », in X., La responsabilité des avocats, Jeune Barreau de Bruxelles, 1992, pp. 119 et suiv., spéc. p. 142, n° 43 ; B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, p. 45, n° 35.

74 B. Maes, De motiveringsverplichting…, ibid., p. 43, n° 34. A cet égard, il est indifférent qu’un moyen exposé oralement soit évoqué dans les conclusions ou la note de plaidoirie d’une autre partie (Cass., 26 février 1999, Bull. Cass., n° 118).

75 Cass., 23 novembre 2000, Bull. Cass., n° 640. 76 Cass., 25 juillet 1990, Pas., I, 1256. 77 Une simple référence aux conclusions prises en première instance ne suffit pas (Cass., 27 mai 1992, Pas., I, 852 ;

Cass., 26 janvier 1984, Pas., I, 578). 78 Cass., 19 octobre 1992, Pas., I, 1169. Voy. également : Cass., 16 octobre 2002, R.G. P.02.0922.F. 79 G. Londers, De feitenrechter…, op. cit. note 6, p. 37. 80 Dans le cadre de l’article 748, §2, du Code judiciaire, les parties doivent limiter leurs nouvelles conclusions à l’incidence

sur le litige de la pièce ou du fait nouveau et pertinent (H. Boularbah et J-F. van Drooghenbroeck, « La mise en état des causes… perdue ? », J.T., 2000, pp. 813 et suiv., spéc. p. 822, n° 24 ; G. de Leval, « La loi du 3 août 1992 modifiant le Code judiciaire », in X., Le droit judiciaire rénové. Premier commentaire de la loi du 3 août 1992 modifiant le Code judiciaire, Kluwer, Bruxelles, 1992, pp. 103 et suiv., spéc. pp. 108 et 109).

81 En vertu de l’article 775, alinéa 1er, du Code judiciaire, la réouverture des débats permet au juge d’entendre les parties sur l’objet qu’il a déterminé. Lorsqu’une décision judiciaire ordonne la réouverture des débats, les parties doivent donc limiter leurs nouvelles conclusions à l’objet de cette réouverture des débats. Dans la mesure où les nouvelles conclusions des parties ne concernent pas cet objet limité, elles doivent être écartées des débats (Cass., 29 juin 1995, Pas., I, 713 ; Cass., 23 décembre 1976, Pas., 1977, I, 462 ; civ. Bruxelles (réf.), 12 et 16 juin 1989, J.L.M.B., 1989, p. 1033, et les observations de J. Englebert, « La réouverture des débats par défaut », pp. 1035 et suiv.).

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contenant réplique à l’avis du ministère public, mais qui ne constituait pas une réplique à cet avis

et revenait à une reprise des débats entre les parties après leur clôture.82

23. Au sein du contenu des conclusions régulièrement déposées, la Cour de cassation fait

encore la distinction entre les « moyens », auxquels le juge doit répondre, et les « arguments » qui

sont invoqués à l’appui d’un moyen mais qui ne forment pas un moyen indépendant et auxquels le

juge n’est pas tenu de répondre.83

Certes, l’idée à la base de cette jurisprudence est aisément compréhensible.84 Il s’agit d’éviter

qu’une partie ne puisse obtenir un défaut de motivation par un découpage habile de sa propre

argumentation en une multitude de soutènements distincts.

Toutefois, comme le démontrait déjà F. Dumon en 1978, cette distinction entre ‘moyens’ et

‘arguments’ est «très peu heureuse car, d’une part, il est très souvent malaisé, voire impossible

d’apercevoir ce qui constitue un ‘moyen’ auquel il faut répondre et ce qui constitue un simple

‘argument’ auquel il ne le faut pas. (…) Signalons enfin que la distinction – vague et imprécise –

entre moyens et arguments quant au devoir de motivation crée une nocive impression

d’arbitraire ».85 Il n’existe en effet aucune différence ontologique entre les ‘moyens’ et les

‘arguments’, si ce n’est que les seconds sont invoqués à l'appui des premiers.86

24. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le juge n’est obligé de répondre aux

demandes, défenses et exceptions présentées dans les conclusions, que si celles-ci supposent

nécessairement des conséquences sur le plan juridique.87 Ainsi, la Cour a décidé que le juge

n’était pas tenu de répondre aux conclusions reprenant des éléments de fait sans mentionner de

conséquence juridique.88

Par conséquent, le juge n’est pas tenu de répondre aux affirmations de certains plaideurs, selon

lesquelles ils veulent « revenir sur les propos tenus par la partie adverse dans leurs précédentes

conclusions », sans invoquer l’existence d’un aveu judiciaire.

25. Le juge n’est pas davantage tenu de répondre aux moyens développés par les parties, qui

sont devenus sans pertinence en raison de ses constatations ou décisions.89

82 Cass., 20 septembre 2004, R.G. S.04.0009.N. 83 Cass., 15 novembre 2005, R.G. P.05.0757.N ; Cass., 15 avril 2002, R.G. S.01.0085.F ; Cass., 3 mai 2000, Bull. Cass.,

n° 268 ; Cass. 25 février 2000, Bull. Cass., n° 142 ; Cass., 24 août 1998, Bull. Cass., n° 372 ; Cass., 5 juin 1998, Bull. Cass., n° 290 ; Cass., 14 janvier 1998, Bull. Cass., n° 24 ; Cass., 9 janvier 1998, Bull. Cass., n° 16.

84 B. Maes, “Conclusie en motivering…”, op. cit. note 5, n° 9. 85 F. Dumon, “De la motivation des jugements et arrêts… », op. cit. note 5, p. 466, n° 3, note 3. Dans le même sens, voy.

B. Maes, ibid. 86 Voy. Cependant: J. de Codt et G. Londers, De feitenrechter…, op. cit. note 6, pp. 37 et 38. 87 B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, n° 46, p. 57. 88 Cass., 8 février 1988, Pas., I, 658. 89 Cass., 1er décembre 2005, R.G. C.04.0078.N ; Cass., 17 septembre 1987, Pas., 1988, I, 70 ; Cass., 27 novembre 1986,

Pas., 1987, I, 387 ; Cass., 24 janvier 1985, Arr. Cass., 1984-1985, 679 ; Cass., 1er décembre 1983, Arr. Cass., 1983-1984, 388 ; B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, p. 63, n° 49.

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A titre d’exemple, en matière de contestation de reconnaissance de paternité par l’auteur de celle-

ci, l’arrêt qui déclare une telle action irrecevable pour absence de vice de consentement, n’est pas

tenu de répondre aux moyens développés par le demandeur au sujet de son absence de paternité

biologique et de son absence de possession d’état de père.90

De même, une partie ne peut pas faire grief à un juge de ne pas avoir répondu à une des ses fins

de non-recevoir alors qu’il lui donne satisfaction sur le fond.91

26. Enfin, il ne faudrait pas croire que seul l’auteur des moyens aurait qualité pour invoquer le

défaut de réponse à ceux-ci. Au contraire, pour autant que les dispositions de la décision attaquée

lui causent grief92, le demandeur en cassation peut invoquer devant la Cour des moyens qui ont

été soulevés par d’autres parties dans leurs conclusions devant le juge du fond.93 Le demandeur

peut même invoquer un moyen de cassation pris d’un défaut de réponse aux conclusions

régulièrement déposées par une autre partie au procès, pour autant que ces conclusions aient trait

à une question dont la solution puisse avoir une influence sur une action formée à l’encontre du

demandeur.94

3.5.2 La manière dont le juge est tenu de répondre aux conclusions

27. Un jugement ou un arrêt répond aux conclusions d’une partie lorsqu’il rejette la thèse de

celle-ci en indiquant les raisons sur lesquelles il se fonde.95 A côté de cette motivation idéale, la

jurisprudence de la Cour de cassation s’abstient de sanctionner une série de niveaux de

motivation moins complets et moins précis.

90 En effet, conformément à l’article 330, § 1er, du Code civil, l’auteur de la reconnaissance de paternité n’est recevable à

contester celle-ci que s’il prouve que son consentement a été vicié par dol, violence, erreur ou absence de discernement. A ce sujet, voy. : Rapport fait au nom de la commission de la justice, Doc. parl., Sénat, 1984-1985, n° 904/2, pp. 100 à 104 ; Mons, 18 mai 1999, R.G.D.C., 2000, p. 618 ; Liège, 14 janvier 1997, J.T., 1997, p. 522 ; Gand, 9 juin 1995, A.J.T., 1995-1996, p. 319, et la note de K. Jacobs, « De betwisting van een erkenning door de erkenner », pp. 320 et suiv. ; Bruxelles, 18 juin 1992, Pas., II, 95 ; civ. Neufchâteau, 2 juin 1999, R.R.D., 2000, p. 66, et la note de N. Denies, « L’action en contestation de receonnaissance : entre recevabilité et fondement de la demande », pp. 69 et suiv. ; civ. Nivelles, 17 mars 1998, J.T., 1999, p. 230 ; civ. Bruxelles, 25 février 1998, J.T., 1999, p. 216 ; A. Heyvaert et R. Vancraenenbroeck, « Art. 330 B.W. », in X., Personen- en familierecht. Artikelsgewijze commentaar met overzicht van rechtspraak en rechtsleer, Kluwer, feuillets mobiles, 1997, pp. 3 et 4 ; M-T. Meulders-Klein, « L’établissement et les effets personnels de la filiation selon la loi belge du 31 mars 1987 », Ann. dr. Louvain, 1987, pp. 213 et suiv., spéc. pp. 274 et 275, n° 120 et 121.

91 M. Regout-Masson, « Réflexions sur la motivation… », op. cit. note 4, p. 202. 92 Conformément à l’article 17 du Code judiciaire, un pourvoi en cassation n’est recevable que s’il est dirigé contre des

dispositions de la décision attaquée qui causent un grief au demandeur (B. Maes, Cassatiemiddelen…, op. cit. note 31, p. 313, n° 370). A l’opposé, le demandeur n’est pas recevable à se pourvoir contre des dispositions de la décision attaquée qui causent uniquement grief aux autres parties au procès (Cass., 13 juin 1990, Arr. Cass., 1989-1990, p. 1302 ; Cass., 25 octobre 1985, Arr. Cass., 1985-1986, p. 265 ; Cass., 15 juin 1982, Arr. Cass., 1981-1982, p. 1282 ; Cass., 21 août 1941, Pas., I, 324 ; B. Maes, Cassatiemiddelen…, op. cit. note 31, pp. 315 et 332, n° 373 et 388).

93 Cass., 17 février 1986, Arr. Cass., 1985-1986, p. 842 ; Cass., 17 décembre 1971, Pas., 1972, I, p.379 ; Cass., 26 mai 1955, Pas., I, 1056 ; note du procureur général L. Cornil sous Cass., 22 octobre 1942, Pas., I, 249, spéc. 255 et 256 ; B. Maes, Cassatiemiddelen…, ibid., pp. 170 et 171, n° 197.

94 B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, p. 56, n° 45. Voy. Cass., 22 février 1982, Arr. Cass., 1981-1982, p. 798 ; Cass., 10 novembre 1972, Pas., 1973, p. 245 ; Cass., 29 novembre 1967, Pas., 1968, I, p. 428 ; Cass., 15 décembre 1966, Pas., 1967, p. 486 ; Cass., 22 juin 1956, Pas., I, 1161 ; Cass., 7 janvier 1954, Pas., I, 384.

95 Cass., 16 mars 1984, Pas., I, 840. Voy. également : Cass., 16 décembre 2003, R.G. P.03.1159.N ; B. Maes, De motiveringsverplichting…, ibid., p. 69, n° 54. Pour un exemple récent de défaut de réponse aux conclusions, voy. Cass., 17 novembre 2005, R.G. C.05.0178.N.

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28. Premièrement, la Cour considère que le juge répond aux conclusions des parties lorsqu’il

leur oppose des éléments différents ou contraires.96

A titre d’exemple, en matière d’accident de la circulation, des parties civiles soutenaient que le

prévenu avait « commis une faute en relation causale avec l’accident et l’ampleur du dommage en

circulant à une vitesse exagérée », et que cette faute était établie par trois éléments, à savoir les

traces de freinage, la violence du choc et le rapport d’expertise. Le jugement du tribunal

correctionnel de Bruxelles, statuant en degré d’appel, a opposé à ce moyen, d’une part, que « le

tribunal estime ne pas devoir tenir compte de la querelle de chiffres » entre les rapports des

experts respectifs des parties97, et d’autre part, que les parties civiles « passent (…) sous silence

le fait que les témoins entendus ne font nullement allusion à une vitesse exagérée du véhicule ».

Par son arrêt du 23 février 2005, la Cour de cassation a considéré que le tribunal correctionnel

avait ainsi régulièrement motivé sa décision.98

29. Ensuite, si des conclusions comprennent une affirmation non motivée, la décision qui se

limite à contredire cette affirmation est régulièrement motivée.99 Il s’agit là d’une application du

principe selon lequel l’étendue de l’obligation de motivation dans le chef du juge dépend du

contenu des conclusions des parties.

30. La motivation par renvoi est également admise par la Cour de cassation, qui ne la soumet

d’ailleurs pas à des conditions très strictes.100

Dans un arrêt du 7 septembre 2000, la Cour a ainsi admis que pour autant qu’il indique avec

précision le moyen auquel il est répondu, le juge peut régulièrement motiver sa décision en

énonçant que les conclusions de la partie adverse y apportent une réfutation correcte.101

De même, le juge motive régulièrement sa décision en se référant aux éléments des conclusions

d’une partie, qu’il reproduit.102

S’il se réfère à la jurisprudence, le juge doit indiquer les raisons pour lesquelles il s’y rallie, sous

peine de lui attribuer une portée générale et réglementaire, en violation de l’article 6 du Code

judiciaire.103

96 Cass., 19 mai 2005, R.G. C.03.0519.F ; Cass., 23 février 2005, R.G. P.04.1513.F ; Cass., 5 novembre 2003, R.G.

P.03.1142.F. 97 Cette considération n’est pas davantage critiquable devant la Cour de cassation. En effet, le juge du fond apprécie

souverainement si les faits qu’il constate doivent être considérés comme fautifs ou non (Cass., 8 octobre 1992, Pas., I, 1124 ; Cass., 21 mars 1986, Pas., I, 911 ; Cass., 16 février 1984, Pas., I, 684). En particulier, la valeur probante d’un rapport d’expertise relève de l’appréciation souveraine du juge du fond, pour autant que celui-ci ne viole pas la foi due à ce rapport (Cass. (ch. réunies), 5 avril 1996, Pas., I, 283 ; Cass., 11 mars 1987, Pas., I, 827 ; Cass., 27 mai 1986, Pas., I, 1181 ; Cass., 12 février 1986, Pas., I, 717 ; Cass., 8 février 1984, Pas., I, 643), c’est-à-dire lorsqu’il décide soit que le rapport contient une affirmation qui n’y figure pas, soit qu’il ne contient pas une affirmation qui y figure (Cass., 14 octobre 1992, Bull. Cass., n° 666 ; Cass., 24 septembre 1992, Bull. Cass., n° 627 ; Cass., 10 janvier 1990, Pas., I, 556 ; Cass., 11 décembre 1989, Pas., 1990, I, 449 ; Cass., 20 avril 1989, Pas., I, 861 ; Cass., 26 octobre 1987, Pas., I, 224).

98 Cass., 23 février 2005, R.G. P.04.1513.F. 99 Cass., 28 mars 1979, Arr.Cass., 1978-79, p. 888 ; B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, p. 73, n° 58. 100 B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note 5, n° 8. 101 Cass., 7 septembre 2000, Bull. Cass., n° 451. 102 Cass., 11 octobre 1999, Bull. Cass., n° 523.

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Il semble que les seules autres hypothèses dans lesquelles la Cour de cassation sanctionne

encore les motivations par renvoi, sont celles où le jugement ou l’arrêt en vient à ne plus contenir

en soi les motifs qui ont déterminé la conviction du juge.104

Ainsi, la Cour a cassé un arrêt de la cour du travail de Bruxelles qui, en matière d’allocations de

chômage, avait déterminé le nombre de journées de travail ou assimilées, en se référant

uniquement à l’avis du ministère public, et sans indiquer les motifs qui le fondaient.105

De même, la Cour a cassé un arrêt du Conseil d’Etat qui s’était limité à faire référence à un arrêt

prononcé dans une autre affaire et à d’autres arrêts que rien ne permettait d’identifier.106

31. Au niveau le plus bas des motivations admissibles, nous trouvons la réponse implicite

mais certaine.107

Les demandes de mesures d’instructions complémentaires forment le domaine de prédilection des

réponses implicites. En effet, en énonçant les éléments sur lesquels il fonde ses constatations

factuelles, le juge considère implicitement que les autres mesures d’instruction ou offres de preuve

n’étaient pas nécessaires à la manifestation de la vérité.108

Force est de constater qu’à ce stade, la réponse aux conclusions a perdu l’essentiel de son aspect

pédagogique.

32. En ce qui concerne les ordonnances de référé, M. Regout-Masson a démontré qu’elles

étaient, en réalité, soumises aux mêmes exigences de motivation que les décisions au fond, sous

réserve des particularités liées à l’appréciation des demandes de mesures provisoires sous le

bénéfice de l’urgence.109 En d’autres termes, lorsque le juge des référés a suffisamment motivé la

réunion des conditions lui permettant d’ordonner une mesure provisoire, il n’est pas tenu de

répondre de manière plus circonstanciée aux moyens de défense fondés sur le droit matériel.110

33. Enfin, se pose le problème épineux des motivations sans rapport avec le moyen

développé par les parties en termes de conclusions.

Conformément au caractère formel de l’obligation de motivation, l’article 149 de la Constitution ne

sanctionne que le défaut de réponse aux conclusions, et non l’inadéquation de la réponse qu’y

103 Cass., 12 avril 1994, Bull. Cass., n° 170. 104 J. de Codt et G. Londers, De feitenrechter…, op. cit. note 6, p. 38. 105 Cass., 8 octobre 2001, Pas., I, 1595, et les conclusions conformes de J. du Jardin. 106 Cass., 24 juin 2004, R.G. C.02.0361.F. 107 B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, p. 71, n° 56. 108 Cass., 8 février 1984, Pas., I, 637 ; Cass., 15 octobre 1980, Pas., 1981, I, 197. 109 M. Regout-Masson, « Le contrôle de la Cour de cassation sur les décisions de référé », in X., Le référé judiciaire, Jeune

Barreau de Bruxelles, 2003, pp. 123 et suiv., spéc. pp. 139 à 144, n° 24 à 30. 110 Cass., 4 février 2000, Bull. Cass., n° 92.

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apporte la décision.111 Au niveau du respect de l’obligation de motivation, la question de savoir si

un motif est fondé ou non en fait ou en droit est donc sans importance.112

Toutefois, la distinction entre la violation de cette règle de forme et la violation d’une autre règle de

droit, est d’une application pratique malaisée lorsque la réponse apparaît sans rapport avec le

moyen. A titre d’exemple, que penser d’un arrêt qui se limite à considérer que le demandeur était

titulaire d’un droit, alors que les conclusions du défendeur ont précisément développé un moyen

sur pied de la théorie de l’abus de droit ?

En doctrine, l’opinion reste émise que lorsque les motifs de la décision ne présentent aucun

rapport avec un moyen développé dans des conclusions régulièrement déposées, cette décision

n’est pas régulièrement motivée au sens de l’article 149 de la Constitution.113

Toutefois, la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation se prononce nettement en faveur

d’une interprétation stricte de la nature formelle de l’obligation de motivation, et rejette le critère de

la pertinence de la réponse donnée aux conclusions. Dans un arrêt du 4 octobre 1999, la Cour a

ainsi considéré que l’absence dans la décision du juge de considération qui puisse se rattacher à

un grief énoncé dans les conclusions d’une partie ne constitue pas, en soi, un défaut de

motivation.114

Un arrêt de la Cour de cassation du 4 novembre 2004 illustre également la bienveillance de la

Cour à l’égard de motivations ne portant pas précisément sur le moyen développé par les parties.

Dans cette espèce, un entrepreneur s’était vu confier une mission de fourniture et de pose d’un

carrelage dans une habitation privée. Après la pose, les maîtres de l’ouvrage se sont plaints du fait

que l’ensemble du dallage présentait une incohérence esthétique jugée inacceptable. En termes

de conclusions, l’entrepreneur a notamment soutenu qu’en raison de la technique de pose des

dalles, le vice esthétique éventuel affectant leur assemblage ne pouvait pas être décelé au

moment de la pose par un entrepreneur normalement compétent. Dans ses motifs, l’arrêt de la

cour d’appel de Bruxelles a néanmoins condamné l’entrepreneur à procéder au remplacement des

dalles, en considérant notamment qu’il aurait dû procéder à un examen minutieux des pierres

avant de procéder à leur emplacement. Sur pourvoi, la Cour de cassation a considéré que par ses

motifs, l’arrêt avait répondu aux conclusions précitées.115

Il me semble qu’il y a ici une absence de réponse au moyen, que la Cour n’accepte de sanctionner

que lorsqu’elle constitue simultanément la violation d’une règle de droit matériel.

111 Comme le remarque pertinemment F. Dumon, « s’il n’en était pas ainsi, il suffirait d’invoquer la violation de l’article [149]

de la Constitution pour obtenir la cassation de toute décision ayant respecté la ‘règle de forme’ prescrite par cette disposition mais ayant violé une autre règle juridique quelconque » (F. Dumon, « De la motivation des jugements et arrêts… », op. cit. note 5, p. 466, n° 5). Voy. également supra n° 7.

112 Cass., 6 octobre 2004, R.G. P.04.0665.F ; Cass., 2 mai 2001, Pas., I, 755. 113 B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note 5, n° 6 ; I. Verougstraete, “Het Hof van cassatie…”, op. cit. note

16, p. 1069, n° 10 ; B. Maes, De motiveringsverplichting…, op. cit. note 3, pp. 68 et 69, n° 53. 114 Cass., 4 octobre 1999, Bull. Cass., n° 499. 115 Cass., 4 novembre 2004, R.G. C.04.0196.F.

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3.5.3 Appréciation pratique

34. Après ce bref survol de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de réponse

aux conclusions, il apparaît qu’après l’identification des moyens des parties nécessitant une

réponse, la tâche de motivation qui incombe au juge est, à tout le moins dans son aspect formel,

particulièrement aisée.

Pour le juge, l’aspect le plus ardu de l’exercice est probablement déterminer avec précision le

contenu des différents moyens auxquels il doit répondre. En effet, la portée exacte des

considérations émises dans des conclusions parfois fort vagues ou peu structurées, peut se

révéler d’une compréhension particulièrement malaisée.116

S’inspirant notamment d’exemples issus du droit comparé117, de nombreux auteurs se sont

prononcés en faveur de l’introduction de dispositions précises en matière de nombre, de taille et

de forme des conclusions.118 A la suite de ce mouvement, la nécessité des conclusions de

synthèse est aujourd’hui largement admise119, même si elle n’est pas exempte de tout risque pour

les parties.120

En rapport plus particulièrement avec l’obligation de motivation des jugements, B. Maes a

proposé, lors du colloque du Centre interuniversitaire de droit judiciaire du 9 décembre 2004,

d’alléger et de faciliter la tâche des juges au niveau de la réponse aux conclusions, en fixant à 3 le

nombre maximal d’écrits de procédure par instance, en limitant leur longueur à 15 pages pour

l’acte introductif et à 30 pages pour chaque tour de conclusions121, et en imposant une structure

fixe de conclusions reposant sur un résumé des faits et sur une liste numérotée des moyens de

fait et de droit avec leurs conséquences à l’égard des demandes introduites.122 123

116 Certes, dans certaines hypothèses, l’absence d’obligation de répondre à des conclusions imprécises viendra au

secours du juge. Voy. supra n° 21. 117 Voy. la description des systèmes québecquois et néerlandais par B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note

5, n° 14 et 15. 118 Voy. notamment : Avis du Conseil Supérieur de la Justice sur la note cadre relative à l’assouplissement de la mise en

état des affaires civiles et à l’aménagement d’un calendrier de procédure, in F. Erdman et G. de Leval, Les dialogues Justice, op. cit. note 13, pp. 165 à 186 ; E. Brewaeys, « Het recht van verdediging tijdens de behandeling van de zaak », in X., Moet het recht van verdediging worden afgeschaft ? Les perversions du droit de défense, Bruylant, Bruxelles, 2000, pp. 14 et suiv., spéc. pp. 39 à 45 ; B. Maes, « Krachtlijnen voor een nieuwe burgerlijke rechtspleging », in X., Liber Amicorum Jozef Van den Heuvel, Kluwer, Anvers, 1999, pp. 647 et suiv., spéc. pp. 655 à 658, n° 12 à 18.

119 Voy. notamment le Protocole d’accord entre le barreau de Bruxelles et la cour d’appel de Bruxelles, Informatieblad Nederlandse Orde van advocaten te Brussel, 2004-2005 / 4. Voy. également : F. Mourlon Beernaert, « Les conclusions de synthèse : un effort louable des plaideurs », note sous comm. Bruxelles, 29 janvier 1998, J.T., 1998, p. 533 et suiv.

120 Comme J. Englebert l’a récemment démontré, la mention selon laquelle les conclusions de synthèse « remplacent et annulent » les conclusions précédemment déposées, pourrait avoir pour effet d’enlever tout effet juridique à ces dernières, ce qui peut notamment influencer la date à laquelle la prescription est interrompue par l’introduction d’une demande reconventionnelle (J. Englebert, « Les pièges de la procédure civile », in X., Les pièges des procédures, Jeune Barreau de Bruxelles, 2005, pp. 7 et suiv., spéc. p. 33, n° 42).

121 Avec l’interdiction de reprendre le contenu intégral des écrits précédents. Cette proposition d’interdiction est surprenante, dans la mesure où elle me paraît priver de tout intérêt le dépôt de conclusions de synthèse.

122 Cette proposition s’inspire de certains aspects des règles de procédure devant la Cour de cassation, le Conseil d’Etat et la Cour d’arbitrage (B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note 5, n° 12 et 18). Dans le même sens, voy. : H. Boularbah et J-F. van Drooghenbroeck, « La Cour de cassation et les fausses conclusions additionnelles », J.T., 2001, pp. 513 et suiv., spéc. p. 516, n° 12.

123 Lors de ce colloque, un avocat était intervenu pour s’opposer à cette proposition, qui lui paraissait « cadenasser » à tort l’imagination des plaideurs.

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Le problème ne me semble pas tellement devoir être posé en termes de longueur des

conclusions, mais plutôt en termes de structure. En effet, il me paraît plus aisé de répondre à des

conclusions de synthèse volumineuses mais complètes et bien structurées, qu’à de plus petits

documents reprenant des moyens difficiles à distinguer. En outre, l’exigence d’une structure

distinguant clairement les différents moyens ne me paraît pas porter, en soi, atteinte à

l’imagination des plaideurs. Elle leur permettrait, au contraire, de distinguer eux-mêmes leurs

‘moyens’ de leurs ‘arguments’, et d’éviter ainsi la surprise désagréable que cette distinction

contestable suscite parfois en degré de cassation.124

4 Conclusion

35. Au terme de cet examen de la jurisprudence de la Cour de cassation, on ne peut que

constater la réduction considérable qu’elle apporte à l’étendue de l’obligation de motivation des

jugements et arrêts.125

Or, la motivation des décisions constitue un élément essentiel de la qualité de la justice126 et de la

crédibilité du juge.127

Par conséquent, Mesdames et Messieurs les Magistrats, je ne peux que vous encourager à

dépasser, dans vos jugements et arrêts, le stade de la motivation obligatoire et à vous attacher à

une motivation adéquate et complète de vos décisions.128 La qualité ne doit pas être sacrifiée à la

vitesse ni à la résorption de l’arriéré judiciaire.

124 Voy. supra n° 23. 125 B. Maes, « Conclusie en motivering… », op. cit. note 5, n° 4. 126 B. Favreau, « Aux sources du procès équitable… », op. cit. note 4, p. 18. 127 J. du Jardin, conclusions avant Cass., 7 décembre 2001, J.T., 2002, p. 517. 128 En évitant, autant que possible, les réponses-formules abstraites (I. Verougstraete, « Het Hof van cassatie… », op. cit.

note 16, p. 1067, n° 7).