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Manset, Poète Par Nécessité

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veronique mortaigne

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Manset, poète par nécessitéLE MONDE CULTURE ET IDEES | 30.05.2014 à 11h38 • Mis à jour le 30.05.2014 à

21h42 |

Par Véronique Mortaigne (/journaliste/veronique-mortaigne/)

Gérard Manset, auteur, compositeur, interprète, écrivain, photographe,peintre, s’est mis à l’écart des systèmes. Le seul carcan qu’il accepte est lesien, celui qu’il s’impose. Observateur intransigeant du mondecontemporain, il en a rejeté les rituels et en particulier les apparitionspubliques – télévision, scène –, toutes considérées comme autantd’impudeurs. Il n’a jamais donné de concert. Il a longtemps refusé de selaisser photographier. Puis il a diffusé quelques clichés personnels, etaccordé quelques entretiens à la presse.

Mais en quarante-cinq ans d’une présence jouée sur le mode du retrait,Gérard Manset, 68 ans, a appliqué la ligne de conduite décrite en 1878 parArthur Rimbaud dans une lettre à Georges Izambard, son ami etprofesseur : « Je suis poète, et je travaille à me rendre voyant… » Etconsidérant que le poète est un monde en soi, paranormal et exposé, lechanteur protéiforme a « revisité » ses chansons passées pour son nouvelalbum, Un oiseau s’est posé, paru à la mi-mai chez Warner Music.

Manset les a libérées des contraintes des époques – les boîtes à rythme deLumières (1984) et Matrice (1989), le mode d’enregistrement monod’Animal on est mal… (1968). Jusqu’alors travailleur solitaire, il a invité à

Gérard Manset en 2010. | DR

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ses côtés Axel Bauer, Raphael (Haroche), le groupe de rock belge dEUS, leguitariste américain Paul Breslin ou encore le chanteur à la voix rauqueMark Lanegan.

ELÉMENT DE LA NATURE

Ces thèmes sans loi, sortes d’intérieurs-extérieurs, de clairs-obscurs, sontexposés sans que leur maniaque concepteur en ait touché la structure, lesmotifs de guitare, la tonalité ou la temporalité. Dix minutes pourLumières, près de sept pour Matrice ou Comme un guerrier (1982), maisbrièveté tranchée pour Manteau jaune, composé pour Raphael en 2010.Cet exercice d’exploration de ses propres oeuvres, qui les renouvelle sanspresque rien en changer, est unique. Et réussi. Gérard Manset a réalisé lapochette : lui, photographié de dos, de loin, large chemise, cheveuxcouvrant la nuque, fondu dans un paysage de montagne qu’il a dessiné ennoir et blanc. Manset, élément de la nature, atome qui accroche lesexigeants depuis son premier 45-tours, en 1968.

Avec lui, il y a toujours une première fois. Fin 2012, l’ex-étudiant des Artsdécoratifs, né à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) le 21 août 1945, exposeenfin ses toiles dans une galerie bruxelloise. Il veut en rédiger le catalogue,ne sait pas comment s’y prendre, nous disait-il alors au cours d’un longrendez-vous. Il cherche des talents, ils sont rares - « de l’eau tiède ». Il estsans cesse déçu, parce qu’il est resté dans une sorte d’état immature, etvoit tout clairement, le mensonge politique, social, économique, plastique,esthétique. Il cite Les Habits neufs de l’empereur, un conte d’HansAndersen – deux escrocs prétendent fabriquer un costume neuf pour lemonarque, que, disent-ils, seuls les intelligents verront. Mais c’est unefarce : il n’y a rien. De peur de paraître idiots, les ministres se taisent ; lepeuple, aliéné, s’extasie sur l’habit fantôme. Seul un petit garçon ose crier :« Le roi est nu ! »

Gérard Manset crie autrement. Avec une voix qui vibre et une méticulositéatemporelle qui lui ont permis de créer seul des albums cultes, deparcourir le monde en le photographiant et en écrivant des romans.Moraliste, oui. Tolérant, certes, mais partisan d’une « nature » quel’abject rebute. « Croire que l’on peut reculer les limites par le trash, sansavoir la notion élémentaire du beau, est une perversion. » Manset estpersuasif. Il ne faut pas se laisser faire, il vous culpabiliserait facilement,en vous convainquant de nullité. Il est un observateur des époques. Lanôtre, médiatique et virtuelle, est en lambeaux, et nous en faisons partie.« Le menteur, c’est celui qui colporte. Le mensonge est conscient, lucide,et en ce sens il est éminemment répréhensible. »

Andy Warhol a accompagné la seconde moitié du siècle passé, il a décritune génération qui découvrait les voyages en avion, la mode, où l’onpouvait boire, se défoncer, être homosexuel. « Warhol, Kerouac ont étéune sorte d’ouverture tout à fait louable, très productive sur le plan de lacréation, puisque d’un coup on a retiré les chaînes à tout le monde. Maisforcément quelques farceurs sont arrivés là-dessus. Ce n’est pas unemachination, c’est juste le produit de l’oisiveté. »

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UNE DISCIPLINE VENUE DU VOYAGE

Les mots lui viennent en logorrhée, nous disait-il encore ce jour-là. S’il aquand même réussi à raconter, décrire, inventer, ce ne fut pas par plaisirmais par nécessité. La discipline lui est venue du voyage, « un art sansretour » qu’il a pratiqué intensément et où il a pris le pli du « carnet deroute précis, mécanique, mathématique ». Chaque jour, quatre ou cinqpages, conçues dans une démarche similaire au dessin, retranscrivant « àtitre strictement nombriliste » les étapes de la journée, dans unmouvement d’étude documentaire. Le voyage impose l’urgence, comme ledessin ou le karaté. « C’est à 300 à l’heure, il faut choisir le bon bus, lebon avion, le bon hôtel, le bon taxi, ne pas oublier la moitié de son bardaen route, sa brosse à dents, sa lame de rasoir, son colt. Il faut aller vite.Tout ramasser et dégager. Avoir la sensation de l’acuité, d’attraper auvol. »

Gérard Manset, enfant, va à la chasse avec son père. Ensemble, ilsdébusquent la sauvagine – bécassine, col-vert – en baie de Seine et dansles marais de Carentan, dans le Cotentin. Voilà qui génère des souvenirstrès exotiques : de longues marches avec des cuissardes sur des kilomètreset des kilomètres de vase à marée descendante, « la passée du matin, lapassée du soir ». Cette chasse aux oiseaux migrateurs est un exercice depatience, d’attente et de vivacité. Au retour, l’adolescent fait des dessins degibier.

Ensuite, Manset étudie aux Arts décoratifs. Il expose, répond auxinvitations de salons, celui d’Automne, celui des Artistes français. Il estlauréat du concours général de dessin en 1964. C’est André Malraux, alorsministre de la Culture, qui lui remet le prix. La famille Manset a un voisin,le peintre Maurice Brianchon (1899-1979), membre du groupe dit de la« Réalité poétique » et professeur aux Beaux-Arts. Il conseille à Manset de« dessiner de la main gauche », parce que son dessin « est trop parfait ».L’habileté est la pire des choses, elle ne traduit rien.

A l’école, il a des mauvaises notes, plutôt hors du monde, « plutôt là parerreur, rêveur d’autrement ». Il ne se prend pas pour un artiste. Sanspersonnalité, il n’a rien à dire, il ne voit rien. Il sera fumiste. « Après tout,je me suis dit, l’habilité, ça fera la blague, ça en tromperacertains. » Fumiste, oui, mais fumiste dans le défi. La musique en fut un,majeur. « Quand la musique est arrivée avec Animal on est mal, en 1968,là, c’était le contraire de l’habileté. J’avais tout contre moi, je chantaismal, ça ne voulait rien dire. Il y avait un seul accord et je ne savais pascomment le produire. Et j’ai dû résoudre des problèmes que personnen’aurait pu résoudre, Là où j’avais tout contre moi, j’arrivais à êtremagistral, tout du moins positif, concret, réaliste, productif. » Les textesétaient surréalistes et « c’était facile d’y voir du talent, une originalité ».

BACH « DOIGT À DOIGT »

Le jeune dessinateur doué avait piqué la méthode de piano de sa sœur. Ilavait appris Bach « doigt à doigt, pas à pas, et là, j’ai bien été obligé de

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mesurer que je rentrais dans des domaines irrationnels, qu’enfin lesportes s’ouvraient sur l’autre côté du miroir ». Manset passe alors à lamusique, publie un premier album, Gérard Manset (1968), puis La Mortd’Orion (1970), irrationnel, partant là « Où l'horizon prend fin / Où l'œiljamais de l'homme n'apaisera sa faim / Au seuil enfin de l'Univers ».« J’étais dans l’inconscient, ce n’est pas moi qui ai fait cet album, je nesais pas qui l’a fait. » « Royaume de Siam, Attends que le temps te vide,Matrice sont, en comparaison, des disques responsables. » Ayant appris lavigilance, l’artiste gère son inspiration.

Dès lors, Gérard Manset avance sur trois fronts : l’écriture, la musique,l’art pictural. « La musique me venait du ciel, j’étais une sorte deparatonnerre. Le truc me tombait, je transcrivais, en faisant trèsattention, comme quelqu’un qui prendrait la foudre en veillant à neprendre que le nécessaire et en sachant où la diriger. Mais je suismonomaniaque, je ne peux pas faire deux choses à la fois, donc j’ai enfiléle costume de compositeur, du gestionnaire de studio, d’ingénieur du son[au studio Milan, qu’il crée en 1970], et je laissais tomber celui de l’artistepeintre et du bonnet bouffant. »

Manset musicien est en porte-à-faux avec l’industrie du disque. Sesalbums, publiés sur son label, Zenon, sont entièrement « made inManset », des compositions aux pochettes. En 1980, il cède ses parts dustudio Milan à son associé, Jean-Paul Malek. Il est revenu en amour avecla peinture après la publication, en 1976, de l’album Rien à raconter.Pendant trois ans, il « joue » l’atelier, tout en continuant la musique,jusqu’à enregistrer, justement, L’Atelier du crabe (1 981) – « L'Atelier ducrabe / Y a rien sur les tables / Pas de musiciens minables / De chanteursinconsolables / On s’pousse un peu / Pour voir le maître des lieux /Cligner des yeux / Mettre du rouge ou bien du bleu / Du rouge ou bien dubleu ».

Daltonien, il ne perçoit pas certains à-plats, et voit parfois deux couleurslà où il n’y en a qu’une. Qu’importe. Picasso, son héros, le peintre total,heureux, prenait du bleu quand il n’avait pas de rouge. Peindre, dessinerest une sorte de gymnastique ascétique, martiale, comme faire despompes, boire du thé vert, manger du riz blanc, s’abreuver d’eau, enessayant d’être transparent. Ce sont les leçons du voyage, où GérardManset, amoureux du Kodachrome, a utilisé la photo comme carnet decroquis, rendant compte de la nourriture, des rencontres ou des chambresd’hôtels, modestes, à Manille, à Recife, à Nakhon Pathom, à Cotabato, àVaranasi (Bénarès), à Calcutta, à Iligan, avec autoportrait, grand brunassis sur un bord de lit, allongé, reflet dans un miroir. Il a photographiédes mondes à jamais perdus – des quartiers démolis à Paris, en Haïti ou àBogota ; des temps heureux passés en famille en Polynésie, avec ses deuxfilles alors préadolescentes ; des villes tentaculaires qui ont proliféré, avecleurs enseignes publicitaires qui ont remplacé les bouges et les bordels.

En fin de compte, Gérard Manset continue d’avancer. Il a très peu deregrets. L’un est de n’avoir pas été présent lors de la chute de Saïgon,marquant la fin de la guerre menée par les Etats-Unis au Vietnam, en

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A écouter« Un oiseau s'est posé »de Gérard Manset. Coffret de deux CD (Warner Music).

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1975. L’autre est de n’avoir jamais trouvé un enseignant, un vrai, quis’autorise à expliquer sans discussion possible de l’élève les bases de lapeinture à l’huile.

Véronique Mortaigne (/journaliste/veronique-mortaigne/)

Journaliste au Monde