954
Joseph Malègue AUGUSTIN OU LE MAÎTRE EST LÀ (1933)

Malegue - Augustin Ou Le Maitre Est Là

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Joseph Malègue

Citation preview

  • Joseph Malgue

    AUGUSTIN OU LE MATRE EST L

    (1933)

  • Table des matires

    I MATINES ............................................................................... 5

    I LA PETITE CIT ...................................................................... 6 II LES HAUTES TERRES ......................................................... 22

    II LE TEMPS DES RAMEAUX NUS ...................................... 49

    I LE PRE ET LENFANT ........................................................ 50 II LA SOIF DUN MONDE IGNOR ........................................ 70

    III LARBRE DE SCIENCE .................................................... 97

    I PHILOSOPHIE ...................................................................... 98 II LES PLUS HEUREUX JOURS ............................................ 150

    IV LE GRAND DOMAINE ................................................... 194

    I LE GRAND DOMAINE ........................................................ 195

    V PARADISE LOST .............................................................. 243

    I DANS MON COMPLEXE CUR ........................................ 244 II DU GLEICHST DEM GEIST DEN DU BEGREIFST .......... 309

    VI CANTICUM CANTICORUM ........................................... 395

    I LE RETOUR ......................................................................... 396 II LA VISITE ET LE BAMBIN ................................................ 417 III LE DJEUNER .................................................................. 437 IV NE LVEILLEZ PAS AVANT QUELLE NE VEUILLE .... 502 V IN PSALMIS ET HYMNIS ET CANTICIS ........................... 542

    VII LOFFICE DES MORTS ................................................. 613

    I LE CRI DANS LA NUIT ....................................................... 614

  • 3

    II SACERDOS IN TERNUM ............................................... 648 III SI VOUS NE VOYEZ DES SIGNES ................................... 689 IV LA VOIX QUI PLEURAIT DANS RAMA ........................... 723 V LHOMME QUITTERA SON PRE ET SA MRE ............. 765

    VIII SACRIFICIUM VESPERTINUM .................................. 801

    I CLOCHES DE GLOIRE ET DHYMEN ............................... 802 II COMME UN HOMME QUE SA MRE CONSOLE ............ 842 III JACOB ET LANGE .......................................................... 889 IV VITA MUTATUR ............................................................... 928

    propos de cette dition lectronique ................................. 954

  • 4

    HOC TIBI OPVS ADSCRIPTVM

    CVIVS OPERA SCRIPTVM

    SORORI SPONSAE

  • 5

    I

    MATINES

  • 6

    I

    LA PETITE CIT

    Lorsque Augustin Mridier cherchait dmler ses plus lointaines impressions religieuses, il les trouvait trs au frais, mlanges ses premiers souvenirs, et soigneusement classes dans deux compartiments de sa mmoire. Il gardait lun pour la prfecture de province au Lyce de laquelle son pre professait ; il rservait lautre aux Planzes. Ce ntait pas la vraie Planze, mais de hauts plateaux trs voisins, tous semblables, quil appe-lait ainsi parce que ce nom lui avait plu.

    Cette division gographique sparait deux formes irrduc-tibles et mme antagonistes des merveillements de lenfance.

    La Prfecture gardait, dans ses belles rues dsertes, certain deuxime tage sonore, au vestibule pav de losanges noir-bleu et gris de pierre, glacial.

    Le plus beau jour y tait Dimanche. Augustin le sentait, maint indice, venir ds le samedi soir. Ce jour-l, la grosse Ca-therine nettoyait les carreaux du vestibule et les fentres de la salle manger ; elle passait au tripoli les boutons de la porte ; elle noubliait pas la bouilloire ni les robinets. Toute la maison prenait un aspect lav de frais, renouvel. Des habits neufs, tirs de placards appropris, apparaissaient sur les chaises de la chambre coucher, gardant la forme quils avaient dans des botes, aplatis par des plis soigneux. Lactive petite Maman por-tait dans les yeux une sorte de joie matrise et tincelante, comme lorsquon attend silencieusement une belle fte, ou des parents qui viendront bientt.

    Souvent, pour mieux assurer cette transgression du di-manche sur le jour prcdent, les cloches de la grande Abbatiale

  • 7

    sonnaient toute vole ds cinq heures du soir. Mme quand elles se taisaient dans les hauteurs de la tour, le petit garon qui longeait les porches, son cartable lpaule, la main perdue dans celle de son pre, ce petit garon-l, docile et rflchi, ne se trompait pas sur ce silence, sur tout ce quil reclait pour le len-demain matin dexaltation sonore et de domination furibonde.

    Ds le samedi soir aussi, les regards de son pre, sans rien abandonner de leur lassitude ni des plissements obliques au cur desquels ils se blottissaient, signifiaient une sorte de re-pos. Ils oubliaient le quotidien supplice dune classe de latin pour trente-deux galopins de quinze ans. Un palier se situait sur la route dente des jours. Le malheureux homme respirait. Pen-dant vingt-quatre heures, son temps allait couler entre des rives nettoyes, des berges dsencombres o se retrouverait, dcap et pur, le doux loisir, matire premire de la vie.

    Aprs dner, la semaine puise noffrait plus que des restes inutilisables. Lasse par six jours de rgne, toutes ses tches remplies, tous ses rles jous, elle penchait la tte, se re-cueillait, abdiquait. Quelques heures lui restaient encore, que nul ne prenait au srieux. Les quatre dernires, de trop, sobstinaient sonner tout de mme, dans la nuit de samedi dimanche, ignorant quelles ne comptaient plus.

    Bonheur de porter certain costume marin, dans ces pre-mires minutes vides du dimanche matin. Augustin se promne, plein de satisfaction grave, sur le dallage de pierre de ce fameux second tage. Il fait miauler ses souliers. Les petits gants de fil blanc sont dj mis. Sa main y niche au large, tous doigts car-ts. Le sentiment de la proprit individuelle lui monte jusqu lpaule.

    Par la fentre du vestibule, au-dessus du mur gristre et vert-lichen qui dlimite la cour, fidle au rendez-vous du di-manche, un grand morceau de ciel, mal coup et dun bleu tout neuf, tremble, frmit, craquelle et se retrouve intact aprs chaque coup des clatantes cloches. Un morceau de ciel do

  • 8

    coule ce bonheur spcial, dit dominical, qui linvisible soleil communique avant la messe un ton doisivet heureuse. Certai-nement, cest toujours ainsi, en petits fragments bleus, mal cas-ss et pleins de cloches, quon voit le ciel du dimanche matin, dans les rues dsertes autour des Abbatiales, par-dessus les hauts murs barrant les cours dhtels Louis-XIII dsaffects.

    Du vestibule, Augustin entend ouvrir et fermer toutes les portes. Leur cho voque la salle manger, la chambre o, la-ve, change, repue, dort la petite sur. Toute chose exhale larme subtil du dimanche. Le frais lever du matin, le chocolat du dimanche, les habits du dimanche, les cloches du premier et du second coup, tout prpare ces moments dimmobilit tendue qui prcdent le dpart pour la messe, ces minutes indicible-ment particulires qui collent au prsent pendant quelques se-condes encore pour se dtacher ensuite, choir et sabmer au flot des minutes communes.

    Assis lglise, tandis que ses jambes trop courtes pendent entre le dallage et les btons de chaise, prs du prie-Dieu de sa Maman, il lve les yeux et la regarde. Il laperoit den bas. Il voit ses lvres qui remuent, ses cheveux qui passent au-dessous dun chapeau sorti le matin du carton. Elle lit dans un gros livre. Celui dAugustin est beaucoup plus petit. Presque toujours elle devine quil la regarde. Un sourire menu, bien plus retenu qu la maison, descend sur lui travers toute cette solennit. Son doigt, elle, quitte le paroissien, tourne quelques pages du livre dAugustin, gauchement, parce quil tourne de trop haut. Il in-dique le commencement de la prire spciale qui convient ce moment de la messe. Prface. Voici lheureux moment o le Roi des Anges et des Hommes va paratre. Augustin a retrouv le fil. Plein dune docilit applique, il commence suivre, de son index ennobli mais gn par le gant.

    Ce tableau gnral admet bien des variantes.

    Ainsi ces grands mots autoritaires le Roi des Anges et des Hommes , sadoucissent parfois pour Augustin. Ils lui font

  • 9

    signe quils ont quelque chose lui montrer. On dirait quils se fendent en deux et quils souvrent. De leur milieu, monte une fume subtile qui sen va composer trs haut dans lair, plus haut que la rgion des cloches, une image dor et de bleu, un vague tableau de coloris tendres, o lon voit, tortueuse et d-bonnaire, couler dun vieux visage ros la barbe blanche dun Roi.

    Dautres fois, certains dimanches spciaux, lglise se rem-plit de fleurs, de branches vertes et de grandes jeunes filles en blanc. Lune delles, un jour, lui a parl, essayant en vain, force de grce et de sourires, dlever la timidit du petit garon jusqu sa jeunesse elle, inconcevablement radieuse. Maman sest excuse pour lui, en des termes qui ont dcupl cette timi-dit Oh ! le petit sauvage qui ne veut pas dire bonjour Mlle de Prfailles ! Vers lautel de la Vierge, dans une chapelle fminine et pleine de roses, les demoiselles en blanc se sont ras-sembles autour dun harmonium. Deux vers de leur cantique suscitent une motion profonde dont ils ne rvlent que des causes douteuses :

    Je voudrais te suivre, ma Mre Marie, emmne-moi

    Te suivre, ma Mre veut dire sans doute : te suivre lendroit o se trouve ma Mre . Marie est le nom de la bonne qui tient le petit garon par la main et que celui-ci supplie en vain. On est contre la balustrade dune tombe bien entretenue, dore par le soleil donze heures, pleine de fleurs mauves et roses. Le mot suivre , chant par des voix perdues, semble tendu et port vers le ciel sur de belles mains plaintives. Tout dfaille de mlancolie inexauce, languissante et heureuse.

    Trois coups de clochette. Un brouhaha. Un grand silence. Le vent de llvation souffle sur ces peintures. Nouveau bruit de chaises, une tambourinade de coups de marteau dans tous les coins de lglise. Nouveau son de clochette. Dhabitude, sa maman va sagenouiller parmi dautres dames devant une ba-

  • 10

    lustrade aux linges blancs. Elle revient avec une humilit cra-se qui gne Augustin. Singulire crmonie et mal explicable. Il est prfrable de ny pas penser. Augustin narrive pas se figu-rer quelle puisse se rapporter ce mme tableau de gloire fleu-rie, bouquets, feuillages, statues, coloris tendres et cantiques, cet ensemble singulier qui surplombe la vie de tous les jours, comme un dme surajout, dcoratif, mais essentiel, partie dun monde immense de songes, de contes et de jeux.

    Du moins apparatrait-elle ainsi, cette premire vie reli-gieuse, un compos de roses artificielles et de musiques, si elle ne projetait jusquau fond de son cur denfant, comme autant de tentacules despotiques et fouillants, les premires gnes de la vie morale.

    Jamais sa maman ne rprime un caprice sans dire quil a fait de la peine au petit Jsus. Le petit Jsus sattriste quand on trpigne pour rentrer de promenade. Quand on refuse de quitter la table pour laisser mettre le couvert, au moment prcis o lon applique des couleurs leau sur un grand livre dtrennes, et que la fin du plaisir, coupe net comme un lastique, se retire dchirante et enchante. Si lon rpond la bonne Catherine quelle nest quune bonne et quelle sent trs mauvais. Si lon rejette hargneusement lide que le petit Jsus, lorsquil tait petit, et absorb avec joie, lors des nouvelles lunes, la confiture tratreusement bourre de semen contra. Si lon pleure enfin pour se coucher et quon sait bien quen comparaison des graves chambres brunes solennises par la nuit, les lampes de famille sont tides et dlicieuses.

    Tous ces pchs se lvent des coins anesthsis dune cons-cience denfant. Ils se totalisent implacablement la prire du soir, tandis quon esprait quils se dissoudraient tout seuls dans un bienfaisant oubli. Le petit Jsus les sanctionne tous dun mme sourire, triste, et omniscient.

    La grosse Catherine reoit avec une humble morgue des excuses bgayes, puis sen retourne la cuisine, prsentant

  • 11

    Augustin son vaste derrire ovalis do pend un nud de robes lourdes. Cependant les petits bras de quatre ou cinq ans enve-loppent le cou maternel. Les lvres assurent quon ne le fera ja-mais plus, tu verras, jamais plus . Puis toutes ses plaies enfin dbrides, la conscience pardonne achve dliminer le re-mords dans les saccades et le bouillonnement des sanglots.

    La contrainte morale prend une autre forme encore. Il faut apprendre par cur deux questions de catchisme chaque jour. Tous les matins, quand on vient de manger la cuisine la soupe au lait de la grosse Catherine, maman fait rciter, aprs la prire, les deux questions expliques la veille. La petite sur Christine, vacillant sur des jambes novices, tire sa maman par la robe. Cest le moment que choisit un autre bb de quelques mois pour se lamenter dans son berceau. Les lits sont dfaits. La pese des corps sy marque. Cette chambre o dorment une maman et ses trois enfants, parce que lappartement est fait de pices immenses et peu nombreuses, cette vaste chambre au papier brun ancien tolre une espce de dsordre douillet, sp-cialement associ pour Augustin au souvenir de certains jours dhiver.

    Ces jours-l, une trange lumire livide et impassible p-ntre la chambre au matin. Elle tombe dun plafond plus blanc que dhabitude. Elle semble natre l, sur les pltres mmes, tandis que le ciel gris, beaucoup plus sombre queux, affirme dun air renfrogn quil nest pour rien dans cet clairage et sen dsintresse. En effet, cest de plus bas quil vient : les toits, les balcons, la rue, les trottoirs sont blancs de neige.

    ce dsordre matinal se mlent les mots thologiques. Ce sont des mots trs difficiles et impressionnants. Ils ressemblent ceux que les grandes personnes disent entre elles quand elles ne veulent pas que les enfants comprennent. Il est vrai que Mme Mridier en met dautres la place, bien plus faciles, pour les expliquer. Mais voil ! Ce sont les premiers quil faut rciter. Il semble quils cachent des arrires-sens raides et mystrieux,

  • 12

    consolids en petites nodosits insolubles. Dautres mots, quon comprend cependant, prsentent un aspect crmonieux et pin-c quAugustin naime pas. Ainsi ce prtentieux quest-ce que ? au lieu du familier et bonasse quest-ce que cest ? , que tout le monde aime et connat bien.

    Le papa dAugustin vient souvent, au cours de ces rcita-tions, une serviette de livres sous le bras. Sa moustache est hu-mide de caf au lait. Des reflets bougent dans son lorgnon. Il sassied et attend sans rien dire. On voit quil attend. Lenfant devine dune manire la fois obscure et aigu quune autorit de qualit et de vise diffrentes se juxtapose la premire, celle do dpend le catchisme. Et cest le moment que choisit son autonomie pour affirmer avec une fermet exagrante quil ne comprend pas le vilain mot, quil ne le comprendra jamais.

    Alors, une petite expression de souffrance nat sur le visage de sa maman ; trs petite et quil faut de bons yeux pour saisir. Il faut les laisser fixs sur ce tendre visage et non pas deviner, mais entendre en son propre cur, les confidences dun pli fugi-tif, dessin au coin gauche des lvres maternelles. Ce pli vous confie quelle ne grondera pas, contrairement ce quelle ferait pour tout autre chose. Mais celle-ci ne regarde quelle-mme et il suffit quon la voie souffrir.

    Soudain, cest une conscience non plus anesthsie ni sourdement douloureuse, mais palpitante, mais saignante et vif, qui jette Augustin au cou de sa mre ! Si, si ! oh ! si ! il com-prend bien le vilain mot ! Il comprendra tous les vilains mots. Tu verras ! Oh ! tu verras. Elle recueille dans son cur cette promesse et cette exaltation. Elle recueillera de mme les autres promesses qui viendront aprs les autres fautes. Elle ressemble tout fait au petit Jsus.

    Bien des annes aprs, Augustin saperut que les pre-mires chutes de neige suscitaient encore dans son souvenir ces mlanges de froide ferie blanche, de scolastique et de remords.

  • 13

    * * *

    Quelques annes plus tard, un tout petit nombre dannes, M. Mridier prit, un beau jour, avec sa canne, une paire de vieux gants de peau brune. Ils sentaient larmoire et la benzine. Ils pa-rurent Augustin extrmement soigns et solennels. M. Mridier avait un air tout spcial, qui sadaptait ces prpa-ratifs et protestait contre eux la fois. Il semblait se railler et sintimider lui-mme. Il prsentait ses habitudes quotidiennes et celles des siens une sorte dexcuse pour ces gants intrus.

    Soudain il demanda :

    Est-ce que tu veux venir, Augustin ?

    Comme si, puisquil faisait tant que de se permettre au-jourdhui une chose extraordinaire, il pouvait bien en joindre une autre et les envoyer dans la vie toutes les deux, du mme lan.

    On prit la grande rue jusqu la place de lAbbatiale. Elle longeait la faade nord, contournait le chevet et se continuait par une autre, au pav fort pointu, portant le nom raclant, har-gneux et magnifique de rue aux Prmontrs. Elle tait, de plus, humide et solitaire. Ils sy trouvaient les seuls passants. Elle menait une placette singulire, borde de maisons froides et sans magasins, que son papa appelait des htels. Quelques-unes, tout en pierre taille dans le basalte du pays, protgeaient par des grilles leurs fentres de rez-de-chausse. Graves et mas-sives, elles portaient en elles une longue habitude de hardiesse et de force qui poussait leurs faades sur la place mme, bien au-del de lalignement o leurs rcentes voisines taient for-ces de se confiner. Au point de contact senfonaient des re-traits, barrs de tles rouilles, qui coupaient en angle les trot-toirs. Tout au milieu de la place, sur une fontaine octogonale, se penchaient des personnages moussus, porteurs de brocs en pierre do coulait un filet deau frais et ternel.

  • 14

    Cette rue baignait dans un tel silence quon tait presque confus du bruit de ses pas. Des ppiements doiseaux jaillis de jardins invisibles filaient le long des corridors qui samorcent aux portes cochres, sortaient dans la rue comme des enfants joyeux. Ils peraient lair, les oreilles, le bruit des filets deau, toutes les choses perables, de mille petites aiguilles dores.

    M. Mridier expliqua que la fontaine avait t btie voil bien longtemps, bien longtemps, une poque o les plus vieilles gens que connaissait Augustin ntaient pas encore nes, ni les grands-pres de ces vieilles gens, ni les grands-pres de leurs grands-pres. Augustin suggra que ce pouvait tre au temps des Gaulois, qui personnifiaient pour lui la plus recule prhistoire. Papa assura que ce ntait pas tout fait aussi loin-tain. Cette poque, dit-il, sappelait Renaissance et les brocs se nommaient des urnes. Augustin regarda son pre, sentit les premires houles dune science immense et quune forte main ly maintenait flot.

    Brusquement, sans que rien ft prvoir cette volte hardie, M. Mridier pntra dans un des vieux htels.

    Comme en un long tunnel, au bout de ce corridor par o venaient les chants doiseaux, Augustin aperut un norme por-tail double, cintr, tout en vitrages. Un vantail tait ouvert. Ses petits carreaux interposaient un treillis noir sur des verdures de jardin. Prs de ce vantail, un homme allait et venait en bras de chemise avec une nonchalance indolente ; mais en mme temps, il sifflait un air gaillard qui saccordait mal avec le bruit pares-seux de ses sabots sur les dalles. On sentait une odeur de fumier de cheval.

    Dune haute porte couleur chocolat, perce dans le corri-dor, sortit une paysanne en bonnet tuyaut tout semblable ce-lui de la grosse Catherine. Mais tandis que celui-ci provenait vi-siblement du mme terreau rural sur lequel la grosse Catherine avait elle-mme pouss, lautre, pos sur un costume ajust et plus fin, trahissait une paysannerie volontaire et presque ma-

  • 15

    nire, une survivance prcieusement garde par entente tacite entre matre et serviteur, un tenace parfum de ferme et de ch-teau, conserv l, au rez-de-chausse de la maison de ville, de-puis le dernier sjour la campagne, tout prt pour le sjour suivant.

    Ses yeux descendirent sur la toilette dAugustin et de son pre, sur les fameux gants, sur le chapeau que M. Mridier croyait devoir garder la main. Une souponneuse et froide d-frence imprgnait pendant ce temps et vivifiait des rides qui neussent sans cela trouv exprimer quune vieillesse servile, paisible et pince.

    Pendant quelle parlait, Augustin discerna entre ses immo-biles hanches et le chambranle couleur chocolat, une table norme, de vastes dalles, des points lumineux sur des choses de cuivre, dans une grande cuisine vote.

    Oui, Monsieur, Mme la Marquise Douairire tait chez elle, et si Monsieur tait M. Mridier, Mme la Marquise avait donn lordre de le faire monter

    Ils poussrent jusqu une autre porte ouverte dans la mme muraille, mais pareille celle du jardin, double et toute en vitrage. Une singulire impulsion fit se retourner Augustin. La servante paysanne, mains unies sur lestomac et paupires baisses, les accompagnait dun regard coul, paterne et protec-teur, o lenvie de troubler le moins possible sa quitude se combinait avec un sens exact de labsence dempressement quelle pouvait se permettre ; un regard dencouragement qui tait le substitut du zle quelle et d dployer, quelle d-ployait certainement envers dautres personnes, pour les con-duire jusqu cette porte et la leur ouvrir.

    Un pole attidissait le monumental vestibule. Une casse-role deau, o manquait le manche, surmontait son marbre cas-s par places. Le tuyau senfonait brutalement dans la belle vieille muraille. Aux premiers pas, lil et les muscles

  • 16

    dAugustin stonnrent de la faible hauteur des entre-marches et de la largeur des degrs. Un tapis uni de laine beige, bor-dure grenat pass, revtait leur pierre. Un parfum subtil, errant, inidentifiable, offrait juste le dbut dune prise floue, puis svanouissait dans lair redevenu neutre. Mais aprs quelques autres de ces douces marches larges, on sapercevait quil tait revenu, jouant de nouveau se laisser reprendre, faire respi-rer jusqu ce quil la retirt, une fois de plus, sa confidence in-comprhensible. Des fes en robe de jadis, aux railleuses rv-rences, au minuscule pied valseur, montaient devant eux et la douceur des entre-marches mesurait exactement louverture menue de leurs pas.

    Le grave petit Augustin dut descendre assez profond dans le sentiment des choses permises, pour demander dune voix change :

    Chez qui on est, dis, papa ?

    Il faut dire : chez qui est-on ?

    Puis, joignant au conseil le renseignement :

    On est chez Mme de Prfailles.

    Ils slevaient ainsi tous les deux, la voix assourdie, sur le tapis aux teintes puises de cette noblesse de province.

    Un clat de rire dune grce mordante, significatif comme un visage, clata dans limmensit compasse et la somnolente distinction de lescalier, en total dsaccord avec elle, dune telle franchise imprieuse et personnelle quelle intimidait presque, en mme temps quelle donnait pour une seconde lirrpressible vision dun jet de perles heurtes sur un frais courant deau, entre deux rives de cristal.

    Le mme dsir dapercevoir la jeune fille emplissait chez le petit garon de sept ans et chez son pre deux curs bien diff-rents. lge de M. Mridier, le sentiment de la grce et de la

  • 17

    jeunesse comporte lvaluation stoque, prcise et sans bavure dun long morceau de temps irrparable. Mais pour Augustin, cest une brusque entre dans des pays inconnus. Ce qui vient lui pour le prendre dans ses bras et lenlever vers dautres formes de vie, cest un bonheur dangereusement violent, tout rose, entirement neuf et inprouv, cartant avec de ddai-gneux sourires toutes les formes de ses bonheurs prcdents, le capturant, le ravissant pour de bien autres aurores.

    Des deux jeunes filles debout sur le palier, la plus grande est celle quAugustin connat dj, qui lui a parl lglise. Et, la rflexion, ce fait parat lenfant profondment juste et rai-sonnable. Il ne peut en tre autrement. Cest le dterminisme des feries. Chaque vnement de ces invraisemblables heures participera de leur mme couleur dore. Cest delle aussi qumane ce rire merveilleux, encore visible sur ce visage lisse, moqueur et blouissant, auprs duquel il est tout fait impos-sible den regarder dautres. Augustin est inond dune bati-tude si dominatrice et si tendre quil sent immdiatement gran-dir entre la jeune fille et lui, organe de protection, une timidit forcene laquelle rien ne larrachera.

    Lenjouement crmonieux de son pre, la musique de ses paroles elle, tout cela traverse douloureusement le silence o le petit garon senferme. Son cur reste baign dans une dou-ceur folle, farouche et pleine de honte qui va rester un de ses grands secrets.

    Et elle sen va. Par le mme escalier quils viennent de monter, elle descend avec sa compagne, pendant quils entrent tous les deux. Occup aux conversations liminaires avec la femme de chambre, son pre remarque peine quil se retourne impulsivement pour revoir celle qui sen va, maintenant quest disparue loppression de la prsence et quun terrible regret la remplace : une main gante de blanc lui fait signe pour sa con-fusion et pour sa joie.

    Le reste est noy sous des paisseurs de pass. Peut-tre

  • 18

    mme cet trange trouble ne surnage-t-il que parce quAugustin est revenu bien des fois, en les alourdissant, sur les traits primi-tifs.

    Il se souvient de parquets dun noir brun, compliqus et symtriques. Des meubles graves prsentent une immobilit si noble que serait blasphmatoire lide de les faire servir, dy placer par exemple du linge ou du pain, de tirer sur les cuivres des poignes. Le bruit de leurs deux pas mls sest arrt net, bu par de hautes laines. Augustin se trouve dans la brusque lu-mire verte dune pice immense, perce de baies sur les mmes paysages de jardins qui figuraient dj au rez-de-chausse.

    Dautres meubles, parents des premiers, mais hausss de ton, fauve dor, solennels, voisinent avec maintes choses, de leur sorte, de leur caste, dont le dtail est perdu. Ils doivent tre capables dengager avec elles un dialogue dans leur langue hu-maine, avec leurs mots dautrefois.

    Intentionnellement disposs et l dans la vaste pice, sont des emplacements spciaux par lesquels il convient de pas-ser, des invitations courbes, se rendre telle place prcise et non pas telle autre. Contre le mur du fond, dans une ton-nante chemine blanche, lextrme porte du regard et de limpression, un feu de bois siffle avec douceur, en plein prin-temps. Lextraordinaire parfum dont on voit bien, maintenant que celui de lescalier ntait quune imitation, circule en vo-lumes massifs et si prhensibles quAugustin est bien sr de lui arracher cette fois le secret quil dissimule.

    Tous ces fragments dissmins mais unis par une ressem-blance de famille ont clairement lintention de diriger lesprit vers une chose commune, centrale, autour de laquelle tout doit sans doute sordonner. Mais ce point suprme reste inrvl. Augustin ne la pas dcouvert encore, moins quil ne soit la main violette et vtue de mitaine dont une trs vieille dame, as-sise dans le contre-jour dun fauteuil oreilles, agite avec un tremblement plein de dignit un face--main dor cisel.

  • 19

    Les mots quils se disent, elle et son pre, Augustin ne les retrouvera jamais, bien entendu. Tout au plus voltigent dans le grand recul du temps, reconnaissables encore sous les reconsti-tutions, quelques restes dune voix casse et dominatrice, o certaines diphtongues sont files comme des notes faibles et nobles, quil est de haute convenance de laisser rendre toute leur valeur nasale et tout leur timbre. Surtout, plus que ces d-tails, plus que cette main ou cette voix, ce qui occupe lme dAugustin, cest linpuisable tonnement densemble o le plonge cette vieillesse, si diffrente de toutes celles quil connat dj, des loueuses de chaises de lAbbatiale, de la vieille femme den bas, de nimporte quelle autre vieille femme. Cest une vieillesse soigneusement maintenue et pntre par les incom-parables aromates que scrtent tous ces environnements. Comme le vague jaune miel imprgnant le marbre blanc de la chemine, ou la terne eau glauque loge dans la glace, la distinc-tion jointe cette vieillesse est un caractre extrieur lentement dpos par lge, devenu motif ornemental, charg de dceler son rang social et son style. Docilement assis sur sa petite chaise, Augustin en subit la silencieuse et opprimante grandeur.

    Brusquement prend vol lide unique et suprme incluse en toutes ces choses, quelles expriment toutes, chacune avec sa nuance, non seulement lodeur, mais aussi le feu de bois, le long pass des meubles, les baies sur les jardins, jusquau reflet des verres hypermtropes parmi les ciselures du face--main en or. Cette ide, si longtemps cherche, Augustin la dcouvre enfin, est celle de Marquise douairire . On sen rend compte si lon prolonge li et l pour quils aient le temps de dire tout ce quils ont dire avant dexpirer : Marquise douairire .

    Lnigme rsolue, Augustin brle den soumettre le mot son pre, ds son retour dans la rue. Un juste orgueil lenflamme. Ltonnant salon ne lintimide presque plus. L comme partout, lclat de lvidence a port son apaisement et sa srnit. Mme la vision radieuse de tout lheure, elle aussi mordue par l ide , y perd peut-tre quelque chose de son ca-

  • 20

    ractre ineffable. Car Augustin est encore trop ingnu, trop agissant, trop animal, pour dpasser par ses rves les apports du rel, en distendre les dimensions authentiques.

    Il est trop petit aussi pour savoir que le grand air et les mille aventures de la rue vont ternir lclat de ces images, en f-ler le pur mail, lmietter sur les trottoirs du retour. Avant quil ait le temps dattaquer le sujet de la Marquise douairire , voici quun Monsieur aborde son Papa. Il sappelle M. Marguillier. Augustin la dj vu une fois, et ne laime pas. Il a tir par amiti loreille dAugustin : il a tir trop fort et lui a fait mal. Il porte une serviette sous le bras, comme un profes-seur. Sur son visage, entre des favoris rass, rside demeure un clignotement permanent de ruse et de force.

    Leur dialogue est plein de familiarit tutoyante, maill de mots nouveaux et impressionnants. Do que tu tamnes ? Ah ! oui. Les de Prfailles ? La vente des Sablons les avait remis flot. Mais il y a quinze ans de a. Et un jour ou lautre, a tirera dur Le pre Chose la dputation, tout a, cest entre nous, mon vieux toi, cest pas ton rayon M. Mridier prend un air quAugustin ne reconnat pas davantage : une expression de complicit timide et de subordination semi-railleuse. Ce dia-logue qui stupfie lenfant, cest le rel , cest le prsent contre lequel aucun rve ne vaut, aucun souvenir, mme blouissant, nest de force.

    Celui de la jeune fille est en train de smacier, de perdre sa substance. Il se prpare participer dun conte de fes, se faire intermdiaire entre ce qui est arriv et ce qui ne peut pas ltre. Les choses vritablement vraies sont celles qui ont le pouvoir de recommencer rgulirement, de se changer en habitudes com-modes, comme faire ses devoirs, djeuner, aller le dimanche la messe avec sa maman. Mais vous sentez, sans doute, combien il est invraisemblable que cette jeune fille merveilleuse consente revenir rgulirement crer pour Augustin des habitudes de bonheur.

  • 21

    Dans le cur de ce petit garon dcid, quelque chose se dtacha, dcrut au fil deaux inclaires. En signe de quoi. Au-gustin arracha la canne de son Papa, la chevaucha, et gamba-dant, cria : tu, tu, tu, tu. Bien peu de gens, sans doute, eussent pu deviner, sous cette prouesse questre, tant de contrainte sur soi et de fermet antisentimentale ; pas mme ceux que ce sport inattendu et certainement tonns dun petit garon si rflchi et si calme ; pas mme son pre ; ni, bien entendu, lenfant lui-mme.

    Bien des annes plus tard, cest limage privilgie dont Augustin smeut encore quand il recherche sur un chemin aux mille traces, parmi les innombrables pas dadultes, les vestiges de ses pas denfant.

  • 22

    II

    LES HAUTES TERRES

    Lautre compartiment de souvenirs tait rserv aux hautes terres du Cantal.

    On se rendait l, en plein t, deux ou trois semaines aprs le dbut des grandes vacances. Il y avait eu plusieurs expdi-tions semblables, avant la naissance de la petite sur. L aussi, les souvenirs se mlaient. On ne pouvait retrouver au juste quelle poque de la prhistoire remontaient quelques-uns dentre eux. Dtachs de leur souche, ils erraient en un temps sans date et ne savaient o se poser.

    Ltat desprit des voyageurs diffrait devant le voyage. M. Mridier emportait des notes, des livres et se promettait des joies abstraites. Maman disait : Ah ! si ce ntait pas la sant des enfants ! Mais Augustin comptait les jours.

    Un remue-mnage de malles et darmoires ouvertes durait jusquaux petites heures du matin. Dautant plus gros de pro-messes quil sefforait dtre silencieux, il annonait lapproche dun bonheur immense qui filtrait par toutes les claires-voies de la nuit. Cette joie active et prolifrante se nourrissait toute seule pendant quon dormait, grossissait, finissait par faire clater le sommeil. Augustin se trouvait rveill des heures paradoxales et inidentifiables, pour voir que sa jeune maman circulait en-core sur des pantoufles sourdes, masquant la lampe de sa main gauche, quand elle passait devant les petits lits. Alors, il com-prenait que ce bonheur tait rel, presque arriv, riant dj dans cette couleur de vieille paille, distille par la lampe huile.

    Son cur libr dune trop pesante joie, dsormais tale et

  • 23

    doucement heureux, lui laissait juste le temps de sentir contre sa joue le tide et lisse oreiller denfant, avant de retomber au sommeil.

    Du voyage en chemin de fer, peu de chose en vrit surna-geait. Il y avait deux sortes de wagons. Les vrais, ceux de troi-sime classe, seul cadre convenable aux obligations multiples qui incombent un petit garon rflchi : faire attention, ne pas perdre le paquet quon serre dans ses bras, rester bien tranquille sur le sige marron sale, en attendant que tout soit cas. Et puis les autres, capitonns de bleu et de gris, qui nont pas laspect des vrais voyages, ne sont pas destins aux vrais voyageurs. Lide ne viendrait pas une personne raisonnable daller sy asseoir.

    Il y avait aussi deux sortes de paysages. Celui que traver-saient les premires lenteurs du train, les voies enchevtres, les cabines daiguillage, les maisons douvriers bordant des rues crases de charrois. Ces paysages ne comptaient pas. On pas-sait sans les voir, comme on ncoute pas un mot malsonnant.

    Ils commenaient de compter dans la grande campagne, quand ils glissaient contre-sens dun train dont la vitesse de fuite amusait et dcevait la fois. Car le papa dAugustin lui avait expliqu les diffrentes espces de trains. Distincts des omnibus taient les grands express ddaigneux quAugustin prendrait plus tard, qui vont vers les lointaines villes. Et le con-voi haletant continuait son voyage entre des talus en fuite, poussif et mpris.

    Ds quenfin lon atteignait la petite gare perdue o atten-dait la diligence, le paysage redevenait affectueux et immobile, non plus en contrebas du train mais de plain-pied avec le sol. Il perdait son aspect glissant et instable. Il avait repris racine dans la calme terre. Il vous enveloppait de son long repos. Et malgr cela, pntr par lesprit du voyage, il semblait le prolongement des doux endroits campagnards dont on lisait le nom en lettres jaunes sur les cts de la voiture, prs de la bote aux lettres. Il

  • 24

    tait lextrme pointe des contres o lon passerait bientt.

    Des paysannes charges de paniers se rendaient ces con-tres. Elles montaient lintrieur de la diligence, tandis que le Papa et la Maman dAugustin retenaient les places de devant, qui cotaient dix sous de plus. On pouvait, condition de les contourner avec prudence et dassez loin, contempler les deux gros chevaux la queue noue, autour desquels tourbillonnaient les mouches. Ils les chassaient en vain avec cette queue trop courte, avec leurs pieds, avec les plissements vagabonds de leur peau. Ils sentaient une forte odeur, pas dsagrable. Ils sen-taient le cheval. Tout tait si beau quon prouvait, gonflant le cur, ou peut-tre les poumons, ou peut-tre le larynx (Augus-tin connat le nom de tous ces organes) une envie de chanter ou de crier.

    Michelou, le conducteur, hissait, par lchelle, des malles quil abattait ensuite sur le toit de la diligence. Mais il gotait peu la continuit dans ces emplois du temps violents. Il les ai-mait mlangs de rires, de repos et de vin blanc. Aussi querel-lait-il, en rude patois des Planzes, les paysannes au panier, tandis que la courbe de son ventre, expansive et dboutonne, tremblant sur sa ceinture en secousses dbonnaires, faisait signe que ctait pour rire, et quil ne querellait pas.

    Quand tout tait charg, les bches poses, le vhicule dj dans cette puissante immobilit davant les dmarrages, Miche-lou dcevait encore ses clients en senfonant aux profondeurs dune des deux auberges qui contemplaient la gare. La diligence attendait, interdite et stupfaite, comme un norme enfant abandonn.

    Lauberge rendait un Michelou tout frais, mal essuy, hu-mide encore. Ses grands mouvements de bras exprimaient un vague pathtique. Au hasard de la trajectoire, le dos de sa main trouvait loccasion dasscher ses moustaches, dun air dsesp-r, tandis quil dplorait, par le reste de son geste, de navoir mme pas le loisir deffectuer correctement cette opration

  • 25

    pourtant fort ncessaire. Enfin, dune course dont le rythme se transmettait son ventre, la double et vaste convexit de ses jambes faisait de son mieux pour regagner, par des moyens bien insuffisants, le temps que lui avaient fait perdre limportance du chargement, mille circonstances adverses et la volont des Des-tins.

    Alors le vrai paysage commenait.

    Ctait une de ces plaines minces et longues, prises entre lcartement provisoire des perons boiss. Dans la densit de leur grasse substance dherbes, se cachent la saveur des terres alluviales et limprgnation profonde des eaux. Des odeurs de foin sec et dtables envahissaient lair des villages, ceux du moins qui se laissaient traverser. Mais dautres, plus secrets, tournaient le dos la route. Derrire le profond cran des buis-sons percs de trous de poules, on ne voyait que leur envers. On ne savait de leur vie quun morceau. Ils ressemblaient au milieu trop court dune belle histoire, dont on ignorerait toujours le commencement et la fin.

    Dans lintervalle des villages, ce ntait que poussire, soleil et verdures, lodeur des chevaux, le balancier des nuds de crins battant les grosses croupes, et la soudaine obscurit de quelque boqueteau que traversait la toute.

    Or, toutes ces choses, si diffrentes, parlaient.

    Elles parlaient si bas quun certain nombre de kilomtres avait d passer avant que vous vous en aperceviez. Mais vous compreniez alors que ctait votre faute et quelles parlaient dj depuis longtemps. Bien sr, elles ne savaient dire aucun mot qui ft clair, prononant, par exemple, comme et fait un livre dimages : ce champ de bl est dun jaune riche ou cette meule de foin est pittoresque . Quimporte ? Un grave et sen-sible petit garon de sept ans sait se passer de mots pour aper-cevoir, diffus et en suspens dans la campagne, un mlange de bonheur et de bont qui na besoin pour se poser daucun visage

  • 26

    dhomme.

    Mais, affect de timidits subites, lorsque Maman regarde son petit enfant pour lire dans ses yeux la transparente joie quelle esprait, Augustin cache brusquement sa joue et son front contre les bras maternels. Il entend par-dessus sa tte : Allons ! Allons ! gros bta ! aide-moi donc tirer les paniers.

    Nulle apparence maintenant que le paysage ait jamais par-l. Tout nest que rondelles de saucisson, fruits, fromage, comme la fameuse statue ntait quodeur de rose. Des carrs dun papier spcialement friable dgorgent sur les genoux de Maman de bonnes tranches de grillade froide. On verse avec prcaution du sel sur des ufs durs. La petite fille veut boire avant de manger. Il faut parlementer longtemps pour len dis-suader. On transmet Papa les portions qui lui reviennent, avec un verre de vin qui tremble au bout dun bras. Des gouttes de vin, des pelures de saucisson et de fromage tombent sur la belle caisse jaune. Augustin se sent fort anxieux de ce quau prochain arrt fera Michelou. Un instinct secret et blasphmateur lui suggre quen cas de conflit, son pre ne serait pas de force.

    Mais Michelou dit seulement : Ah ! Ah ! vous avez fait boire la petite famille ! et en mme temps que des grimaces et des clignements sur un visage devenu soudain plissot et rest rubicond lui donnent un air de camaraderie complice, une fami-liarit et presque une amiti ne dun vice commun.

    Hlas ! rien ne dure qui ne change. Peu peu le beau vase aux parois faites dair, qui contenait tant de promesses, se vide, sassche, on ne sait par quelle fente invisible. Plus rien que de la poussire, dinertes feuilles vertes, toutes les formes de la las-situde, le feu dun brutal soleil. Augustin ne se souvient mme plus que la terre ait t trempe de fracheur et suintante de joie, aux premiers tours de roues. Il net pas voulu revenir ces moments, pas plus quil net souhait retrouver le dpart, les femmes aux paniers et lallgresse des premiers villages. Tout tait rance et long.

  • 27

    Dj, vers les endroits o se rendait la route, au bout du chemin tordu par tous les caprices des tournants, passant tantt de , tantt de l, grandissant un peu plus chaque rencontre, pos, dans les premiers moments, contre un rideau de forts, puis dblay, perant, dress tout seul, rural et gris de tuile, dans la poussire du soleil, annonciateur et partie du hameau fin dtape, on voyait enfin le clocher.

    Nous sommes La Borie des Saules. Cest La Borie des Saules. Il faut un certain nombre de rptitions pour se pntrer de cette vrit. Importante et ridicule, compensant la marche au pas dans la longue campagne, la diligence commence un petit trot triomphal. Elle retrouve la fin la vitesse du dpart. Le mi-lieu sabsorbe et disparat entre ces deux extrmits tince-lantes.

    La diligence roule dsormais devant maintes choses ran-ges sur le bord de la route. Les hameaux projettent ces objets devant eux, en grand nombre, de chaque ct des chemins vici-naux, pour que les voyageurs connaissent leur approche, les prennent peut-tre pour des sous-prfectures, au moins pour des chefs-lieux de canton, et conoivent de lestime pour eux. On voit l des lessives sur les carrs de prairie ; des troncs darbre corcs, empils, marqus de lettres rouges par le mar-chand de bois ; une machine battre range pour la nuit ; de mfiants matous errant dans les jardins ; des charrues et des roues avoisinant les hangars dun charron-forgeron ; un cortge de poules et doies quon drange ; et aussi des casseroles rouil-les, jetes dans les orties avec de vieilles chaussures et dautres dtritus innomms.

    Qui rflchit, dcouvre immdiatement quil y a deux La Borie des Saules. Dabord cet ensemble dobjets sans prestige, qui voudraient bien se faire englober sous ces syllabes dli-cieuses ; et puis la ralit cache, voile mais substantielle, qui se dissimule sous leur timbre pur. Vous sentez tout de suite que cest un nom dor, joyeux, avec une inexprimable nuance de

  • 28

    soir. On ne la peroit que lorsquon prononce, avec le velours qui convient, cet o plein de soleil jaune et dun sentiment triste et doux qui est ce quon appelle la mlancolie. La Borie des Sau au les (exactement comme pour marqui i se).

    Quest-ce que tu as, petit ? demande son Papa, tandis quAugustin studie justement prononcer ce doux nom comme il faut, ce qui a pour effet dinterrompre net lexercice.

    Une fois, quand il tait bien plus petit, peut-tre la pre-mire anne queut lieu le beau voyage, les cloches de La Borie des Saules se mirent sonner, juste comme sonnent les cloches, dans les voyages ou dans les chansons. Elles sonnaient sans doute pour quelque fte, peut-tre un baptme ou un mariage, car dautres indices montraient quon ntait pas dimanche. Elles jetrent dans lair donze heures du matin ces beaux sons dor, volant en clats en mme temps quils naissaient, et leurs morceaux tremblants et onduls fondaient tout de suite dans la substance du ciel. Or, ces sonneries de cloches sincorporrent lair de La Borie des Saules et toutes les fois quAugustin y revint elles sy trouvaient, prsentes et absentes la fois. Elles lattendaient encore, alors que, le cur parti, lglise ferme faute de desservant, les diligences disparues, des camionnettes arrtes devant un bel htel neuf pourvu de garages et du tl-phone, il y avait beau temps que dans le clocher aux tuiles cas-ses les cloches dor ne sonnaient plus.

    Mais en ces anciens jours, La Borie des Saules navait quune auberge, qui sappelait Htel de la Providence et du Cheval blanc . lappui de cette dsignation, les restes dun cheval blanchtre piaffaient sur une enseigne verte. Quant la Providence, le thme tait trop abstrait pour la peinture. On descendait l. Les vnements se multipliaient avec une nou-veaut inpuisable. Les flancs des chevaux battaient. La grosse diligence souvrait, se dvtait de ses bches, spanouissait. Tout le groupe exprimait fortement lide dune tche norme, correctement accomplie.

  • 29

    Un vieil homme barbu et doux, que Maman appelait Piar-rounet, prit la petite Christine dans ses bras. La petite pleurni-chait, se rtractait. On lui expliqua que tout le monde mainte-nant allait monter dans la belle voiture de Tonton. La voiture quatre roues , prcisait Piarrounet. Alors elle protesta, ne voulant pas que les autres voyageurs, ceux de la diligence, y montassent avec elle. Les longues jambes paternelles dessi-naient en lair des ttonnements mticuleux avant de poser leurs semelles sur les marchepieds.

    Cependant deffrayants bruits de malles retentirent au pla-fond de la diligence. Michelou reprenait larrive cet air dHercule froce et familier, quitt depuis la gare et remis quelque part sous les bches pendant son inutilisation. Piarrou-net expliquait que le mestreval tait aux foires, quil ne ren-trerait que le soir ; que lui, Piarrounet, le remplaait ; que, dans le grand domaine, tout allait pas trop mal et quil ny avait pas trop se plaindre . Puis il sen revint avec tranquillit vers des gens qui taient l.

    Maman voulait faire chauffer, lauberge, du lait sucr pour les enfants. Mais de rudes paysans rougeauds, en blouses bleu-noir, parlant comme des matres, pleins dinattention bru-tale pour ceux qui dsiraient entrer, occupaient et encombraient le seuil. Piarrounet les poussa avec une inattention gale la leur. Tout se passa le mieux du monde.

    Dans lauberge sombre et frache, rgnait une lgre odeur aromatique quAugustin trouva fort agrable et que son pre dit tre dabsinthe et danisette. Il y avait des ronds de vin sur les toiles cires jaunes. Le nombre des mouches tait considrable. Maman essuya les bols soigneusement.

    Par les fentres encombres de granium, on vit la malle voyager dos dhomme. Elle sapprocha dune vieille voiture nave, trois banquettes en cuir crevass, portant la cicatrice danciens capitonnages, pleine de sacs plis o reposaient des pains frais. Ctait la belle voiture de Tonton. Il fallut rabattre

  • 30

    une banquette pour installer la malle et les multiples paniers de Maman.

    Entre les brancards, le cheval de Tonton baissait la tte, beaucoup plus bas que ne faisaient les chevaux de la diligence. Il tait aussi bien moins intimidant. Il semblait doux, plein de fa-miliarit. Ce devait tre un plaisir pour lui que de vhiculer de petits enfants. On avait envie de lui parler. De temps en temps il faisait quelques efforts avec sa queue, avec son pied, pour chas-ser les mouches. Mais sans aucune impatience. Simplement parce que, dans le monde des chevaux, cest un geste tradition-nel, dont il ny a aucune bonne raison de se dispenser.

    Cette bte a lair bien tranquille, dit Papa, pour faire plai-sir Piarrounet.

    Cest Ngro, le pauvre diable. Il est vieux, dit Piarrounet.

    Augustin comprit, sa stupeur, quil existait une sorte de vieillesse infrieure, dconcertante, sans cheveux blancs ni rides, rien qui rappelt la vieillesse des hommes. Elle se mar-quait par une douceur plus grande, une rsistance amoindrie, une tte basse et des poils longs.

    Pendant que slargissait sa notion de lge, le monde ext-rieur aussi continuait de souvrir. De grles frappements denclume, une odeur de corne brle dcelaient un marchal-ferrant, par ailleurs indiscernable. Des oies passaient la file indienne, portant cou raide et tte sifflante. Des enfants sales entouraient la voiture. Leur groupe souvrit quand Ngro sbranla.

    Tout reprenait laspect du voyage : celui dun frais loisir passionn. Tandis quon avait d contourner les villages, on tra-versait maintenant de part en part, un hameau sans secret. Tout y tait plein de gaiet humaine, dploye exprs devant la voi-ture de Tonton, pose en ventaire sur chacune des rives du chemin. Le marchal-ferrant avait la bont de sarranger pour

  • 31

    ferrer un cheval juste comme on dcouvrait enfin son invisible atelier. Et lon prouvait la satisfaction intellectuelle de consta-ter que lodeur de corne brle, spcialit de La Borie des Saules, venait bien de l. Un boulanger projetait des odeurs dune bont simplette, qui ne se haussaient pas jusquau gteau. Au beau milieu dune petite place, jouxte la fontaine, des cha-riots de foin attels de vaches attendaient, les aiguillons contre les jougs. Peut-tre venaient-ils de fermes inconnues, dpen-dant de La Borie des Saules, faisant partie de son plat pays, donnant une haute ide de son importance et de son prestige. Tout sentait leau claire, les brocs de fer-blanc, larme du foin et dautres odeurs pareillement divines.

    Des maisons basses, noirtres et heureuses, riaient au coin de boueuses ruelles. Au bout de lune de ces ruelles, on vit un brusque porche creux, quon dpassa sans lui laisser dire la con-fidence quil savait.

    Ah ! lglise ! scria Papa. On aurait pu sy arrter.

    Un vif regret traversa tant de joie. Dhabitude Augustin ai-mait, comme la participation une vie suprieure, les trs simples explications de son pre ; il se sentait trouver tout seul de belles choses nouvelles. Mais cette fois, il y avait plus. Ces explications sur lglise, tout en la laissant parente de ces gaies ruelles sales, de ces hardis enfants en guenilles, de ce dsordre des bords de route, de cette corne brle, de tout ce qui caract-risait la belle humeur de La Borie des Saules, premire manire, auraient eu une porte plus haute. Peut-tre eussent-elles mon-tr, comme au fond de ces botes quon appelle reliquaires, la chose mystrieuse et mlancolique associe son nom char-mant. Du moins pouvait-on, sans tmrit, lesprer.

    Huot ! fit Piarrounet, coupant court ce dsir darrt, avant quil se transformt en demande prcise. Exclamation bien exceptionnelle : Piarrounet et le vieux cheval navaient be-soin daucune parole pour dialoguer, cause de lamiti pro-fonde qui les unissait. La voiture continua son voyage dans La

  • 32

    Borie des Saules.

    La dernire maison gauche tait la belle maison du no-taire. Construite lcart, elle reprsentait ce que sont ailleurs les quartiers occidentaux des villes, les banlieues de luxe. Assise sur un noble perron, dans son jardin aux fleurs mles de buis et de groseilliers, spare des autres par un respectueux espace, elle entrouvrait sa grille avec cette familiarit qui va si bien aux grandeurs et lon franchissait le caniveau sur une planche pour-rissante, couleur de terre.

    Quest-ce quun mestreval ? papa, demande Augustin travers dun souvenir.

    Cest sans doute un homme qui est la fois matre et va-let, mestre et val, quelquun comme le premier domestique ; du moins je le crois.

    Et cette notion nuance par la prudence, par le sentiment dune dfinition difficile, vient enrichir le bonheur dAugustin.

    Quelque chose cependant commenait de changer dans lair du gai hameau. La joie qui ruisselait de son cur saffaiblissait vers la priphrie, se refroidissait sur les lisires, sy laissait pntrer par certains indices avant-coureurs de la profonde campagne. grens sur le bord de la route, comme des souvenirs que la petite ville distribuait aux partants, ils faisaient pressentir quelle allait prendre fin. Un tournant, une placette aux cts confus, une maison daspect austre, pourvue dune porte au judas grillag entre dtroites fentres conventuelles, un ponceau final sur un trou deau et dorties, et la route perdait la couleur de boue noire quelle avait revtue pour la traverse de La Borie des Saules. Elle reprenait le bleu froid des terres volcaniques et le coup de vent des espaces libres.

    droite et gauche, quelques jardins de carottes et de choux tentaient bien de prolonger encore un instant La Borie des Saules. Mais ils rflchissaient, renonaient, bornaient leurs

  • 33

    dsirs. Le dernier de ces jardins, contenant entre ses palissades un carr de linge blanc contre les moineaux, lagitait en signe dadieu. Dbarrasse des murailles et cltures, tous ses buts d-blays, la route dirigeait ses courbes vers les grands pans bleus que lhorizon envoyait la rencontre du ciel. Elle commenait, vers les hautes terres, une monte continue qui durerait douze kilomtres.

    Le bon Ngro savait toutes ces choses. Depuis le ponceau do partait la cte, il avait fait choix dun pas de fatigue quil conserverait jusqu larrive, ce qui permettait beaucoup de loi-sir sa queue. Piarrounet les savait aussi. De temps en temps, il disait : Hue ! sans rien ajouter dautre, ni mot, ni geste, ni secousse de rnes, ni, bien entendu, contact de fouet, comme si lmission de cette douce voyelle navait eu dautre but que de jeter dans lair une note de flte. Ngro donnait alors sur le col-lier une lgre traction supplmentaire, pour faire franchir la voiture quelque chose comme une ride inattendue, oublie par le cantonnier transversalement sur la route. Une fois surmonte la ride imaginaire, il revenait au pas antrieur, pleinement conscient davoir accompli ce que souhaitait de lui le caprice humain.

    Il avait raison. Car Piarrounet, enroulant la rne autour de la mcanique, sautait sur la route sans mme arrter la somno-lente voiture et marchait auprs du vieux cheval dun lent pas fraternel. Ctait pour soulager Ngro. Mais Piarrounet disait quil voulait seulement se drouiller les jambes. Il avait la pu-deur de sa bont. On traversait le coup de chaleur de trois heures du soir. Sous le grand parapluie tenu par Maman, la pe-tite Christine chantonnait dune voix de bb, sur deux notes, comme un oiselet nocturne.

    La route bleutre montait vers quelque chose quon sentait venir. Augustin tait trop petit pour savoir : on atteignait la fin de la plaine alluviale, subrepticement loge dans le vaste car-tement des schistes. Ils taient l, tout proches ; il faudrait bien

  • 34

    les aborder ; il faudrait bien sengager entre les graves pentes souveraines. La route sy prparait, ttonnait autour de la dci-sion prendre, sarmait de courage, tranait un peu au libre so-leil.

    droite, rien ne se voyait derrire le haut talus surplom-bant. Mais gauche, sans quAugustin st bien pourquoi ni vers o, les prairies sabaissaient plus que de raison, plus que dhonntes prairies quaucun souci net agites. En ralit, elles dgringolaient vers des forts roides, dresses soixante degrs contre le ciel. On napercevait que leur partie suprieure, coupe par le plan des prairies, sans rien discerner des trous o se perdait leur descente.

    Entre la route et les forts, de gaies ondulations, veloutes, savoureuses, plantes comme des parcs, semblaient y conduire dune continuit tale qui ne cachait rien. Mais une invisible faille cassait net ce droulement des prs. Lautre lvre, la plus loigne, juxtaposait sans prvenir, dans un total mpris des transitions, un vert dilu et lointain, la franche couleur imm-diate, propice aux gambades.

    Et tout dun coup, Papa dit : Ah ! voil les gorges ! Ou peut-tre, il dit : Cest la grande fort. Augustin ne se rap-pelle plus les termes prcis qui annoncent et dclenchent la fois la venue dun nouveau monde.

    Tel un instrument pntrant, pieu ou bche, dont seul le manche blanc mergerait de la terre, la route est entre tout en-tire, de biais et dun seul coup, dans lopacit des bois. Les p-turages sarrtent comme au pied dun rempart.

    Papa explique ce quil appelle la topographie du paysage et Augustin comprend fort bien.

    Les bois recouvrent les deux versants dune longue et pro-fonde valle. Ils se runissent comme les deux feuillets dun livre quon ouvre, dans langle aigu des plans de schistes, par-

  • 35

    dessus un thalweg deaux grondantes et de roches fracasses, au fond dinexplorables creux boiss, lon ne sait combien de mtres au-dessous des emplacements visibles.

    Telle est du moins la manire dont il se dpeindra plus tard lui-mme ce cher paysage de son enfance. Mais pour le mo-ment ce nest pas tout fait ainsi que la nouvelle acquisition se prsente travers les mots de son pre et les motions de son cur.

    Bien sr, tout est chang, cause des arbres qui sont venus dans cette grande valle pareille un livre immense. Tout le monde peut le voir. Mais si vous croyez quil est facile de dcou-vrir quel est le changement profond, fondamental, celui qui fait quon se sent vraiment dans la grande fort !

    Augustin remarque tout de suite cette curieuse couleur de jour qui sest mis brunir, ressembler presque au bord de la nuit. Tandis que dans les pays ordinaires, les pays de plaines quil connat, lair du crpuscule devient tout fait sombre au bout dune demi-heure, on peut ici plonger indfiniment dans ce soir vert et fauve. Mais vous sentez bien que ce nest pas lessentiel. Cest un accessoire trs important, mais ce nest pas lessentiel.

    Des deux cts de la route, entre les premiers troncs darbres, ces sous-bois immdiats, rieurs et mordors ont lair de cligner de lil et de dire : Oui, mais derrire nous der-rire les enfoncements qui suivent notre premire obscurit rousse et plus loin derrire ceux-l et derrire les autres, en-core ! Augustin rpte : les gorges la grande fort la grande fort des gorges pour faire chaque fois prendre son esprit un plus grand lan vers la confidence suprme. Certes, linsuccs defforts semblables pour La Borie des Saules est d-courageant et dun mauvais exemple. Mais le secret de la grande fort, plus gonfl du dedans, est plus prs de souvrir.

    Cependant des beauts trs simples respiraient autour de

  • 36

    la route. Augustin et dj pu sen apercevoir si, au lieu de se prparer pour une image unique et merveilleuse, il se ft ouvert aux immdiats bonheurs. Par exemple, on sentit une fracheur toute spciale, qui ne se contentait pas de baigner vos joues et votre front ou de remonter le long de vos bras, tel le froid de leau froide ou celui de lhiver. Ctait une fracheur que des odeurs traversaient.

    Elle vous portait respirer des champignons, des rsines et des fraises, et vous les prsentait ensemble, comme pour un goter magnifique ou bien un grand dessert.

    Parfois au milieu des terreaux et des sves, sur la surface bien fondue de leur parfum, on percevait lodeur granuleuse, ar-tisane et humble de la sciure de bois. Elle vous faisait penser des sabotiers, des charbonniers, des scieurs de long, tous les mtiers forestiers qui sont dans les leons de choses. De longs chariots bufs, porteurs de troncs colossaux, allaient dbou-cher par lun de ces profonds chemins pleins de roches, deau noire et de branches mortes.

    Cependant la route tournait pour mieux vous faire aperce-voir tous les passages des bois. Justement on vit dans un tour-nant, pareille une fontaine ou une maison, une grosse chose qui fit bien des manires pour ressembler enfin ce quelle tait : une chapelle. Au-dessus dune porte en fer toujours ou-verte, linscription portait : La Font Sainte .

    lintrieur, dans lair bleu terne et salptr, la vote gar-dait des restes dtoiles jaunies, en une concavit outremer o manquaient des morceaux. Les mmes toiles dcoraient la robe bleue de la Sainte Vierge. Tout sentait la moisissure et la vieillesse. Il y avait des vases fleurs artificielles ; et aussi des plaques de marbre lettres dor, dont Augustin savait quelles sappelaient ex-voto. Sur le cintre au-dessus de lautel, taient inscrits des mots latins. Son pre les traduisit avec cette pleine et immdiate assurance qui plongeait Augustin dans la certitude et dans la paix. Une seule fentre mi-ronde, profonde de toute

  • 37

    lpaisseur des murs bleus, laissait entrer le jour des bois malgr un treillis de plomb et tout le fouillis de ronces qui assigeaient le mur extrieur.

    Comme cest pittoresque ! dit tout haut son pre, tandis que lenfant commentait pour lui-mme : pittoresque : cest les chapelles quon voit dans les grandes forts .

    Cette chapelle-l tait extraordinairement solitaire. Elle semblait une solitude enclose en une autre solitude, un morceau de silence paissi et plus fonc, mnag dans la grande tacitur-nit des bois. Spare des hommes par des lieues de sauvagerie et de dsert forestier, elle intimidait comme une grande per-sonne trop grave, perdue en dimpntrables recueillements.

    Maman interrompit dune voix imprative et basse, des-tructive du rve :

    Nous allons commencer notre chapelet, mes petits en-fants.

    Averti par des expriences antrieures, Augustin faillit scrier : Jtais sr que Maman allait dire a. Mais lirrespectueuse remarque ne put clore, touffe avant de natre, dans cet air de frais tombeau.

    Maman, genoux devant la balustrade du minuscule autel, rcita : Je crois en Dieu , puis annona quaujourdhui tant jeudi, on mditerait les mystres joyeux. Une fois de plus, Au-gustin stonna que Maman ft si bien informe sur la corres-pondance des mystres et des jours.

    Le chapelet se lia au reste du voyage, sortit de la chapelle, vint se mlanger sous les arbres lcho sec et court des pas de Ngro.

    Parfois un grand morceau de route droite succdait aux la-cets. La fort se calmait, montrait des clairires nettoyes de roches, dsencombres de ronciers, pareilles de beaux salons

  • 38

    en branchages, dun vert mousseux et fauve, avec des points en or. On croyait presque la fin des bois et le soleil semblant faire une farce, ainsi quau cours dun jeu, cartait les troncs comme on dit : coucou. Ses rayons teignaient la voiture dun ton cuivr, color trop tt, charg de nuances trop riches, tremp en des teintes quau-dessus des plaines il ne prend que le soir. La fil-lette clignait des yeux et dtournait la tte.

    Au tournant suivant, lorsque cessait la visite solaire, voici qu travers les perces des arbres, comme une grande rcom-pense ou bien un secret longtemps pressenti, on apercevait en-fin lautre versant des gorges, par-dessus cent mtres de gron-dements, de creux deau et de tout lenchevtrement des bois. Explorateurs de pentes inconnues, les regards dcouvraient, dans lopacit des sapinires, de hautes et rectilignes tiges pas-ses au rose, sans quon pt savoir si le soleil reportait sur lautre versant ses teintes de couchant prcoce ou si cette toi-lette somptueuse, mise pour elles seules, tait un caractre de lespce, un trait de famille et la couleur hrditaire de leur splendide corce.

    Cette chose quavait vainement cherche Augustin, au commencement des bois, la confidence principale que vous fai-sait la fort, elle se composait toute seule, maintenant quon ne la cherchait plus. Le tenace crissement des roues sur les arkoses de granite, le martellement des sabots de Ngro, les coups de brise sans amplitude secouant dans lair lodeur des conifres, la solennelle grandeur des gorges se subordonnait ces dtails et les comprenait dans son normit. Les uns, inutilisables, trop humbles pour sy fondre, laissaient tomber par terre leur pitto-resque perdu. Dautres trouvaient grce, sy associaient. Et il y en avait un privilgi, quelle pntrait pleinement : la sourde rcitation continue du chapelet maternel.

    Des Je vous salue tous semblables, ne cessaient de grossir et de choir comme des gouttes deau monotones. On en-tendait : Troisime mystre : la Naissance de Notre-Seigneur

  • 39

    Jsus-Christ. Fruit du mystre : lesprit de pauvret. Mme Mridier rcitait, lair concentr, les yeux baisss sur ses ai-guilles.

    peine prononcs, au lieu de svaporer travers les votes darbres, ces mots taient recueillis par une haute puis-sance solitaire. Il ny avait personne cependant. Il ny avait que lamplitude silencieuse et disproportionne des bois, mle des sons de prire et de sommeil. Tout en vous intimidant, elle faisait entrer en vous une douce confiance dont on sapercevait seulement quelle tait l sans quon let sentie venir. Elle allait chercher au fond de vous, pour le caresser et lassoupir, quelque chose qui tait peut-tre bien votre me, tant ctait profond. Elle vous calmait, vous baignait par en dedans, vous donnait lenvie de ne plus parler, vous inspirait de vous recueillir, comme disent les grandes personnes et aussi de vous confier des bras immenses, qui vous auraient pris et soulevs de terre pour vous emporter en vous berant.

    Quand le chapelet tait dit, la cinquime dizaine bien et dment suivie de tous ses accessoires latins et franais, les sicles des sicles pour la dernire fois suscits, il arrivait que la petite fille dormt. Maman demandait alors voix basse quon lui passt le panier des chles supplmentaires, cachs sous le sige avant. Papa dployait sur-le-champ toute la bonne volont inadapte quil exerait dhabitude dans lordre mat-riel. Il interrompait la multiple lassitude de son demi-sourire. Il dirigeait sur sa femme et son petit enfant le visage le plus tendre et le plus dsarm. Il appuyait dune main au dossier son long corps courb, et ttonnait avec lautre, pour dgager le panier aux tissus. Il faisait voyager le panier dans les airs des hau-teurs gauchement inutiles do il ft certainement tomb, sans lopportune intervention de Piarrounet. Mais elle, la jeune Ma-man, avec une attention dautant plus tendue quelle sobligeait des mouvements plus lents, multipliait les plis des couvertures sur les petits membres abandonns.

  • 40

    Aprs un interminable voyage travers lobscurit des gorges, on dbouchait enfin dans la partie marginale des Pla-nzes, sur de hautes et riches ptures o sifflotait le vent du soir. Piarrounet faisait reposer Ngro. M. Mridier, se prparant descendre, accumulait cette fin les prcautions convenables, comme pour une entreprise de la plus dlicate technicit. Il arc-boutait ses bras sur la voiture. Il explorait le marchepied avec lune de ses longues jambes timides. Il sondait de lautre la couche dair entre la route et ses pieds. Une fois terre, et toutes ces oprations ayant pleinement prouv leur utilit, il d-veloppait au moyen de ses tibias des gestes quAugustin a crus longtemps caractristiques de toutes les grandes personnes qui quittent les voitures, et non de son Papa seulement. Il pliait, re-dressait, repliait chaque jambe lune aprs lautre, comme des bquilles articules dont on sassure quelles jouent bien, quelles sont bien graisses l o il faut.

    Cependant ctait le vrai soir. Ctait un soir dans la mon-tagne et on avait froid.

    On trouva une fois, lors dun des plus anciens voyages de vacances, cette sortie des bois tout englue de solitude, prise dans une brume dhiver qui gouttait sur les touffes dherbe. Mais cette plaisanterie fut unique. tous les autres voyages on revit les beaux soirs classiques : une immense lumire violente et douce o dominait le rose froid.

    Elle se haussait jusquau znith depuis les hirsutes pre-miers buissons. Elle stalait en largeur sur cent cinquante de-grs de ciel. De grandes barres horizontales, couleur cuivre et braise teinte, simmobilisaient sur le tableau du soir, sans autre mouvement que leur transformation interne, ddaigneusement acceptantes, toutes au sentiment de finir. Le papa dAugustin regardait en une intensit absorbe qui ralentissait son pas et le faisait buter contre les pierres.

    Mais rien de semblable pour le petit garon.

  • 41

    Douze heures de route, dexcitation et de jeu, lappel inces-sant de paysages diffrents, chacun exaltant sa manire, avait puis lenfant. Il ne sentait plus rien que la fin du voyage, une lassitude heureuse, le dsir dabandonner sa tte sur quelque paule, la gratitude des jours combls. Un froid pur traversait son petit veston.

    Des mots chuchotrent dans les antichambres de linconscience : Ne tendors pas, mon Tintin ; tu aurais froid, mon petit Ses paules et sa poitrine sentirent, travers le sommeil, des couvertures descendues seules, sans secousse ni poids, comme du duvet.

    La voiture est entre dans un chemin de ferme. Piarrounet tient la bouche du bon cheval Ngro. Le vhicule cahote. Il tombe dun bloc dans de profondes ornires familires, ce qui rveille Augustin. Sa Maman est durement secoue, mais le pa-quet humain qui dort dans ses bras na pas boug. Des mor-ceaux dune plus ancienne enfance renaissent des prcdents voyages, que lenfance daujourdhui accueille avec une avidit protectrice et concentre. Tout est semblable ; le temps na log entre les choses aucune sparation.

    On voit de moins en moins. La nuit enveloppe la voiture, mais Piarrounet et Ngro nont pas besoin de jour. Tout autour deux, hauteur dhomme et de cheval, il ne reste presque plus de lumire. Augustin constate, en levant la tte, quelle na ce-pendant pas encore quitt le rond verdtre du ciel. Des feuil-lages couleur dolive noire, uss par places, dgingands, sur-plombent les buissons bordiers. Ce sont les frnes des alentours de fermes, rgulirement exploits par les paysans.

    Une lgre odeur de bestiaux, de foin sec et brises de prai-ries, demeure en permanence sous ces frnes.

    Soudain un triangle rigide, stabilis et dur, sort des capri-cieuses masses vgtales et de linconsistance du crpuscule. Comme un long trait tir sans rgle, lchine dun toit apparat

  • 42

    tout entire. Cest la maison.

    On peroit des fanaux et des voix.

    Cette nuit est curieuse. Trs au-dessus de la maison, ses hauts espaces ne soccupent pas des hommes et les ddaignent. Mais ras du sol et des toits, savoureuse et paisse, traverse de cris et de lumire, baigne dans la joie humaine, on la dirait pa-rente des nuits de Nol.

    * * *

    Ils sont table, en train de souper. Mais ils ne mangent pas, comme vous le croiriez peut-tre, la soupe de tous les jours, une soupe ordinaire, une soupe dcuelle, aux choux, au sain-doux et au pain bis. Non ; cest un souper de crmonie, quon mange dans des assiettes. La soupe est faite de miche ; elle ren-ferme aussi du lait, du beurre, des pommes de terre et des raves qui vont bien ensemble, et du fromage gras. Les fils du fromage fondu tournent autour des cuillers. Cest comme aux grandes ftes, aux baptmes, aux mariages ou aux premires commu-nions. Mme on a tal sur la table un drap de lit qui sent le so-leil et les prairies, et qui respire travers la soupe.

    cette table, pour le moment, quelques places vides : dabord celle de Maman, qui est alle coucher Christine aprs un rapide repas denfant. Puis celle de la trs vieille grandmre, la maman du Tonton Blaise. Cest plus quune grandmre. Cest la grandmre de Maman. Cest une bisaeule. Le papa dAugustin lui a expliqu. La vieille grandmre nest presque pour ainsi dire jamais assise. Bien sr, Tante Agathe, la femme de lOncle Blaise, a fait cuire le souper. Mais vous pensez bien quil faut nanmoins surveiller la cuisine. Mme les plats qui paraissent cuire tout seuls, comme le jambonneau, le sal aux pommes de terre, qui viendront aprs la soupe, on dirait quils ont besoin de sentir quon a lil sur eux. Quant au gigot, le vrai moment de larroser nest pas quand il est roussi, mais un peu

  • 43

    avant. Enfin, il faut savoir, nest-ce pas ? Et il faut sassurer que Tante Agathe sait.

    Ainsi se comportait-on jadis, du temps que la vieille grandmre tait jeune, quand les enfants revenaient pour quelques jours dans les domaines dautrefois, sur les Planzes pastorales. On aura bien le temps de faire comme on voudra quand elle ny sera plus.

    Lautre Tante aussi est toujours leve de sa place, celle quon appelle Marie de Labro, du nom du domaine o elle est ne. elle sont dues les pompes la confiture , normes tartes campagnardes que lon cuit au four. Elles sont cuites de-puis midi. Elles attendent bien tranquilles. Cest vrai. Mais il faut bien sassurer quelles sont toujours l. On ne sait jamais. Enfin les responsabilits sont si vastes quil en reste toujours une partie survivant aux besognes et se dpensant inemploye.

    La pice o ils mangent sappelle le salon. Elle a de grandes portes doubles avec de belles ferrures et un loquet quon soulve pour ouvrir. Augustin sait que les serrures ouvraient ainsi autre-fois. Le plancher est fait de larges planches laves et qui flchis-sent lorsquon marche. Quand on traverse le couloir pav de dalles qui stend derrire le salon, on se trouve devant une autre porte toute semblable, avec les mmes ferrures et le mme loquet. Elle mne une cuisine immense, pleine de pnombres rouges et noires, avec des ronds jaunes, palpitants et variables, suivant les endroits o lon promne la lampe ptrole. Huit ou dix valets de ferme mangent une longue table. Leurs dos p-sent sur leurs coudes.

    Le Tonton Blaise mange avec des choses qui sont lui : une fourchette, une cuiller, toujours les mmes, trs grosses, en ar-gent. Il tient pleine main un couteau de poche large ouvert, pour le cas o il en aurait besoin. On a allum la grande suspen-sion. Elle donne une noble lumire de bonheur et de crmonie, sous un abat-jour vert deau.

  • 44

    Tante Agathe la regarde parfois anxieusement, comme si elle avait une volont et quil convienne de lencourager, de temps autre, bien brler.

    La petite sest rendormie , annonce Maman, qui redes-cend des chambres. Deux autres personnes reviennent avec elle dans la salle manger. Dabord une autre tante quon nomme Nolle et quAugustin na fait quentrevoir. Et aussi une petite fille rouge, massive et farouche que cette tante mne par la main. On lappelle la Marie de chez nous , pour la distinguer de la Marie de Labro, parce quelle est ne sur le domaine, comme tout autre petit animal, robuste et innocent. On entend : Ah ! voici la Marie de chez nous ! Viens dire bonjour aux cou-sins. Viens les embrasser.

    Mais la Marie de chez nous cache sauvagement sa petite tte dans les jupes de sa protectrice. Un coin de bonnet blanc, un il bleu, craintif et colreux : cest tout ce que les nouveaux cousins en apercevront ce soir.

    Elle a pourtant voulu descendre, regrette Nolle.

    Donne-lui un morceau de pompe, prononce loncle Blaise, et fais-la remonter.

    Juste aprs cet intermde se produisit un incident qui frappa beaucoup Augustin. Grandmre, reste debout, prit un air absent, parut chercher sasseoir et sapprocha dAugustin comme si elle se trompait de chaise. Il sentit quon le saisissait par-derrire, quon lui prenait le cou et la tte. Deux lvres molles, toute une chair spongieuse et lasse, se posrent sur son visage avec une timidit frntique. Des mots franais mls de patois profraient des plaintes trembles : Quil y avait long-temps que je tavais plus vu ! Pauvre petiot ! pauvre petiot ! Elle semblait croire Augustin lamentablement malheureux.

    Ces choses dpassent les petits enfants. Beaucoup plus tard le petiot comprit le vrai sens de cette obscure plainte snile,

  • 45

    et quelle tait le substitut de lautre plus claire : Javais bien cru ne plus te revoir.

    La vieille grandmre ne sait pas analyser son cur. Le sen-timent qui lhabite, prominent et inassimil, cest une grande souffrance gnrale de deuil et de fin de vie. Ne pouvant songer se trouver malheureuse parce que, dans ses profondeurs de rsignation religieuse et dacceptation hrditaire, lide ne lui ft jamais venue de scouter , comme ils disent, ayant ce-pendant besoin, pour en faire lobjet de ses attendrissements, dune autre personne quelle-mme, elle choisissait de tous ses enfants le plus lointain, le plus rarement vu et le plus petit.

    La grandmre est encore plus vieille quaux prcdents voyages. Elle lest surtout autrement. Jadis, lge votait dj son dos, froissait sa face, la teignait de violet, faisait trembler ses genoux et ses mains. Maintenant la vieillesse pntre des parties jusqualors inaccessibles : les retraites souterraines o remue la vie. Cest une fatigue de toute lme, et le corps et le cur sy rencontrent en un mme dsir du grand repos.

    Qua donc de chang lair du salon, et quand est venu le cousin Jules ? Peut-tre lorsque Grandmre embrassait son pe-tit enfant ? Augustin ne se souvient pas de lavoir vu entrer. moins que ce bruit de souliers ferrs et de roues de voitures Il est l, voil tout, avec lun de ses fils, Antoine, sorti pour les va-cances de son petit Sminaire. Lautre fils, Antonin, quon vient dordonner prtre, nest reprsent que par sa photographie. Antoine est petit, mordant, trapu et renfrogn, comme un bou-ledogue sur son arrire-train. Augustin entend avec un respect intimid lge considrable de quinze ans. Quil est vieux ! Joue-ra-t-il, comme les annes passes, sur les lastiques prairies ? Le grand morceau de sparation que le temps na pas voulu lo-ger entre les choses, cest entre les hommes quil se trouve.

    La conversation a bien chang. Les nouveaux venus en sont le centre. Ddaignant la serviette, lOncle Blaise sessuie la bouche avec sa main norme, dont on ne peut savoir si elle est

  • 46

    propre ou sale, les champs lui ayant confr une couleur ter-reuse et inlavable. De son paisse figure pacifique, les ordres tombent indiffremment sur sa femme, sur sa bonne, sur les gs de ferme, avec le mme poids de pte lourde.

    On parle patois. Il sagit de foires, de prix de vaches, qui snoncent en pistoles, de lointains herbages dans la montagne, derrire dinterminables tendues pastorales. Toutes ces choses sont trs mystrieuses.

    Pose par Tante Agathe sur lassiette de lOncle, une moiti de saucisson, do jute un bouillon jaune, fume, sentant la sauge et le feu de bois. Enfourn par normes bouches, blotties au creux des morceaux de miche, il ralentit le rythme des explica-tions.

    Dans ce repas, en effet, comme en bien dautres, lOncle Blaise se partageait en deux : un premier Oncle Blaise, velu et colossal, charg de dvorer mcaniquement ce que servait Tante Agathe, et lautre, celui qui expliquait les btes vendre aux foires et aux marchs. eux deux, ces oncles nayant quune mme bouche, quand elle tait prise par lOncle qui mangeait, lOncle qui parlait devait, pour continuer de parler, dplacer les morceaux de miche. Le cousin Jules dit : Faut appeler le mestreval.

    Il vint, ouvrit la porte, fit : Et bonsoir, Messieurs et Dames. On a fait un bon voyage ? Puis encourageant : Al-lons ! cest ce quil faut ! Il sentait une bonne odeur de fumier de bte. Il se retourna pour fermer la porte. Le gigot circulait, appuy de grosse salade verte. lautre bout de la table, Mme Mridier et la grandmre formaient elles deux un groupe mu, ferm, lointain, tout occup de pass.

    La main en cornet, le coude sur la nappe, M. Mridier pre-nait des leons de phontique. Quelques termes, trs prs du franais, coupaient le courant du patois technique. Les autres mots, dont on ne savait ni o ils se sparaient, ni sils chevau-

  • 47

    chaient lun sur lautre, sonnaient comme une langue trangre et la conversation ressemblait un brassage continu de mor-ceaux de bois. Les voix taient faites dune rude matire pre-mire, utilise ltat brut.

    Un sens gnral assez clair finissait cependant par mer-ger, dans lincognito de ce patois. Les craintes, les combinai-sons, les prudences se montraient et se cachaient sans quon pt savoir sur quoi elles portaient au juste, mais on devinait leur existence. Les prix, disaient-ils, baissaient. Les marchands taient matres.

    Tous parlaient dune manire curieusement diffrente, o se refltaient leur ge et leur temprament. LOncle Blaise pre-nait un air vieilli et rsign. Vieux chef, il flchissait devant des chefs plus forts. Il rptait en franais : Les marchands sont matres les marchands sont matres. Il semblait leur faire hommage dans leur propre langue, ces marchands matres qui viennent de loin, parlent entre eux le langage des villes, mani-pulent des ralits bien trop complexes pour un patriarche de grand domaine.

    Le cousin Jules caresse son nez long. Il nest pas le chef. Il nest que le gendre. Sous ses cheveux, ras, comme ceux dAntoine, entre le bout de ce nez long et ses yeux convergents, suinte une essence de fine ruse qui attend son heure. Un jour, son tour, il sera matre au grand domaine, quand lOncle Blaise se reposera dans la belle tombe de sa concession perptuit, dment confess, administr, oint dhuile et enfin mort, muni des Sacrements et des rites qui mettent dans leurs rudes mains positives tous les atouts possibles contre le grand risque ternel.

    Antoine remonte ses petites paules lourdes, serre les dents, vrille ses yeux violents sur un point de la table o, parmi les pelures de fromage et de saucisson, invisibles pour les autres, mais clairs pour lui, brillent les yeux des marchands matres. Sur sa figure, rayonne une frocit tenace et jeune, longue chance.

  • 48

    Le portrait dAntonin regarde, au travers des murs, des choses lointaines, sans rapport avec les proccupations qui sagitent devant lui. Sur le haut de ses joues ingalement rases, de sombres yeux sans reflets maintiennent un raide asctisme ttu

    On entendit un ronflement mtallique, comme si lhorloge se raclait la gorge avant dmettre de trs vieilles heures. Augus-tin, lass de manger, lass de veiller, coutait avec gratitude la voix basse et claire de sa mre : Il faut aller te coucher, mon petit. Lenfant monta, les mains pteuses de confiture et verti-gineux de sommeil. Cependant il ne dormit pas tout de suite. Trop de mirages le dominaient encore. Il sentait le grattant des draps de chanvre. Lextraordinaire odeur de vieux meubles, de pain bis et de grange qui rgnait dans la salle manger pn-trait aussi la chambre et sans doute toute la maison. Par la fe-ntre paysanne entrait lair de mille mtres, glac par laltitude et par la nuit. Mais sa respiration sgalisa bientt dans le grand froid tranquille, homogne et pur.

  • 49

    II

    LE TEMPS DES RAMEAUX NUS

  • 50

    I

    LE PRE ET LENFANT

    Ces trs anciennes recollections nont plus dintrt main-tenant. Augustin les exhume de vieilles caisses, au hasard des explorations. Il transmet ddaigneusement aux frres et surs plus jeunes les chevaux sans queue mais avec pattes, les bonshommes uss mais gardant leur tte, les livres denluminures salis, mais dont aucun feuillet nest arrach, con-servs par un petit garon srieux, plein de soin et de mthode.

    Cest plus tard, beaucoup plus tard, quil dcouvrit la vraie couleur de ces quatre premires annes. Invisible pour un en-fant de quatre ou cinq ans, autant que pour un escarbot le plan des herbages o il sabsorbe, elle est encore trs difficile voir quand on a le double de cet ge.

    Augustin ne se voyait pas grandir. Il grandissait, tout bon-nement. Par priodes, il totalisait, ayant le sens de lordre. certaines dates symtriques, il se retournait, pour voir, dun coup dil, les mois laisss derrire lui. Les formes de pense des classes dpasses primaient chaque anne, en juillet exac-tement.

    Ds la sixime, une habitude nouvelle naquit : la marche quotidienne vers le lyce, huit heures du matin. Une serviette remplaa le cartable. Elle passait alternativement du bras droit au bras gauche, suivant que lun ou lautre tait fatigu. La main inoccupe ne reposait plus dans celle de son pre, qui marchait prs de lui. Elle pendait libre, solitaire, nayant plus besoin de secours. de tels signes se mesure une autonomie lgitimement croissante.

    Le trajet prsenta pendant les premiers jours un indiscri-

  • 51

    minable merveillement. Puis, des magasins sortirent de lanonymat, devinrent familiers. Ce qui commena fut une pape-terie aux cahiers neufs, relis, de lespce srieuse et opulente. Suivit le bazar dlectricit et photographie. Le marchand de nouveauts vint le dernier, ralenti sans doute par ses pesants complets pour grandes personnes, et le lourd sourire de ses trois mannequins. Puis il susa lui aussi, quitta le tableau pour le cadre et le cadre pour le nant. Le libraire-papetier tint plus longtemps que tous, grce une ruse. Il savisa de se transfor-mer. Il adopta des lignes vgtales, un genre anglais et le nom de ModernLibrary, avec cette apostrophe qui fait le fond de la langue. Les Anglais lomettent par laisser-aller, par simplicit de gens riches de bien dautres anglicismes. Mais lui, nen poss-dait que trois : encore y comptait-il ladjonction des gutres et la suppression des moustaches. Ce modernisme mercantile perdit son tour tout comique. Le voyage, dvtu de charmes acces-soires, appartint au genre des plaisirs purs et non mls.

    Augustin entrait dans la catgorie des petits garons scru-puleux, studieux, dociles. Le sentiment dune leon imparfaite-ment sue, que deux ou trois fois par an, le cours des choses le forait dprouver, pesait sur son cur comme un corps tran-ger.

    En classe, sur le banc de devant o il se tenait traditionnel-lement assis, il le manifestait par une restriction de volume, une immobilit crase, des yeux qui, nosant se lever, craignant de se baisser, se fixaient pendant la rcitation mi-chemin entre chaire et sol, sur lencrier.

    Il connaissait la joie spciale des brouillons nets, ars, qui prolongeait dans le domaine priv celle des copies soignes. Pas de dessins parasites, de taches dencre lourdes, dautres laves dun coup de langue. Sur ses livres, une salet faite par autrui devenait insulte ; faite par lui, pch ; et lhumiliation nuanait le remords. La volupt des pages blanches, des plumes neuves, du crayon de couleur frais taill, commune beaucoup

  • 52

    denfants, tait chez lui instrumentale et combative. Elle ren-fermait lenvie de se battre avec de futures nigmes arithm-tiques ou grammaticales, ses Navarrais lui et ses Castil-lans . Il gotait les satisfactions de conscience tout seul, avec une fermet silencieuse et fire, qui tait sa manire davoir dix ans.

    Petit garon qui ne sait pas jouer tant quun devoir reste en attente, il souffrait si tout ntait pas achev, problme ou leon, point, lheure ; si tout ntait pas rang avec une rgularit nue, dans ses papiers, son pupitre, sa pense. On le disait rser-v et susceptible. Des reproches le bouleversaient pour des jours. Il se sentait perdu, marqu devant lunivers.

    Il tait lenfant qui coute, avec une attention froidement ddaigneuse, une leon nonne, un thme de balourd, avec souffrance, une interrogation que le matre laisse, par lassitude, infrieure lexplication dont elle drive. Il ressuscitait quand commenait la leon nouvelle ; il respirait pleins poumons de lair neuf.

    certains moments prcis des horaires, parcourant lun derrire lautre, sous loppression du censeur, de longs couloirs en ciment losang, les siximes entraient la file indienne, dans une classe frachement balaye, ses huit darrosage en-core noirs. Ils trouvaient le professeur debout, immobile, la fi-gure conventionnellement solennelle, mais le ventre pacifique, au-dessus dun pantalon impossible solenniser. Ces moments illuminaient lenfant comme une rentre dans la lumire, le re-tour vers une grave amiti, vers un protecteur.

    Une belle explication comprise lui apportait une multiple joie : aigu plaisir dune nigme rsolue, satisfaction de cultiva-teur se promenant dans de beaux champs rcemment achets, bien lui, envis des autres, et aussi une certaine motion plus vaste, moins matrielle, faite de domination intellectuelle et de fiert. Les vrits gnrales de type oratoire exprimes aux en-fants par de vieux hommes idalistes, chargs de famille,

  • 53

    pauvres et ingnus versaient vraiment sur cet enfant tout ce quelles reclent de sucs nourriciers et dantique magnificence.

    Bien des petits garons semblables, tenant, comme on dit, la tte de la classe, sont chaque anne remarqus par les provi-seurs, aux dbuts doctobre, dans le soleil pluvieux des rentres. Rien nen et distingu Augustin. Mais, de plus, il avait son pre.

    Ils se comprenaient tous les d