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KARL MARX Le manifeste philosophique de l’école de droit historique Avertissement de l’éditeur Nous reproduisons ici, avec quelques modifications mineures (et sans doute insuffisantes), la traduction par J. Molitor de cet article de Marx, traduction parue en 1946 au tome I des Œuvres philosophiques, dans la collection qui se présentait alors comme celle des « Œuvres complètes de Karl Marx », aux éditions A. Costes. Cette édition se présentait alors sans aucun appareil critique. Nous avons tenté de compléter assez sommairement cette édition, sur la base d’éditions scientifiques allemande (Marx-Engels Werke, I) et anglaise (Karl Marx & Frederick Engels Collected Works, t. I). Extrait de l’introduction de l’édition de 1946 : [...] Le « Manifeste philosophique de l’école de droit historique » a paru dans le n° 221 de la Gazette rhénane, le 9 août 1942. Il avait été d’abord destiné, avec d’autres restés en projet, aux Anekdota publiés [...] par Arnold Ruge. Des lettres de celui-ci (14 mai) et de Marx (27 avril et 9 juillet) l’attestent, sans faire d’ailleurs saisir le motif qui l’a plutôt dirigé sur le journal. Riazanov (t. I de Marx-Engels Ausgabe, p. L) 1 a raison de penser que l’occasion n’en fut pas, ainsi que l’avait dit Mehring, le cinquantième anniversaire de l’éléva- tion au doctorat du professeur chevalier von Hugo (10 mai 1838), fêté par Savigny comme initiateur de l’école que lui-même illustrait. Cette occasion fut plutôt la nomination (février 1842) de Savigny comme ministre de la justice du royaume de Prusse. Il s’agissait, en remontant à la source première d’où l’école se flattait publiquement de dériver, de prémunir contre le caractère réactionnaire qu’on pouvait attendre de son célèbre représentant. Faite naturellement sur le texte complet de l’édition Mehring (Gesammelte Schriften, t. I), la traduction du regretté Molitor était publiée quand on put connaître, par une découverte du professeur J. Hansen, le manuscrit de l’article, qui avait été soumis à la censure prussienne et où celle-ci avait biffé un paragraphe relatif au mariage. Nous donnons donc ici une traduction de cet inédit, tel que l’a reproduit Riazanov [...]. Ce paragraphe sur le mariage est inséré dans l’introduction de la réédition de 1946 du t. I des Œuvres philosophiques de Karl Marx. Nous l’avons replacé ci-dessous entre les chapitres « De la li- berté » et « De l’éducation », conformément aux éditions courantes. S .ch.phil. 1 David Borisovitch Goldendakh, dit Riazanov (1870-1938), savant et militant bolchevik, il a consacré une grande partie de sa vie à l’édition des œuvres de Marx et Engels, et initia à Mos- cou la première édition complète de leurs écrits (Marx-Engels Gesammt-Ausgabe ou M.E.G.A.). Il édita également Diderot, Hegel... Il périt (fusillé) à la suite des purges des années 30.

Marx Le Manifeste Philosophique de l Ecole Du Droit Historique

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Page 1: Marx Le Manifeste Philosophique de l Ecole Du Droit Historique

KARL MARX

Le manifeste philosophiquede l’école de droit historique

Avertissement de l’éditeur

Nous reproduisons ici, avec quelques modifications mineures (et sans doute insuffisantes), la traduction par J. Molitor de cet article de Marx, traduction parue en 1946 au tome I des Œuvres philosophiques, dans la collection qui se présentait alors comme celle des « Œuvres complètes de Karl Marx », aux éditions A. Costes. 

Cette édition se présentait alors sans aucun appareil critique. Nous avons tenté de compléter assez sommairement cette édition, sur  la base d’éditions scientifiques allemande (Marx­Engels Werke, I) et anglaise (Karl Marx & Frederick Engels Collected Works, t. I).

Extrait de l’introduction de l’édition de 1946 :

[...] Le « Manifeste philosophique de l’école de droit historique » a paru dans le n° 221 de la Gazette rhénane, le 9 août 1942. Il avait été d’abord destiné, avec d’autres restés en projet, aux Anekdota publiés [...] par Arnold Ruge. Des lettres de celui-ci (14 mai) et de Marx (27 avril et 9 juillet) l’attestent, sans faire d’ailleurs saisir le motif qui l’a plutôt dirigé sur le journal.

Riazanov (t. I de Marx-Engels Ausgabe, p. L) 1 a raison de penser que l’occasion n’en fut pas, ainsi que l’avait dit Mehring, le cinquantième anniversaire de l’éléva-tion au doctorat du professeur chevalier von Hugo (10 mai 1838), fêté par Savigny comme initiateur de l’école que lui-même illustrait. Cette occasion fut plutôt la nomination (février 1842) de Savigny comme ministre de la justice du royaume de Prusse. Il s’agissait, en remontant à la source première d’où l’école se flattait publiquement de dériver, de prémunir contre le caractère réactionnaire qu’on pouvait attendre de son célèbre représentant.

Faite naturellement sur le texte complet de l’édition Mehring (Gesammelte Schriften, t. I), la traduction du regretté Molitor était publiée quand on put connaître, par une découverte du professeur J. Hansen, le manuscrit de l’article, qui avait été soumis à la censure prussienne et où celle-ci avait biffé un paragraphe relatif au mariage. Nous donnons donc ici une traduction de cet inédit, tel que l’a reproduit Riazanov [...].

Ce paragraphe sur le mariage est inséré dans l’introduction de la réédition de 1946 du t. I des Œuvres philosophiques de Karl Marx. Nous l’avons replacé ci­dessous entre les chapitres « De la li­berté » et « De l’éducation », conformément aux éditions courantes.

Sté.ch.phil.

1 David Borisovitch Goldendakh, dit Riazanov (1870-1938), savant et militant bolchevik, il a consacré une grande partie de sa vie à l’édition des œuvres de Marx et Engels, et initia à Mos-cou la première édition complète de leurs écrits (Marx-Engels Gesammt-Ausgabe ou M.E.G.A.). Il édita également Diderot, Hegel... Il périt (fusillé) à la suite des purges des années 30.

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KARL MARX

Le manifeste philosophiquede l’école de droit historique

Gazette rhénane, 9 août 1942

L’opinion vulgaire considère l’école historique comme une réaction contre l’esprit frivole du XVIII

e siècle. Cette opinion est répandue en raison inverse de sa vérité. Pour dire vrai, le XVIIIe siècle

ne nous a légué qu’un seul produit dont la frivolité soit le caractère essentiel ; et ce produit frivole unique, c’est l’école historique.

L’école historique a fait de l’étude des textes sa « tarte à la crème » ; elle a poussé sa passion des sources à un tel point qu’elle demande au navigateur de voguer non pas sur le fleuve, mais sur la source du fleuve. Elle trouvera donc justifié que nous remontions à ses sources, le droit naturel de Hugo 2. Sa philosophie précède son développement ; c’est donc en vain que, dans son développe-ment, on cherchera de la philosophie.

Une fiction qui avait cours au XVIIIe siècle considérait l’état naturel comme le véritable état de la

nature humaine. On voulait, de ses yeux, voir les idées de l’homme, et l’on créa des hommes natu-rels, des « papagenos » 3, dont la naïveté s’étendait jusqu’à leur peau emplumée. Dans les dernières années du XVIII

e siècle, on pressentait de la sagesse primitive chez les peuples à l’état de nature. Et l’on entendait, de tous côtés, des oiseleurs imiter les mélodies des Iroquois, des Indiens, etc., espé-rant, de cette façon, piper les oiseaux eux-mêmes. Toutes ces excentricités reposaient sur cette idée juste, que l’état primitif est la naïve peinture flamande de l’état réel.

L’homme primitif de l’école historique, l’homme qui n’a pas encore été léché par la culture ro-mantique, c’est Hugo. Son manuel du droit naturel est l’Ancien testament de l’école historique. L’opinion de Herder, que les hommes primitifs sont des poètes, et que les livres sacrés des peuples

2 Gustav von Hugo (1764-1844), juriste allemand, fondateur de l’école historique du droit prin-cipalement représentée à sa suite par Friedrich Carl von Savigny (1779-1861), professeur de droit puis (à partir de 1843) ministre de la Justice de la Prusse. Avec von Haller, Hugo et Savi-gny sont les principaux adversaires de Hegel (dans les Principes de la philosophie du droit, 1821) et de Gans (dont les ouvrages sur le droit de succession (1824) et sur la propriété (1829) s’opposent directement à ceux de Hugo et Savigny).

3 Papageno : personnage d’oiseleur de la Flûte enchantée de Mozart, représenté vêtu de plumes.

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primitifs sont des livres poétiques, n’a rien qui nous puisse gêner, bien que Hugo écrive la prose la plus vulgaire, la plus incolore. En effet, chaque siècle, de même qu’il possède sa nature propre, produit ses hommes primitifs propres. Si Hugo ne fait donc pas de la poésie, il fait du moins de la fiction, et la fic-tion est la poésie de la prose, correspondant à la nature prosaïque du XVIII

e siècle.En désignant M. Hugo comme l’ancêtre et le créateur de l’école historique, nous abondons dans le

propre sens de cette école, ainsi que le prouve le programme élaboré, pour le jubilé de Hugo, par le ju-riste historique le plus fameux 4. En voyant dans M. Hugo un enfant du XVIII

e siècle, nous procédons en conformité absolue avec l’esprit de M. Hugo, comme celui-ci en témoigne lui-même, puisqu’il se dit élève de Kant et nous donne son droit naturel comme un rejeton de la philosophie kantienne. Nous re-prenons son manifeste à ce point.

Par une fausse interprétation, Hugo fait dire à son maître Kant que, ne pouvant connaître le vrai, nous devons logiquement admettre avec sa pleine valeur le faux, pourvu qu’il existe. Hugo fait le scep-tique à l’égard de l’essence nécessaire des choses, pour en accepter, tel un courtier, l’apparition accidentelle. Il ne cherche donc nullement à démontrer que le positif est rationnel ; il cherche, au contraire, à démontrer que le positif est irrationnel. De toutes les contrées du monde il apporte à gran-d’peine, mais avec une ironie pleine de suffisance, des raisons qui doivent montrer jusqu’à l’évidence que les institutions positives, par exemple la propriété, la constitution de l’État, le mariage, etc., ne sont vivifiées par aucune nécessité rationnelle, qu’elles sont même en contradiction avec la raison, et peuvent tout au plus donner lieu à des bavardages pour ou contre. Mais on aurait grandement tort d’attribuer cette méthode à son individualité accidentelle ; c’est, tout au contraire, la méthode de son principe, la méthode franche, naïve, brutale de l’école historique. Si le positif doit valoir parce qu’il est positif, il me faut prouver que ce n’est pas parce qu’il est rationnel que le positif vaut ; et comment le pourrais-je avec plus d’évidence qu’en démontrant que l’irrationnel est positif et que le positif n’est pas rationnel, en démontrant que le positif existe non par la raison, mais malgré la raison ? Si la raison était la mesure du positif, le positif ne serait pas la mesure de la raison. « Bien que ce soit de l’idiotie, c’est tout de même de la méthode. » 5 Hugo profane donc tout ce que l’homme juridique, moral et po-litique considère comme sacré ; mais il ne brise ces statues que pour en faire des reliques historiques ; il ne les déshonore aux yeux de la raison que pour pouvoir, après coup, les rendre honorables aux yeux de l’histoire, mais aussi, pour mettre en honneur les yeux [de l’école] historique.

Comme son principe, l’argumentation de Hugo est positive, non critique. Il ne connaît pas de dis-tinctions. Pour lui, toute existence est une autorité, et toute autorité est un argument. Et c’est ainsi que, dans le même paragraphe, il cite Moïse et Voltaire, Richardson et Homère, Montaigne et Am-mon, le Contrat social de Rousseau et la Cité de Dieu de saint Augustin. Le Siamois, qui considère comme un ordre éternel de la nature que son roi fasse coudre la bouche à un bavard et la fasse fendre jusqu’aux oreilles à un orateur maladroit, est, au jugement de Hugo, aussi positif que l’Anglais qui compte au nombre des paradoxes politiques que son roi établisse de son propre chef un impôt d’un penny. Le Conci sans pudeur, qui se promène tout nu et se couvre tout au plus de boue, est aussi posi-tif que le Français qui, non content de s’habiller, s’habille élégamment. L’Allemand qui élève sa fille comme le bijou de la famille n’est pas plus positif que le Râjput 6 qui la tue pour ne pas l’avoir à nour-rir. En un mot, l’exanthème est aussi positif que la peau.

Ici, telle chose est positive, là, telle autre ; l’un est aussi irrationnel que l’autre ; accepte ce qui te convient.

Hugo est un sceptique achevé. Le scepticisme du XVIIIe siècle à l’égard de la rationalité de ce qui

existe apparaît chez lui comme scepticisme à l’égard de l’existence de la raison. Il accepte les Lu-mières : il ne voit plus rien de rationnel dans le positif, mais à seule fin de ne plus rien voir de positif dans le rationnel. Il est d’avis qu’on a éteint jusqu’à l’apparence de la raison dans le positif, afin de re-connaître le positif sans l’apparence de la raison ; il est d’avis qu’on a effeuillé les fausses fleurs des chaînes, afin de pouvoir porter de vraies chaînes sans fleurs. 7

4 Référence de Marx à l’écrit de F. C. von Savigny à l’occasion du jubilé de Hugo (cinquante ans d’enseignement, 1838).

5 Shakespeare, Hamlet, II, 2.6 Habitants du nord de l’Inde, principalement de l’act. Rajasthan.7 À rapprocher bien sûr des formules célèbres de la Contribution à la critique de la philosophie du

droit de Hegel : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le

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Hugo est, par rapport aux autres Aufklärer du XVIIIe siècle, à peu près ce que la dissolution de l’État

français à la cour dépravée du régent 8 est par rapport à la dissolution de l’État français à l’Assemblée nationale. Des deux côtés il y a dissolution. Là, elle apparaît comme frivolité dépravée, qui comprend et raille le vide et le manque d’idées de l’état de chopes existant, mais uniquement pour, débarrassée de toutes les entraves rationnelles et morales, s’amuser avec les ruines déliquescentes et être poussée et désagrégée par le jeu de ces ruines. C’est la putréfaction de la société d’alors qui jouit d’elle-même. À l’Assemblée nationale, au contraire, la dissolution apparaît comme le détachement de l’esprit nouveau des anciennes formes qui n’étaient plus dignes ni capables de le contenir. C’est la vie nouvelle qui prend conscience d’elle-même ; elle brise ce qui déjà était brisé, et rejette ce qui déjà était rejeté. Si l’on peut considérer à juste titre la philosophie de Kant comme la théorie allemande de la révolution fran-çaise, on peut voir dans le droit naturel de Hugo la théorie allemande de l’ancien régime* 9 français. Nous trouvons chez lui toute la frivolité de ces roués* 10, le scepticisme vulgaire qui, insolent envers les idées, très respectueux envers les évidences, ne se rend compte de sa perspicacité que lorsqu’elle a tué l’esprit du positif, pour posséder comme résidu le positif pur et se délecter dans cet état bestial. Et même lorsqu’il pèse l’importance des motifs, Hugo trouve, avec un instinct sûr et infaillible, que ce qu’il y a de rationnel et de moral dans les institutions est douteux pour la raison. Seul l’élément animal apparaît à sa raison comme indubitable. Mais écoutons notre Aufklärer du point de vue de l’ancien ré-gime* ! Hugo seul peut exposer les idées de Hugo. À toutes ses combinaisons, il faut ajouter : αὐτος ἔφα 11

INTRODUCTION

La seule caractéristique juridique de l’homme, c’est sa nature animale.

Chapitre de la liberté

« L’être raisonnable subit même une limitation de sa liberté du simple fait qu’il ne peut cesser à son gré d’être un être raisonnable, c’est-à-dire un être qui peut et doit agir raisonnablement. »

« Le manque de liberté ne modifie en rien la nature animale et raisonnable des individus qui ne sont pas libres et des autres hommes. Tous les devoirs de conscience subsistent. L’esclavage est possible non seulement par nature, mais encore d’un point de vue rationnel. Et dans toute recherche qui nous révèle le contraire, il y a eu forcément quelque malentendu. Mais il n’est pas absolument juridique, c’est-à-dire qu’il ne découle ni de la nature animale, ni de la nature rationnelle, ni de la nature civile. Mais qu’il puisse être provisoirement légal, tout aussi bien que n’importe quel régime admis par ses adver-saires, c’est ce que montre la comparaison avec le droit privé et avec le droit public. » La preuve :

malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. [...] La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu’il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. » En août 1842, Marx ne pouvait espérer publier de telles formules, dans un jour-nal soumis à la censure prussienne (et qui en périra un an plus tard) : si l’histoire célèbre de la saisie, par la douane, de la moitié des exemplaires des Annales franco-allemandes où figuraient ces formules, prête aujourd’hui à sourire, elle souligne encore la précarité de cette situation éditoriale.

8 Philippe d’Orléans : neveu de Louis XIV, régent pendant la minorité de Louis XV (de 1715 à 1722).

9 En français dans le texte.10 Idem. Le Trésor de la langue française apporte cette précision historique : « Les roués. Compa-

gnons de plaisir du régent Philippe d’Orléans ; ceux qui eurent la même conduite à cette époque. “La débauche alors [sous Mazarin] était tout aussi monstrueuse qu’elle avait été au temps des mi-gnons, ou qu’elle fut plus tard au temps des roués” (Sainte-Beuve, Portr. femmes, 1844, p. 6). [...] Personne sans principes et sans mœurs, notamment dans les relations amoureuses mais générale-ment de manières distinguées et spirituelles. “La corruption, les mauvaises mœurs, les élégances de roué sont naturelles et ne s’apprennent pas” (Chateaubriand, Mém., t. 2, 1848, p. 704).

11 « Lui-même l’a dit ».

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« Pour ce qui est de la nature animale, l’homme appartenant à un riche qui subirait un dommage en le perdant et qui s’aperçoit de sa détresse est évidemment plus à l’abri du besoin que le pauvre que ses concitoyens exploitent aussi longtemps que possible, etc. » – « Le droit de maltraiter et de mutiler des esclaves n’est pas essentiel ; mais, le cas échéant, il n’est guère pire que le sort que les pauvres sont for-cés de subir ; et même, si nous ne parlons que du corps, tout cela est moins mauvais que la guerre dont les esclaves, comme tels, doivent partout être exempts. La beauté même se trouve plutôt chez une es-clave circassienne 12 que chez une mendiante. » (Vieux paillard, va !)

« Pour ce qui est de la nature rationnelle, l’esclavage présente sur la pauvreté cet avantage que le propriétaire dépensera plutôt quelque chose ne fût-ce que par intérêt bien compris, pour l’instruction d’un esclave, qui montre des aptitudes, qu’on ne le ferait pour un enfant mendiant. Sous une constitu-tion, c’est précisément l’esclave qui échappe à bien des espèces d’oppression. L’esclave est-il plus malheureux que le prisonnier de guerre, avec qui son escorte n’a pas d’autre lien que d’être un certain temps responsable de lui ; ou plus malheureux que le prisonnier ordinaire, à qui le gouvernement a donné un geôlier ? »

« L’esclavage est-il avantageux ou préjudiciable à la propagation de l’espèce ? La question est tou-jours en discussion. »

Chapitre du mariage.

« Le mariage a déjà souvent, dans la considération philosophique du droit positif, été regardé comme beaucoup plus essentiel et beaucoup plus rationnel qu’il n’apparaît à un examen tout à fait libre. »

À la vérité, la satisfaction de l’instinct sexuel dans le mariage convient à M. Hugo. Il tire même de ce fait une morale salutaire : « D’après cela, comme d’après d’innombrables autres rapports, on aurait dû voir qu’il n’est pas toujours immoral de traiter le corps d’un être humain comme un moyen en vue d’une fin, selon l’interprétation fausse qu’on a, et même sans doute Kant lui-même, donné de cette formule. »

Mais la sanctification de l’instinct sexuel par l’exclusivité, le refrènement de l’instinct par les lois, la beauté morale qui idéalise le commandement de la nature en motif de liaison spirituelle – l’essence spi-rituelle du mariage 13 – c’est cela qui, pour M. Hugo, est le côté inquiétant du mariage. Mais avant de poursuivre plus avant sa frivole impudeur, écoutons un instant, vis-à-vis de l’Allemand historien, le Français philosophe :

« C’est en renonçant pour un seul homme à cette réserve mystérieuse dont la règle divine est impri-mée dans son cœur, que la femme se voue à cet homme, pour lequel elle suspend, dans un abandon momentané, cette pudeur qui ne la quitte jamais, pour lequel seul elle écarte les voiles qui sont d’ailleurs son asile et sa parure. De là cette confiance intime dans son époux, résultat d’une relation exclusive qui ne peut exister qu’entre elle et lui sans qu’aussitôt elle se sente flétrie ; de là dans cet époux la reconnaissance pour un sacrifice et ce mélange de désir et de respect qui, même en parta-geant ses plaisirs, ne semble encore que lui céder ; de là tout ce qu’il y a de régulier dans notre ordre social. » 14

Ainsi parle le libéral philosophe français Benjamin Constant ! Et maintenant, écoutons le servile historien allemand :

« Bien plus inquiétante est déjà la seconde circonstance, qu’en dehors du mariage, la satisfaction de cet instinct n’est pas permise ! La nature animale est contraire à cette délimitation. La nature ration-nelle l’est encore davantage, parce que... (devinez !)... parce qu’un être humain devrait être presque omniscient pour prévoir quel en sera le succès, parce que c’est donc tenter Dieu que de s’obliger à ne satisfaire un des instincts les plus véhéments de la nature que lorsqu’on le peut avec une certaine autre

12 Circassien : nom donné en Occident aux peuples du nord-ouest du Caucase (littoral entre Mer Noire et Abkhazie), jusqu’à leur dispersion, dans la seconde moitié du XIXe siècle, du fait de la conquête russe.

13 Références aux paragraphes sur le mariage des Principes de la philosophie du droit de Hegel (§§161-169).

14 Cité en français dans le texte, de Benjamin Constant, De la Religion, Paris, 1826, livre II, chap. 2, pp. 172-173.

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personne ! » « Le sentiment du beau, qui est libre par la nature, serait limité, et ce qui dépend de lui en serait complètement séparé ! »

Voyez à quelle école sont allés nos Jeunes Allemands !« Cette institution se heurte avec la nature de la société civile en ce qu’en somme... la police assume

une tâche quasi inexécutable ! »Maladroite philosophie de n’avoir pas de ce genre d’attentions pour la police !« Tout ce qui va se présenter dans la suite des dispositions de détail du droit matrimonial nous en-

seigne que le mariage, quels que soient les principes qu’on y admette, demeure une institution bien imparfaite. »

« Cette limitation de l’instinct sexuel au mariage a d’ailleurs aussi ses avantages considérables, en ce que, grâce à elle, seront habituellement évitées des maladies contagieuses. Le mariage épargne au gou-vernement une vaste extension. Enfin entre encore en ligne de compte cette considération pourtant si importante, que l’élément droit privé y est décidément le seul habituel. » « Fichte dit : La personne non mariée n’est un être humain qu’à moitié 15. J’ai, moi (Hugo, bien entendu), un véritable regret à devoir déclarer qu’un bel apophtegme comme celui-là, qui me mettrait d’ailleurs moi-même bien au-dessus du Christ, de Fénelon, de Kant, est une monstrueuse exagération. »

« En ce qui concerne la mono- et polygamie, ce qui importe est évidemment la nature animale de l’être humain. » (!!)

Chapitre de l’éducation

Nous apprenons immédiatement « que l’art de l’éducation n’a pas à faire moins d’objections aux conditions juridiques de l’éducation familiale que l’art d’aimer n’en a à en faire au mariage ».

« La difficulté qui provient de ce qu’on ne peut faire de l’éducation que dans ces conditions est beaucoup moins grande que lorsqu’il s’agit de satisfaire l’instinct sexuel. Il est permis, en effet, de confier, par contrat, l’éducation à un tiers. De telle sorte que quiconque se sent vraiment poussé de ce côté peut facilement arriver à satisfaire son désir, mais pas toujours, il est vrai, avec la personne parti-culière de son choix. Mais il est déjà contraire à la raison qu’une personne, à qui l’on ne confierait certainement jamais d’enfant, puisse, en vertu de cet accord, diriger l’éducation et en exclure autrui. Enfin il peut, même dans ce système, y avoir contrainte, soit que le droit positif ne permette pas à l’éducateur de dénoncer cet accord, soit que l’enfant à élever se trouve obligé de se confier précisé-ment aux soins de tel ou tel maître. » « La réalité de ce rapport est fondée, la plupart du temps, sur le simple hasard de la naissance qui, par le mariage, établit un lien avec le père. De toute évidence, ce mode d’origine n’est pas très rationnel : il se produit d’ordinaire une préférence qui, à elle seule, fait obstacle à une bonne éducation. Ce mode n’est d’ailleurs pas absolument nécessaire : n’élève-t-on pas des enfants dont les parents sont morts ? »

Chapitre du droit privé

Au paragraphe 107 nous apprenons que « la nécessité du droit privé n’est somme toute qu’une né-cessité imaginaire ».

Chapitre du droit public

« C’est un devoir sacré de conscience d’obéir à l’autorité qui détient le pouvoir. » – « Pour ce qui est de la répartition du pouvoir de gouvernement, il est évident que nulle constitution particulière n’est ab-solument légale ; mais elle toute constitution l’est provisoirement, quelle que soit la répartition du pouvoir de gouvernement. »

Hugo n’a-t-il pas démontré que l’homme peut secouer jusqu’à la dernière entrave de la liberté, celle d’être un être raisonnable ?

Ces quelques extraits, tirés du manifeste philosophique de l’école historique, suffisent, croyons-nous, à remplacer par un verdict historique les imaginations nullement historiques, les vagues rêveries

15 In Système de l’éthique.

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sentimentales et les fictions délibérées, relatives à l’école historique. Ils suffisent à décider si les succes-seurs de Hugo ont la mission d’être les législateurs de notre époque. 16

Ce grossier arbre généalogique de l’école historique a été, il est vrai, dans le cours du temps et de la culture, enveloppé de brume par les élucubrations fumeuses du mysticisme ; le romantisme y a apporté toutes sortes de fioritures fantaisistes ; la spéculation lui a inoculé son virus ; et tous les fruits de l’éru-dition, on les a fait tomber de l’arbre, séchés et entassés avec ostentation dans le magasin, aux provisions de l’érudition allemande. Mais il suffit d’un tout petit peu de critique pour retrouver, der-rière toutes les phrases modernes aux agréables senteurs, les vieilles idées malpropres de notre philosophe d’ancien régime* 17, et derrière toutes ces exagérations onctueuses, sa trivialité de mauvais aloi.

Lorsque Hugo dit : « L’élément animal est la caractéristique juridique de l’homme », donc : le droit est un droit animal, les modernes cultivés emploient, à la place de l’expression franche et brutale droit « animal », cette autre expression droit « organique ». Quel est, en effet, l’homme qui, en parlant d’or-ganisme, pense immédiatement à l’organisme animal ? Lorsque Hugo dit que, dans le mariage et les autres institutions de droit moral, il n’y a pas de raison, les modernes disent que ces institutions, tout en n’étant pas des créations de la raison humaine, sont des reflets d’une raison « positive » supérieure ; et ainsi de suite sur les autres chapitres. Il n’est qu’un résultat que tous énoncent avec la même brutali-té : le droit du pouvoir arbitraire.

Les théories juridiques et historiques de Haller, Stahl, Léo et consorts ne sont en somme que des codices rescripti 18 du droit naturel de Hugo, et où l’analyse critique a tôt fait de dévoiler, très lisible, le vieux texte original.

Et toutes les tentatives de palliation restent d’autant plus vaines que nous possédons toujours le vieux manifeste qui, s’il n’est pas intelligent, est du moins très intelligible.

16 Référence au titre de l’opuscule de F. C. von Savigny : Vom Beruf unserer Zeit für Gesetzgebung und Rechtswissenschaft [De la Vocation de notre temps pour la législation et la jurisprudence] (1814), où est exposée sa théorie du droit, et à la récente nomination du même Savigny comme mi-nistre de la Justice (« Grand Chancelier ») de Prusse, dont il réforme le droit.

17 En français dans le texte.18 Palimpsestes.