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8/2/2019 Marx Bakounine Et La Guerre Franco-Allemande (JEAN-CHRISTOPHE ANGAUT, 2005)
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Revue internationaleInternational Web Journal
www.sens-public.org
Marx, Bakounine et la guerre franco-allemandeJEAN-CHRISTOPHE ANGAUT
Rsum: Lobjet de cette intervention est de confronter les textes crits par Marx et parBakounine loccasion de la guerre franco-allemande de 1870-71 et de la Commune de Paris. Cechoix nest celui dune priode que pour autant que celle-ci est apparue aux deux auteurs commeun moment de crise la fois politique et gopolitique. Avec la guerre franco-allemande et laCommune de Paris se superposent en effet ces deux dimensions belliqueuses que sont la guerreinternationale et la guerre civile, la guerre entre tats et la guerre entre classes sociales pour laconqute de ltat ou pour sa destruction. Les textes suscits par cet pisode historiquepermettent danalyser nouveaux frais le diffrend entre Marx et Bakounine sur la question deltat : dans lopposition bakouninienne, propos de la dfense nationale, entre les moyensordinaires (ceux de ltat) et les moyens extraordinaires (ceux de la guerre rvolutionnaire), maisaussi dans lanalyse marxienne de la Commune de Paris comme destruction immdiate de ltat,
sesquissent la fois une exigence pratique, celle de linvention de nouvelles formes politiques, etune exigence thorique, celle de comprendre le statut de ces formes dans lhistoire.
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Marx, Bakounine, et la guerre franco-allemandeJean-Christophe Angaut
'objet de cette intervention est de confronter les textes crits par Marx et par
Bakounine l'occasion de la guerre franco-allemande de 1870-71 et de la Commune
de Paris. Ce choix n'est celui d'une priode que pour autant que celle-ci est apparue
aux deux auteurs comme un moment de crise la fois politique et gopolitique. Avec la guerre
franco-allemande et la Commune de Paris se superposent en effet ces deux dimensionsbelliqueuses que sont la guerre internationale et la guerre civile, la guerre entre tats et la guerre
entre classes sociales pour la conqute de l'tat ou pour sa destruction. Les textes suscits par cet
pisode historique permettent d'analyser nouveaux frais le diffrend entre Marx et Bakounine
sur la question de l'tat : dans l'opposition bakouninienne, propos de la dfense nationale, entre
les moyens ordinaires (ceux de l'tat) et les moyens extraordinaires (ceux de la guerre
rvolutionnaire), mais aussi dans l'analyse marxienne de la Commune de Paris comme destruction
immdiate de l'tat, s'esquissent la fois une exigence pratique, celle de l'invention de nouvelles
formes politiques, et une exigence thorique, celle de comprendre le statut de ces formes dans
l'histoire1.
L
L'objet de cette contribution n'est pas de comparer des doctrines mais de confronter des
pratiques. Les textes suscits chez Marx et Bakounine par la guerre franco-allemande permettent
une telle confrontation en tant qu' l'occasion de ce conflit, les deux auteurs vont travailler sur
une mme matire historique et journalistique, commenter les mmes dclarations, les mmes
compte-rendus de presse et les mmes vnements, et tenter, leur manire, d'avoir prise sur le
cours de l'histoire. Curieusement, semblable confrontation, avec tout ce qu'elle implique de
dialogique, de conflictuel et ventuellement d'interminable n'a gure t entreprise, que ce soit
par les commentateurs ou par les deux auteurs eux-mmes2.Hostilit, prvention et ignorance rciproque sont sans doute les termes qui qualifient le mieux
les rapports entre Marx et Bakounine en 1870 : pour se connatre depuis prs de trente ans, les
deux figures de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) ne s'en dtestent pas moins, de
1 Textes utiliss : Marx, La guerre civile en France, Paris, Editions sociales, 1968. Bakounine, uvres
compltes, Paris, Champ Libre, 1979, vol. VII, La guerre franco-allemande et la rvolution sociale .2 Les limites d'une dmarche simplement comparative et la ncessit d'une confrontation des pratiques
entre Marx et Bakounine ont notamment t soulignes par Gaetano Manfredonia, En partant du dbat
Marx, Proudhon, Bakounine (Contretempsn 6, fvrier 2003, p. 88-100).
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Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande
sorte qu'au moment de la guerre franco-allemande aucun des deux ne va prendre connaissance
des textes produits par l'autre. Ainsi, Marx va ignorer les deux brochures publies dans lesquellesBakounine proposait son analyse de la guerre franco-allemande et plus forte raison le
manuscrit rdig Marseille par le mme Bakounine, mais jamais publi de son vivant3. Quant
Bakounine, dans ses textes, il ne fera jamais allusion aux trois adresses rdiges par Marx au nom
du Conseil Gnral de l'AIT et il faut supposer qu'il ne les a pas lues4.
Les commentateurs de Marx et de Bakounine dupliquent le plus souvent l'hostilit qui a
prvalu entre les deux auteurs et se contentent en gnral de rduire leur diffrend une
opposition de principes (socialisme autoritaire contre socialisme libertaire socialisme scientifique
contre anarchisme petit-bourgeois), sans que soit prise au srieux la nature politique de ce
diffrend et la manire dont il s'incarne dans un rapport pratique l'vnement. Mon hypothse
sera prcisment qu'une confrontation entre les pratiques marxienne et bakouninienne
l'occasion de la guerre franco-allemande permet en retour de rvaluer le clivage doctrinal. Cela
implique bien entendu de rompre avec ce qui est l'attitude la plus courante des commentateurs de
Marx et de Bakounine, savoir la dfense aveugle d'un auteur contre un autre, la dformation de
la ralit historique et l'ignorance dlibre des textes5.
Car confronter des pratiques, c'est encore avoir affaire des textes, condition de prendre
acte de leur nature dissemblable. Alors que Marx dlivre une analyse complte de cette priode de
crise aprs la chute de la Commune6
, faisant ainsi uvre d'historien immdiat, Bakouninecompose ses textes conjointement l'action laquelle ils invitent : ceux-ci apparaissent ainsi
comme des textes d'intervention, politiques dans la dimension la plus pratique du mot, ils
prparent une action ou en tirent les leons. On ne trouve gure d'quivalent cette forme
d'criture chez Marx que dans les deux premiresAdresseset dans la correspondance.
3 Il s'agit de la Lettre un Franais (aot - septembre 1870), de L'Empire knouto-germanique et la
rvolution sociale (novembre 1870 - avril 1871) et du manuscrit sans titre sur La situation politique en
France (octobre 1870). La Lettreet la Situationont t publies au volume VII des uvres compltes,
Paris, Champ Libre et L'Empireau volume VIII. Afin de ne pas alourdir l'appareil de notes, je renvoie cette
dition par un chiffre romain qui dsigne le volume et un chiffre arabe qui dsigne la page de ce volume.4 Ces trois adresses ont t publies sous le titre de la troisime, La guerre civile en France, Paris, Editions
Sociales, 1968. Le volume XI de la correspondance de Marx et Engels en est le complment indispensable.5 Le rcit tardif par Engels du rle jou par Bakounine dans l'insurrection lyonnaise de septembre 1870 en
fournit le meilleur exemple : quoique truff d'inexactitudes et de racontars, il a t repris par presque tous
les commentateurs de Marx (jusqu' son plus rcent biographe) qui ne se donnent en gnral pas la peine
d'en vrifier l'exactitude, ni de lire les textes qui ont accompagn l'engagement de Bakounine cette
poque. Sur ce point, voir l'introduction d'Arthur Lehning au vol. VII des uvres compltes. Ce dernier n'est
d'ailleurs pas en reste, qui cite l'envi les textes les plus de Marx les plus hostiles la France et la Russie
mais passe sous silence l'loge de la Commune.6La guerre civile en Franceest date du 30 mai 1871.
Article publi en ligne : 2005/02http://www.sens-public.org/spip.php?article131
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Guerre nationale et guerre civile : Bakounine et la nature dialectique des
mcanismes guerriersComment une pratique politique peut-elle avoir prise sur le cours de vnements ? En quoi ces
derniers se prtent-ils une intervention ? Le principal point commun des pratiques politiques
marxienne et bakouninienne, c'est qu'elles s'inscrivent dans une prise en compte du caractre
dialectique du devenir historique. Seulement, l o Marx va interprter la guerre franco-allemande
comme l'accoucheuse de la nation allemande, Bakounine va chercher explorer les potentialits
pratiques du processus dialectique inhrent ce conflit7.
Cette enqute dialectique sur la guerre se dveloppe chez le rvolutionnaire russe dans un
ddoublement entre guerre nationale et guerre civile. Les deux points sur lesquels va s'appuyerl'intervention de Bakounine au moment de la guerre franco-allemande sont 1) que ce conflit entre
tats peut se transformer en une guerre rvolutionnaire des peuples contre les tats, et 2) que
pour des raisons de salut national, et non simplement d'opportunit rvolutionnaire, il le doit. La
France tant vaincue sur le plan militaire, plan qui est celui des forces rgulires, Bakounine en
vient envisager qu'elle puisse tre sauve par un soulvement gnral de la population contre
l'envahisseur. Ce soulvement, Bakounine le dcrit comme une raction organique : ce doit tre
une immense convulsion , une organisation spontane , et lorsqu'il se demande si le peuple
franais en est capable, Bakounine rpond que c'est l une question de physiologie historique
nationale.
On observe, en particulier dans la Lettre un Franais, tout un jeu dans les modles
conceptuels mobiliss, tour tour mcanique, organique et dialectique. Pour Bakounine, la
dimension strictement mcanique de la guerre est propre l'tat et celui-ci ne peut mobiliser que
des moyens rguliers : s'en tenir cette dimension, la France a perdu la guerre. En revanche,
l'usage de forces irrgulires (que l'tat ne peut que paralyser) est dcrit comme un mouvement
vital du peuple. Mais l'usage de ce vocabulaire vitaliste ne rpond pas tant un souci d'chapper
la rationalit mcanique du rapport de forces qu' saisir les potentialits pratiques d'un vnement
en sortant de la dimension du face face, en apprhendant les processus dialectiques qui y sont l'uvre.
C'est ainsi que vers la fin de la Lettre, Bakounine se fait une objection (VII, 59) : une tentative
de soulvement arm de la population, en ce qu'elle serait synonyme de rvolution sociale, ne
ferait qu'ajouter la guerre civile en France la guerre entre l'Allemagne et la France et par
consquent nuirait la dfense nationale (l'union fait la force8). Ds lors, en raison mme de son
patriotisme, la classe ouvrire elle-mme rejetterait l'ide d'un soulvement contre la nouvelle
7 J'ai en tte tout un plan annonce Bakounine Ogarev ds le 11 aot 1870 ( uvres compltes, vol.
VII, p. 284).
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Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande
rpublique bourgeoise. Cette objection intervient aprs que Bakounine a longuement montr que
l'organisation tatique de la nouvelle rpublique, hrite de l'Empire, tait incapable de pourvoiraux fins de la dfense nationale et que seule une guerre o partisans et arme rgulire
rorganise uniraient leurs efforts serait en mesure de sauver le pays. Il s'agit donc d'un
argument ultime : le soulvement prconis par Bakounine, quand bien mme il viterait la
paralysie des forces irrgulires par l'tat, serait lui aussi vou l'chec en ce qu'il diviserait la
nation, l'affaiblirait au moment o elle a besoin d'tre unie pour rsister l'envahisseur prussien.
La rponse de Bakounine va consister en un loge de la guerre civile. Dans le manuscrit sur
La situation politique en France, Bakounine parlera galement du prtexte spcieux que la
rvolution produirait la division et que cette division pourrait servir les Prussiens. (VII, 186).
Pour Bakounine, deux facteurs expliquent les succs allemands : d'une part la passion
pathologique de l'unit et de la grandeur nationales, sorte de fivre qu'a aussi connue la France
par le pass mais qui finira par retomber ; d'autre part le caractre rd de la machine tatique
allemande (VII, 62-63). Mais, objecte Bakounine, la machine administrative, si excellente qu'elle
soit, n'est jamais la vie du peuple ; c'en est au contraire la ngation absolue et directe. Donc la
force qu'elle produit n'est jamais naturelle, organique, populaire, c'est au contraire une force toute
mcanique et toute artificielle. Une fois brise, elle ne se renouvelle pas d'elle-mme, et sa
reconstruction devient excessivement difficile. (VII, 63)
Or la guerre civile, selon Bakounine, peut venir perturber cette suprmatie momentane enintroduisant un lment de vitalit, le grain de sable de la vie du peuple dans la machine tatique.
Pour penser cette introduction de la vie sous les formes de la division, Bakounine va avoir recours
des dveloppements d'allure hglienne qui semblent calquer des passages de la
Phnomnologie de l'Espritconsacrs la lutte des Lumires contre la croyance. Hegel montre
dans le passage en question que la victoire des Lumires sur la croyance s'est manifeste de la
manire suivante : un parti ne fait la preuve qu'il est le parti vainqueur qu'en se dcomposant
en deux partis ; il montre en effet en cela qu'il possde chez lui-mme le principe qu'il combattait,
et qu'il a aboli par l mme l'unilatralit dans laquelle il entrait en scne antrieurement9. Dans
ce passage, Hegel applique l'histoire des ides le rle que tient la ngativit dans sa logique et
dans sa biologie (on n'est vivant que parce qu'on est mortel). En essayant de justifier son point de
vue, Bakounine utilise prcisment des schmas dialectiques de ce genre : une nation qui ne
connat pas la division ne vit pas, la ngativit est un ferment de vitalit intrieure, elle seule peut
8 Cet adage est discut au dbut du manuscrit sur La situation politique en France. Bakounine le considre
inapplicable la France de 1870 : l'union est impossible parce qu'elle prsuppose une identit de buts (la
dfense outrance) qui ne se trouve pas entre les classes sociales.9 Hegel, Phnomnologie de l'Esprit, trad. Lefebvre p. 385.
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produire le passage de l'instinct l'esprit. Seule la division peut faire par exemple que la masse
indiffrencie des paysans devienne une collectivit libre (VII, 60).Cet loge de la guerre civile soulve, on s'en doute un certain nombre de difficults. Le
dveloppement d'allure hglienne sur lequel il s'appuie ne relve-t-il pas de l'acte de foi
dialectique ? On a vu que la division l'intrieur d'un camp, dsign par Hegel comme celui du
ngatif (les Lumires sont le point culminant de la culture, laquelle est l'Esprit rendu tranger
lui-mme), tait la preuve de son triomphe sur l'autre camp en ce que la diffrence essentielle,
interne, prenait le pas sur la contradiction extrieure, devenue contingente, qu'elle dpassait. Que
pourrait signifier ici le fait que l'opposition interne la France prenne le pas sur l'opposition avec
l'Allemagne ? N'est-ce pas pire si cela signifie que les divisions internes prennent le pas sur les
ncessits de la dfense nationale ? Surgit en effet une difficult supplmentaire : les
protagonistes d'une guerre peuvent-ils tre considrs de la mme manire qu'on considre, dans
la Phnomnologie de l'Esprit, la croyance et les Lumires, ou comme des partis qui incarnent des
principes politiques ?
Cette assimilation laquelle procde Bakounine dans le texte de la Lettre, selon laquelle la
France vaut comme parti de la rvolution et la Prusse comme parti de l'tat, peut s'autoriser de la
conception hglienne de l'esprit d'un peuple condition d'en dlaisser la littralit. Ce que
perdrait en effet l'Europe (et donc l'Allemagne elle-mme) avec une victoire de la Prusse, ce serait
cette grande nature historique franaise dont les peuples d'Europe ont coutume d'attendre lesignal pour un dclenchement de la rvolution (VII, 82). L'adoption d'un point de vue de
dialecticien sur le conflit n'empche donc pas un choix des camps qui, s'il n'est pas simplement le
choix d'un protagoniste contre un autre, et encore moins le choix d'un peuple contre un autre, est
solidaire d'une lecture de l'histoire universelle dont les peuples sont les acteurs diffrencis.
La confrontation avec des thmatiques marxiennes contemporaines s'avre ici fructueuse. On
se rend compte en effet que Marx et Bakounine vont tirer d'un diagnostic assez semblable des
consquences pratiques radicalement diffrentes. Ce diagnostic est le suivant : la victoire militaire
de la Prusse signifie d'une part l'unification allemande sous la bannire prussienne et d'autre part,
du point de vue de la gopolitique du mouvement ouvrier l'intronisation du proltariat
allemand en lieu et place du proltariat franais pour mener la rvolution sociale en Europe. On le
trouve chez Marx qui, dans sa lettre Engels du 20 juillet 1870, explique que cette guerre est une
bonne chose pour l'Allemagne en ce qu'elle doit en hter l'unification (malheureusement sous la
bannire prussienne), et par suite en ce qu'elle doit permettre la centralisation du pouvoir et de la
classe ouvrire : Les Franais ont besoin d'une racle. Si les Prussiens l'emportent, la
centralisation du pouvoir d'tat favorisera la centralisation de la classe ouvrire allemande. Et
Marx ajoute que cette guerre va assurer la suprmatie du proltariat allemand en Europe : la
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suprmatie allemande dplacerait le centre de gravit du mouvement ouvrier ouest-europen en
le transfrant en Allemagne et on n'a qu' comparer le mouvement dans les deux pays, de 1866 aujourd'hui [1870], pour constater que la classe ouvrire allemande est suprieure la franaise,
tant sur le plan thorique que sur celui de l'organisation ; la suprmatie qu'elle a, sur la scne
mondiale, sur la classe ouvrire franaise, serait en mme temps la suprmatie de notre thorie
sur celle de Proudhon. 10
Bakounine value d'une manire radicalement oppose ces deux lments d'un diagnostic qui
est par ailleurs commun aux deux auteurs. En premier lieu, l'existence d'un grand tat
supplmentaire en Europe et la manire dont s'opre l'unit allemande sont vues comme deux
vnements dangereux pour la libert sur le continent. N'ayant pas t capables de raliser eux-
mmes leur unit par la rvolution en 1848, les diffrents tats allemands vont se trouver unis
d'autorit sous le joug commun de l'oligarchie militaire prussienne : en cela, Marx et Bakounine
sont d'accord, Marx pensant simplement qu'il s'agit l au pire d'un mal ncessaire. D'autre part,
derrire la victoire allemande, Bakounine entrevoit la double victoire d'un militarisme rpressif qui
ne pourra que nuire la cause socialiste en Europe et du marxisme entendu comme thorie de la
prise du pouvoir d'tat par un parti prtendant reprsenter le proltariat, en somme une double
catastrophe11. D'o l'exclamation de la Lettre un Franais: Imaginez-vous la Prusse,
l'Allemagne de Bismarck, au lieu de la France de 1793, au lieu de cette France dont nous avons
tous attendu, dont nous attendons encore aujourd'hui l'initiative de la Rvolution sociale ! (VII,82) D'o aussi le caractre trs circonstanciel de l'accord entre les deux auteurs, pendant la
priode qui va de la dclaration de guerre la chute de l'Empire, en faveur d'une dfaite des
armes franaises12.
L'essentiel est donc ici de concevoir les choses en termes d'initiative. Bakounine a en tte un
schma de contagion auquel il donne un fondement dialectique : un soulvement rvolutionnaire
en France, visant donner la rpublique un caractre social, outre qu'il permettrait de mobiliser
des nergies que l'tat ne peut que paralyser, pourrait s'exporter en Allemagne13, de sorte qu' la
10 Pour ces deux citations : Marx et Engels, Correspondance, t. XI, Paris, Editions Sociales, p. 20.11 Voir ce propos le passage qui termine la Lettre: Consquences d'une victoire prussienne pour le
socialisme. 12 En aot 1870, aprs les premires dfaites des armes franaises, Bakounine crit ainsi qu'il souhaite
vivement que les Franais soient battus encore une fois. (VII, p. 3) et de son ct, Marx, dans sa 1re
Adresse, affirme : quel que soit le droulement de la guerre [] le glas du Second Empire a dj sonn
Paris. (p. 29).13 Dans la Lettre, Bakounine parle p. 64 d'une anarchie intrieure et nationale aujourd'hui, demain
universelle et plus haut, p. 13, propos certes d'une simple proclamation de la rpublique il affirme : la
rvolution aurait immdiatement gagn l'Italie, l'Espagne, la Belgique, l'Allemagne, et le roi de Prusse,
inquit sur ses derrires par une rvolution allemande mieux encore que par une arme franaise, se
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guerre franco-allemande pourrait se substituer la guerre civile, en France mais aussi terme en
Allemagne, entre les forces (tatiques et mcaniques) de la raction et celles (vitales etanarchiques) de la rvolution sociale ; du moins ce dplacement du conflit pourrait-il affaiblir l'tat
allemand en cours de constitution en ajoutant l'ennemi extrieur se basant sur une tactique de
harclement un ennemi intrieur qui bloquerait les vellits de conqute. C'est ce qu'explique le
manuscrit sur La situation politique en France: en mme temps que [la rvolution] les
attaquera de face, [elle] les accablera par derrire en soulevant contre eux les masses
rvolutionnaires de l'Allemagne. (VII, 183) En somme, si la France l'emporte sur la Prusse, ce
sera en tant qu'elle joue dans ce conflit le rle de parti rvolutionnaire, parce qu'elle est
l'incarnation d'un principe dont l'histoire est l'accomplissement progressif.
Pour des raisons qui tiennent toutes la perturbation d'un schma d'opposition binaire par
l'introduction d'autres oppositions qui le subvertissent, Bakounine affirme donc que la rvolution
sociale qu'il propose comme seul moyen pour parvenir au soulvement capable de repousser
l'envahisseur, que cette rvolution sociale n'est pas redouter, quand bien mme elle mnerait
une phase de guerre civile.
Les crits de Bakounine autour de la guerre franco-allemande s'inscrivent dans la spcificit
historique de ce conflit au sein duquel se superposent les deux dimensions de la guerre
internationale et de la guerre civile. Contrairement ce que pourrait laisser penser une lecture
htive de la chronologie o la Commune, pisode de guerre civile, succderait une guerreinternationale, il apparat en effet qu'entre juillet 1870 et mars 1871 le conflit entre les deux tats
s'est doubl de la possibilit constante d'une guerre civile dans l'un des deux tats, comme en
tmoignent les multiples tentatives insurrectionnelles Paris, Lyon et Marseille qui jalonnent cette
priode.
Politique et rgles de la guerre
On trouve difficilement d'quivalent chez Marx cette tentative pour accompagner
l'vnement historique que constitue la guerre franco-allemande dans sa processualit dialectique.Tout au plus suggre-t-il dans une lettre Engels puis dans sa deuxime adresse qu'il existe un
rapport dialectique dans une guerre entre l'attaque et la dfense, savoir qu'une guerre dfensive
peut trs bien comporter des phases offensives14. Mais il ne s'agit l que d'une remarque
serait trouv dans une position vraiment pitoyable . Ces ides sont cependant davantage dveloppes
dans La situation politique en France. (VII, p. 182-183).14 Lettre Engels du 17 aot 1870, Correspondance, t. XI, p. 74 : Kugelmann [qui affirmait ne pas
comprendre les mises en garde de Marx contre une guerre qui deviendrait offensive de la part de la Prusse]
confond guerre dfensive et oprations militaires dfensives. Ainsi donc, si un type m'agresse dans la rue,
je ne peux que parer ses coups, mais non l'assommer, parce que du coup je deviendrais agresseur. Ce
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marginale, qui plus est sur un terrain (la chose militaire) o c'est bien davantage Engels qui
excelle15
. C'est que Marx rserve ses cartouches dialectiques l'analyse de la significationhistorique de la guerre franco-allemande, bien plus qu' l'vnement lui-mme. Pour lui, le conflit
reprsente l'effectuation d'un processus historique, la fois pour l'Allemagne et pour la classe
ouvrire. Quant au processus de la guerre elle-mme, il n'est jamais question d'en inflchir le
cours en suscitant telle ou telle initiative rvolutionnaire. La guerre franco-allemande entre dans
un processus rvolutionnaire plus large en centralisant la classe ouvrire allemande, en en faisant
le moteur de la classe ouvrire europenne et en dotant par l-mme cette dernire d'une thorie
plus puissante.
En faisant l'loge de la centralisation comme un moment dialectique, une mdiation historique
qui fait le jeu de la classe ouvrire, Marx demeure fidle une conception jacobine de la politique
pour laquelle l'existence d'un tat centralis favorise l'action rvolutionnaire du proltariat. Et c'est
prcisment ce statut que Bakounine refuse lorsqu'il met en garde ses lecteurs contre le danger
du nouvel tat allemand en cours de constitution. On retrouve ce mme clivage dans les
recommandations adresses par Marx et Bakounine au proltariat franais aprs la proclamation
de la rpublique Paris. Alors qu'il est devenu clair pour Marx comme pour Bakounine 1) que la
guerre prtendument dfensive de la Prusse est devenue une guerre de conqute visant obtenir
de la France l'Alsace-Lorraine et de substantielles rparations de guerre, 2) que la bourgeoisie
franaise prfre une victoire prussienne l'installation d'une rpublique caractre social, Marxconseille aux ouvriers franais de profiter de la libert rpublicaine pour s'organiser en tant que
classe et de faire leur devoir, c'est--dire de dfendre leur patrie au sein des armes rpublicaines.
Avant de voir en quoi Bakounine va rompre avec cette pratique jacobine entendue comme
action mdiatise par la centralisation tatique, il importe de considrer les conditions de cette
rupture. Elles tiennent essentiellement dans une analyse en situation que Bakounine produit sur la
situation politique en France16. Cette analyse vise exhiber le caractre extraordinaire de la
situation historique et montrer qu'elle se prte des menes rvolutionnaires. La Lettre et
surtout le manuscrit de Marseille insistent sur ce point, avec parfois quelque excs : C'est que
nous ne vivons pas en temps ordinaire. Nous vivons au milieu de la plus terrible commotion
manque de dialectique transparat chez ces gens-l chaque mot. On retrouve exactement la mme ide
dans la 2me adresse, date du 9 septembre 1870, Marx reconnaissant au futur empereur Guillaume
qu'une guerre dfensive peut, certes, ne pas exclure des oprations militaires dictes par les ''vnements
militaires'' (p. 33) mais la formulation en est attnue du fait que la guerre, du ct de la Prusse, est
clairement devenue offensive.15 Engels, qui tenait une chronique des vnements militaires dans la revue Pall Mall, tait surnomm
gnral Staff dans la famille Marx.16 Bakounine a coutume d'accompagner son action de textes qu'il qualifie lui-mme de situations :
Situation de la Russie(1849), Situation de l'Italie(1865 et 1867), etc.
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Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande
politique et sociale qui ait jamais secou le monde ; commotion salutaire et qui deviendra le
commencement d'une vie nouvelle pour la France, pour le monde, si la France triomphe.Commotion fatale et mortelle, si la France succombe. (VII, 179). Pour Bakounine la situation est
critique, au sens mdical du terme : dans un cas la cause de la libert est perdue pour 50 ans en
Europe, dans l'autre c'est un monde nouveau qui peut natre. En ce sens, James Guillaume, le
compagnon que Bakounine a charg d'imprimer sa Lettre un Franais, a t plutt bien inspir
de glisser dans le titre la notion de crise17.
Mais prcisment, cette situation, qu'a-t-elle d'extraordinaire ? Les lments de rponse qui se
trouvent dans les textes de Bakounine peuvent tre rassembls autour de trois axes directeurs,
qui tous ont voir avec les projets activistes de Bakounine. En premier lieu, la guerre franco-
allemande est extraordinaire par son enjeu. Avec la chute de l'Empire, la guerre change de nature.
Sur ce point, Marx et Bakounine sont d'accord. En revanche, ils divergent lorsqu'il s'agit de dire en
quoi ce changement consiste. Marx considre en effet que c'est l'agresseur qui a chang mais que
cette guerre reste une guerre classique, entre deux tats : guerre d'agression de l'Empire franais
contre la Prusse de Bismarck, le conflit est devenu, aprs le 4 septembre, une agression de
l'Empire bismarckien contre la Rpublique franaise18. Les citations que j'ai donnes des textes de
Bakounine permettent de s'apercevoir que le rvolutionnaire russe porte un tout autre regard sur
ce changement. Pour lui, il ne s'agit plus d'une guerre entre tats (pour laquelle il importait sans
doute peu de savoir si l'Empire tait l'agresseur ou si cette agression avait t sciemmentprovoque) mais d'une guerre de l'tat allemand contre le peuple franais. Ce qui est redouter,
c'est la mort de la France, comme grande nature nationale , d'un peuple qui a montr quel
tait son esprit dans les attaques rptes contre toutes les autorits consacres et fortifies
par l'histoire, toutes les puissances du ciel et de la terre (VII, 82). Lorsque Bakounine va
prconiser un soulvement gnral de la population pour repousser l'envahisseur, la question de
la rgularit du conflit ne se posera donc plus : celle-ci ne peut tre pose que dans le cas o
deux tats s'affrontent, mais pas lorsqu'un tat a pour ennemi un peuple en tant que tel. Pour
excessif qu'il paraisse19, ce premier lment de l'analyse bakouninienne n'en joue pas moins un
17 James Guillaume a publi la Lettre un Franaissous le titre Lettres un Franais sur la crise actuelle,
amputant le manuscrit de Bakounine et ajoutant des passages de sa propre facture. Dans une lettre
Alphonse Esquiros du 20 octobre 1870, Bakounine dira de son texte qu'il a t chtr .18 Dans la 1reAdresse, crite peu aprs la dclaration de guerre de la France la Prusse, Marx considre
en effet que la guerre, du ct allemand, est strictement dfensive, mme s'il est conscient des risques
qu'elle perde ce caractre pour se transformer en opration conqurante. Prenant en cela au mot les
dclarations des autorits prussiennes, Marx estime que la guerre changerait de nature si elle se poursuivait
au-del d'une chute de l'Empire.19 Cette ide d'une guerre, non plus entre tats mais entre nations, Marx ne la mobilise, dans la 2me
Adresse, que pour mettre en garde contre l'expansionnisme des patriotes teutons qui risque de mener
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Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande
rle dterminant puisqu'il va permettre de penser l'usage de forces irrgulires, de groupes de
partisans contre l'envahisseur. En analysant ainsi le changement de nature qui affecte la guerrefranco-allemande, Bakounine rejette sur l'tat prussien la responsabilit de toute sortie hors de la
rgularit : ce ne sont pas les groupes de corps francs qui rompent avec les rgles de la guerre,
mais bien l'tat prussien lorsqu'il s'en prend non plus un tat, mais une nation20.
C'est aussi vers cette sortie de la rgularit que nous oriente le second lment que Bakounine
repre comme extraordinaire l'occasion de la guerre franco-allemande, savoir le caractre
dsormais inoprant des moyens rguliers et ordinaires qui sont ceux de l'tat, comme instrument
au service de la dfense nationale. Tout l'effort de Bakounine dans ces textes consiste en effet
montrer, non pas qu'il faudrait s'attaquer l'tat pour l'anantir, mais que cet tat, eu gard ce
que l'on doit en attendre, est dj ananti et qu'aux fins de la dfense nationale, il reste se
dbarrasser de son cadavre comme d'un objet encombrant qui paralyse l'action spontane de la
population. Il s'agit en fait de prendre acte de la chute de l'Empire, de reconnatre que la machine
administrative dont hrite la rpublique est celle de l'Empire et de montrer que l'on ne peut rien
faire de cet hritage napolonien pour dfendre le pays, sinon le liquider. Bakounine examine
successivement les trois ressources dont peut disposer un tat pour faire face un envahisseur,
savoir une arme, une administration et des finances.
Or sur ces trois points, l'tat napolonien est exsangue : La France n'a plus une seule arme
organise, rgulire, opposer aux Prussiens , remarque Bakounine dans le manuscrit deMarseille (VII, 169), mais surtout, il est impossible d'en recomposer une partir du corps
d'officiers qu'elle possde car ceux-ci, ayant servi sous l'Empire de police contre le peuple sont
inaptes le commander. L'administration reste, aprs le 4 septembre, l'administration impriale :
en tant qu'administration, note Bakounine, elle aurait au mieux pu faire aussi bien que Moltke et
Bismarck (btir une puissance mcanique au dtriment de la libert du peuple), seulement ceux
qui la composent n'ont eu d'autre proccupation que de se servir de l'tat pour s'enrichir
personnellement. Enfin les caisses de cet tat ont t vides par la clique de Napolon III et il n'y
l'Allemagne une autre guerre ''dfensive'', non pas une de ces guerre ''localises'' d'invention rcente,mais une guerre de races, une guerre contre les races latines et slaves coalises (p. 37) : Marx a ici en
vue l'alliance inluctable de la France et de la Russie au cas o l'Allemagne annexerait l'Alsace et la
Lorraine.20 On retrouvera cette manire de rejeter sur l'adversaire la responsabilit du saut dans la guerre civile dans
La guerre civile en France: ce que Marx reproche rtrospectivement aux Communards, ce n'est pas tant
d'avoir refus de dclencher une guerre civile que de n'avoir pas aperu que la guerre civile avait dj t
dclenche par Thiers : dans sa rpugnance accepter la guerre civile engage par Thiers avec sa
tentative d'effraction nocturne Montmartre, le Comit central commit, cette fois, une faute dcisive en ne
marchant pas aussitt sur Versailles, alors entirement sans dfense, et en mettant ainsi fin aux complots
de Thiers et de ses ruraux. (p. 57)
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plus d'argent pour acheter des armes. La machine tatique dont on prtend se servir comme d'un
instrument du dfense du pays a donc t construite des fins de pillage et de rpressioninterne : du point de vue de la dfense nationale, elle est devenue un obstacle qui paralyse les
forces de la nation.
La situation militaire de Paris constitue la troisime composante du diagnostic que prononce
Bakounine sur le caractre extraordinaire du moment historique. Aprs les dfaites des armes
impriales dans l'est de la France et la chute de Napolon III, les armes allemandes progressent
rapidement vers Paris dont l'encerclement apparat vite inluctable. Pour Bakounine, cette
situation rend impossible toute prise d'initiative de la part du proltariat parisien, qui doit tout
entier se consacrer la tche de la dfense de Paris. Ainsi la ville qui en France est habituellement
la source des initiatives rvolutionnaires, se trouve paralyse par un sige qui la rend incapable
d'initiatives de ce genre. Cela donne lieu dans le manuscrit sur La situation politique en France
une prosopope de Paris o celui-ci se dessaisit solennellement de son droit historique l'initiative
rvolutionnaire au profit de la province (VII, 166-167). la dchance de fait de l'tat s'ajoute
donc la paralysie de son centre de dcision historique.
Le caractre minemment politique des textes que Bakounine consacre la guerre franco-
allemande apparat trs clairement lorsque sur la base de ce diagnostic, le rvolutionnaire russe
en vient proposer les moyens qu'il estime appropris la situation, savoir des moyens eux-
mmes extraordinaires. La dfense nationale exige une sortie radicale de l'habitude de gouverner(caractristique d'un usage des moyens rguliers) vers un mode d'action politique qui consiste
user de moyens extraordinaires. On retrouvera ces derniers dans la manire dont Bakounine
conoit sa participation la tentative insurrectionnelle de Lyon21.
En premier lieu, toute action qui se proposerait vritablement comme objectif la dfense
nationale par la guerre outrance (mission qu'a reue le nouveau gouvernement rpublicain) doit
prendre acte de l'incapacit dans laquelle se trouve Paris de jouer son rle de capitale. Pour
Bakounine, Lyon (ou dfaut Marseille) est tout particulirement indique pour amorcer une
vritable campagne de dfense du territoire franais22.
21 Sur cet pisode, on se rfrera l'introduction d'Arthur Lehning au vol. VII des uvres complteset aux
prcieuses mises au point qu'elle contient.22 Engels semble partager ce point de vue lorsqu'il crit Marx le 15 aot 1870 : Nanmoins un
gouvernement rvolutionnaire, s'il arrive bientt, ne doit pas jeter le manche aprs la cogne. Mais il devra
abandonner Paris son sort et continuer la guerre partir du sud. Rien ne dit qu'il ne pourra tenir jusqu'
ce que des armes soient achetes et de nouvelles armes organises qui permettent de repousser l'ennemi
progressivement jusqu' la frontire. [] Mais si cela ne se produit pas bientt, la comdie est finie.
Correspondance, t. XI, p. 70.
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Cette prfrence tient des considrations militaires (Lyon contrle l'entre du couloir
rhodanien), mais aussi et surtout politiques (Lyon est la ville dans laquelle Bakounine peutcompter sur un grand nombre de militants de l'Internationale qui partagent ses vues) et sociales
(il s'agit d'une ville ouvrire). Ce faisant, Bakounine ne rompt pas avec l'ide d'une action qui
partirait d'un centre, mais celui-ci se trouve choisi bien davantage en fonction de la prsence en
son sein d'une classe ouvrire nombreuse et consciente, qu'en fonction de sa qualit de centre de
dcision politique. Bakounine considre en effet que l'initiative rvolutionnaire appartient
ncessairement au proltariat des villes. Seule cette classe unit les deux lments ncessaires que
sont l'nergie ou la vitalit et la conscience et se trouve ainsi dote d'une vritable capacit
politique.
En effet, la bourgeoisie de 1870 n'est pas celle de 1793 : elle a bien la conscience mais elle est
dpourvue, depuis 1848, de toute capacit rvolutionnaire car elle s'est enlise dans ses intrts
au point de leur sacrifier le salut de la nation (ce pourquoi Bakounine la dsigne comme la Prusse
de l'intrieur). Dsormais accule la raction, l'aspect financier des mesures indispensables la
dfense nationale ne peut que lui dplaire : elle n'est pas prte sacrifier son capital pour la
patrie car elle n'a de patrie que le capital, tout en ayant besoin de la patrie politique qu'est l'tat
pour conserver sa suprmatie (VII, 150). Quand bien mme la bourgeoisie, selon Bakounine, ne
trahirait pas sciemment, elle trahit de fait en se montrant incapable de comprendre quoi que ce
soit en dehors de l'tat, en dehors des moyens rguliers de l'tat. 23
(VII, 45)Quant au peuple des campagnes, il dispose bien de cette nergie mais il lui manque une
conscience claire de ses intrts, conscience que le proltariat des villes doit lui apporter pour qu'il
accepte de se mobiliser ses cts. Bakounine consacre ce dernier point une partie importante
de la Lettre, celle prcisment o il en vient dfendre la guerre civile comme ferment de vitalit.
Il s'agit l d'une question la fois pineuse et cruciale : pineuse parce que la France des
campagnes a t le principal soutien de la raction depuis 1848 (et c'est elle qui gonflera quelques
mois plus tard les rangs des Versaillais) et cruciale parce que la France est encore un pays
majorit rurale.
Les recommandations de Bakounine l'usage des ouvriers des villes sont caractristiques de
sa conception de la rvolution : il s'agit que les paysans aient intrt au triomphe de la rvolution,
et pour cela que celle-ci concde toute une srie d'avantages aux paysans, de mme que la
rvolution de 1789 a conquis leur soutien en leur permettant d'acheter les biens du clerg.
Bakounine s'affirme ce propos partisan des faits rvolutionnaires (plutt que des dcrets
23 On trouve des considrations semblables dans une lettre de Marx du 19 octobre 1870 : je dois vous dire
que, d'aprs les informations que j'ai reues de France, la bourgeoisie prfre au total la conqute
prussienne la victoire d'une rpublique tendances socialistes (Correspondance, t. XI, p. 117). Manque
cependant, chez Marx, l'ide que seule une telle rpublique serait mme d'viter cette conqute.
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rvolutionnaires , VII, 50), une expression qui condense l'ide d'un fait accompli qui s'impose au
droit et devient difficilement rversible et l'ide du fait comme rsultat d'un faire, d'un acte (ausens allemand du mot Tat). C'est en ce sens et en ce sens seulement que l'on peut parler chez
Bakounine de propagande par le fait, tant entendu qu'il estime pouvoir tirer cette pratique d'une
exprience historique, celle de la rvolution franaise qui vaut ds lors comme rservoir
d'expriences rvolutionnaires pour des leons politiques, et non comme modle mythique de ce
qu'il conviendrait de faire24.
L'ensemble des mesures prconises par Bakounine dessine une politique contre le politique
qui consiste dans l'action immdiate du peuple, indpendamment de l'tat, action qui concide
selon lui avec la rvolution sociale. L'union qui se dessine ainsi entre rvolution sociale et
renouveau national n'est possible que parce que Bakounine estime que la patriotisme ne se
retreint pas au culte de l'organisation tatique mais pense que la nation, dbarrasse de la
structure tatique, demeure un fait historique ; dans la Lettre, il affirme ainsi : en dehors de
l'organisation artificielle de l'tat, il n'y a dans une nation que le peuple ; donc la France ne peut
tre sauve que par l'action immdiate, NON POLITIQUE, du peuple. 25 (VII, 20). Le problme
est alors que la population, rentre en possession d'elle-mme , selon les termes de l'affiche
rouge placarde Lyon la veille de la tentative d'insurrection, prenne en main sa propre dfense
comme nation.
D'un point de vue militaire, cela signifie d'une part que ce qui reste de forces rgulires soitrorganis par l'lection des sous-officiers et des officiers (VII, 159-160) et d'autre part que ces
forces soient paules par des groupes de partisans26(VII, 17) s'organisant eux-mmes autour de
24 Cette ide de gagner les campagnes la cause d'une rvolution dans les villes, Marx en fera l'loge dans
La guerre civile en France propos de la Commune en estimant que trois mois de libre communication
entre le Paris de la Commune et les provinces auraient pu amener un soulvement gnral des
paysans (p. 71). Pour cela, il se basera d'une part sur une analyse de la mentalit paysanne (hostilit aux
grands propritaires, appt du gain, deux lments que Bakounine avaient soulignes) et d'autre part sur
un expos des mesures envisages par la Commune, deux composantes par lesquelles son expos rejoint
les perspectives ouvertes par Bakounine dans la Lettre.25 On n'est pas loin d'un tel vocabulaire chez le Marx de La guerre civile en France qui affirmera de la
Commune qu'elle tait la seule pouvoir russir la rgnration de la France aprs la dfaite contre les
armes allemandes.26 La notion de partisan, que Carl Schmitt a rig en objet thorique dans sa Thorie du partisan, n'est
gure prsente dans les textes du Bakounine de cette poque : il n'emploie qu' une seule reprise
l'expression guerre de partisans (VII, 19 : la rsistance l'invasion prussienne implique une
formidable guerre de partisans, de gurillas, de brigands et de brigandes si cela devenait ncessaire ), en
revanche il mentionne plusieurs fois les corps francs et la ncessit qu'ils chappent au commandement de
la bourgeoisie (voir VII, 19, 23, 159 et VIII, 25-26).. La tactique de la guerre de partisans tait notamment
prne par le gnral Cluseret et soutenue par des militants internationalistes comme Eugne Varlin, un
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comits de salut de la France l'chelle communale. D'un point de vue administratif, cela signifie
la liquidation de l'administration centralise lgue par Napolon III, l'lection de tous lesfonctionnaires l'chelon local et la libre association entre communes, dpartements et provinces.
Enfin, d'un point de vue financier, cette rorganisation sociale signifie la mise la disposition de la
dfense nationale des biens de la bourgeoisie pour financer l'armement du peuple. Pour
Bakounine, une telle rvolution serait de nature librer les nergies que l'tat bonapartiste a
rendu impuissantes.
Il ne fait gure de doute que de telles ides s'taient dveloppes au sein de l'Internationale
en France, sous l'influence conjugue du communalisme de la Rvolution franaise, de la pense
de Proudhon et des dbats internes l'Internationale. On les retrouvera d'ailleurs dans l'uvre de
la Commune de Paris. Il apparat alors que Bakounine a cherch penser la possibilit d'une
action politique dans des termes qu'il partageait avec certains membres de l'Internationale Lyon
et Paris27. Ce qui lui est propre en revanche, c'est le souci d'manciper cette action d'un modle
jacobin. Ce souci se marque non seulement par l'abandon du paradigme de la rvolution
parisienne, mais aussi par le fait que l'action envisage ne vise pas une prise de contrle de la tte
de l'tat (le gouvernement provisoire et ses lieux de rsidence successifs, Tours et Bordeaux) mais
un lieu social capable d'tre la source d'une initiative rvolutionnaire.
De la guerre la Commune, et retourLa lecture de la 2meAdressedonne la mesure de ce qui pouvait dplaire Marx dans les
tentatives projetes par Bakounine. Marx y lance cette mise en garde au proltariat franais :
Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l'ennemi frappe presque aux
portes de Paris, serait une folie dsespre. Mais derrire cette mise en garde se lit en filigrane
le choix d'un mode d'action : tout en reconnaissant que les ouvriers franais doivent remplir leur
devoir de citoyens en participant la dfense nationale, Marx les prvient contre toute tentation
de se laisser entraner par les souvenirs nationaux de 1792. En somme, la guerre n'est pas le
moment pour contester son pouvoir la bourgeoisie. Il s'agit pour les ouvriers franais, calmement et rsolument de profiter de la libert rpublicaine pour procder
mthodiquement leur propre organisation de classe (p. 39) : une telle position, explicitement
attentiste, se distingue nettement de celle soutenue par Bakounine, non seulement parce qu'elle
proche de Bakounine.27 Pour cette raison, la question du rle prcis jou par Bakounine dans l'insurrection lyonnaise du 28
septembre 1870 n'a peut-tre qu'un intrt biographique : que telle proclamation ait une allure
bakouninienne n'a rien de bien tonnant si l'on songe que ce sont peut-tre les textes de Bakounine qui ont
l'allure de certaines proclamations de l'Internationale en France.
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fait appel au calme contre l'impatience de l'action qui conduit des folies dsespres, mais aussi
et surtout parce qu'elle est sous-tendue par une vision fondamentalement jacobine de la politiqueo l'objectif demeure la prise de contrle ou l'anantissement volontaire du pouvoir d'tat.
Cette position, je me propose prsent de l'interroger non plus depuis son dehors
bakouninien, mais partir de l'volution que manifeste le texte de La guerre civile en France.
Quelques mois aprs avoir crit que toute tentative de renverser le nouveau gouvernement,
quand l'ennemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie dsespre , alors que
l'armistice a t conclu mais que les troupes allemandes se trouvent toujours autour de Paris,
clate le soulvement qui va donner naissance la Commune. Marx exprime immdiatement pour
cette tentative une vive admiration, au point de prendre le contre-pied de ses recommandations
de septembre 1870 ; ainsi dans la lettre Kugelmann du 12 avril 1871 : voil qu'ils se
soulvent, sous la menace des baonnettes prussiennes, comme si l'ennemi n'tait pas toujours
aux portes de Paris, comme s'il n'y avait pas eu de guerre entre la France et l'Allemagne !
L'histoire ne connat pas d'autre exemple de pareille grandeur! 28.
Rien d'tonnant ds lors ce que l'on trouve dans La guerre civile en Franceun ensemble de
corrections qui portent sur le droulement de la guerre franco-allemande, sur la conjoncture
politique et sur l'uvre accomplie par la Commune et qui mritent toutes d'tre confrontes aux
analyses proposes par Bakounine quelques mois plus tt.
Dans la premire partie de ce texte, Marx se livre une attaque virulente contre legouvernement de la Dfense nationale, en s'appuyant sur le fait que la position de classe de la
bourgeoisie l'a entrane de fait choisir la dfaite plutt que la victoire par le peuple en armes
car Paris arm, c'tait la rvolution arme et une victoire de Paris sur l'agresseur prussien
aurait t une victoire de l'ouvrier franais sur le capitaliste franais. Cette analyse, par laquelle
commence La Guerre civile en France, valide dans une large mesure les points de vue dvelopps
par Bakounine dans sa Lettre un Franais: la bourgeoisie est oppose ce que le peuple soit
arm pour assurer lui-mme sa dfense car l'armement du peuple signifie la rvolution sociale.
Manque certes chez Marx l'ide que la France ne pouvait tre sauve que par la rvolution sociale,
mais aprs la chute de la Commune, le choix de telle ou telle tactique n'est plus vraiment
d'actualit. En revanche, Marx insiste bien sur le fait que dans ce conflit entre le devoir national
et l'intrt de classe, le gouvernement de la Dfense nationale , reprsentant de la bourgeoisie,
n'a pas hsit un seul instant : il s'est transform en un gouvernement de la Dfection
nationale , et il taye assez longuement cette affirmation.
Que faire ds lors de la position dfendue dans l'Adresse de septembre 1870, qui
recommandait l'union avec la bourgeoisie dans la dfense nationale et une position d'attente de la
28Correspondance, t. XI, p. 183.
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part du proltariat franais ? Et que faire rciproquement de la position dfendue par Bakounine
dans les textes sur la guerre franco-allemande, qui prconisaient un soulvement immdiat duproltariat pour la dfense nationale ? Toutes deux semblent avoir t invalides par les faits,
l'une parce qu'elle a repos sur une trop grande confiance dans le patriotisme du gouvernement
de la dfense nationale, l'autre parce qu'elle a trop prsum de la volont du proltariat franais
d'en finir avec ce gouvernement.
Un examen attentif des deux pratiques politiques qui s'affrontent ici permet la fois d'vacuer
un certain nombre d'oppositions superficielles et de cerner les spcificits de chacune d'entre
elles. On trouve en effet chez Bakounine un quivalent aux consignes attentistes lances par
Marx, ceci prs qu'elles sont adresses au seul proltariat parisien : celui-ci, selon Bakounine,
doit tre uniquement proccup de la dfense de Paris et ne peut donc prendre la direction d'un
soulvement rvolutionnaire. A posteriori, dans l'une des rares lettres contemporaines de la
Commune qui n'ait pas sombr avec cette dernire, Bakounine souligne mme que les
Internationaux de Paris, pendant le sige, ont russi [] s'organiser et de cette faon [] ont
mis sur pied une force considrable. 29. Pour qu'on puisse voir l une validation du conseil
marxien recommandant, lui, au proltariat franais dans son ensemble de profiter de la libert
rpublicaine pour s'organiser, il faudrait cependant que ce conseil ne s'adresse qu'au proltariat
parisien. Ce qui ressort de ces prcisions, c'est alors la conception jacobine que se fait Marx de
l'action politique : que le proltariat profite de la libert rpublicaine pour s'organiser ne signifierien d'autre que se prparer engager une action visant un centre de dcision politique. On se
souvient que c'tait dans la mme optique que Marx voyait comme une bonne chose la victoire
prussienne et l'unification de l'Allemagne qui s'ensuivrait.
Cette conception, Bakounine lui-mme reconnat qu'elle est (malheureusement) ancre dans la
mentalit de la classe ouvrire franaise et il ne tarde par voir en elle l'une des principales
raisons de la dfaite inluctable de la Commune : Paris, de trop nombreux hommes
nergiques et capables se sont concentrs, si nombreux que je crains qu'ils n'arrivent se gner
les uns les autres. Par contre, en province, il n'y a personne. Si on en a encore le temps, il faudra
insister pour que de Paris on envoie en province le plus possible de dlgus vraiment
rvolutionnaires. 30. Cela signifie-t-il pour autant que la Commune invalide le diagnostic
bakouninien sur l'incapacit dans laquelle se trouvait Paris d'tre dsormais la source d'initiatives
rvolutionnaires, et inversement sur la capacit de la province prendre le relais ? Mme si l'on
29 Lettre V. Ozerov et N. Ogarev du 5 avril 1871, uvres compltes, VII, p. 327. A cette lettre tait jointe
une longue lettre Varlin (galement mentionne dans le calepin de Bakounine) qui est perdue. On trouve
une remarque allant dans le mme sens dans les Trois confrences faites aux ouvriers du Val de Saint-
Imier(VII, p. 245) de mai 1871.30 Ibid., p. 328.
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Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande
tient compte du fait que ce diagnostic a t prononc dans le contexte particulier de la guerre
franco-allemande (qui rendait de fait la capitale impuissante), il n'en reste pas moins queBakounine, dans les textes de cette poque, semblait considrer qu'indpendamment de cette
conjoncture, la prochaine rvolution franaise partirait de la province : sous-estimant peut-tre le
poids des traditions centralisatrices, il n'a pas vu que Paris serait en fait le sige de la dernire des
tentatives rvolutionnaires. De mme il s'est tromp en pensant que le proltariat parviendrait
faire concider ses intrts de classe et son patriotisme, en imaginant que la rvolution sociale
pourrait prendre argument de la dfense nationale. Pourtant, il apparat que c'est davantage
l'optimisme volontaire de Bakounine qui a t mis en chec au cours de cet pisode historique,
plutt que la pertinence de ses analyses : la Commune a bien t vaincue faute d'avoir pu s'attirer
les faveurs de la province. Tout le paradoxe du mouvement communard est en effet d'avoir voulu
en finir avec l'tat centralis lgu par l'histoire depuis Paris, centre hypertrophi de cet tat, mais
d'avoir sans doute t entrav par le poids encombrant de ce legs historique.
On ne peut ds lors s'empcher de confronter cette erreur l'analyse conjoncturelle produite
par Marx au dbut de la guerre. Aprs la Commune et la disparition (le plus souvent physique) des
reprsentants en France de l'Internationale, le caractre bnfique de la victoire de l'Allemagne
pour le mouvement ouvrier europen apparat en effet bien moins clairement. D'une manire
rtrospective, apparat en revanche plus clairement l'optimisme dialectique d'un Marx confrant
la guerre franco-allemande un statut de mdiation dans un processus historique de rsistance deplus en plus puissante, consciente et structure au systme capitaliste. Tout autant que
l'optimisme de la volont qui s'exprime chez Bakounine, cet optimisme dialectique ressort branl
par sa confrontation avec l'preuve de l'histoire.
L'examen des rapports entre classes et nations aboutit une conclusion assez analogue. On
se souvient que Marx recommandait en septembre 1870 au proltariat franais de faire passer les
intrts de classe dans ce qu'ils avaient d'immdiat aprs le devoir civique de la dfense de la
patrie, ce qui signifiait une alliance de circonstance avec la bourgeoisie. Cette recommandation
permet ensuite Marx de dnoncer la trahison de la bourgeoisie, celle-ci ayant prfr son parti
sa patrie, mais elle implique aussi que la rpublique bourgeoise vienne mdiatiser les intrts du
proltariat, de telle sorte qu'en renonant leurs intrts immdiats, les ouvriers franais
travaillent la satisfaction de leurs intrts mdiats, savoir leur organisation en parti au sein de
la rpublique, qui devrait leur permettre de conqurir le pouvoir d'tat. En revanche pour
Bakounine, dire que la bourgeoisie allait prfrer la victoire des Prussiens aux mesure ncessaires
la victoire, c'tait aussitt dire que les intrts du proltariat (franais mais aussi international)
concidaient immdiatement avec les objectifs de la dfense nationale. Cette concidence s'appuie,
plus encore que chez Marx, sur une conception d'allure hglienne du Volkgeist, du peuple comme
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entit spirituelle dote d'une mission historique. C'est cela qui lui permet de penser la guerre
franco-allemande sur le mode de la guerre civile : d'une certaine manire, la Prusse, c'est l'alliancede la bourgeoisie et de l'appareil militaire, alors que la France incarne la cause du proltariat
international.
Finalement, confronter les deux pratiques politiques de Marx et de Bakounine l'occasion de
la guerre franco-allemande, c'est aboutir ce qui est considr comme le nud du diffrend entre
les deux auteurs, ce qui est aussi au cur du texte de La guerre civile en France, au statut de la
mdiation tatique. L'loge de la Commune que prononce Marx dans la troisime partie de ce
texte corrige en effet plusieurs points fondamentaux de ce qui caractrisait sa politique depuis le
Manifeste du parti communiste. Pour Marx, la Commune a montr que la classe ouvrire ne peut
pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'tat et de le faire fonctionner pour son propre
compte. Et dans la lettre Kugelmann du 12 avril 1871, Marx affirme que la rvolution ne doit
pas, comme cela s'est produit jusqu'ici, faire changer l'appareil bureaucratico-militaire de main,
mais le briser. Et d'ajouter que cela ne vaut pas seulement pour la France mais que c'est la
condition pralable de toute vritable rvolution populaire sur le continent. C'est bien l d'ailleurs
ce que tentent nos hroques camarades parisiens. Or, selon le Manifeste, la premire tape
dans la rvolution ouvrire est la constitution du proltariat en classe dominante , ce qui devait
permettre ce dernier d' arracher petit petit tout le capital la bourgeoisie, pour centraliser
tous les instruments de production entre les mains de l'tat. (ch. II).La correction apporte par Marx cette question en 1871 est le fruit d'un intrt pour la
dimension spcifique du politique, intrt qui s'adosse une analyse de l'tat que l'histoire a
permis d'affiner. En effet, l'tat ne peut plus tre rduit sa dimension d'instrument de coercition
d'une classe par une autre, quelles que soient ces classes. L'tat, entendu comme pouvoir
centralis [] avec ses organes, partout prsents : arme permanente, police, bureaucratie,
clerg et magistrature, organes faonns selon un plan de division systmatique et hirarchique
du travail , a d'abord t l'instrument de lutte de la bourgeoisie contre le systme fodal, avant
de prendre, dans la premire moiti du 19e sicle, le caractre d'un pouvoir public organis aux
fins d'asservissement social, d'un appareil de domination de classe (p. 60) ; Marx parle aussi
ce propos d'engin de guerre national du capital contre le travail (p. 61). En somme, l'tat ne
tire pas son existence de l'existence d'une pluralit de classes antagonistes en gnral : il est
l'uvre de la bourgeoisie pour qui il fut d'abord un instrument de lutte contre le fodalisme, avant
de se transformer, aprs la Rvolution franaise, en un moyen d'asservir le travail au capital.
Sur le fond de ce dveloppement historique sur la gense de l'tat moderne, Marx propose
une analyse de l'uvre politique de la Commune, une uvre qui se prsente comme l'antithse
du rgime imprial, forme ultime de l'tat bourgeois. Dans des pages qui rappellent les projets de
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Bakounine lors de la guerre franco-allemande, Marx montre cet effet comment la Commune a pu
annihiler les diffrents organes du pouvoir centralis de l'tat, qu'il s'agisse de l'arme, laquelleon substitue le peuple en armes, de la police, de l'ensemble de la fonction publique et de l'appareil
judiciaire (avec le principe de l'lection, de la responsabilit et de la rvocabilit permanentes de
leurs membres), des prtres ou de l'instruction31. Marx dit de la Commune qu'elle reprsente une
destruction du pouvoir d'tat , celui-ci tant devenu une excroissance parasitaire de la
nation ; il dit aussi d'elle qu'elle brise le pouvoir d'tat moderne (p. 65) et constitue la forme
politique enfin trouve qui permettait de raliser l'mancipation conomique du travail. (p. 67)
On trouve sous sa plume des formules que Bakounine, dans ses crits sur la guerre franco-
allemande, de quelques mois antrieurs, n'aurait pas reni, notamment cette ide que la
Constitution communale aurait restitu au corps social toutes les forces jusqu'alors absorbes par
l'tat parasite qui se nourrit sur la socit et en paralyse le libre mouvement et qu'elle aurait
t, de ce fait, le point de dpart de la rgnration de la France. (p. 66).
Curieusement, on ne trouve pas chez Bakounine d'quivalent aux textes de Marx qui analysent
l'uvre de la Commune : certes le rvolutionnaire russe a t en contact au cours de l'insurrection
avec son ami Varlin, de mme il s'affirme partisan de la Commune de Paris en tant que celle-ci
constitue une ngation audacieuse, bien prononce de l'tat (VIII, 293), cependant, plus
proccup d'action que d'histoire immdiate, il ne reviendra jamais en dtail sur une exprience
historique o les principes qu'il dfendait avaient pourtant t engags. Rien n'illustre mieuxl'cart de perspective qui spare irrmdiablement Marx et Bakounine que ce double paradoxe : la
meilleure analyse que Marx ait produite sur la guerre franco-allemande se trouve dans un texte
sur la Commune, et ce que Bakounine a crit de plus riche sur la Commune, il faut le chercher
dans les textes, de plusieurs mois antrieurs, consacrs la guerre franco-allemande.
31 Il est tout fait significatif que Lnine, dans L'tat et la rvolution, fasse l'loge des caractres gnraux
que Marx attribue la Commune ( la forme politique enfin trouve , la critique du parlementarisme et de
la division des pouvoirs comme division du travail politique, etc.) mais 1) laisse de ct la signification
concrte de ces caractres (notamment la rvocabilit permanente des fonctionnaires, et pas seulement des
reprsentants) et 2) tende envisager l'organisation politique qu'est la Commune comme une simple forme
de l'avenir succdant une priode de transition qui serait, elle, le processus de destruction de l'tat
moderne, et non comme l'incarnation de cette destruction elle-mme, comme le fait rvolutionnaire
(pour parler comme Bakounine) de la destruction de l'tat.
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