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Michel FOUCAULT Surveiller et punir M. Foucault a publié Surveiller et Punir en 1975. Il s’intègre dans une démarche globale de Foucault : dans L’histoire de la folie (1960), Foucault analyse les mécanismes d’enfermement et de production de normalité sociale, dans Les mots et les choses (1966), il procède à une critique des sciences sociales et constate l’existence d’une rupture fondamentale entre l’âge classique et aujourd’hui accomplie en grande partie par le rationalisme des « Lumières ». Dans Surveiller et Punir il aborde la question du pouvoir, de ses techniques, des modalités de son exercice, de ses stratégies corporelles et de ses rapports avec le savoir et met à nouveau en évidence l’existence d’une rupture à l’âge classique dans les stratégies du pouvoir. « Peut-on faire la généalogie de la morale moderne à partir d’une histoire politique des corps ? » Surveiller et punir fonctionne par extrapolation d’une recherche historique plus précise ; c’est ce qu’il qualifie d’« historiographie du présent ». En l’occurrence Foucault étudie ici « la naissance de la prison », l’histoire des systèmes pénaux, et surtout les processus d’intériorisation du pouvoir par les individus. I) La démarche de Foucault L’ouvrage commence sur une comparaison entre le supplice de Damiens, parricide malchanceux en 1757, et le règlement intérieur de la maison des jeunes détenus de Paris en 1838. Le contraste est frappant à 80 ans d’écart entre l’impression visuelle que tente de susciter le premier et avec ses excès et le schéma d’organisation de la prison, monde de l’aveugle qui est parfaitement réglé, comme s’il avait lui-même pris possession de ses excès. Entre ces deux points de l’histoire, Foucault suppose une rupture fondamentale de l’humanité, un changement d’« épistémè ». 1. Sa démarche (exposée à la fin du chapitre 1) se veut « archéologique » c’est à dire que Foucault refuse de « faire l’histoire du passé dans les termes du présent » mais veut « faire l’histoire du présent ». De cette démarche spécifique résulte deux choses d’une part l’histoire est indéterminée et d’autre part, elle est segmentée. La question du sens de l’Histoire est le corollaire à toute théorie du pouvoir. En effet, la démarche archéologique suppose que le sens de l’Histoire, nous a conduit à notre situation actuelle. Dès lors la recherche de Foucault s’opère à rebrousse temps. Elle va chercher en amont les racines de la société actuelle. Elle découpe l’Histoire en segment qui chacun partant d’une origine passée conduit à un point présent déterminé. Cette imperfection est pour l’auteur la simple contrepartie d’une exigence de vérité. 2. «Objectif de ce livre : une histoire corrélative de l’âme moderne et d’un nouveau pouvoir de juger ; une généalogie de l’actuel complexe scientifico-judiciaire où le pouvoir de punir prend ses appuis, reçoit ses justifications et ses règles, étend ses effets et masque son exorbitante singularité. » L’histoire que dresse Foucault est celle de « l’entrée de l’âme sur la scène de la justice pénale ». Elle réunit deux observations historiques : l’humanisation de la justice et des peines , et la naissance corollaire des systèmes

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Michel FOUCAULT

Surveiller et punir

M. Foucault a publié Surveiller et Punir en 1975. Il s’intègre dans une démarche globale de Foucault : dans L’histoire de la folie (1960), Foucault analyse les mécanismes d’enfermement et de production de normalité sociale, dans Les mots et les choses (1966), il procède à une critique des sciences sociales et constate l’existence d’une rupture fondamentale entre l’âge classique et aujourd’hui accomplie en grande partie par le rationalisme des « Lumières ». Dans Surveiller et Punir il aborde la question du pouvoir, de ses techniques, des modalités de son exercice, de ses stratégies corporelles et de ses rapports avec le savoir et met à nouveau en évidence l’existence d’une rupture à l’âge classique dans les stratégies du pouvoir. « Peut-on faire la généalogie de la morale moderne à partir d’une histoire politique des corps ? »

Surveiller et punir fonctionne par extrapolation d’une recherche historique plus précise ; c’est ce qu’il qualifie d’« historiographie du présent ». En l’occurrence Foucault étudie ici « la naissance de la prison », l’histoire des systèmes pénaux, et surtout les processus d’intériorisation du pouvoir par les individus.

I) La démarche de Foucault

L’ouvrage commence sur une comparaison entre le supplice de Damiens, parricide malchanceux en 1757, et le règlement intérieur de la maison des jeunes détenus de Paris en 1838. Le contraste est frappant à 80 ans d’écart entre l’impression visuelle que tente de susciter le premier et avec ses excès et le schéma d’organisation de la prison, monde de l’aveugle qui est parfaitement réglé, comme s’il avait lui-même pris possession de ses excès. Entre ces deux points de l’histoire, Foucault suppose une rupture fondamentale de l’humanité, un changement d’« épistémè ».

1. Sa démarche (exposée à la fin du chapitre 1) se veut « archéologique » c’est à dire que Foucault refuse de «  faire l’histoire du passé dans les termes du présent » mais veut « faire l’histoire du présent ». De cette démarche spécifique résulte deux choses d’une part l’histoire est indéterminée et d’autre part, elle est segmentée. La question du sens de l’Histoire est le corollaire à toute théorie du pouvoir. En effet, la démarche archéologique suppose que le sens de l’Histoire, nous a conduit à notre situation actuelle. Dès lors la recherche de Foucault s’opère à rebrousse temps. Elle va chercher en amont les racines de la société actuelle. Elle découpe l’Histoire en segment qui chacun partant d’une origine passée conduit à un point présent déterminé. Cette imperfection est pour l’auteur la simple contrepartie d’une exigence de vérité.

2. «Objectif de ce livre : une histoire corrélative de l’âme moderne et d’un nouveau pouvoir de juger ; une généalogie de l’actuel complexe scientifico-judiciaire où le pouvoir de punir prend ses appuis, reçoit ses justifications et ses règles, étend ses effets et masque son exorbitante singularité. » L’histoire que dresse Foucault est celle de « l’entrée de l’âme sur la scène de la justice pénale ». Elle réunit deux observations historiques : l’humanisation de la justice et des peines, et la naissance corollaire des systèmes d’incarcération, et dans une optique plus large, la mise en place d’un quadrillage social de plus en plus serré et de plus en plus visuel.

Foucault étudie l’humanisation des peines à travers une analyse détaillée du système de définition des infractions, des panoplies de peines (la mort, la question, les galères, le fouet, l’amende honorable au XVII ième et des peines accessoires pour accentuer l’emprise corporelle telle que l’exposition, pilori, carcan, fouet, marque) et des modes d’incrimination (naissance de l’expertise psychiatrique, de l’anthropologie criminelle, système des circonstances atténuantes depuis 1832 et jusqu’en 1994, mesures de sûreté). Il en résulte aussi un morcellement du pouvoir de punir et la naissance de « petites justices et juges parallèles » (experts psychiatriques ou psychologues, magistrats de l’application des peines, fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, psychiatre). Il y a « un déplacement dans l’objet même de l’opération punitive ». Le passé est marqué par le « développement de tout un art quantitatif de la souffrance ». Au présent, au contraire « Ce n’est plus le corps, c’est l’âme » qui est visée par le châtiment. Les magistrats jugent autre chose que les actes criminels passés, ils évaluent le degré de « normalité » du criminel pour déterminer son avenir social éventuel. D’où enfin la naissance d’un premier phénomène de « normalisation » sociale : évaluer l’âme d’un condamné suppose de ce donner une norme abstraite de référence, soit comme repoussoir (la folie), soit positivement (le «bon père de famille » du code civil par exemple). D’autres lieux de « normalisation » se calquent sur le même modèle tel que l’armée, les hôpitaux, l’école.

Cette thèse de Foucault est déjà bien établie. Diverses études de droit pénal des affaires ont confirmé par exemple l’hypothèse d’un « contrôle différentiel des illégalismes » évoquée dans Surveiller et Punir. En effet, les figures produites par le dispositif jumelé police-prison révèlent une sélection entre la délinquance dite de „droit commun“ effectivement réprimée et la délinquance économique et financière dite « technique » ou « artificielle » largement tolérée = distinction de classe

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Le second mouvement historique décrit par Foucault est la naissance d’un quadrillage toujours plus serré de la société. La société a fait le choix de surveiller plutôt que de punir. Ce quadrillage s’organise sur le modèle du Panopticon de Bentham en 1791 formé à la périphérie d’un bâtiment en anneau et au centre une tour percée de large fenêtre qui permet de voir sans être vu de manière continue. Il synthétise ainsi le nouveau système de pouvoir sous le terme de « panoptisme » (Chap 3, III). vidéosurveillance...

A ces deux mouvements concomitants de l’histoire, « ce double mouvement de libération et d’asservissement » décrit par Foucault, la loi du 1er février 1994 donne une illustration actuelle. Elle met en place le dispositif médico-répressif des personnes condamnées à perpétuité. Cette loi qui met en place un dispositif de contrôle étroit et permanent des condamnés est la juste réponse à 15 ans d’intervalle de l’abolition de la peine de mort.

II) La notion de " bio-pouvoir " : une science politique et économique des corps

1. Le “bio-pouvoir“ est une notion clef. En effet, quatre pages (p30, 31, 32, 33) de l’ouvrage concentrent à elles seules un renouvellement de l’approche philosophique du pouvoir. Surveiller et punir pose le problème du pouvoir en des termes différent de par le passé. En effet, le concept de bio-pouvoir permet un dépassement des philosophies du sens de l'histoire, et celles de la simple description positive des événements. Foucault rappelle l'origine physique du pouvoir. La référence à la thèse de Kantorowitz (p33) sur les « deux corps du Roi » permet de matérialiser très clairement la réalité de cette microphysique du pouvoir. Kantorowitz a étudié comment la théologie médiévale avait dissocié deux corps du Roi, un premier élément transitoire qui naît et meurt. Un second qui demeure à travers le temps et se maintient comme le support physique et pourtant intangible du royaume. C'est donc lui qui est constitue le cœur même de l'ouvrage. Comment le définir ?

Pour Foucault, le pouvoir s'intègre dans « une économie politique du corps ». En effet « l'investissement politique du corps est lié, selon des relations complexes et réciproques à son utilisation économique. », d'où l'indétermination du mouvement historique. Cette indétermination est le produit même de l'économique. En outre, le corps est ambivalent. Deux conclusions peuvent alors être tirées : le champ du pouvoir est naturellement ouvert précisément parce qu'il est de type économique ; il opère non seulement négativement par exclusion mais aussi positivement par la définition de normes de conduite. « En fait, le pouvoir produit, il produit du réel »(p 196). L’ « âme », telle qu’il l’a décrit, ne naît pas fautive et punissable comme dans la théologie chrétienne mais elle naît précisément des procédures de punition, de surveillance, de châtiment et de contrainte. « La discipline fabrique des individus » (p172). « La soumission des corps s’opère aujourd’hui par le contrôle des idées » (p104). Cela tient à ce que ce corps est ambigu : « Il ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti ».

2. Première caractéristique de la philosophie du pouvoir de Foucault, le champ du pouvoir y est conçu comme un espace ouvert. Cette thèse vient à l’encontre de la notion de « superstructure » marxiste : « le pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas le privilège acquis ou conservé de la classe dominante, mais l’effet d’ensemble de ses positions stratégiques ». En fait, le pouvoir fonctionne selon une chaîne dont les corps constituent les maillons : « ils les investit, passe par eux et à travers eux. » De bas en haut, il opère par agrégation de multiples micro-relations qui sont autant de lieux d’affrontement et de foyers d’instabilité. « Le renversement des micro-pouvoirs n’obéit pas à la loi du tout ou rien. Il n’est pas acquis une fois pour toute par de nouveaux contrôles des appareils ni par un nouveau fonctionnement ou une destruction des institutions. En revanche aucun des épisodes localisés ne peut s’inscrire dans l’histoire sinon par les effets qu’il induit sur le réseau où il est pris. »

Deuxième caractéristique : le pouvoir est producteur de sens social . Foucault utilise souvent l’exemple de la torture. Codifiée par l’ordonnance de 1670, elle était non seulement légale mais réglementée avec minutie par les juristes. Aujourd’hui au contraire le système est inverse. La torture a disparu des codes de procédures mais elle subsiste dans la réalité de deux manières. Physiquement, la torture est encore employée comme moyen ultime de contrainte du pouvoir. Dans l’imaginaire, la torture intervient comme repoussoir. Elle devient en cela un élément d’une définition positive du droit. Alors que la plupart des droits révélés dans les textes internationaux sont assortis d’exceptions ou de restrictions, que même le droit à la vie est écarté en cas de guerre ou de légitime défense, le droit innomé qui sous tend l’interdit de la torture ne connaît lui aucune dérogations. Il est donc tout premier dans la hiérarchie implicite des droits de l’homme. En cela, l’exercice du pouvoir a produit un élément de définition de l’humanité.

D’où la réapparition de la question du sens de l’Histoire sous une autre forme. Le pouvoir producteur de normes sociales obéit-il à un principe directeur ? L’originalité de la philosophie de Foucault réside dans le fait qu’elle nie toute à la fois l’idée que le pouvoir est anarchique (cf. Machiavel) et l’idée que le fonctionnement du pouvoir est prédéterminé historiquement (thèse de type marxiste). Pour Foucault, le ressort de l’histoire, est le savoir. Le mode de fonctionnement du bio-pouvoir est directement subordonné à l’état des techniques. C’est sur cette base que va se développer les recherches de ses successeurs. De l’idée que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre naît une école. Par exemple, G.Noiriel montre l’importance qu’a eu l’apparition des techniques de photographie sur les démarches sécuritaires, la naissance de fichier d’étrangers au XIX ième siècle, la renaissance des papiers d’identité pour réguler les flux migratoires (Réfugiés et sans papiers, la République face au droit d’asile, 1991. A l’heure de la carte vital l’exemple qu’il donne de l’évolution de la médecine peut

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paraître particulièrement parlant : « la nouvelle médecine sans médecin ni malade qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne nullement d’un progrès vers l’individualisation comme on le dit mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d’une matière dividuelle à contrôler » n’est elle pas en train de voir le jour ? La démarche qui consiste principalement à trouver dans une innovation technique ou technologique l’origine d’un phénomène politique est en pleine expansion.