Lucier, P. (2005) « Culture et transcendance : éléments de cadrage d’un axe de recherche »

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 1 de 15 2005LUCIER, Pierre Qubec Culture et transcendance : lments de cadrage dun axe de rechercheChaire Fernand-Dumont sur la culture - 12 dcembre 2005INRS-Urbanisation, Culture et Socit

    Une entre en fonction constitue une occasion privilgie dexposer certaines problmatiqueset certaines positions de dpart, de dessiner lenvironnement gnral dun projet de travail,dengager ds lors le dialogue et la discussion avec les pairs, voire de se soumettre ainsi unesorte de premire valuation. Tels sont le contexte et lobjectif de la prsente note : contribuerau cadrage dun axe de recherche Culture et transcendance- qui est inscrit dans laprogrammation scientifique de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture (INRS-UCS)1 et dontle signataire a accept le mandat danimation et de pilotage.

    Lobjet est norme, on le souponne demble, et renvoie des interrogations qui figurentparmi les plus complexes de lhistoire de la pense. Lexamen de la rubrique transcendance des dictionnaires gnraux et spcialiss a dailleurs de quoi inviter la modestie. Cest quele mot a t attir dans des mandres smantiques assez sinueux, qui ont parfois lair desloigner passablement des acceptions les plus immdiates et les plus courantes.Heureusement, mme dans cet clatement smantique, le mot ne perd jamais totalement lasignification tymologique originelle de son vocation spatiale. Transcender, cest tre au-dessus de . Pas ncessairement suprieur , mais toujours autre que , irrductible , au-del de , simposant comme rellement rel , voire comme hors catgorie . Dudbat proprement pistmologique de la transcendance aux vocations religieuses dun tretranscendant le monde, une mme intentionnalit de base : la transcendance dsigne cet ordrede ralit qui, dune manire ou dune autre, voque laltrit, la rfrence, voire ledpassement et le fondement. Cest llucidation de certaines des questions entourant cette transcendance comme objet de recherche que lon veut ici contribuer.

    On sappliquera essentiellement distinguer et circonscrire trois registres concentriques duconcept de transcendance , les problmatiques qui le sous-tendent et leurs rapports laculture la culture entendue dans son sens anthropologique le plus large. Le premier registreest dordre pistmologique et renvoie la transcendance comme ple de lacte de connatre,lui-mme engag dans des rapports troits avec limmanence du sujet connaissant.

    Le deuxime registre concerne la transcendance comme horizon dernier et condition ultime depossibilit de lacte de connatre et du sujet lui-mme, l o lpistmologie devientanthropologie, o lon voquera les types dinvestigation pouvant tre pratiqus; un niveau ,o on identifiera des domaines ou des lieux dans desquels la Chaire pourrait utilementsinvestir. Autant le dire dentre de jeu, le propos est donc tout aussi stratgique quethorique. philosophique et hermneutique et, ds lors, qute de sens. Le troisime registre est

    celui de lexprience religieuse, dans ses figures monothistes traditionnelles ou dans sesnouveaux lieux dmergence, l o lhorizon dernier du dynamisme de la conscience prend unnom et devient objet dadhsion et de vnration. Chacun de ces trois registres serabrivement analys selon trois angles ou niveaux diffrents : un niveau proprementsmantique, o on essaiera de cerner de quoi il sagit; un niveau scientifique institutionnel.

    1Voir le site de la Chaire (http://chaire_fernand_dumont.inrs-ucs.uquebec.ca).

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 2 de 15 20051. Un registre pistmologique : la transcendance comme ple de lacte de connatre

    On ne se perdra pas ici dans des rappels qui quivaudraient refaire rien de moins que lepriple de lensemble de la philosophie occidentale, car cest bien avec la questionpistmologique de la transcendance quon sy bat depuis les prsocratiques, puis de Platon Kant, et de Descartes Husserl. Ce quil faut en dire ici tient en une observation somme toutelmentaire : le procs de la transcendance nat avec les premires analyses de lacte deconnatre et de ses inluctables paradoxes. Connatre, en effet, est fondamentalement un actedu sujet, acte immanent sil en est, en mme temps quun acte dfini par une tout aussiirrductible intentionnalit, cest--dire un acte par lequel on accde intentionnellement quelque chose dautre ou de saisi comme tel. Dans la connaissance, le sujet devient ainsiintentionnellement son objet, enseignait Aristote, fort longtemps suivi en cela. Le couplesujet-objet devient celui de limmanence et de la transcendance et structure ds lors laquestion pistmologique de base : que connat-on? quoi correspond le construit de la connaissance? Ainsi, avec celle de l objectivit , est pose la question de la porte etde la possibilit mme du savoir, et jusquaux derniers retranchements de la croyance et delaction.

    Lhistoire de la pense occidentale illustre abondamment des approches qui se partagent entredes analyses dites ralistes , cest--dire affirmant laltrit ontologique de lobjet connu, etdes analyses dites idalistes , issues de la rvolution copernicienne de Kant, demblecentres sur le sujet connaissant, o la transcendance est finalement celle du sujet dductiontranscendantale kantienne des conditions de la science, irrductibilit de l Ich denke ,rduction husserlienne de lintentionnalit, transcendance sartrienne de lEgo, etc. Les essaisne manquent mme pas, et pour cause, qui ont tent de surmonter ces paradoxes en intgrant la transcendance dans limmanence : transcendance immanente , suggrait Durkheim 2; transcendance dans limmanence , enseignait Husserl3. Ds les premiers pas sur le terrain delpistmologie, on nest donc jamais trs loin des fameuses questions dAblard sur le nomde la rose ou de la longue querelle des universaux 4.

    2mile Durkheim, Les formes lmentaires de la vie religieuse (1912), Paris, Alcan, 3

    ed., 1937. Par-del ltude du systme

    totmique australien, la proccupation fondamentale de lauteur est justement de pouvoir surmonter, en lintgrant, ledilemme entre lidal et le rel. Lintroduction et la conclusion, toutes deux fort substantielles, sont tout fait explicites cetgard.3Voir notamment : Edmund Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie (1913), Trad. Paul Ricoeur,Paris, Gallimard, 1950, 27-29, 34-38; Mditations cartsiennes. Introduction la phnomnologie, Paris, Vrin,1953, p. 93; Logique formelle et logique transcendantale, Paris, P.U.F., 1957, p.351-352. En resituant latranscendance dans limmanence, Husserl cherchait explicitement dpasser la lutte strile et nonphilosophique qui se droulait sur le terrain naturel entre idalisme et ralisme ( Postface mes idesdirectrices pour une phnomnologie pure , dans Revue de mtaphysique et de morale, oct.-dc. 1957, p.390).Sartre considrait que Husserl avait chou dans cette tentative : Cette transcendance dans limmanence nenous fait pas sortir du subjectif. () Cest en vain quon tentera un tour de passe-passe, en fondant la ralit delobjet sur la plnitude subjective impressionnelle et son objectivit sur le non-tre : jamais lobjectif ne sortira

    du subjectif, ni le transcendant de limmanence, ni ltre du non-tre. (Ltre et le nant. Essai dontologiephnomnologique, Paris, Gallimard, 1943. p.28).4Dans sa Logica ingredientibus, Ablard commente les trois questions traditionnelles hrites de Boce et dePorphyre qui ont nourri la querelle mdivale dite des Universaux . Il en ajoute une quatrime concernant lestatut du genre et de lespce : Le mot ROSE possde-t-il encore une signification relle sil nexiste plusaucune des roses auxquelles il sapplique de faon commune? Aprs une discussion pistmologique serre,Ablard rpond : Il reste pourtant que ce nom prsente encore une signification pour lentendement, bien quilne dnomme plus rien, car sans cela pourrait-on affirmer quil nexiste aucune rose? On peut voir l la clef duroman dUmberto Eco (Le roman de la rose, 1980), dont la finale latine en plus idyllique, il est vrai!- propose lamme rponse : stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus .

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 3 de 15 2005Ces questions sont anciennes, mais, si elles ne risquent plus gure de provoquer des guerresciviles, elles occupent toujours une place importante dans le paysage philosophique etscientifique actuel, et pas seulement en sciences humaines et sociales. On a beaucoupprogress, il est vrai, dans lintelligence et la matrise des procdures de modlisation, et lesdivers constructivismes ont livr bon nombre de leurs rgles et de leurs secrets. On nenmme plus tout fait devoir lgitimer pistmologiquement les sciences humaines commeon a d le faire au XIXe sicle et comme il reste sans doute le faire dans des secteursencore neufs comme les sciences de lducation. Lintrt demeure pourtant manifeste, vraidire difficilement contournable, mais avec des recours plus systmatiques lordre delaction, voire celui de la technologie qui russit , comme voies privilgies poursurmonter les dilemmes proprement thoriques et toucher le rel : praxologie etpistmologie se rencontrent dsormais. La rflexion postmoderne, pour laquelle il faudrabien un jour trouver un nom moins provisoire, a bien soulev des questions radicales, sournoises au dire de certains, qui ont secou jusquaux bases de ldifice du savoir, encontestant notre capacit mme de traiter luniversel et en nous renvoyant ainsi lhumilitdapproches davantage centres sur le particulier, que lon narre et raconte bien plus quon neles explique ou quon ne les mesure laune de rgles tablies. Les questionspistmologiques sont toujours l et simposent ds lentre du sujet dans le monde.En fait, lpistmologie est essentielle toute initiation solide une dmarche disciplinaireconsciente delle-mme, de sa porte, de ses limites, de son inluctable caractre deconstruction. Elle lest tout autant tout projet dexplicitation des interfaces entreinterprtation et dcision, entre recherche et action, comme celui qui est au coeur du nouveauprogramme de matrise en sciences sociales ( pratiques de recherche et action publique )bientt mis en oeuvre par lINRS-UCS.

    Cest un terrain ardu, il faut le reconnatre. Fondamental, sil en est, pourtant, dans la mesureo nous y sommes ramens aux sources et aux fondements du doute et de la certitude, du vraiet du faux, de lvidence et de la dmonstration, aux confins de limmanence et de latranscendance de lacte de connaissance, de lobjet connu et du sujet connaissant. Ces

    questions ont lge de la philosophie elle-mme, on la suggr ici, mais leur traitement najamais cess dtre relanc, bien au-del des enseignements classiques de la critique de laconnaissance , pour intgrer les questions souleves notamment par laction et par son lienoriginal la vrit et la vrification. On y est vite confront aux paradoxes du cerclehermneutique , lui-mme de part en part li au dbat sur la transcendance .On ne minimisera donc pas les contributions que la Chaire pourrait apporter aux activits deformation prvues dans le nouveau programme de matrise de lINRS-UCS, surtout que, enpointant le transfert et la mobilisation des savoirs comme objectif central, ce programmeexigera que des perspectives proprement pistmologiques soient explicitement abordes. Eneffet, les dimensions praxologiques du projet soulvent des questions pistmologiques quivont bien au-del du transfert et qui rejoignent les critres de vrit propres laction. Lapraxologie, en effet, ne se limite pas quelque mise en pratique ; elle est proprement

    science de laction et dans laction. Elle renvoie ds lors invitablement au statut et au rledune interprtation appele, au-del de la clture des signes, devenir diagnostic etintervention. Nous sommes ici en pleine dynamique pistmologique dimmanence et detranscendance.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 4 de 15 20052. Un registre anthropologique et hermneutique : la transcendancecomme horizon dernier du savoir, de la culture et du lien social

    La dmarche pistmologique dbouche assez naturellement sur des perspectives qui, de latranscendance intentionnellement constitutive de lacte de connatre, renvoient unetranscendance littralement englobante et supra-catgorielle. Cest que lon connat toujours quelque chose , avec ce quil y a de partitif dans toute apprhension du rel : on connat deltre , a-t-on rpt. Pouvoir affirmer que a existe exige que lon saisisse aussi ce quecest que dtre ou dexister. Nous saisissons le rel sur un horizon dtre, le fini et leparticulier ne pouvant tre apprhends comme tels que sur un horizon de totalit, lui-mmedfini comme in-conditionnel , ab-solu , in-fini . Transcendant, en somme; dunetranscendance qui, tout en tant paradoxalement elle-mme connue, et donc ds lors saisiedans limmanence, permettrait seule de dtacher et de situer lobjet connu.Lhistoire de la pense occidentale montre ainsi une jonction trs nette entre des analysespistmologiques cibles sur lacte de connaissance immdiate et des analyses qui, sansquitter tout fait lpistmologie, dbouchent sur une vritable anthropologie philosophiqueappuye sur lexplicitation des conditions ultimes ( transcendantales , justement) depossibilit de lacte de connatre. Lhorizon qui est ainsi dgag pointe vers un absolu, un au-del de lessence , toujours Platon , la manire dune exigence ontologique comme en traite toute loeuvre de Gabriel Marcel 5. Cet horizon, cestla transcendance, encore sans nom, mais souvent avec un T majuscule, cette fois, et moins parpit que pour signifier le saut qualitatif ainsi ralis. La transcendance devient ainsi ce fonddtre qui rend possible la connaissance des tres, le rfrent oblig de toute saisiedu rel. Cest le vritable lieu de lhomme , celui de la distance, le point de surgissementde toute laventure culturelle, pour peu quon voie dans la culture lensemble du dynamismede cration des signes. Cest le lieu des raisons communes dont parlait Dumont 6,fondements du lien social et de la possibilit mme dune thique du bien commun. Cestaussi le terrain des philosophies hermneutiques qui, travers linterprtation du rel,dbouchent sur linterprtation de linterprtant lui-mme.

    Lmergence historique de cette approche anthropologique gravite autour de la dmarcheproprement pistmologique. Mais il serait trs rducteur de vouloir ly enfermer. Car, cestpar de multiples voies complmentaires danalyse de lexprience humaine que ce niveau detranscendance a t affirm et continue de ltre. Lexprience morale, notamment, avec soninconditionnalit et sa structure d impratif catgorique , fait partie de cette vastedclinaison.

    Lexprience du dsir et de lamour, tout autant, dans ses dimensions radicales qui englobentjusqu la connaissance elle-mme, le vrai devenant ds lors le bien propre delintelligence, elle-mme dsir sans limite mis en mouvement la faon du dynamismeamoureux. , enseignait le svre Aristote : le bien nous meut comme

    lobjet du dsir et de lamour. Pure desire to know , ont repris les nothomistes, dont notrecompatriote Lonergan7. On trouverait le mme type de postulat dans les analyses de laction

    5 Voir, par exemple, Gabriel Marcel , Positions et approches concrtes du mystre ontologique, Paris-Louvain,Nauwelaerts, 1967, p.50ss.; Le mystre de ltre, Paris, Aubier, 1951, vol. 1, chap.3 et vol. 2, chap.3.6 Fernand Dumont, Raisons communes, Boral, 1995.

    7Bernard J.F.Lonergan, Insight. A Study of Human Understanding, New York, Longmans, 1957, passim.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 5 de 15 2005entendue, la faon de Blondel8, comme dynamisme tendu vers un incessant au-del delle-mme et que nexplique pas la rpartie cynique de Cinas Pyrrhus commente par Simonede Beauvoir9. Lart aussi continue dtre cet gard le point de dpart danalyses analogues :lart, affirmation dimmortalit et de la transcendance du dynamisme crateur. En fait, cesttoute laventure culturelle, ses discours, ses constructions, qui fait lobjet du type de dduction transcendantale voqu ici.

    Ici non plus, on le voit, les questions ne sont pas neuves. Ds les dbuts connus de la pensephilosophique, les analyses de lintelligence et de la volont, du vrai et du bien, peut-tre plusencore de lun et du multiple, ont constitu de vritables anthropologies -des philosophiesde lhomme , comme on disait nagure-, occupes comprendre la conscience humaine toutautant que les fondements du savoir et de la vrit scientifique. Lhermneutique rcente nescarte gure de ce propos quand elle plonge au centre du cercle hermneutique , l o lesujet connaissant -interprtant, donc- devient lui-mme objet danalyse et dinterprtation. Eto la capacit mme de connatre renvoie un ncessaire horizon, nommment dsigncomme transcendance 10. Ce que lon observe, cependant, cest un certain dplacementvers un terrain danalyse qui est maintenant davantage celui dune analyse sociale et politiqueen qute de rfrences communes pour fonder le lien social, la socit de droits, voire lesdynamiques identitaires, ou, plus modestement, pour trouver un lieu propice la discussionthique et la reconnaissance de lautre.De lapproche anthropologique et hermneutique de lunivers de la transcendance, il fautsassurer que la Chaire ne soit pas absente. Il y a, dans cette tradition dinvestigation, desassises et des rfrences absolument essentielles pour donner consistance et enracinement lensemble des travaux en la matire. Sen abstenir risquerait dappauvrir singulirement leterreau danalyse. Sy trouvent des rfrents particulirement importants, notamment pour lenouveau programme de matrise de lINRS-UCS (Pratiques de recherche et action publique).Les explorations et les approfondissements quon se propose dy conduire autour du liensocial et des rgulations thiques, voire culturelles, de laction publique renvoient dembleau registre danalyse dcrit ici. La Chaire pourrait y contribuer utilement.

    3. Un registre religieux : la transcendance comme objet dune expriencesui generis

    Un troisime registre concerne lautre grande acception de la transcendance dans lhistoirede la pense occidentale, une acception explicitement religieuse qui identifie rsolument latranscendance comme tant celle dun tout autre , dun sacr la fois fascinant etredoutable, voire dun dieu personnel transcendant le monde et la conscience. Les figures en

    8Maurice Blondel, LAction (1893), Essai dune critique de la vie et dune science de la pratique, Paris, PUF,1950.9 Plutarque raconte quun jour Pyrrhus faisait des projets de conqute. Nous allons dabord soumettre laGrce, disait-il. Et aprs? dit Cinas. Nous gagnerons lAfrique. Aprs lAfrique? Nous passerons en

    Asie, nous conquerrons lAsie Mineure, lArabie. -Et aprs? Nous irons jusquaux Indes. Aprs lesIndes? Ah! dit Purrhus, je me reposerai. Pourquoi, dit Cinas, ne pas vous reposer tout de suite? Simone de Beauvoir, Pyrrhus et Cinas, publi avec Pour une morale de lambigut, Paris, Gallimard, 1944.Cest lentre en matire.

    10 Cette dmarche hermneutique constitue sans doute le filon le plus structurant de loeuvre de Paul Ricoeur.Dans plusieurs textes de fin de carrire, Ricoeur a lui-mme expos la trame de son itinraire philosophique.Voir, par exemple : Rflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Esprit, 1995; Narrativit,phnomnologie et hermneutique , dans Encyclopdie philosophique universelle, vol.I, Luniversphilosophique, Paris, PUF, 1989, p.63-71.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 6 de 15 2005sont tantt celles du rcit mythique et du discours de la rvlation , voire de la prtentionproprement factuelle et historique, tantt celles du silence mystique, o il ny a justementaucun visage adorer, mais qui laissent tout de mme des traces, comme chez Jacob aprs sanuit de lutte avec lAnge11. Cest l un registre insolite et maints gards diffrent, mais aussiplus familier, celui que recueilleraient sans doute des enqutes sur la comprhension courantedu mot transcendance .

    De lun lautre des trois registres recenss, il faut le noter demble, il ny a pas toujoursopposition. Au contraire, des liens multiples se sont tisss et ont inspir de grandes entreprisesdanthropologie, dhermneutique et de thologie fondamentale assurment le chapitre leplus passionnant des thologies- qui, de Platon Karl Rahner, dAugustin et de ThomasdAquin Fernand Dumont lui-mme, de Kant Husserl et Heidegger, ont nourri une bonnepartie de la rflexion philosophique sur la transcendance. On sy situe le plus souvent sur laligne de crte de lpistmologie et de la mtaphysique la plus classique capax Dei ,affirmait un Thomas dAquin12 la suite de saint Augustin13- voire, comme chez Levinas14,au coeur de laffirmation croyante elle-mme.Au Qubec comme ailleurs, certains milieux scientifiques sont enclins durcir ici les clivageset relguer ce registre proprement religieux de la transcendance aux pieuses oeuvres dequelque sacristie. Tout se passerait donc comme si, dune part, il y avait un univers detranscendance acceptable aux yeux du savoir scientifique, mais qui ne ressemble que de bienloin lexprience dune transcendance qui sexprimerait dans les pratiques culturelles, voiredans la prire, dans les rgles de vie, dans la clbration cultuelle, dans lart, danslamnagement de la cit et de la vie sociale, comme aussi dans lventail grandissant de tousces nouveaux rites quon ne sait plus trop comment nommer, mais qui correspondenttrangement aux paramtres anthropologiques du religieux . Tout se passerait aussi, parailleurs, comme si ce vcu religieux lui-mme ne se retrouvait pas davantage dans lesimageries naves de la transcendance dans lesquelles il pourrait tre accommodant de leconfiner, histoire de mieux pouvoir dnier son statut dobjet lgitime de connaissance.Aseptis, dtach de la construction culturelle et des pistms qui la rglent, le concept

    de transcendance justifierait tout au plus une recherche plus ou moins solitaire conduiteselon le modle de lexploration philosophique traditionnelle, peu propice la constitutiondquipes de travail et la dfinition de programmes de recherche. Dautre part, il y auraitune transcendance plus spontanment loquente pour le commun des mortels,particulirement dans la conjoncture culturelle actuelle, mais qui serait frappe dune sortedinterdit scientifique, ou bien parce que, linfme tant maintenant crase , on nen serait

    11 Gense 32, 23-33. Du point de vue proprement religiologique, cest sans doute l un des rcits les plusfascinants. Rien dtonnant ce quil ait inspir de nombreuses oeuvres devenues classiques : Rembrandt,Delacroix, Gustave Dor, Chagall, Gauguin, sans oublier le chapiteau de Vzelay, la fresque de Saint-Jean-le-Thomas et lenluminure de la Bible dUtrecht.12 Sum. Theol., IIIa, q.4, a.1, ad 2m (et ailleurs). Voir, sur cet aspect fondamental de la pense de ThomasdAquin, ltude exhaustive de Gilles Langevin, Capax Dei . La crature intellectuelle et lintimit de Dieu,Bruges-Paris, Descle de Brouwer, 1966, notamment p.54-58.13 Imago Dei, quo capax Dei , De Trinitate, XIV, VIII/11. Cette perspective a t abondamment reprise parla suite. Voir, par exemple : mon me, tu es capable de Dieu; malheur toi si tu te contentes de moins queDieu (Franois de Sales, Introduction la vie dvote, chap. X). La Section 1 du Chapitre I du Catchisme delEglise catholique (1992; d. latine officielle : 1997) porte le titreLhomme est capable de Dieu ( Homo est

    Dei capax ).14 Voir, en particulier : Emmanuel Levinas, Transcendance et intelligibilit, Genve, Labor & Fides, 1984;Positivit et transcendance, Paris, PUF, 2000. Cest Levinas qui a sign larticle Philosophie et transcendancedans LEncyclopdie philosophique universelle, vol. I, Lunivers philosophique, Paris, PUF, 1989, p.38-45.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 7 de 15 2005 tout de mme plus l au Qubec , ou bien parce quil ny aurait l, en fin de compte,quune affaire de croyants et de leurs curs.

    En dernire analyse, tout tient ce quil y a telle chose quun fait religieux, uneexprience croyante, que lon peut cerner, dcrire, analyser, comprendre, voire expliquer oudconstruire. Le fait religieux, cest dabord des croyants qui vivent des expriences, disent etclbrent leur foi et leurs motions dans des rites et dans des ftes, se rfrent des mythesfondateurs souvent consigns dans des textes eux-mmes transmis avec vnration, honorentdes personnages jugs exemplaires, dveloppent leur discours sur la vie et sur le monde, serassemblent dans des lieux de culte, sont membres de communauts institutionnelles,sengagent dans des actions sociales, etc. Ces expriences ont trs gnralement des bases nonconceptuelles, irrationnelles certains gards ce qui ne veut pas dire draisonnables -,lies des sentiments sui generis rpertoris et scruts depuis un bon moment par desanalyses devenues des classiques (Otto, Durkheim, Eliade, Van der Leeuw, Wach etdautres)15, quelque chose qui est de lordre du sacr et dune prsence-absence qui suscite la fois lmoi et la fascination. Sy intresser, cest chercher reprer, comme la trace, lesmanifestations du religieux dans nos socits. Cela inclut sans aucun doute lglise ou letemple des villes et des villages, les monastres et les sanctuaires perdus, les lieux despulture, les calendriers, les ftes, les rites, les rassemblements, les plerinages, les oeuvresdart, les monuments, les noms de lieux, voire le langage courant.Il y a bel et bien ici un objet de connaissance. Il importe dautant plus de laffirmer que cetobjet peut facilement connatre toutes sortes de dilutions conceptuelles. Il nest pas rare, eneffet, quon le dissolve dans des smantiques apparentes, mais diffrentes, allant de cellesdes valeurs celles de la spiritualit -ou de la qute de sens , comme si le religieuxtait dabord une rponse une question ou une nigme. Et on ne parlera de ces noblesidaux qui assimilent le religieux au dialogue, louverture ou au vivre-ensemble .

    Cela tant dit, il simpose de pouvoir dployer ce qui, de lunivers smantique de latranscendance, peut tre lobjet dinvestigations dans les perspectives dune entreprise de

    recherche sur la culture. Formuler ainsi la question sous langle de lanalyse culturelleproprement dite, cest presque y rpondre. Car deux approches apparaissent immdiatementsur lcran de radar : ltude du processus de construction culturelle, dune part, et ltude dessignes culturels eux-mmes, dautre part, lune et lautre correspondant des niveauxdiffrents, mais troitement lis, de toute dmarche hermneutique.

    3.1 Lexprience religieuse comme lieu de construction culturelle

    Sagissant de ltude de la construction culturelle autour de la transcendance, il y a place pourdes analyses du type dexpriences do merge concrtement le discours religieux sur latranscendance. Ces expriences, individuelles ou collectives, sont diverses, mais elles ont destraits communs, quelque chose qui ressemble des situations limites extrmes ? ,

    tantt ponctuelles la manire dvnements tout aussi fugaces que puissants, tantt diffuses

    15Rudolph Otto, Le sacr. Llment non-rationnel dans lide du divin et sa relation avec le rationnel, Parie,Payot, 1949 (loriginal, Das Heilige, est de 1917); mile Durkheim, Les formes lmentaires de la vie religieuse

    (1912), Paris, Alcan, 3e

    d., 1937; Mircea Eliade, Le sacr et le profane, 1965 (loriginal, Das Heilige und dasProfane, est de 1957); Gerardus van der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations :phnomnologie de la religion, Paris, Payot, 1970 (dition refondue et mise jour avec la collaboration dutraducteur); Joachim Wach, Types of Religious Exprience, Christian and non-Christian, Chicago Univ. Press,1951.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 8 de 15 2005 la manire de cheminements tout aussi tenaces que lents. Ce type dexpriences ne renvoiepas pour autant la seule intimit des coeurs. Ce sont souvent des expriences quisenracinent dans ce quon peut appeler, au sens anthropologique le plus large, des rites sacramentels , cest--dire des signes dont lefficacit est celle de leur signification mme,parfois aussi appuys sur des mythes fondateurs de rfrence. Elles senracinent toutes dansce quon peut aussi appeler la recherche de signification la qute de sens, comme onprfre dire. Elles sollicitent toutes ultimement le sujet dans sa dynamique de lecture delexistence et de la vie humaines, dans ces zones o le dchiffrage des signes et des indicesinstruit une sorte de procs et conduit au pari de sens, la manire de constructions et derisques librement consentis de croyances ( beliefs ), au sens o le mot convient mme lexplication scientifique16.

    On pensera ici assez spontanment des mthodes dinvestigation qui allient la cueillette desrcits dexpriences et lanalyse sociologique et anthropologique des lieux et des rites qui,avec ou sans le mot, constituent des situations o la rfrence la transcendance est frquenteet smantiquement fonde. Pour cela, il faut accepter de sintresser explicitement auxphnomnes religieux, voire crypto-religieux, dont on peut dire demble quils sont bien au-del des religions et des institutions religieuses particulires, et quils sont scientifiquementanalysables. Lobjet dtude est ici trs vaste et oblige considrer les formes les plusclassiques du mysticisme et de la transe divinatoire, tout autant que tous ces lieux o semblentactuellement merger de nouvelles formes dexpriences limites.Dans leurs discours savants comme dans leurs manifestations sauvages, les socits actuellesregorgent de questions relatives la transcendance au sens religieux du terme17. Que lesreligions institutionnelles nen soient dsormais ni les seuls dpositaires reconnus ni les lieuxuniques ne change rien leur structure anthropologique religieuse . Il serait ds lorsabstrait de se cantonner dans des perspectives qui finiraient par faire de la transcendance sans nom une transcendance sans objet ni contenu. Il serait quand mme trange que seul le religieux doive tre exclu de la gamme des concepts rhabilits de spiritualit,dintriorit, de sacr, dabsolu, de sens ultime, de transcendance.

    Lintrt scientifique pour lexprience religieuse ou crypto-religieuse ouvre la voie ltudedun ensemble complexe et vari de situations de transcendance , que certains associent au sentiment de transcendance , voire aux expriences de transcendance 18. Ici, le champ

    16On peut rfrer ici aux discussions qui, dans le sillage de Bertrand Russell et linstigation de R.B.Braithwaite,ont longtemps anim la place de Cambridge. Voir, ce sujet : Pierre Lucier, Empirisme logique et langagereligieux, Tournai/Montral, Descle/Bellarmin, 1976, p.52-79 ( Croyance et praxologie : le concept de Belief).17 Pour sen tenir des vhicules grande diffusion, on notera, parmi bien dautres tmoins : le dossier Dieuressuscitde la livraison de mai 2005 de la revue Sciences humaines; le dossier Les dieux aux portes de la cit?

    De la revue Argument, vol .8, no 2, printemps-t 2006; sur TV5, la dernire mission, juin 2005, de la srieCulture et dpendances, Le XXIe sicle sera-t-il otage des religions?; le dossier Pourquoi Dieu ne disparatra

    jamais de la revue Science et vie, no 1055, aot 2005; le dossier spcial Pourquoi le XXIe sicle est religieux. Durepli identitaire aux qutes spirituelles du magazine Le Monde des religions, no 13, sept.-oct. 2005. Au Qubecmme : le numro hors srie (avril 2005) de la revue Entreprendre, Lthique et les affaires : une qute de sens,le dossier Comprendre les sept grandes religions au Qubec : un guide conserver(dcembre 2005) de la revueChtelaine, le film de Bernard mond, La neuvaine (t 2005), et mme le dossierDieu louvrage du magazineJobboum, 15 fvrier 2006.

    18Voir, par exemple : Louis Roy, Transcendent Experiences. Phenomenology and Critique, University ofToronto, 2001 et Le sentiment de transcendance, exprience de Dieu?, Paris, Cerf, 2000; Michel Meslin,Lexprience humaine du divin, Paris, Cerf, 1988. Le statut pistmologique de ces travaux nest pasparfaitement limpide, il faut le noter demble.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 9 de 15 2005danalyse est vaste, et les travaux dj mens dans lentourage de la Chaire donnent penserque des perces y sont tout fait possibles19.

    largissant le terrain institutionnel dinvestigation, cest galement du ct de lObservatoire Jeunes et socit (OJS) et du Groupe de recherche sur la migration des

    jeunes quon pourrait explorer les possibilits de convergence. bien des gards, en effet,et sous des angles divers, on pourrait en apprendre beaucoup sur les figures nouvelles etmergentes de lexprience de la transcendance. Visions du monde et de la vie, constructiondes valeurs, rfrences pour la dtermination du sens : on en sait encore trop peu sur les voiesempruntes par les gnrations montantes en ces matires pourtant fondamentales. Il y aurait tout le moins certaines explorations possibles des donnes existantes entourant cet universdinterrogation. On peut penser que les rflexions actuellement conduites sur la spiritualit chez les jeunes apporteront ici des informations clairantes.

    Ici aussi, des liens peuvent tre tablis ou renforcs avec des quipes dj actives dans cegenre danalyse culturelle et qui disposent de cadres conceptuels prouvs. On pensera icisurtout la tradition des tudes religiologiques dans lesquelles lUQAM, spcialement sondpartement de sciences religieuses, le seul centre francophone qui nait statut ni canonique niconfessionnel, est engage depuis une bonne trentaine dannes20. Les parents intellectuellesentre cette unit et la Chaire sont telles quon peut seulement stonner que les deux naientpas eu loccasion dune synergie plus forte et plus visible.

    3.2 Linterprtation des signes culturels

    19 Voir, par exemple : chacun sa qute de sens. Essais sur les nouveaux visages de la transcendance, dir. YvesBoisvert et Lawrence Olivier, Sainte-Foy, P.U.Q., 2000; Denis Jeffrey, Jouissance du sacr. Religion etpostmodernit, Paris, Colin, 1998. Voir aussi : Michel Maffesoli, Linstant ternel. Le retour du tragique dans les

    socits postmodernes, Paris, Table ronde, 2000.20

    Voir : Religion et culture au Qubec. Figures contemporaines du sacr, dir. Yvon Desrosiers, Montral, Fides,1986. Dj un peu ancien, cet ouvrage demeure trs instructif sur le projet scientifique du dpartement desSciences religieuses de lUQAM. Voir aussi, en plus ancien mais tout aussi instructif : Sciences sociales etglises. Questions sur lvolution religieuse du Qubec, dir. Paul Stryckman et Jean-Paul Rouleau, Montral,Bellarmin, 1980, notamment, p.73-95, le texte de Louis Rousseau, La religiologie lUQAM .Au Qubec, la pratique des sciences de la religion a t largement concentre dans les centres confessionnels ouquasi-confessionnels, voire canoniques, dtudes thologiques. Ainsi, et pour sen tenir aux universitsfrancophones, Laval, Montral et Sherbrooke sont troitement soumis, pour lessentiel de ce qui touchelenseignement et la recherche dans le champ de la religion, aux exigences canoniques des autoritsecclsiastiques romaines dfinies dans la constitution apostolique Sapientia christiana(1979) et dans ses normesdapplication, selon des perspectives et des paramtres repris dans de nombreux documents normatifs, tels leCode de Droit canonique (1983, nn.807ss), la constitution apostoliqueEx corde Ecclesiae (1990), linstruction

    Donum veritatis (1990), le lettre apostoliqueAd tuendam fidem (1998) et dautres. Les appellations de sciencesdes religions (Montral), de sciences religieuses (Laval) ou d thique et philosophie (Sherbrooke),rcemment ajoutes celle de thologie , ny changent rien. Ce sont bel et bien trois centres statutcanonique. Ce statut ne discrdite pas pour autant les enseignements et les travaux de recherche de cestablissements dans le champ des sciences de la religion. Mais on serait mal avis de banaliser ou docculter lefait que ces enseignements et ces travaux de recherche sont raliss dans la mouvance du discours second dunecommunaut confessante et sous le contrle, attentivement exerc au demeurant, des autorits ecclsiastiqueslocales et romaines. Au regard des paradigmes proprement scientifiques et pistmologiques, ni lUQAM ni laChaire nont surmonter ce handicap.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 10 de 15 2005Lautre volet danalyse culturelle qui soffre est celui du dchiffrage des signes culturels etdes jeux de langage ( Sprachpielen 21) dans lesquels scrivent les discours sur latranscendance ou sur les expriences qui les sous-tendent. Et ils sont nombreux, ces signesinscrits dans les multiples langages de la culture, qui exigent lecture, interprtation,rappropriation. Il y a ds lors place pour une entreprise hermneutique denvergure, avec desobjets qui vont du langage courant aux institutions sociales et politiques, de la toponymieproprement dite lamnagement du territoire, des schmes de gouvernance aux divers ritesde passages, etc. La comprhension des cultures -la qubcoise et les autres- est impossiblesans ce dcodage des signes culturels lis ce quon voque globalement quand on parle detranscendance

    vrai dire, cela na rien dtonnant, dans la mesure o la dynamique de la culture est, de soi,une dynamique de la limite et de la transcendance. Malraux et Malinowski22 saccordent l-dessus : lart et la culture renvoient la signification dernire de la vie humaine, l o semblepossible une certaine victoire sur la mort. On cre pour ne pas mourir, tout le moins poursurvivre grce au sens. Cest pour cela que la culture est le lieu de lhomme, sans doute, maisaussi le lieu de la mtamorphose des dieux . Lart est n inextricablement li au religieuxet comme affirmation dune transcendance. Cela nest pas vrai que de lart, dailleurs : cestlensemble de la cration culturelle qui est toujours un dfi lanc la limite et la finitude.

    Entre lexploration de la construction culturelle et lanalyse des signes culturels produits, lafrontire nest videmment pas tanche. Les mthodes dinvestigation y diffrent sans douteforcment, la premire faisant davantage appel lexploration qualitative dominancepsychologique et sociologique, la seconde se mouvant plutt dans le dcryptage smiologiqueet anthropologique, voire psychanalytique. En bout de piste, cependant, les convergences etles renforcements danalyse comptent manifestement plus que les diffrences dapproches etde paradigmes.

    Lanalyse des signes culturels constitue un volet central du champ dinvestigation de lunivers

    de la transcendance. Par lensemble de ses discours et de ses manifestations, en effet, laculture occidentale, pour ne parler que delle, regorge de signes sdiments qui, mme dsenchants 23, ne se dchiffrent pas autrement quen rfrence une forme ou lautre detranscendance. Plusieurs questions sont ainsi souleves qui, ds le dpart, exigent desclarifications. Il faut dabord bien cerner la nature et la vise du propos. Ce quil nest pas :une entreprise de rcupration religieuse conduite par la porte arrire. Ce quil doit tre : unearchologie des rfrents culturels toujours oprants dans lpistm actuelle. Sans oublierque, par-del les forages smantiques et historiques, par-del lexplicitation des rfrentiels,

    21Cest le concept central bien connu de ce que lon a appel le deuxime Wittgenstein pour le distinguer decelui du Tractatus logico-philosophicus. Voir, par exemple : Pierre Lucier, Le statut du langage religieux dansla philosophie de Ludwig Wittgenstein , dans Studies in Religion/Sciences religieuses, III-1, 1973, p.14-28.22

    Bronislaw Malinowski, A Scientific Theory of Culture and Other Essays, Univ. of North Carolina Press, 1944.Trad. Franaise : Une thorie scientifique de la culture et autres essais, Paris, Maspero, 1968.23Ce concept, n en rfrence au concept wbrien d Entzauberung , a connu un essor important avec laparution de louvrage de Marcel Gauchet, Le dsenchantement du monde. Une histoire politique de la religion,Paris, Gallimard 1985. Il est depuis lors abondamment repris. Il a vraisemblablement mme provoqulmergence du concept de renchantement . Voir, par exemple : Actes du colloque Sociologies IV, 1990,Montpellier, tome II, Le renchantement du monde. La mtamorphose contemporaine des systmessymboliques, Paris, LHarmattan, 1994; Le renchantement du monde, sous la direction de Peter L. Berger, ParisBayard, 2001; Sciences et archtypes : fragments philosophiques pour un renchantement du monde, sous ladirection de Mohammed Taleb, Paris, Dervy, 2002; Frdric Lenoir, Les mtamorphoses de Dieu. La nouvellespiritualit occidentale, Paris, Plon, 2003.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 11 de 15 2005des questions proprement critiques mergent concernant les fondements, la validit et lapertinence des signifis ultimement, leur vrit , tout le moins leur porte.

    Lanalyse des signes culturels est une entreprise complexe, que dcrit bien le concept d archologie mis de lavant par Michel Foucault24. Non pas dabord lexcavation et larestauration des vestiges du pass et leur explication par leur insertion dans une pistmdonne, le plus souvent rvolue. Plutt, et beaucoup plus fondamentalement, une explicitationdes signes et des symboles toujours structurants, mais dont la porte de signification ne sesaisit bien que par rfrence leurs sources. Cette explicitation est dautant plus importante etncessaire que, en passant dune pistme une autre la faveur de ces bricolages 25 dontLvi-Strauss a montr la complexit, voire lespiglerie , les signes culturels gardent le plussouvent une partie de leur vocation originelle, parfois mme lessentiel, pour traduire desralits nouvelles, et sans mme quil y en ait souvenir vivant ou conscient.

    Dans le cas spcifique qui nous intresse ici, celui des signes culturels de la transcendance, cephnomne est capital. Comment, en effet, suivre la trace des signes culturels de latranscendance sans ngliger le fait massif du dsenchantement de la culture actuelle, voirelmergence dune re franchement post-religieuse, postchrtienne en loccurrence? Certes, lespectacle du monde actuel nautorise gure claironner un dsenchantement dampleuruniverselle : on serait mme en droit de penser quil sagit l dun phnomne finalementplutt cibl, dans la mouvance presque exclusive dune partie du Christianisme occidental,surtout europen, ainsi quen tmoigne la troublante vitalit des fondamentalismesactuellement en lice. On prendra donc acte dun vident oubli du religieux traditionnel, maissans tomber pour autant dans les gnralisations indues.

    Quoi quil en soit, le dcryptage projet devra garder une distance mthodologique qui nestpas sans rappeler la pratique husserlienne de l poch , cest--dire de la parenthse. Carla mise au jour dune pistm fondamentalement judo-chrtienne nautorise aucunement baptiser les dynamiques culturelles et leurs produits, comme si le discours culturel devait

    tre chrtien sans le savoir ou chrtien anonyme . En fait, lenjeu est ici de trouver, en deou au-del des approches confessantes de la transmission de la foi, une voie decomprhension et dinterprtation de lhritage culturel du judo-christianisme commematrice et armature de la culture actuelle, du moins de certains de ses paradigmes les plusfondamentaux ceux qui renvoient la transcendance, par exemple.

    Il y a l une proccupation qui sexprime actuellement avec beaucoup de force chez ceux quipensent culture et transcendance et qui refusent dtre considrs comme religieux simplement parce quils sont convaincus que, sans lexplicitation des significationsreligieuses, judo-chrtiennes en loccurrence, sans leurs dnotations et leurs connotations, ilny a gure comprendre la culture actuelle, non plus quau poids et la porte de ses motset de ses signes. Certains y voient une motivation pour une nouvelle militance, radicale celle-

    l, en vue den finir une fois pour toutes avec un arrire-monde qui relativiserait,mpriserait et dtruirait les possibilits dune vie et dun bonheur responsables ici et

    24Voir surtout : Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archologie des sciences humaines, Paris,Gallimard, 1966; Larchologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969; Lordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.25 Claude Lvi-Strauss, La pense sauvage, Paris, Plon, 1962, p.26-47. Voir aussi les commentaires faits parJacques Derrida ( La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines ), le 21 octobre 1966, Baltimore, au Colloque international Les langages critiques et les sciences de lhomme .

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 12 de 15 2005maintenant26. Dautres prennent acte de la permanence de lhritage culturel judo-chrtien,dabord soucieux de comprhension, mais sans cacher leur profond attachement ce qui a faitet fait toujours la culture occidentale27, certains explorant aussi les voies nouvelles dunreligieux qui succderait aux religions28. Dautres estiment que le Christianisme, religion dela sortie de la religion sil en est, porterait en lui-mme les racines dun dsenchantementqui devient ainsi puration et libration29

    Dautres y voient, pour les communauts croyantes elles-mmes, une tche de transmission de lhritage chrtien comme culture de lOccident historique 30. De lun lautre, cependant,un mme constat et un mme propos, avec ou sans rfrence croyante : la culture occidentaleest, dans ses rfrences et ses valeurs, une culture fondamentalement judo-chrtienne.Lanalyse des signes culturels y naviguera donc volens nolens.

    Il nest jamais prudent de gommer les diffrences et les spcificits, mais on peut considrerque la culture qubcoise volue selon une dynamique qui est globalement celle quon vientdvoquer : des souches essentiellement judo-chrtiennes catholiques, protestantes, juives-,enrichis de certains legs amrindiens et, plus rcemment, de certains apports delimmigration; la mise en place dune forte structure sociale dinspiration catholique romaine;une nette et rapide dsaffection vis--vis des institutions religieuses; la permanence demultiples signes culturels dorigine religieuse. Il serait prmatur de conclure linstallationdfinitive dun dsenchantement qui est encore souvent dans sa phase active et agressive derupture et de prise de distance. Pas facile non plus de mesurer la profondeur de la perte de lammoire dans lexpression culturelle actuelle : cest qui, le type qui est sur la croix? Mais lobservation la plus lmentaire invite penser quil y a place pour un dchiffragearchologique fcond des signes de la transcendance dans la culture qubcoise.

    Cest quils foisonnent, ces signes, dans la culture qubcoise actuelle. Cela va du langage lui-mme ( un vrai calvaire , une face de carme , gagner son ciel , le dluge duSaguenay, une plaie dgypte , scne dapocalypse en Louisiane , l eau de Pques ,

    etc.) la toponymie locale (les noms de saints, la Caisse populaire de lImmacule-Conception, ldifice Marie-Guyart, la Cte Saint-Sacrement, le moulin des Jsuites, le Petit

    26 Cest le sens du dernier ouvrage de Michel Onfray, Trait dathologie. Physique de la mtaphysique, Paris,Grasset, 2005. Le propos est dsinvolte par moments pas autant, cependant, que dans son Anti-manuel dephilosophie : leons socratiques et alternatives, Rosny-sous-Bois, Bral, 2001.27Voir, par exemple : Bernard-Henry Lvy, Le testament de Dieu, Paris, Grasset, 1979, p.93ss; AlainFinkielkraut, La sagesse de lamour, Paris, Gallimard, 1984; Rgis Debray, Dieu, un itinraire, Paris, OdileJacob, 2001, et Le Feu sacr. Fonctions du religieux, Paris, Fayard, 2003.28 Voir, par exemple : Luc Ferry, Lhomme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996, et Le religieux aprsla religion (discussion avec Marcel Gauchet), Paris, Grasset, 2004; Andr Comte-Sponville, Bernard Feillet etAlain Rmond, dans A-t-on encore besoin dune religion?, sous la direction dAlain Houziaux, Paris, Atelier,2003; Jean-Paul Willaime, La scularisation contemporaine du croire , dans Les nouvelles manires de croire,

    Paris, Atelier, 1996, p.47-62.29 Voir : Marcel Gauchet, Le dsenchantement du monde, p.133ss. Dans La sagesse de lamour, dans un chapitreintitul Dsensorceler le monde , Alain Finkielkraut soutient semblablement que le judasme dsenchante etdsacralise le monde (p.116).30 Georges Leroux, Messianisme et mtaphysique. Les fondements du Christianisme dans la culture de notretemps , dans Religion et identits dans lcole qubcoise. Comment clarifier les enjeux, Montral, Fides, 2000,p.168. Voir aussi, dans la perspective plus gnrale de la transmission et de la rfrence une tradition: DanileHervieu-Lger, La religion pour mmoire, Paris, Cerf, 1993. La littrature savante nest dailleurs pas seule souligner la ncessit de cette tche de dchiffrage. Voir, ce sujet, un ditorial rcent de Jose Boileau, Unsens donner , dans Le Devoir du 26 septembre 2005.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 13 de 15 2005Sminaire, etc.); des monuments et btiments (glises, presbytres, temples, statues,cimetires, etc.) aux oeuvres artistiques (peintures et sculptures foison) et aux signes visuels(le crucifix de lAssemble nationale, les sigles gravs ici et l IHS, XP, AD, etc.); descycles du calendrier (Nol, Pques, etc.) aux rites traditionnels (messe de minuit, chemins decroix, plerinages Sainte-Anne-de-Beaupr, etc.), et jusqu lamnagement du territoire,notamment la configuration des villes et des villages. Simples vocations qui confirmentquon ne peut pas comprendre le Qubec actuel sans une initiation intelligente ce qui laconstruit et qui continue de le dire. Dun point de vue pdagogique, il y a l tous les lmentsdun vritable jeu de piste sur la trace de la transcendance.

    Lanalyse peut mme dpasser le registre des signes inscrits dans le langage et dans la pierrepour englober des dimensions plus immatrielles comme les valeurs dominantes, lescroyances populaires, les modes dorganisation sociale le modle qubcois -, lesinstitutions, les comportements, voire les rflexes sociaux, parmi lesquels affleurentabondamment les manifestations de la rminiscence et de la reproduction. Il nest pas jusqunos chartes des droits et des liberts et jusqu ce que nous appelons la socit de droit quine renvoient lide judo-chrtienne du caractre unique et sacr de la personne humaine une ide dailleurs trs difficile saisir pour beaucoup de traditions culturelles et politiquesqui sembarrassent assez peu de la vie et des droits des individus. Et ce nest pas parcequelles sont perverses. Cest plutt quelles nont jamais pens, elles, que chaque individu estspcifiquement voulu par une Volont cratrice et vou une destine ternelle, voire larsurrection. Quelles nont pas baign non plus pendant des sicles dans une penseentretenue et enseigne qui, sous couvert de traits de thologie de la Trinit, a labor uneanthropologie et une philosophie de la personne qui inspirent toujours nos chartes. Cest cettephilosophie qui, pour lessentiel, sous-tend les valeurs de respect, de compassion, desolidarit, etc. quil arrive plusieurs de considrer, sans doute trop rapidement, comme normales ou comme transcendant les poques .

    Songeant aux expriences-limites voques plus haut, on peut dire que cette approche du

    religieux par lanalyse des signes culturels est sans doute une des voies les plus efficaces pouraller au coeur des choses, cest--dire aux significations les plus fondamentales, celles quitouchent lessentiel de la vie humaine et dcoupent un sens pour certaines expriences clefsde la vie humaine natre, grandir, aimer, souffrir, mourir- et qui expliquent sans doute que lesgrandes religions aient la vie dure. Cela suppose seulement que ces expriences et cessignifications ne soient pas, ds le dpart, superficiellement dclasses comme appartement lirrationnel, au folklore ou aux curiosits .

    Sagissant de ce propos danalyse et dinterprtation des signes culturels, beaucoup est faire,qui rejoint la dimension plus proprement qubcoise du patrimoine de recherche de lInstitutqubcois de recherche sur la culture (IQRC) et de la Chaire Fernand-Dumont. Qui rejointaussi les perceptions courantes de bien des observateurs, qui, lpoque, confondaient

    allgrement institut qubcois de recherche sur la culture et institut de recherche sur laculture qubcoise ! Linvestissement majeur dans les histoires rgionales et dans lesnombreux coups de sonde raliss dans un ventail considrable de dimensions de la culturequbcoise constitue une contribution devenue indispensable la comprhension de la culturequbcoise. Il y a l un terreau extrmement riche pour toute tude des signes de la culturequbcoise.

    Ce qui est voqu ici repose sur la conviction que la transcendance sa smantique, sesproblmatiques , dans sa traduction religieuse, mais pas uniquement, est massivement

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 14 de 15 2005prsente dans la culture dici. Souvent la manire dune sorte de sdimentation, voire defossilisation, les signes culturels qubcois la langue, la toponymie, lorganisation sociale,lamnagement du territoire, le modle qubcois sont habits de part en part par descouches smantiques lies au discours sur la transcendance, et sur une transcendance le plussouvent nomme. Ce travail de dchiffrage des signes nest pas trs couramment pratiqu parcelles et ceux qui sintressent la smiologie et lanalyse smiotique des divers corpusculturels (littraires, architecturaux, etc.), laccent ayant t largement mis ici, linstar deDumont lui-mme, sur lhistoire, sur la sociologie historique et sur lanalyse des idologies,avec une insistance particulire sur llaboration dhypothses explicatives concernant lasocit qubcoise et son volution.

    En plus didentifier ainsi des zones moins frquentes, il y a un intrt stratgique sengagerdans des analyses des signes culturels conduites sous langle de la transcendance, commencer par une recevabilit scientifique plus aise. Cest aussi que se dessine, justementdans cette perspective, un important chantier dans le systme scolaire qubcois, pour lequelon aura vraisemblablement besoin dun accompagnement universitaire clair ou, en tout cas,autour duquel un leadership scientifique peut tre pris: la conception, llaboration et la miseen place dun nouveau programme commun de formation en thique et en culture religieusepour lensemble du cursus primaire et secondaire31. Si le volet thique fait rfrence despratiques tablies et connues, le volet culture religieuse , pour sa part, sengage sur desterrains neufs, dans lesquels la Chaire pourrait jouer un rle scientifique significatif.

    Enfin, sur le plan de la conjoncture acadmique, on peut considrer comme trs positif lecontexte de limplantation prochaine, lINRS-UCS, dun programme de matrise en sciencessociales ( recherche sociale et action publique ). En effet, dans la mesure o lanalyse dessignes culturels de la transcendance donne accs des dimensions fondamentales etstructurantes de la socit dici, on voit mal comment les activits pdagogiques visant laconnaissance claire du champ social dintervention pourraient en faire totalementlconomie. Des points dinsertion en matire dpistmologie ont t signals plus haut. Il

    faut y ajouter ici quelque chose qui ressemble une contribution une lecture enrichie du lien social , de la socit du savoir et de l action publique , toutes des thmatiquesmajeures du nouveau programme.

    En fait, il sagit ici de beaucoup plus que de thmatiques spcifiques. En effet, lhypothseheuristique qui sous-tend le prsent propos, et selon laquelle lanalyse des signes culturelssous langle de la transcendance est susceptible de faire merger des structures fondamentalesde la culture occidentale, nous renvoie au coeur mme de lanalyse du lien social. Cest que lefacteur -le fabricant - sans doute le plus dterminant du lien social est la participation unemme pistm de base. La question du lien social, en tant que question , crit Jean-Franois Lyotard, est un jeu de langage, celui de linterrogation, qui positionneimmdiatement celui qui la pose, celui qui elle sadresse, et le rfrent quelle interroge :

    cette question est ainsi dj le lien social32

    . Convergence noter, qui ne tient ni de laconcidence ni de lanecdote : cest en tablissant le concept de post-modernit queLyotard est entran dans la logique des jeux de langage comme base de la lgitimit de la

    31 Ministre de lducation, du Loisir et du Sport, La mise en place dun programme dthique et de culturereligieuse. Une orientation davenir pour tous les jeunes du Qubec, Qubec, mai 2005. Voir aussi : PierreLucier, thique et culture religieuse lcole qubcoise : les dfis de la nouveaut , dans Fernand Ouellet(dir.), Quelle formation pour lenseignement moral lcole?, Qubec, P.U.L., 2006, p. 197-213.32 Jean-Franois Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 32.

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    Chaire Fernand-Dumont sur la cultureAxe Culture et transcendancePierre Lucier 15 de 15 2005post-modernit. Cette boucle mritera plus ample examen, mais elle balise dores et dj, lenseigne de lanalyse des signes, une autre facette de la contribution possible de la Chaire auprojet de formation en sciences sociales promu lINRS-Urbanisation, Culture et Socit.Sur le plan de la mission et du patrimoine intellectuel de la Chaire, les objectifs explicitementpoursuivis parlent deux-mmes : entreprendre diverses recherches sur la culture quitiennent compte du nouveau contexte social en mergence , annonce le site Internet33 de laChaire, qui poursuit : Pourquoi les hommes vivraient-ils ensemble si le lien social se rduit des rapports dinstrumentalit et dimmdiatet, sans rfrence la mmoire ni ouverturevers des possibles? On sy rfre Fernand Dumont, dont on dit quil estimait qu il nesaurait y avoir davenir pour nos socits nes de la modernit sans une recherche du sens .Larchologie des signes culturels de la transcendance est donc dans le droit fil des objectifsayant prsid la cration de la Chaire34.

    ConclusionTelles sont les perspectives thoriques et stratgiques qui, ce moment-ci, peuvent baliser etdfinir laxe de recherche Culture et transcendance de la Chaire Fernand-Dumont sur laculture. Elles dcoupent delles-mmes une sorte de plan de travail, dont on aura comprisquil comportera des engagements moduls selon les diffrents registres du concept de transcendance dcrits ici. Elles constituent dores et dj la base de la programmationscientifique de la Chaire concernant cet axe de recherche.

    33Voir : http://chaire_fernand_dumont.inrs-ucs.uquebec.ca/

    34Sagissant des travaux de Fernand Dumont en la matire, on montrerait assez aisment quils nont jamaisdirectement pris les signes culturels du religieux comme objet dinvestigation scientifique. Linstitutionecclsiale, nommment lglise catholique romaine, surtout qubcoise, a toujours intress Dumont commeobjet dtude socio-historique. Pour ce qui est de lexprience religieuse et de ses signes, cependant, sesapproches tiennent du discours second, essentiellement croyant, sur la foi chrtienne, voire sur son exprience defoi personnelle, bien davantage que du fait scientifiquement analysable. Tout se passe comme si, entre laprospection philosophique de la transcendance et le dialogue croyant autour du renouvellement du rle socitalde lglise catholique qubcoise, de son discours et de ses institutions, il navait pas voulu ouvrir de chantiersur lanalyse de lexprience religieuse et de ses signes. Il nous laisse ainsi avec un silence qui, lorsquil estexplicitement question du religieux, renvoie de prfrence laffirmation croyante et son cheminement intime,lun et lautre volontiers partags par ailleurs. Il y a ds lors une sorte de clivage entre deux approches lune

    par lintrieur , lautre par lextrieur - qui ne portent finalement pas sur le mme objet, comme silunivers religieux proprement dit devait demeurer en dehors du champ de recherche. Lapprofondissementventuel de ce fait pourrait tre utile pour la suite des choses. Entre les deux champs explors, cependant, uneinluctable interface. Champ intrieur, champ extrieurdu savoir de la religion , crit-il. () Nous avonsreconnu la parent de lun et de lautre territoires et, entre eux, des changes. Le fondement culturel du premierest tradition et communaut de foi; le fondement du second est tradition et communaut de culture. ( Lessciences de la religion comme pdagogie de la culture , dans Le sort de la culture, Montral, Hexagone, 1995,p. 252. Dabord paru dans Sciences sociales et glises. Questions sur lvolution religieuse du Qubec, sous ladirection de Paul Stryckman et de Jean-Paul Rouleau, Montral, Bellarmin, 1980, le texte portait une incise deplus : ...des changes, et surtout des configurations tonnamment semblables , p.362.) Il y a l des bases pourune archologie de lhritage religieux de la culture, quil soit croyant ou dsenchant.