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L’OUVERTURE A L’EXPERIENCE EN BPISTBMOLOGIE A propos des Colloques de l’lnstitut d’Epist6mologie gSnStique de M. Jean Piaget par F. GONSETH, Zurich Trois fois dejh, M. Piaget m’a fait le plaisir de m’inviter a participer aux Colloques annuels de son Institut d’6pist6mologie gbn6tique. Entour6 de la jeune equipe de ses collaborateurs, il y prbsente et met en discussion les resultats dCgages ou preparks par les travaux de l’annee 6coulBe. J e le remercie d’en avoir fait, pour les lecteurs de Dialectics, un expose succinct portant spbcialement sur les deux dernieres anndes. Dans les quelques lignes qui vont suivre, je m’en vais dire moi-m6me pour quelle raison il me semble que ces colloques mdritent d’avoir un retentissement considdrable. I1 est une question qui m’a toujours pr6occupC : c’est de savoir de quel ordre sont les garanties d’un jugement de caractere 6pist6- mologique. L’un des problemes essentiels de l’bpist6mologie est de degager les methodes et les moyens d’une marche vers une connais- sance assur6e. Disons, pour simplifier, qu’elle sera ainsi conduite a proposer une thborie de la connaissance scientifique. Mais oh trou- Vera-t-elle les garanties de ses propres jugements? Peut-elle se dis- penser d’indiquer l’instance de ldgitimit6 devant laquelle ses propres allegations pourront 6tre reconnues valables ou non valables? Comment pourra-t-on decider qu’une theorie de la science est juste, qu’elle est plus juste que telle autre si l’on omet de designer ou d’installer une instance capable d’en decider ? Est-il possible, en d’autres termes, de dbtacher l’edification d’une thkorie de la con- naissance du probkme des garanties A fournir pour que cette thborie puisse &re tenue pour juste? Je sais bien qu’il n’est pas sans danger de poser la question a ce niveau de gCn6ralitk. En le faisant, on declenche, presque

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A propos des Colloques de l’lnstitut d’Epist6mologie gSnStique de M . Jean Piaget

par F. GONSETH, Zurich

Trois fois dejh, M. Piaget m’a fait le plaisir de m’inviter a participer aux Colloques annuels de son Institut d’6pist6mologie gbn6tique. Entour6 de la jeune equipe de ses collaborateurs, il y prbsente et met en discussion les resultats dCgages ou preparks par les travaux de l’annee 6coulBe. J e le remercie d’en avoir fait, pour les lecteurs de Dialectics, un expose succinct portant spbcialement sur les deux dernieres anndes. Dans les quelques lignes qui vont suivre, je m’en vais dire moi-m6me pour quelle raison il me semble que ces colloques mdritent d’avoir un retentissement considdrable.

I1 est une question qui m’a toujours pr6occupC : c’est de savoir de quel ordre sont les garanties d’un jugement de caractere 6pist6- mologique. L’un des problemes essentiels de l’bpist6mologie est de degager les methodes et les moyens d’une marche vers une connais- sance assur6e. Disons, pour simplifier, qu’elle sera ainsi conduite a proposer une thborie de la connaissance scientifique. Mais oh trou- Vera-t-elle les garanties de ses propres jugements? Peut-elle se dis- penser d’indiquer l’instance de ldgitimit6 devant laquelle ses propres allegations pourront 6tre reconnues valables ou non valables? Comment pourra-t-on decider qu’une theorie de la science est juste, qu’elle est plus juste que telle autre si l’on omet de designer ou d’installer une instance capable d’en decider ? Est-il possible, en d’autres termes, de dbtacher l’edification d’une thkorie de la con- naissance du probkme des garanties A fournir pour que cette thborie puisse &re tenue pour juste?

Je sais bien qu’il n’est pas sans danger de poser la question a ce niveau de gCn6ralitk. E n le faisant, on declenche, presque

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fatalement, une argumentation analogue a la suivante (dont nous repoussons d’ailleurs par avance les conclusions) :

Vous demandez, nous dira-t-on, qu’on vous designe ou qu’on installe une instance de 16gitimit.6 devant laquelle celui qui propose une thkorie de la connaissance et tout particulierement une theorie de la connaissance scientifique, ait a fournir des garanties de jus- tesse pour la theorie qu’il propose. Mais, ne demanderez-vous pas aussi quelle garantie fournit A son tour celui qui fait choix d’une telle instance de IbgitimitC. Ce choix ne devra-t-il pas etre porte lui-mCme devant une autre instance, devant une instance qui ait la capacitk d’en eprouver et d’en apprkcier la lkgitimit6? Et ne pourra-t-on pas, ne devra-t-on pas continuer indefiniment de la sorte?

En liant l’edification d’une thkorie de la connaissance scienti- fique au probkme des garanties fournir, pour que cette theorie soit juste, il semble ainsi qu’on se mette dans l’impossibilit6 de jamais conclure. A moins que le recours r6pkt.6 d’une instance a une instance antkrieurement constituke ne s’interrompe de lui-mCme, pour des raisons valables une fois pour toutes. La derniere instance ainsi degagee s’imposerait alors, sans reserve ni condition. Elle n’aurait d’autre garantie que d’etre ce qu’elle est, d’autre lkgitimit6 que de ne pas pouvoir Ctre ecartee. Rien n’aurait plus la capacit6 de la remettre en question : elle serait d’ordre metaphysique.

Nous l’avons dit tout a l’heure. C’est la une conclusion dont nous contestons le bien-fond6. A cet instant, on pourra, bien entendu, retourner contre nous l’exigence des garanties a fournir. Quelle raison avons-nous de ne pas nous plier a une argumentation qui, d’un certain point de vue, peut paraitre irrkprochable? Et quelles garanties fournirons-nous de la justesse de ces raisons ? Et comment ces garanties seront-elles elles-m6mes garanties ? Chass6s ainsi de toute position de 16gitimitC que nous prktendrions occuper dkfinitivement, pourrons-nous 6viter d’invoquer, nous aussi, pour notre propre compte, une instance de dernier repli dont la capacite ne puisse plus Ctre remise en question?

Nous ne nous arrbterons pas a montrer ici comment l’idee de l’oiiverture A l’expkrience, aussi bien en ce qui concerne la thkorie de la connaissance que la connaissance elle-meme, permet d’echapper

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A cette application (comme A tant d’autres) du raisonnement par r6torsion. A ce niveau de gh&alites, le problbme des garanties A fournir renaitrait A chaque pas. Nous y reviendrons un peu plus tard, une fois que les abords de la question auront Btk quelque peu dCgag6s. A vouloir le traiter de front, sans aucune preparation, avec le seul appui d’un discours kpistemologique, dont la validit6 n’a pas encore trouve de fondement intersubjectif, nous ne ferions que nous engager dans un taillis inextricable.

Dans ces conditions, nous dira-t-on, n’avez-vous pas eu tort d’kvoquer vow-mCme le problbme des exigences A fournir ? Pour- quoi mener votre lecteur devant une porte qui ne s’ouvrira pas. Pourquoi ne pas choisir, du premier coup, celle dont il vous sera possible de franchir le seuil avec h i ? La raison en est simple : c’est que cette premiere fausse porte me permettra plus aiskment d’en designer une seconde, qui lui est, en quelque sorte, opposCe : celle qu’on franchirait sans se soucier en rien des garanties A fournir. Les garanties dont j ’entends parler ici sont des garanties de j ustesse, non des garanties de simple coherence. Pour qu’une thkorie de la connaissance scientifique soit admissible, il ne sufit pas qu’elle soit fondke sur un certain nombre d’idkes simples et, en apparence, bien dklimitkes, que ces idkes soient mises entre elles en relations logiquement bien pr6cisCes et que la thkorie forme un tout dont les parties se rCpondent entre elles de fagon bien ajustke. Sans doute, une theorie qui ne presenterait pas ces caractbres, ne pourrait pas Ctre acceptCe. Mais, pour convenir, il ne suffit pas qu’elle les pos- sbde, il ne suffit pas qu’elle soit discursivement bien construite pour Ctre authentique. Une thCorie, nous ne le savons maintenant que trop, peut Ctre A la fois discursivement correcte et cependant arbi- traire. Le fait de pouvoir Ctre Cnoncke sans contradiction dans les termes, de pouvoir Btre 6rigBe en un systbme verbal consistant, ne sufit pas A assurer sa validitk. En d’autres termes (et sous cette forme notre afirmation ne sera plus gubre qu’une banalit&), il ne sufit pas qu’une theorie de la connaissance scientifique soit bien imaginCe, mBme jusqu’h en paraitre convaincante, pour qu’elle ne soit pas tout de mBme la theorie d’une connaissance fictive. D’ail- leurs, il y a tant de discours 6pist6mologiques incompatibles les uns avec les autres que, bon gr6 ma1 grk, il nous faut bien admettre

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qu’un tel discours ne porte pas sa justification en lui-m6me, indC- pendamment de toute reference a autre chose que lui-mkme.

Mais existe-t-il une autre eventualit6 que celle dont nous venons de parler? Si l’on recule devant le problkme prkalable et general des garanties A fournir par une 6pistemologie, pour qu’elle soit autre chose qu’un systkme plus ou moins arbitraire, peut-on faire autre chose qu’un discours qui cherche a se suffire a lui-mCme? En fait, entre ces deux eventualites extrbmes, il y a toute la gamme des gages de justesse qu’on peut donner pratiquement et concrktement, sans attendre d’avoir pose le problkme g6n6ral des garanties a fournir. Rien n’oblige la pensee Cpistemologique efficace $I adopter une attitude du ((tout ou rien b. Une thCorie de la connaissance scientifique lui est-elle propode, elle a le droit de la mettre A l’essai, de la soumettre a toute procedure d’Cpreuve qu’elle aura la possi- bilit6 pratique de mettre en ceuvre et d’en juger au niveau m6me de la mise a l’kpreuve. A supposer qu’une procedure d’6preuve ait pu &re pratiquement r6alis6e et que le resultat en ait Bt6 indCnia- blement nkgatif, aucune hesitation ne sera plus possible : la theorie en sortira condamnee. I1 importe peu qu’il s’agisse ici d’une thkorie de caractere Cpist6mologique. Quelle que soit la nature de ce qui se pr6te a l’essai (pourvu qu’il se pr&e a l’essai), la conclusion reste la m6me : 1’6chec ne peut qu’infliger un dkmenti a ce qui est mis a l’epreuve, il lui imprime le caractere d’une hypothkse qui ne peut pas &re maintenue, qui doit 6tre ou rkvis6e ou rejetke. Personne ne s’klevera contre cette intervention de l’expkrience, A condition qu’elle se r6vkle possible. Si la discussion doit rester ouverte, ce n’est certainement pas sur le point qui vient d’6tre fixe, mais sur l’authenticitk de la mise A l’epreuve : celle-ci est-elle vraiment cor- recte et son resultat est-il vkritablement indhiable? Or cela est affaire de cas particuliers, de realisations concrktes. I1 ne s’agit pas ici d’affirmer ou de nier, au prkalable, qu’une mise A 1’Cpreuve puisse ou doive &re possible, mais d’imaginer, de proposer, de realiser un essai dont les circonstances puissent &re concrktement apprecikes, un essai tel que celui qui en reconnaitra l’authenticitk doive 6galement en accepter les consequences.

Encore une fois, pour un esprit forme a la discipline scientifique, il ne s’agit la que de banalitks. I1 me parait cependant utile de les

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rappeler, de les souligner, avant de revenir aux colloques de 1’Ins- titut d’kpistkmologie gknktique de M. Jean Piaget. Toutes les expli- cations qui prkcbdent n’ont qu’un but : celui de faire kmerger une question, une question qu’il me semble urgent de poser, la sui- vante :

Une hypothdse dpistdmologique (une thdorie de la connaissance scientifique, par exemple) peut-elle &re soumise d une procddure d’dpreuve ?

Et si la chose se rkvklait possible, toute precaution ayant 6 tk prise pour que les rksultats de l’kpreuve ne soient pas contestables, ces rksultats ne devraient-ils pas avoir des conskquences aussi tran- chantes que dans le cas d’une hypothbse de caractkre scientifique?

* * * On dira peut-Ctre que, parlant d’6preuves A rkaliser pratique-

ment et concretement, je n’en suis pas moins restk, pour ce qui me concerne, dans les gknkralitks. Passons donc au cas concret. Pour ce que j’ai A dire, je puis parfaitement me contenter de ceux dont M. Piaget vient de nous donner un expos6 succinct, dans l’article qui prkckde. J e puis m6me me borner A me rkfkrer seulement A l’un d’entre eux, A une thkorie de la connaissance scientifique dont le modele pourrait &re aperqu dans une version plus ou moins sim- plifike de l’empirisme Iogique.

Qu’il soit bien entendu qu’il ne s’agit aucunement, ici, d’une polbmique avec tel ou tel point de vue actuellement d6fendu. Nous n’ignorons pas les amknagements qui ont kte apportks A la version originelle de l’empirisme logique, contre laquelle il nous es t arrivk de nous 6lever assez knergiquement l. Nous ne chercherons pas A apprkcier j usqu’A quel point ces amknagements tiennent compte des rksultats des recherches effectu6es et dirigkes par M. Jean Piaget. I1 serait certes intkressant de le faire. Mais cela nous harterait de notre souci essentiel qui est d’attirer l’attention sur l’ouverture de

1 Voir FEIOL, The Philosophy of Science of Logical Empiricism, in Actes du Deuxibme Congrks international de 1’Union internationale de philosophie des sciences, Zurich 1054, vol. I, pp. 95 sv., Neuchltel, Editionsdu Griffon, 1955.

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la recherche epistdmologique a l’expkrimentation de caractkre scientifique.

Supposons donc qu’on ait a juger une certaine thkorie T de la connaissance scientifique - theorie dont les grandes lignes vont &re immediatement esquissees. Jusqu’a quel point cette thkorie s’approche-t-elle et jusqu’a quel point diff ere-t-elle de certaines theories qu’on a cru juste de proposer comme addquates a la con- naissance scientifique rkelle, c’est la, nous venons de le dire, une question que nous ne jugeons pas opportun de discuter dans ce contexte. Voici donc, a tres grands traits, la thkorie T :

L’activitk (les procedures dont est issue la connaissance de carac- tere scientifique) peut W e dissocike en trois composantes nettement s6parables : en une premikre composante purement empirique, en une seconde composante purement logique ou mathdmatique et en une troisieme composante (d’interpretation) assurant la liaison entre l’empirique et le logique.

Pour prdciser, on supposera 1. que le materiel empirique se prCsente sous la forme de cons-

tatations klkmentaires, chacune de celles-ci s’exprimant en un juge- ment de fait tel que le suivant :

J’ai constat6 l’arriv6e de deux kvknements simultanks a et b, a pouvant Btre le toc d’une pendule et b le passage d’une ktoile derrikre le fil d’une lunette astronomique,

2. que le materiel logique est fourni par l’ensemble des formules admissibles dans une logique bien preciske, et

3. que l’interpretation consiste a assimiler un jugement de fait a une proposition logique.

Chacune de ces trois suppositions prete le flanc nombre de reserves et d’objections.

Quant a la premikre, on pourrait h i opposer l’analyse appro- fondie de l’idee de fait ou d’evhement a laquelle F. Enriquespro- cede dans son ouvrage (trop oublik) : I Concetti della scienza.

Quant a la seconde, on pourrait mettre en doute, en se basant sur les rksultats rdcents de la recherche sur les procedures forma- lisantes, qu’une logique (( bien prkcide )) puisse assumer le r61e que la thCorie T entend lui conferer ici.

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Quant A la troisibme, on pourrait faire observer qu’elle passe bien lkgbrement sur la difference de nature qui existe entre un 6nonc6 de fait et un 6nonck purement logique qui porte sur des 6ventualitks abstraites.

Enfin, quant A la th6orie T prise comme un tout, on pourrait faire observer qu’on ne l’aperqoit gubre rkalisde dans la d6marche r6elle de la recherche scientifique.

Mais, quelles que valables que puissent 6tre ces observations, (choisies presque au hasard parmi tant d’autres), elles ont un dkfaut commun : elles se situent toutes A un niveau kpist6mologique rela- tivement klevk. Elles demandent toutes A &re expliqukes et A faire, par condquent, l’objet d’un discours 6pistBmologique circonstancik. Or, il n’existe pas (nous avons d6jA dii en faire la remarque) de discours 6pist6mologique ayant une validit6 que tous puissent reconnaitre.

(Toute th6orie de la science represente, au moins secondairement, un essai de constituer un discours kpistkmologique universellement admissible.)

A supposer qu‘une discussion s’engage sur la thkorie T entre les partisans de diverses theories de la connaissance scientifique, rien ne permet de penser que cette discussion puisse Ctre arbitrke au nom d’une (( instance commune de lkgitimit6 o. Tout au contraire, chacun pourrait se prktendre libre de parler son propre langage, de dkvelopper son propre discours Bpistkmologique. Or, chacun de ceux-ci ne saurait manquer de se fonder plus ou moins sur la th6orie de la connaissance scientifique qui s’y trouve impliqube. I1 est donc A craindre qu’A ce niveau le dialogue n’ait pas d’issue.

Mais, cette derniere remarque ne s’applique-t-elle qu’a la th6orie T ? ”en doit-il pas 6tre de m6me pour tout autre th6orie de la science et, plus ghkralement, pour tout autre thkorie de la con- naissance? Et s’il en est ainsi, si personne n’a praiiquernent la possi- bilit6 de d6montrer qu’il est dans le juste en se servant d’arguments et de preuves que tous les autres puissent, disons m6me que tous les autres doivent tenir pour valables, la situation n’est-elle pas sans rembde 7

I1 y a cependant une issue: c’est de maintenir la discussion A un niveau tel qu’elle reste de plein pied avec une expkrimentation-

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tdmoin, avec une experimentation A la fois si directe e t si precise que personne ne puisse pratiquement en contester la validit6 quelles que soient par ailleurs les id6es qu’il professe sur la faqon dont une recherche scientifique doit &re men6e. C’est de soumettre la discussion A la meme discipline que s’il s’agissait d’un litige de caractere scientifique. C’est, en un mot, d’ouvrir 1’8pistemologie aux mdthodes de la science expkrimentale.

(Qu’on ne dise pas que la chose ne peut pas ktre faite avant d’etre en possession d’une thkorie de la science qui devrait nous 6clairer sur la facon dont cette ouverture pourrait avoir lieu. Prati- quement, concrbtement, les mkthodes de la science expkrimentale n’ont pas attendu pour gagner en ampleur et en s6curit6 que la thdorie en ait ktd constituke. I1 ne s’agit pas d’autre chose dans ce que nous venons de dire de l’ouverture 4 l’expkrience de la recherche 6pist6mologique.)

Le problbme n’est donc pas de savoir s’il est lkgitime d’avoir recours A une exp6rimentation-t6moin : ce serait pur arbitraire que de l’interdire. Le problbme n’est pas non plus de savoir si une telle experimentation est possible, mais bien de la rkaliser, de la faire passer dans l’ordre des faits. C’est de dresser, en face du discours kpistbmologique, en face des honciations thkoriques, un front d’experimentation reel et authentique o h ces knonciations soient mises A 1’Cpreuve.

O u en sommes-nous? Oui ou non, un tel front d’expkrimentation a-t-il 6t6 d6jA dkgagb?

* * * M. Jean Piaget et ses collaborateurs nous mettent simplement

devant un fait accompli : les resultats qu’ils nous ont prksentes constituent prkciskment un ensemble de tkmoignages exphimen- taux auxquels une th6orie de la science telle que la thkorie T peut 2tre confrontke sans aucune equivoque.

Ces rksultats visent-ils seulement la theorie T ? Certainement pas. Ce sont des rksultats dont tout essai de fonder une methodo- logie de la recherche devra tenir compte.

Dans ces conditions, pourquoi choisir spkcialement la theorie T comme terme de confrontation? Quel avantage peut-il y avoir

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mettre a 1’6preuve une hypothese dans laquelle personne ne recon- naitra plus exactement son propre point de vue?

L’avantage que nous y voyons est le suivant : ainsi schematisee, la theorie T se pr6te tout particulierement 31 une demonstration de principe. Elle illustre, comme peut le faire un exemple ad hoc, le ddmenti qu’une exphrimentation scientifique convenablement choisie est susceptible d’apporter a certaines hypotheses de carac- tkre Cpist6mologique.

Comment, dans le cas particulier, cette demonstration peut- elle Btre faite? J e ne reviendrai pas, par le detail, sur les explica- tions que M. Jean Piaget a d6ja fournies dans l’article qui precede e t dans les publications qu’il y mentionne. J e me contenterai donc de quelques indications dans la seule intention de mieux eclairer l’aspect de la question sur laquelle il me semble juste d’insister ici.

La theorie T pretend edifier une discipline scientifique en eta- blissant un certain nombre de relations logiques entre certaines categories d’6nonces de fait. Qu’est-ce qu’un 6noncC de fait ? Ce ne doit pas 6tre l’expression verbale d’une constatation purement sub- jective et peut-&re illusoire. I1 doit s’agir de la constatation (616- mentaire au possible) de quelque chose qui est reellement arrive. Ce doit donc 6tre une 6nonciation adequate, une enonciation capable de saisir le fait ou 1’6vCnement tels qu’ils sont. Les 6nonces de ce genre doivent satisfaire a certaines exigences assez precises : dans deux situations identiques, ils doivent 6tre identiques, indepen- damment de celui qui fait la constatation.

Cette exigence est-elle vdritablement satisfaite dans les obser- vations dont nous sommes rkellement capables ? C’est precisement la une question A laquelle une experimentation bien conduite peut et peut seule repondre.

I1 y a d’ailleurs dans la realisation pratique d’un programme d’observation une difficult6 assez singuliere. Que faut-il entendre par (( des situations identiques ))? De quels moyens dispose-t-on pour decider en fait e t concretement que deux situations sont a tenir pour identiques ? Dira-t-on que deux situations sont iden- tiques si elles donnent lieu a des knonces de faits identiques? Ne sommes-nous pas libres de choisir une telle dbfinition ? Peut-&re,

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mais alors l’expkrience montrera que la relation d’identit6 n’est pas necessairement transitive - ce qui est absurde.

Dans ces conditions, la meilleure garantie qu’on puisse donner d’une identitk de deux situations, c’est de les maintenir ou de les rkaliser aussi identiques que possibles selon les normes et avec les prkcautions habituelles de l’expkrimentation scientifique. Et, dans ce cas, 1’expCrience montrera que l’identitk des situations n’entraine pas forcement l’identite des constatations.

Ce n’est la, d’ailleurs, qu’un aspect de la question qui en compte bien d’autres. M. Piaget et ses collaborateurs ont choisi les angles d’observation les plus divers, examinant la genbse et la logique (de fait) des Cnonces de constatations chez les enfants en bas Age, chez les enfants grandissants, chez les adolescents et mCme chez les adultes : leurs conclusions sont formelles et ne sauraient Ctre mises en doute. Certes, il serait absurde de nier que les rksultats d’obser- vation puissent s’exprimer par des Bnonces de fait. Mais les enonces de fait auxquels l’expkrimentation scientifique a r6ellement recours ne sont pas tels qu’il faudrait qu’ils fussent pour jouer le r61e que la thkorie T entend leur confkrer. Que ce soit au niveau de l’activite sensorielle naturelle, au niveau d’un dispositif experimental clas- sique ou au niveau des plus fines observations, dont la science moderne nous rend capables, nous ne pouvons jamais avoir la certi- tude qu’un 6noncB de fait soit un 6nonc6 parfaitement ad6quat. Dans la rbgle, c’est un Cnonce qui ne nous apporte ce qu’il peut saisir de la rkalitk qu’a travers une interpretation. Le grand merite de M. Piaget et de son kquipe est de I’avoir mis en kvidence a tous les stades du dkveloppement de nos facultes mentales et par des mkthodes scientifiquement irreprochables.

Nous n’avons commentk, dans ce qui prkcbde, que la mise a 1’6preuve du premier point de la thkorie T. Nous n’insisterons pas sur le fait que les recherches de M. Piaget aboutissent kgalement a une remise en question des deux autres points fondamentaux.

* * * J e crois avoir maintenant explique pourquoi j’estime que les

travaux et les colloques de 1’ Institut d’kpist6mologie genktique de M. J. Piaget devraient trouver un exceptionnel retentissement.

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Bien compris, ils mettraient fin A l’air de l’arbitraire dans les dis- cussions epistemologiques. Par le modele qu’ils en donnent, ils mettent hors de doute qu’une recherche methodologique peut &re mise sous le contrdle de l’experience, au m6me titre qu’une recherche scientifique.

Elle met par ailleurs toutes les theories de la science, dans les- quelles l’un ou l’autre des trois points fondamentaux de la thdorie T entre A titre d’hypothese de base, dans l’obligati’on de proceder A une revision de leurs fondements.

Cette obligation sera-t-elle prise au serieux ? Le problbme m6me des garanties A fournir par une recherche dpistemologique pourra- t-il &re pris au serieux?

Nous serions heureux que cette question puisse provoquer quelques reactions, reactions que nous nous empresserions de publier dans cette Revue.