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Actes de conférence Propos recueillis et édités par Philippe Robichaud Montréal, Juin 2014, Université McGill

Méchante langue: regard sur le français en Amérique du Nord

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Conférence tenue à l'Université McGill le 24 février 2014. Invités: Maka Kotto, Chantal Bouchard, Denis Desgagné, Daniel Weinstock, Filippe Savadogo.

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Actes de conférence

Propos recueillis et édités par Philippe Robichaud

Montréal, Juin 2014, Université McGill

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I

TABLE DES MATIÈRES

PRINCIPES EDITORIAUX I

INTRODUCTION 1

CHANTAL BOUCHARD 4

Questions 9

DENIS DESGAGNE 12

Questions 16

DANIEL WEINSTOCK 19

Questions 23

FILIPPE SAVADOGO 26

Questions 31

REALITES FRANCOPHONES 33 Communication de l’Ambassadeur Filippe Savadogo

PRINCIPES ÉDITORIAUX

Le premier souci éditorial était de livrer des actes fidèles à ce qui a été communiqué à la conférence en question, c’est-à-dire qui n’écartent pas les particularités de la langue orale utilisée par chaque intervenant. Cependant, puisqu’elle serait dépourvue de la gestuelle et du contexte qui accompagnait les paroles, une retranscription verbatim pure des communications livrées gênerait à l’expression la plus claire de la pensée des intervenants. Ainsi, il fut jugé utile de supprimer certaines tournures d’une stérilité évidente, c’est-à-dire toute répétition superflue ou tout bégaiement. De plus, toute correction apportée sur le vif par les intervenants a été préférée à sa version antérieure.

Cela étant dit, compte tenu de l’absurdité de vouloir modifier la langue partagée lors d’une conférence portant sur la langue, certaines formulations proprement orales, lorsqu’elles sont jugées assez claires à l’écrit, sont laissées telles quelles et peuvent surprendre un lectorat habitué à un discours académique rigoureux.

Toute suppression est marquée de l’ellipse entre crochets […]. Par souci d’exhaustivité, des vidéos de l’entièreté de la conférence sont disponibles sur la chaîne YouTube de la Commission des affaires francophones.1

Les noms cités une seule fois sans explication seront suivis d’une note en bas de page, de forme [Dates limitrophes si disponibles. Nom complet (au besoin). Titre/fonction pertinente à l’enjeu.]

Propres à chaque communication, de brèves bibliographies sélectives seront fournies afin d’approfondir les idées présentées par les intervenants.

1 Mots-clés : Commission des affaires francophones.

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Introduction [Joseph Boju et Philippe Robichaud]

Bonjour à tous ; merci d’être venus si

nombreux. Bienvenue à Méchante langue, présenté d’une part par le Délit, le journal universitaire francophone de McGill et d’autre part par la Commission des affaires francophones de McGill. On va céder la parole à Olivier Marcil, vice-principal aux communications et aux relations externes de l’Université. Merci à tous d’être venus. [Olivier Marcil]

Oui ; alors merci infiniment. Je suis

très heureux de – ça me fait drôle d’être assis ici parce que d’habitude, je suis assis là-bas ; j’écoute la patronne parler dans les débats des affaires académiques – donc j’en profite pleinement. Je tiens à souhaiter la bienvenue au ministre Maka Kotto ; merci Monsieur le ministre d’être avec nous. Philippe et Joseph, félicitations pour votre initiative : [une] très, très belle initiative organisée par le Délit et la Commission des affaires francophones.

D’abord, permettez-moi de présenter le ministre, même s’il n’a pas vraiment besoin de présentation. Monsieur le ministre Maka Kotto est natif de Douala au Cameroun et je pense qu’il est l’incarnation même que le Québec attire les meilleurs talents – et non seulement il les attire, mais il les retient. Et ça, nous en sommes très fiers. Monsieur le ministre est devenu le ministre de la Culture et des Communications en septembre 2012 et avant d’être ministre, il fut tour à tour, évidemment, député provincial, mais également député fédéral depuis l’élection de 2004. Monsieur Kotto a aussi connu une riche carrière artistique qu’il a mené pendant vingt ans sur les scènes et les plateaux en Europe, en Afrique, en Asie et au Québec.

Je […] suis très heureux de l’initiative du Délit et de la Commission des affaires

francophones. Vous savez, le Délit français est une institution à McGill qui existe depuis 1977 ; une institution qui permet de faire vivre la langue française et dans le fond de faire rayonner la langue sur le campus. Évidemment, c’est une institution qui est indépendante de l’administration de McGill, ce qui, donc, leur permet de nous critiquer ardemment. Mais évidemment, comme ils le font en français, je le prends toujours avec beaucoup de plaisir. Et il semble que c’est la première conférence que le Délit français organise depuis 1980 alors je salue l’initiative et en fait j’espère que ça va devenir une tradition et je peux vous dire que vous pouvez compter sur l’administration de McGill pour vous soutenir dans ce genre d’initiative dans le futur si jamais vous souhaitez poursuivre.

Vous savez, McGill n’a jamais été aussi francophone que maintenant. Et nous accordons une grande, grande importance au français à McGill. D’ailleurs, il y a comme une communauté d’esprit du fait que maintenant, nous avons une principale à McGill qui est la première principale francophone à diriger l’Université McGill. Nous en sommes très, très fiers. Et juste avant de venir ici, nous avons eu l’occasion de faire visiter à Monsieur le Ministre la collection Voltaire [dont] nous sommes devenus propriétaires et qui maintenant […] est toujours disponible […] au quatrième étage de la bibliothèque [McLennan], aux livres rares. Elle est disponible jusqu’au mois de mars et, vous savez, quand on est devenus acquéreurs de cette très, très importante collection, ç’a permit de consacrer finalement McGill comme l’un des centres les plus importants […] en ce qui attrait […] à la présence de livres du dix-huitième siècle, le siècle des Lumières, à McGill. [Cela] nous a permit de venir enrichir […] notre collection de David Hume, de Jean-Jacques Rousseau, et de Descartes que nous avions déjà. […] C’est une extraordinaire initiative qui est à la disposition du public.

Alors voilà : c’est un petit tour de McGill très rapide. Alors avant de céder la

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parole à Monsieur le ministre, permettez-moi de vous dire que le thème de la soirée est très alléchant, Méchante langue : un regard français en Amérique du Nord [sic], et en fait cette question, « qu’est-ce qui a permis à la langue française de survivre en Amérique du Nord et de se développer ? », alors c’est une réponse qui – dans le fond je serais curieux d’entendre la réponse, et donc je vais écouter non seulement le ministre, mais aussi les conférenciers avec beaucoup d’attention. Merci. [Maka Kotto]

Merci Monsieur Marcil ; merci de nous recevoir. Chers amis, considérez-vous chaleureusement et respectueusement salués, toutes et tous, autant que vous êtes. Je veux spécialement saluer Madame Chantal Bouchard, auteure de Méchante langue ; je veux saluer Filippe Savadogo, qui est l’ambassadeur de l’Organisation Internationale de la Francophonie auprès des Nations Unies à New York, et, qui plus est, un ami de longue date ; je veux saluer Monsieur Daniel Weinstock, auteur de Quebec Questions, avec qui j’ai eu plaisir à échanger brièvement et à prendre la mesure de son intelligence légendaire ; je veux saluer Denis Desgagné, président directeur général du Centre de la Francophonie des Amériques, féliciter la Commission des affaires francophones de l’Université McGill à mon tour, et le Délit français pour l’initiative – et quelle initiative ! Je ne sais pas si je répondrai à la question ; je ne suis pas là pour ça. Je laisse ce labeur aux exégètes que vous allez entendre tour à tour ici bientôt, mais permettez-moi de vous dire qu’il y a, dans le fait français en Amérique du Nord, une incongruité – une anomalie. Les Etats-Unis sont si dominants en Amérique du Nord que leurs habitants se sont littéralement appropriés le nom du continent. Nous sommes en terre d’Amérique et c’est l’endroit au monde où la présence de l’anglais est la plus étendue, la plus marquée. America the Beautiful. La présence du français ici n’est

pas naturelle : elle étonne, elle détonne. Vous discuterez ce soir des différentes conditions socioculturelles permettant son existence avec un panel ma foi très impressionnant qui devrait proposer des réponses éclairées, tant [que] faire ce peut. Parce que : comment expliquer la présence du français en Amérique ? Comment expliquer que l’anglais ne soit pas universellement parlé sur ce continent ? Je ne vois pas d’explication. En fait, j’en vois, mais très peu.

Depuis 1763, l’année de la Conquête, les choses auraient pu être réglées. Conquis par les Anglais, on aurait dû passer à la langue du conquérant. Mais voilà : les Français, puis les Canadiens français, puis les Québécois ont – et je ne veux pas être méchante langue – une foutue tête dure, pour ne pas dire une tête de cochon. On pourrait dire entêtés, obstinés, déterminés2 ; et c’est pourquoi le thème de Méchante langue convient si bien. Le français parlé au Québec – je ne m’aventurerais pas à expliquer la présence du français dans les petites communautés hors-Québec – le français parlé au Québec, donc, est né d’un pied-de-nez. C’est non seulement un catalyseur identitaire, si je peux me permettre, mais c’est surtout un geste de résistance. Il n’y a rien de pragmatique, d’utilitaire dans le fait français en Amérique. C’est comme si le peuple québécois disait : « Tant que je continuerai à parler français, je ne serai pas conquis. Tant que je ne serai pas toi, je serai moi. »3

En somme, le français en Amérique a franchi l’épreuve du temps sur plus de deux cent cinquante ans pour contrarier l’anglais. Il a été une langue antagoniste : l’influence de l’Église catholique versus le conquérant protestant anglophone ; le départ des élites vers la France ; les compromis fait par la couronne britannique sont peut-être aussi des explications. Nous verrons où vos

2 Allusion au slogan du Parti québécois lors des élections provinciales de 2014 : « Déterminé ». 3 Référence possible à L’avalée des avalés de Réjean Ducharme : « Parce que je rêve, je ne le suis pas. »

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conférenciers, tout à l’heure… peut-être qu’ils aborderont ces aspects-là. Pour ma part, j’aime à croire que l’obstination d’un peuple, comme un jeune homme ou une jeune fille qui refuse de manger ses légumes, est à l’origine du miracle historique qu’est le Québec français aujourd’hui.

Parler français aujourd’hui au Québec ne relève plus de la même audace ; le gouvernement mit en place des mesures de protection, protection linguistique moderne et appropriée, si bien défendues par ma collègue Diane de Courcy4, ces mesures étant […] la Charte de la langue française, les commissions scolaires linguistiques, la politique d’immigration, et j’en passe. Mais parler français au Québec nous enracine clairement dans notre histoire collective. Si l’anglais, en Amérique, est une langue de conquérant, de vainqueurs, le français est une langue d’insoumis. Ça coule dans les veines des Québécois, ç’en fait un peuple rebelle, un peuple de moqueurs, de rieurs, de sourieurs ; ç’en fait un peuple de créateurs, d’imaginatifs ; ç’en fait un peuple de gens fiers. Et ça, en fait – je dirais que ç’en fait un peuple qui fera bien ce qu’il voudra, qui décide selon ses coups de tête ; un peuple à qui on n’imposera rien. Ce sont ces traits de personnalité qui l’ont amené jusqu’à aujourd’hui. Ce sont ces traits de personnalité qui font que celles et ceux, comme moi, qui viennent d’ailleurs – moi je suis né à douze mille kilomètres d’ici – ceux qui viennent de l’étranger en deviennent amoureux dès le premier instant. Je laisse la place à nos exégètes. Merci. [Jane Everett]

Merci Monsieur le ministre de nous avoir honoré avec votre présence et votre beau discours ; merci Monsieur le vice-principal d’être venu. J’aimerais également

4 Sous le gouvernement de Pauline Marois, ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles de même que ministre responsable de la Charte de la langue française.

remercier la Commission aux affaires francophones et le Délit français de cette très belle initiative. En tant que directrice du Département de langue et littérature françaises, je suis très fière que ce sont des étudiants du Département qui organisent cet événement et également que la première conférencière est une collègue de longue date, Chantal Bouchard – et je lui passe maintenant la parole.

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Chantal Bouchard [Chantal Bouchard]

Bonsoir, merci ; merci Jane. Je suis assez d’accord avec Monsieur Maka Kotto : je crois que nous sommes les descendants de la plus belle collection de têtes de cochon qu’on pouvait réunir au XVIIe siècle et que ça tient – enfin, peut-être que notre résistance tient à ça, quelque part.

Les organisateurs de la conférence de ce soir, que je remercie d’ailleurs de l’invitation, m’ont demandé de vous parler de l’histoire sociolinguistique du Québec et m’ont donné, pour ce faire, une quinzaine de minutes : c’est ce que j’appelle un méchant contrat. Il va de soi que je ne saurais qu’en donner une esquisse.

Il n’y a probablement pas de mot plus lourdement chargé de valeur symbolique, de contradiction, d’ambiguïté, d’amour et de haine dans notre langue que celui de « français ». C’est un substantif qui désigne – ou pas ? – notre langue, un adjectif qui qualifie – ou disqualifie – pendant longtemps la nation elle-même, les Canadiens français, et toutes ses institutions, sa culture sa littérature. Jusqu’à ce qu’on leur substitue le substantif et l’adjectif dérivés de « Québec » dans le mouvement de la Révolution tranquille, ce qui a considérablement allégé le poids qu’il portait sans résoudre pourtant la question fondamentale qui taraude la conscience collective depuis au moins deux siècles : « Parlons-nous français ? Le français ? La langue française ? ». À vrai dire, avant le XIXe siècle, personne n’en doutait. Inutile de revenir sur tous les témoignages des XVIIe et XVIIIe siècles : il sont unanimes et concordants. Du haut en bas de la petite société, on parle très bien le français en Nouvelle-France. Cela n’a rien d’étonnant dans la strate supérieure ; ça l’est beaucoup plus, du moins pour les

observateurs de l’époque, chez les petites gens, paysans, artisans, soldats, marins venus des provinces du nord-ouest de la France ou même de la région parisienne, car à la même époque, les groupes sociaux équivalents de la vieille France ne pouvaient prétendre à ce titre de gloire.

Le français est alors une langue de prestige, celle de l’élite, des salons. Alors qu’une servante, qu’un paysan ou qu’un cordonnier parle comme la marquise de Sévigné 5 ou mademoiselle de Scudéry 6 : impensable ! À vrai dire, il est peu probable que les servantes canadiennes aient possédé cette langue précieuse, mais le système linguistique en usage dans toutes les couches de la société devait être suffisamment conforme à la norme contemporaine pour qu’on le remarque, qu’on l’écrive et qu’on le répète – jusqu’à ce qu’on se mette à contester cette bonne réputation. Quand ? 1807. Qui ? John Lambert7, un voyageur anglais qui remarqua dans la langue parlée au Québec bon nombre d’anglicismes et d’archaïsmes et formula sèchement l’idée que les Canadiens ne méritaient plus la réputation qu’ils avaient eu de bien parler le français. Il faudra encore une bonne trentaine d’années avant que la légitimité de la langue parlée au Québec soit plus gravement mise en cause. Date : 1841. Responsable : Thomas Maguire 8 – ou plutôt Thomas Maguire [prononcé à l’anglaise] – le directeur d’un collège, d’origine anglo-irlandaise, qui publie cette année-là à Québec Le Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, adapté au jeune âge, et suivi d’un Recueil de locutions vicieuses. Maguire s’attaque à de nombreux aspects de la langue, tant la prononciation que le vocabulaire, les expressions courantes, etc.

5 1626-1696. Marie de Rabutin-Chantal, dite marquise de Sévigné, épistolière française. 6 1607-1701. Madeleine de Scudéry, femme de lettres française. 7 1775-1806. 8 1776-1854. Prêtre, vicaire, enseignant, écrivain.

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Habi tans in the i r Summer dress , John Lambert Source: Library and Archives Canada, MIKAN n. 2837871

Maguire et Lambert ne sont ni les premiers, ni les seuls observateurs qui remarquent des usages distinctifs – ou déviants, comme on voudra, dans la langue des Canadiens. Jean-Baptiste d’Aleyrac9, le marquis de Montcalm10, ou le père Pierre-Philippe Potier11, au XVIIIe siècle, en avaient notés plusieurs. Michel Bibaud, dès 1817, critiquait les anglicismes et certaines prononciations. Alexis de

9 1737-1796. Noble et militaire français. 10 1712-1759. Louis Joseph de Montcalm-Gozon, marquis de Saint-Véran (dit de Montcalm), seigneur de Candiac, Saint-Veran, Tournemire, Vestric, Saint-Julien, et Arpajon, baron de Gabriac, lieutenant-général des armées en Nouvelle-France. 11 1708-1781. Prêtre jésuite belge, missionnaire auprès des Hurons-Wendats et lexicographe.

Tocqueville 12 , aussi, trouvait la langue des journaux et des avocats de Québec bien étrange. Cependant aucun d’eux ne contestait le fait que les Canadiens parlaient français.

Ce qui distingue peut-être Lambert et Maguire, c’est que le français n’est pas leur langue maternelle. Maguire a fait toutes ses études au séminaire de Québec ; il devait très bien maîtriser la langue. Lambert, quant à lui, parle de sa connaissance du « boarding school French ». Il se peut bien que le contexte scolaire de l’apprentissage rende moins tolérant à la variation sociolinguistique inhérente à toute langue vivante. Toujours est-il que le soupçon s’installe, autour de 1842, à la faveur de la polémique déclenchée par la parution du Manuel de Maguire, que la langue des Canadiens n’est peut-être pas du « bon » français. Il ne faudra pas plus d’une vingtaine d’années pour qu’un peu partout en Amérique du Nord on se mette à prétendre que ce n’est pas du français du tout, mais une sorte de patois vaguement apparenté. Malgré d’éner-giques dénégations souvent venues de Français exaspérés par l’obstination des anglophones à ne jurer que par le « Parisian French » – encore le français scolaire – les Canadiens français en viendront peu à peu à intérioriser cette perception défavorable de leur langue.

Il est très révélateur, par exemple, que la société fondée à Québec en 1902 dans le but d’étudier la langue se soit donné le nom de Société du parler français au Canada : le « parler », et non la langue. Parce que, bien entendu, « il n’y a qu’une langue française ». Et nous voilà au cœur du problème : c’est une construction idéologique quasi-indestructible, qui remonte au moins à la fondation de l’Académie française – c’est-à-dire 1635 – et à Vaugelas qu’il n’y aurait qu’un seul bon usage du français, donc une seule variété légitime. Le hasard a voulu que ce soit cette variété-là, celle

12 1805-1859. Philosophe politique, homme politique, historien, précurseur de la sociologie et écrivain français.

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de la bonne société des XVIIe et XVIIIe siècles, qui se soit imposée en Nouvelle-France.

Les aléas de l’histoire – la Conquête anglaise, la Révolution française – ont éloigné progressivement la variété canadienne de celle de la bonne société parisienne. La classe instruite de la société canadienne-française prend conscience des écarts qui se sont formés entre les deux variétés à la faveur de la polémique déclenchée par le Manuel des difficultés, laquelle dure près de neuf mois, d’avril à novembre 1842, et est commentée dans deux journaux, la Gazette de Québec et le Canadien, ainsi que dans plusieurs numéros d’une revue publiée à Montréal, l’Encyclopédie canadienne, journal littéraire et scientifique. Les gens instruits perçoivent cette évolution divergente comme une grave menace – à raison, sans doute, comme le montre la suite de l’histoire, car la dévalorisation de leur langue causera un tort considérable à de nombreuses générations de Canadiens français. Les acteurs de la polémique de 1842, Thomas Maguire, Jérôme Demers13, qui était un directeur du Petit Séminaire de Québec, Étienne Parent 14 , rédacteur-en-chef du Canadien, Michel Bibaud 15 , qui était le rédacteur-en-chef de l’Encyclopédie canadienne, s’entendaient tous sur une chose : le français parlé au Canada devait être conforme à la norme contemporaine de France. Et toute la difficulté résidait précisément là : quelle était exactement cette norme ? Les ouvrages de référence n’étaient pas d’accord sur bien des points et les polémistes de Québec et de Montréal en étaient réduits à mesurer la valeur des lexicographes et grammairiens sur lesquels ils s’appuyaient. La difficulté demeure grande au-jourd’hui encore. Les linguistes qui étudient l’histoire du français affirment que la langue n’a jamais eu une seule norme unifiée. Et les 13 1774-1854. Prête, architecte, écrivain, professeur et vicaire, auteur du premier cours de philosophie du Bas-Canada. 14 1802-1874. Journaliste, avocat, homme politique, essayiste. 15 1782-1857. Journaliste, historien.

sociolinguistes du XXIe siècle qui travaillent sur les variétés de français parlé sont obligés d’avoir recours à la notion de « français de référence » et de la description qu’en donnent les ouvrages de « Français Langue Étrangère » (FLE), tant la notion de norme leur paraît problématique. Toutes les discussions de 1842 – doit-on prononcer « souère » ou « soir » ? ; peut-on dire « ce seau est ébaroui », « demain au soir », « en Canada », « une corde de bois », « embarquer dans sa calèche »… enfin, vous voyez le genre de faute, ou de chose qui était contestée – donc toutes ces discussions comme, du reste, une bonne partie des discours sur la langue au Québec au XIXe et au XXe siècle reposent sur une prémisse, la norme, qui, si tant est qu’elle existe, est à tout le moins bien difficile à cerner, fuyante, mouvante, voire introuvable. Paradoxalement, cet attachement à l’idée d’un bon usage unique est un trait culturel particulièrement français, et l’adhésion des Québécois à cette conception d’une langue-monument fait la preuve par l’absurde de leur indéniable appartenance à la culture française. Donc, dès 1842, le doute s’installe chez les Canadiens français instruits qu’une partie au moins de leurs usages ne serait pas du « bon français » : plusieurs prononciations, dénoncées par Maguire, Demers ou Bibaud, beaucoup de vocabulaire, nombre d’expressions très courantes. C’est aussi le moment où l’on prend conscience de l’influence considérable qu’a prise l’anglais sur la langue quotidienne, influence que dénonçait Michel Bibaud depuis le début du siècle. La question était alors de savoir ce qui, dans l’ensemble des écarts par rapport à la norme du français contemporain, si l’on parvenait à la cerner, était légitime et ce qui devait être rejeté – question bien litigieuse car à l’exception des emprunts à l’anglais, que tous excluent dans une belle unanimité, il n’y a que les néologismes désignant des réalités exclusivement canadiennes pour remporter tous les suffrages.

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Avant la création de la Société du parler français au Canada, la plupart des auteurs de commentaires sur la langue souhaitent la modernisation du français canadien et son rapprochement de la norme de France. Les archaïsmes, les provincialismes, les termes maritimes, les amérindianismes, la langue populaire ne sont pas très bien vus des journalistes et écrivains. Arthur Buies16, Louis Fréchette 17 , Alphonse Lusignan 18 et bien d’autres, au cours des années 1860-1900, tentent par des chroniques dans des journaux et diverses publications ou conférences, de provoquer ce rapprochement. Il faut à tout prix éviter que la langue des Canadiens français ne soit plus reconnue comme du français. Or, le mythe du French-Canadian patois est déjà bien enraciné. Quelle proportion de variantes non-normatives peut-on se permettre ? À cette époque, les intellectuels semblent croire que la marge de manœuvre est bien faible. […] L’exode rural provoqué par la pénurie de terres cultivables qui s’était amorcée dans le dernier tiers du XIXe siècle avait transformé profondément les conditions d’existence d’une proportion de plus en plus grande des Canadiens français. En nombre croissant, ils se retrouvaient dans les villes, dans des entreprises possédées et administrées par des anglophones ; leur langue s’en trouva fortement marquée, ce qui alarma les élites lettrées. Leurs craintes d’un éloignement beaucoup plus grand avec le français normatif ne firent que s’aggraver de décennie en décennie. Les fondateurs et animateurs de la Société du parler français au Canada – Adjutor Rivard 19 , Stanislas Lortie 20 , Camille Roy 21 ,

16 1840-1901. Journaliste et écrivain satiriste. 17 1839-1908. Louis-Honoré Fréchette ; écrivain, poète, dramaturge et homme politique. 18 1843-1892. Secrétaire du ministère de la Justice à Ottawa, officier de l’Académie de France. 19 1868-1945. Avocat, écrivain, juge et linguiste. 20 1869-1912. Stanislas-Alfred Lortie, prêtre, professeur, auteur.

Louis-Philippe Geoffrion22 – à partir, donc, de 1902, n’auront de cesse de proclamer la légitimité des canadianismes lexicaux, qu’ils soient des survivances du français de l’Ancien Régime, des provincialismes, qu’ils relèvent du français populaire ou qu’ils aient été créés par le peuple canadien. L’Anglicisme : voilà l’ennemi, comme le proclame Tardivel23 dès 1880. Et on célèbrera sur bien des tribunes la langue saine et franche des campagnes, des campagnards ; et on l’étudiera, on voudra en faire le socle de la littérature canadienne-française, tout en attaquant de manière de plus en plus virulente celle des villes, corrompue jusqu’à la moelle par l’anglais. Pendant des décennies, la Société du parler français au Canada imposera cette conception plus ouverte du français avec l’appui, notamment, de Lionel Groulx24 et de bien d’autres. Le sentiment d’insécurité linguistique à l’égard du « parler français au Canada » s’est aggravé de manière constante de telle sorte que l’on voit la situation se détériorer jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Jusqu’aux années 1950, la plupart des intellectuels contribuent à l’entreprise de revalorisation du français canadien, mais les locuteurs de cette langue savoureuse et authentique se faisaient de plus en plus rares. La guerre avait accéléré brutalement le mouvement d’industrialisation et d’urban-isation amorcé au siècle précédent. Les conditions d’existence de la vaste majorité des Canadiens français s’étaient transformées au point où il n’était plus possible d’ériger l’habitant et sa langue en modèle sans du même coup stigmatiser celle des trois-quarts

21 1870-1943. Critique littéraire, recteur de l’Université Laval. 22 1875-1942. Avocat et linguiste, secrétaire particulier du premier ministre du Québec, puis greffier du Conseil législatif. 23 1851-1905. Jules-Paul Tardivel, journaliste et romancier ultramontain, un des premiers à préconiser l’instauration d’une république canadienne-française. 24 1878-1967. Prêtre catholique, enseignant, historien, professeur, écrivain et conférencier nationaliste québécois.

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de la population. Et comme l’anglicisation de la langue urbaine n’avait cessé de s’accentuer, les constats devinrent franchement alarmistes et le sentiment l’aliénation linguistique, aigu. Les chroniqueurs linguistiques des journaux puis de la radio abandonnent donc peu à peu la défense du français des habitants au profit d’une conception du français qui n’admet qu’une seule norme : celle qui est décrite dans les grammaires et les dictionnaires, ou par l’Académie. Le français « canayen » est prié de se retirer strictement dans les romans du terroir et à la radio, dans les feuilletons qu’on en tire. Lorsque les premiers romans urbains de Gabrielle Roy ou de Roger Lemelin font une place à la langue populaire anglicisée des villes, il ne reste plus grand monde pour célébrer les vertus du « français canadien ». Ensuite, on commence à s’ouvrir peu à peu au monde francophone et la télévision jouera, vers le milieu des années 1950, un rôle déterminant à cet égard. On découvre un peu mieux la Belgique, la Suisse bien sûr, mais aussi le fait que le français est parlé un peu partout dans le monde, en Haïti, au Sénégal, en Algérie, etc. Chaque fois qu’une interview d’un chef d’État, d’un écrivain ou d’un artiste venu d’un de ces pays où le français est la langue d’une petite élite est diffusée, il se trouve quelqu’un pour écrire que cela devrait nous donner une leçon de voir tel personnage antillais, africain ou asiatique parler le français avec tant d’élégance. Sous-entendu bien peu masqué : nous devrions avoir honte du nôtre, et on reproche avec virulence la négligence dont font preuve en matière de langue parlée tant de gens instruits, issus des collèges classiques et des couvents. C’est d’ailleurs un billet, publié en octobre 1959 par André Laurendeau 25 , éditorialiste au Devoir, à propos de ses enfants et de leurs amis dont il déplorait le langage relâché, qui déclenchera un véritable ouragan médiatique. Laurendeau avait écrit que les

25 1912-1968. Romancier, dramaturge, essayiste, journaliste et homme politique.

adolescents, pourtant instruits dans les collèges classiques et les couvents, parlaient « joual », et, ce faisant, il avait donné un nom à cette langue urbaine populaire anglicisée qu’on dénonçait depuis des décennies et dont la progression alarmait les intellectuels. Alors je vous passe toute la suite des choses : le frère Untel26, la publication des Insolences du frère Untel, etc. et des mois et des mois – des années de discussions dans les médias sur la question du joual. Donc, des centaines de lettres de lecteurs, de billets, d’éditoriaux, etc. retournent dans tous les sens la question du joual, de ses causes et de la manière de s’en débarrasser, car la plupart des gens qui se prononcent voient dans cette variété de langue les symptômes de la dégénérescence de la nation canadienne-française. La drame, c’est que l’élément identitaire le plus fort de la collectivité risquait de perdre son identité si on parlait le joual et non pas le français, eh bien c’était toute l’identité collective qui était remise en cause. L’angoisse générée par cette question va agiter la société québécoise pendant plusieurs années et amener le public à faire de plus en plus fortement pression sur le gouvernement québécois pour qu’il adopte des mesures efficaces afin de redresser la situation. Il faut réformer l’enseignement, créer des institutions de soutien linguistique, adopter des mesures pour imposer le français dans l’affichage, l’étiquetage, le monde du travail, intégrer les enfants immigrants à l’école française. Commence alors une énorme entreprise collective dont l’objectif ultime – faire du français la langue d’usage public au Québec – n’est toujours pas pleinement atteint, cinquante ans plus tard… mais quand même, les progrès ont été spectaculaires. Une fois écartée la menace qui pesait de voir notre langue perdre son nom, qu’en est-il de sa légitimité aujourd’hui ? Parlons-nous français ? Un français ? Le français ? Ou encore : une variété de français ? Je crois qu’à

26 1927-2006. Jean-Paul Desbiens, écrivain, enseignant, philosophe et religieux.

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tout le moins, le substantif – « français » – nous appartient. De 1760 à 1960, l’histoire sociolinguistique du Québec est celle d’une longue détérioration de sa position, qui s’accompagne d’une forte progression du sentiment d’insécurité linguistique. À l’inverse, à partir des années 1970, on observe une amélioration constante de la position du français dans la société québécoise, conséquence de la législation linguistique, couplée à une nette régression du sentiment d’aliénation qui fut à l’origine de celle-ci. Les Québécois de 2014 ont une bien meilleure opinion de leur langue qu’ils considèrent légitime et estiment désormais normal que les nouveaux venus adoptent le français dans leur vie publique. Une certaine stagnation à cet égard qu’on peut observer depuis quelques années surtout à Montréal garde toutefois le public sur le qui-vive et chaque nouvelle publication de statistiques sur la situation linguistique est analysée, décortiquée et commentée abondamment. On trouve probablement peu de sociétés dans le monde actuel qui soient aussi attentives et passionnées par les questions de langue que la société québécoise, et c’est certainement un des traits culturels les plus caractéristiques de celle-ci. Voilà ; je vous remercie.

Questions [Philippe Robichaud]

Nous abordons une période de questions ; en fait, si quelqu’un a des questions, les micros fonctionnent avec les petits boutons à leurs bases, à leurs socles. […]

Si jamais personne n’en a, j’en avais une pour vous, en fait ; une parmi plusieurs, mais commençons avec celle-là. Dans votre livre, Méchante langue, vous dressez une répartition des classes sociales par l’utilisation, à Paris au XVIIIe siècle, du « r », par rapport au « r » vélaire ou au « r » apical, le « r » « errr »

[roulé] ou le « r » « erh », si on veut pour exagérer, les nobles utilisant rouè, nouère, la bourgeoisie… [Chantal Bouchard]

Non, c’est l’inverse. [Philippe Robichaud]

Oh ! Oui, pardon : j’ai de la difficulté ! Mais alors, cette espèce de répartition sociale [classifiée], est-ce que vous pensez que dans un contexte de pluralité comme celui du Québec [actuel], [un contexte] de pluralité linguistique où l’on parle des français d’un peu partout dans la francophonie, est-ce que vous pensez que c’est une notion qui s’applique encore, qui peut encore s’appliquer pour expliquer des réalités ? [Chantal Bouchard]

C’est une notion de sociolinguistique. Tout simplement, pour faire très vite, le « r » universel, au XVIe siècle en France était un « r » apical donc « rrr » [roulé], « rrroua », « nouarrr », et, à la cour au XVIIe siècle, on a commencé à utiliser un « r » vélaire, donc « roi », « noir », et ce « r » vélaire, utilisé donc d’abord à la cour, avait sûrement progres-sivement rejoint la strate supérieure de la bourgeoisie parisienne par les mécanismes de diffusion des nouvelles marques de prestige et c’est très intéressant parce qu’il s’est implanté au Québec dès le début, à Québec en particulier, ce « r » vélaire, donc « r » prestigieux, le « r » de la haute société, parce que, justement, les cadres de la colonie, l’administration de la colonie envoyée par Versailles, s’établissaient à Québec, alors au Québec, la répartition du « r » est géographique. D’abord ce « r » de la haute société s’est établi à Québec, et le reste des colons qui se sont établis un peu partout, mais en particulier à Montréal, eux avaient le « r » qui était encore le « r » le plus répandu dans la société française, c’est-à-dire le « r » apical, le

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« r » traditionnel. Et après la Conquête, la situation ici s’est figée en termes de géographie et a recommencé à évoluer à partir des années 1950. Bon : on pourrait faire un cours très long là-dessus ! Les mécanismes de diffusion des formes de prestige, des manières de parler qui sont prestigieuses dans une société sont toujours à peu près les mêmes. C’est… la manière qui est bien vue dans une société, c’est la manière de parler des strates supérieures, des gens qui sont au pouvoir, les gens qui détiennent les instruments de sanction si vous voulez, ou de définition du prestige dans une société ; bon, alors, évidemment ça va passer par les institutions d’enseignement et tout ce qu’on voudra. Évidemment de nos jours, ça passe énormément par les médias électroniques, la télévision, la radio et tout ça. Donc que la société soit très uniforme sur le plan ethnique ou qu’elle soit très mélangée, les mécanismes en question ne varient pas beaucoup. Il y a toujours une sorte de stratification qui se fait, qui fait que l’on peut identifier un locuteur appartenant à telle ou telle strate sociale par sa manière de parler ; on sait tout de suite que c’est quelqu’un qui appartient plutôt à la « bonne société » ou plutôt à une « classe populaire » ; bon, il peut y avoir plusieurs niveaux plus ou moins fortement stratifiés selon les sociétés, et ça, ça ne varie pas beaucoup d’une société à l’autre. [Philippe Robichaud]

Merci ! … Est-ce qu’il y a d’autres

questions ? Monsieur ? […] Monsieur, à la chemise bleue ? […] [Intervenant]

Oui ; au sujet des jeunes, est-ce qu’en

particulier les jeunes Québécois… est-ce que leur perception du français et de l’importance… est-ce que ça revêt une aussi grande importance que [pour] les adultes ou les descendants du Baby Boom, des baby-

boomers ? Autrement dit : d’une génération à l’autre, est-ce que vous sentez une différence dans l’importance que ça peut revêtir ? [Chantal Bouchard]

Dans l’importance, peut-être pas ; ce que je sens surtout comme différence, c’est dans le rapport – je crois que les jeunes générations ont un rapport beaucoup plus serein au français que leurs parents et surtout leurs grands-parents, parce que les grands-parents, la génération de mes parents à moi, ont vécu à une époque où le français qu’on parlait était très mal perçu par nous-mêmes ; c’est-à-dire que c’étaient les Québécois eux-mêmes qui s’auto-flagellaient. On avait un sentiment d’aliénation très fort, on avait l’impression que le français était très déstructuré, fortement anglicisé, bon, etc. On n’a qu’à lire ce qui était écrit dans les journaux dans les années 1940, 1950, parfois ça nous fait dresser les cheveux sur la tête, et à mesure que la position du français s’est améliorée sur le plan social, économique à partir de la Révolution tranquille, […] d’une part et que, d’autre part, le niveau de scolarité général s’est considérablement amélioré aussi, on voit qu’il y a d’abord davantage un sentiment de maîtriser la langue, progressivement qui s’installe […] chez les gens alors que la génération précédente soupçonnait constamment tout ce qu’elle produisait en matière de langue, d’être fautif ; il y avait […] vraiment une insécurité générale et je vois, moi, j’observe, de génération en génération une amélioration, un rapport beaucoup plus détendu chez mes étudiants, par exemple, que dans ma propre génération, et, dans ma génération, c’est quand même déjà un progrès par rapport à celle de la génération précédente. Donc il y a une espèce d’amélioration générale : on est plus assurés de nous-mêmes, on est aussi plus convaincus, je crois, qu’on a le droit à une certaine originalité.

C’est normal que notre français ne soit pas parfaitement identique à celui de Paris.

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Notre français, il charrie, il véhicule toute l’histoire collective depuis quatre cent ans : c’est naturel qu’il y ait des choses qui nous soient propres. Du moment que l’on reste suffisamment proche du code, de la norme, si vous voulez, pour qu’il n’y ait pas de problèmes d’intercompréhension entre les différents locuteurs francophones du monde. Or ça, c’est assez bien assuré maintenant parce que, justement, le français québécois, de manière globale, s’est rapproché de la norme abstraite du français – et ça, ça tient notamment à l’instruction, mais aussi, bien sûr, au développement énorme des communications, des médias, et aux déplacements aussi, parce que les gens voyagent beaucoup aujourd’hui et qu’aussi il y a beaucoup d’étrangers qui viennent ici, de locuteurs francophones qui viennent ici, et donc les Québécois sont en contact avec toutes sortes de variétés de français et sont conscients, maintenant, qu’il n’existe pas qu’un seul « bon français », qu’il y a des gens qui s’expriment très bien en français avec des accents d’un peu partout dans le monde, qu’on est pas obligés de parler de manière tout à fait conforme à celle des Parisiens, d’autant plus que les Parisiens nous mettent tellement d’anglais là-dedans qu’on finit par ne plus trop s’y retrouver ! Alors donc je crois qu’il y a un rapport beaucoup plus détendu, tout au moins, au français.

Bibliographie sélective BOUCHARD, Chantal. Méchante langue : la légitimité linguistique du français parlé au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, 171 p. CANDIDE (pseudonyme d’André LAURENDEAU), « La langue que nous parlons », Le Devoir, 21 octobre 1959, p. 4. DESBIENS, Jean-Paul. Les Insolences du frère Untel, Montréal, Éditions de l’Homme, 1960, 158 p. LAMBERT, John. Travels through Canada, and the United States of North America, in the years 1806, 1807, & 1808 : to which are added biographical notices and anecdotes of some of the leading characters in the United States, London, C. Cradock & W. Joy, 1814, 2 vol. MAGUIRE, Abbé Thomas. Le manuel des difficultés les plus communes de la langue française, adapté au jeune âge, et suivi d’un recueil de locutions vicieuses, Québec, Fréchette et Cie., 1841, 184 p. TARDIVEL, Jules-Paul. L’anglicisme, voilà l’ennemi : causerie faite au cercle catholique de Québec le 17 décembre 1879, Québec, Imprimerie du « Canadien », 1880, 1 microfiche (19 images).

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Denis Desgagné [Philippe Robichaud]

On doit enchaîner, en fait : […] désolé !

Alors je vais commencer avec une introduction. Notre prochain invité a œuvré pendant plus de vingt ans au sein de […] communauté[s] francophones en situations minoritaires, notamment à titre de directeur général de l’Assemblée communautaire fransaskoise et l’Association canadienne-française de l’Alberta. Originaire de l’Outaouais, il s’installe en Alberta après ses études. Il occupe depuis janvier 2011 la fonction de président directeur général du Centre de la francophonie des Amériques ; veuillez accueillir Monsieur Denis Desgagné. [Denis Desgagné]

Bonjour ! À mon tour de remercier d’abord les organisateurs de l’événement. C’est un plaisir, pour moi, d’être ici pour une deuxième fois, pour parler de francophonie – dans mon cas, des Amériques. J’ai un visuel ; j’avais besoin de vous montrer des images et de vous faire entendre, aussi, la francophonie des Amériques […]. Donc d’abord, moi, j’aimerais vous parler du Centre de la francophonie des Amériques très rapidement quand même. C’est une nouvelle organisation qui a un mandat de tisser des liens entre tous ces francophones d’Amérique – on parle vraiment de l’ensemble des Amériques : le Canada, les Etats-Unis, les Caraïbes, l’Amérique du Sud, Centrale, etc. Donc, il y a de la francophonie un peu partout sur ce territoire-là. Je vais vous montrer un petit peu à quoi ça peut ressembler. Il faut dire, dans un premier temps, une des valeurs essentielles, au Centre, c’est la diversité […]. Je vais vous présenter un petit peu l’état des lieux de la francophonie puis des

éléments, finalement, qui se recroisent beaucoup avec la présentation de Madame Bouchard. Donc voilà : peut-être, avant de commencer, […] – c’est un élément qui est important, on travaille beaucoup avec les jeunes de 18-35 ans et cette thématique revient régulièrement dans les universités d’été de la francophonie des Amérique, dans les forums des jeunes ambassadeurs. Les gens se demandent : « c’est quoi ‘francophone’ puis ‘francophile’ ? » Quand on est au Canada, on utilise le terme « francophone » en fonction des ayant-droits, donc des gens qui ont des parents francophones et qui ont droit à l’éducation en français, langue première, etc. Et « francophile », c’est plutôt l’Autre : l’anglophone qui parle le français. Et de plus en plus, ces francophonies, même au Canada, refusent de se faire appeler « francophiles » de façon à exclure les autres, qui ne sont pas natifs.

Donc plusieurs ont revenus [sic], finalement, de la définition du dictionnaire qui dit « francophone », c’est quelqu’un qui parle français ; « francophile », c’est quelqu’un qui aime le français. Donc moi, en tout cas, je me considère francophile, francophone ; j’ai rencontré des francophones qui ne sont absolument pas francophiles et des francophiles qui sont francophones aussi, donc, bon. […] Je vous présente un petit peu le concept ici, donc que j’ai fait, là, avant d’arriver. Donc on parle d’un côté de l’origine et puis de l’autre, de compétences linguistiques. Moi, j’ai travaillé, comme la présentation le disait, en Saskatchewan, en Alberta, en Ontario, dans la francophonie canadienne et on connaît des taux d’assimilation – à une époque, jusqu’à 80% des francophones s’assimilaient. Ces gens-là existent encore. Est-ce qu’ils sont francophones ? Pourtant, en fonction de la Charte, c’est [sic] des ayant-droits : est-ce qu’ils peuvent se dire francophones ? Mais ils ne parlent plus le français… et d’un autre côté, on a des anglophones. Par exemple, en

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Saskatchewan, il y a plus d’anglophones qui parlent le français que de francophones. Est-ce que les francophiles, qui parlent [un] français excellent, peuvent se dire francophones ? Tout le monde se sent exclu dans ces concepts-là. […] Le Centre de la francophonie des Amériques traite toujours ces questions-là de façon à inclure : on va pas aller fouiller dans la tête des gens pour aller définir s’il sont francophone, francophile ou quoi que ce soit. C’est à eux à définir et à travailler. Ce qu’on leur demande en quelque part, c’est d’être francophone, c’est d’être citoyen. C’est vraiment d’embarquer dans une démarche citoyenne, de faire en sorte que cette francophonie-là soit de plus en plus dynamique, de plus en plus vivante dans l’ensemble des secteurs, que ce soit l’éducation, que ce soit l’économie. Donc quelqu’un qui se passionne de francophonie, c’est quelqu’un qui fait en sorte qu’il change la société pour qu’elle soit de plus en plus – ou, la francophonie – pour qu’elle soit de plus en plus, comment je dirais, acceptée et bien vue. Donc c’est un peu dans la démarche que je voulais vous présenter cette courte présentation-là…

[…] Dans les entrevues que j’ai fait surtout en Saskatchewan, […] les gens se disaient : « Francophone, finalement, ça doit être quelqu’un qui parle assez bien le français puis qui a des origines… qui se retrouve, en quelque part [sic] dans cet axe-là, environ là. » Et en Saskatchewan, on a travaillé sur la Commission sur l’inclusion, avant même la Commission Bouchard-Taylor, et les gens, une fois qu’on ait défini cette définition inclusive, les gens étaient, environ trois cent, quatre cent personnes étaient en conférence et l’adoptent à l’unanimité. Et les gens étaient très émus de pouvoir se dire, pour la première fois, francophone ou fransaskois ou ce qu’ils voudront bien dire, mais faisant partie de cette francophonie des Amériques, dans notre cas.

Donc, la francophonie dans les Amériques. Je pense que c’est important –pour moi, c’est les Amériques, mais – j’ai

essayé de concentrer ma présentation en Amérique du Nord. [Mon cher Wesley va venir m’aider un petit peu.] Donc peut-être de comprendre des éléments, je pense, encore une fois d’histoire, et pas une histoire bien […] lointaine. Quand on pense que, d’abord, dans la francophonie des Amériques, le concept de « bien parler français » a été très, très […] présent ; les francophones, les Canadiens qui s’appelaient dans ce temps-là les Canadiens français se faisaient aussi taper régulièrement sur les mains pour parler « bien » le français et puis, bon, vous connaissez un peu, je pense, les mouvements qui se sont passés du Québec vers, entre autres, l’Ouest à une époque et puis vers la Nouvelle-Angleterre, et ces gens-là arrivaient avec – souvent c’était le clergé qui donnait des services en français, les écoles, les hôpitaux, etc. – et un moment donné, il y a eu une époque un peu moins facile où il y a eu plein de mouvements. Ici, je mets quelques croix qui brûlent – souvent on pense que les croix ont brûlé surtout aux Etats-Unis ; on a entendu parler de ces mouvements du Ku Klux Klan en Nouvelle-Angleterre où il y avait des, vraiment des mouvements, et ces mouvements-là s’en prenaient aussi aux gens qui étaient catholiques. Donc vous savez : les Canadiens français, c’était à 99% catholique. Donc il y a eu des mouvements de Ku Klux Klan qui se sont promenés dans ces communautés francophones. On parle d’un million, à ce moment-là, de francophones dans le début 1900 [sic] qui étaient en Nouvelle-Angleterre, mais ç’a été un peu partout là, aussi, et même au Canada, en Saskatchewan, à Moose Jaw, il y avait le siège social du Ku Klux Klan qui avait son mouvement et les croix ont brûlé dans l’Ouest canadien, dans les villages comme Gravelbourg27, Willow Bunch28, bon, etc. 27 Petit village francophone au sud de la Saskatchewan, près de Moose Jaw, Swift Current et la frontière canado-américaine. 28 Anciennement Talle-de-Saules, le village fut fondé par les colons Métis et Canadiens français formant une importante communauté fransaskoise.

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Donc il faut prendre – je trouve ça important d’expliquer le contexte parce que si aujourd’hui on parle de 80% d’assimilation – en tout cas, à une époque ; aujourd’hui on pense que c’est plus bas que ça – mais il faut comprendre qu’on avait peur. On n’avait pas juste peur de notre voisin qui trouvait qu’on parlait pas très bien : on avait peur du voisin parce qu’on voulait pas que nos enfants soient maltraités à l’extérieur de la porte de la maison. Donc le français restait à l’Église et dans la maison aussi : c’est surtout là que ça se passait. Donc sur la rue, entre frères et sœurs, on s’organisait souvent pour parler en anglais, même si on le parlait tout croche, et souvent, les enfants sont arrivés, et moi, j’ai des bons amis qui ont vécu le fait qu’il y avait des inspecteurs qui passaient dans les écoles et les enfants devaient prendre leurs livres et il y avait des pratiques pour cacher les livres et parler en anglais pendant que les inspecteurs passaient. Donc c’était illégal, dans la tête des enfants, de parler, d’être francophone.

Donc on part de loin. On part de ça ; et je trouve ça important, quand on parle de francophonie, de comprendre avec qui on est entrain de travailler pour avoir une approche qui est constructive. Donc c’est sûr qu’aujourd’hui, de leur dire « tu parles dont ben bizarre », hein, « t’as ben un drôle d’accent », c’est difficile, encore aujourd’hui, d’entendre, pour eux, des choses comme ça.

Donc vous savez, à peu près, j’imagine là, on a des statistiques au Centre depuis que le Centre a été créé cela fait cinq ans. Il y a eu Monsieur [Étienne] Rivard 29 de l’Université Laval qui a fait une étude sur le nombre de locuteurs de français dans les Amériques. J’imagine que vous avez une idée, en tout cas, du nombre de francophones au Canada ?

[Quelques membres de l’assistance tentent de deviner.]

Alors, c’est intéressant d’y penser ; je vous donne les statistiques, qui ne sont quand

29 Géographe historique et culturel, coordonnateur scientifique au Centre interuniversitaire d'études québécoises (CIEQ) de l’Université de Laval.

même pas nouvelles. 9,6 millions de francophones – de locuteurs, excusez-[moi] : de locuteurs. Je ne prendrai pas « francophone », je ne prendrai pas « francophile » : de locuteurs de français. Aux Etats-Unis ? Est-ce qu’il y a quelqu’un qui oserait une réponse ? Quatre millions ? Deux ? Ah ! Il y a quelqu’un qui a dit douze… Onze millions de locuteurs de français aux Etats-Unis. C’est quand même impressionnant… c’est des chiffres qui… on est tellement segmentés dans notre territoire, on est tellement québécois, acadien, franco-ontarien, franco-manitobain, fransaskois, bon, francoutainois30, etc., qu’on a souvent, on voit pas plus loin que notre province et que notre… et la francophonie des Amériques, c’est encore dans l’espace Caraïbes 9,7 millions – c’est encore plus de locuteurs qu’il n’y a au Canada – et dans l’Amérique latine,

30 Locuteurs de langue française en Ouatouais.

Réunion du Klan à Moose Jaw, été 1927.

Source : Saskatchewan History Online

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encore assez impressionnant, 2,8 millions. [Ce sont de] gros chiffres : 33 millions de locuteurs de français dans les Amériques. Nous, on a le plaisir de rencontrer ces gens-là, de travailler avec eux puis de faire en sorte que la langue puisse vraiment se développer et prendre toute la place publiquement. Donc 33 millions, c’est seulement 4% de la population : ça reste petit, encore, et notre but, nous, c’est d’augmenter tranquillement cette part là. Et ça va bien : c’est assez extraordinaire, aujourd’hui, bon, disons à New York, on manque de professeurs de français, les gens nous appellent : ils ont un vrai problème d’avoir des [sic] professeurs de français. En Californie, c’est la même chose, donc. Et j’arrive du Costa Rica – Costa Rica, le seul pays de l’Amérique latine où le français est encore obligatoire, et ses professeurs de français, bon, eux en plus de faire le travail que nous – les professeurs de français font au Québec ici – eux, le soir, ils développent la pédagogie, ils font du travail pour essayer de développer des politiques et etc. pour faire en sorte que le français soit enseigné pas seulement au secondaire, mais aussi au primaire, qu’il y ait des écoles privées etc. Donc, c’est passionnant de voir des gens qui se donnent comme ça pour faire rayonner la langue partout dans les Amériques. Et, comme de raison, on essaie de faire disparaître ces mouvements un peu négatifs sur le territoire. [Désigne une carte de sa présentation PowerPoint.]

Ça ressemble un petit peu à ça, en Amérique du Nord : là, vous voyez un peu la population d’origine ethnique. C’est, comme dit Dean Louder 31 , comme un fameux « gros morceau de gruyère ». C’est assez extraordinaire de voir […] cette mobilité sur le territoire. On parle souvent que [sic] les francophones sont sédentaires et ne bougent pas, mais ils bougent de façon assez extraordinaire depuis le début des temps [sic]

31 Chercheur originaire de l’Utah, professeur de géographie à l’Université de Laval.

et quand on regarde la carte, on voit les mouvements de bord, on peut partir de l’Acadie avec la Déportation. Ils sont déportés pas seulement en Louisiane ; ils sont déportés aussi dans les Caraïbes un peu partout, donc il y a encore, pas loin d’Haïti, mon Dieu, une communauté acadienne, reconnue, dans un village, là, qui continue de faire leur travail. Même… mon Dieu, j’oublie… notre ancienne gouverneure-générale, Madame… [L’assistance, presqu’à l’unisson]

Michaëlle Jean ! [Denis Desgagné]

Michaëlle Jean ! [Elle] se dit aussi avec des racines acadiennes ! C’est elle qui l’a dit.32 Donc, là, il y a eu des mouvements du Québec vers la Nouvelle-Angleterre. On peut voir les concentrations. Et puis, encore, en Californie, d’un mouvement assez extraordinaire. La Floride, aussi : un million d’Haïtiens en Floride. J’arrive de la Floride, cela ne fait pas tellement longtemps ; il y avait un festival qui s’appelle CanadaFest33 où il y avait à peu près 150 000 [personnes], surtout des Québécois, mais quand même, 150 000 dans une fin de semaine de spectacles, francophonie… et donc c’est extraordinaire de voir le mouvement de la francophonie un peu partout sur le territoire. Je voulais aussi vous faire entendre quelques francophones des Amériques, donc […] j’ai un petit enregistrement : [ce sont] des gens qui viennent d’un forum des jeunes ambassadeurs. [Pour] plusieurs [d’entre] eux, c’était la première fois qu’ils se rencontraient

32 Lors de la Déportation du peuple acadien, plusieurs acadiens relâchés de colonie pénitentiaire en Géorgie en 1763 émigreront à Saint-Domingue, l’actuel Haïti. Toutefois, Mme Jean se dit plutôt « amie de l’Acadie », comme en témoigne son discours d’acceptation d’un doctorat honoris causa de l’Université de Moncton en mai 2009. 33 Tenu les 26 et 27 janvier 2013 au Hollywood Beach Boardwalk à Hollywood en Floride.

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[…]. Les Québécois disaient : « C’est-tu vraiment vrai ? Il y a vraiment une francophonie là-bas ? » Puis il y a des gens, des jeunes qui sont d’autres territoires qui, c’était pour eux-autres une première expérience de francophonie, donc vous allez voir un petit peu à quoi ça ressemble et, comme on vient de le dire, avec toute la beauté […] des accents dans les Amériques.

[Visionnement de la vidéo du Centre de la francophonie des Amériques ; on y entend, tel que décrit, les voix de divers locuteurs de langue française des Amériques.]

Bon : ça donne un petit clin d’œil. Il y a plein d’autres vidéos comme ça ; vous pouvez voir, sur le portail du Centre. Peut-être en conclusion, vous dire qu’aujourd’hui, comment la mission va bien [sic], la mission du Centre. […] Dernièrement, […] la Louisiane vient de faire adopter un projet de loi pour faire en sorte que s’il y a vingt-cinq familles qui veulent avoir une école francophone, [elles peuvent en réclamer une. Ce sont des] jeunes [qui sont à l’origine de ce projet ; par exemple,] Ortego34, qui a passé [sic] à travers le forum des jeunes ambassadeurs qui s’est fait, donc, élire représentant et qui a mobilisé tout ce qui est créole, francophone… ils ont des caucus pour faire passer des projets de loi comme ça. Un projet de loi qui a été en lien avec le Manitoba, donc : Greg Selinger 35 , un francophile, francophone, qui y croit beaucoup, qui a rencontré le sénateur Lafleur36, qui a passé [sic] la politique linguistique du Manitoba et qui a fait « bon, c’est à toi : tu peux faire ce que tu veux avec ; tu mets ton nom »… et

34 1984- . Stephen Juan Ortego, membre du parti Démocrate, élu à la Chambre des représentants de la Louisiane en 2011. 35 1951- . Premier ministre du Manitoba depuis 2009, chef du Nouveau parti démocratique au Manitoba, Ministre responsable des affaires francophones, Ministre responsable de la stratégie en matière de compétences. 36 1964- . Éric Lafleur, sénateur du District 28 en Louisiane.

puis c’est comme cela que ça s’est passé ; c’est devenu une loi en Louisiane.

Les liens entre le Maine et le Québec… gouverneur Lepage37, qui a créé un groupe focus [sic] pour analyser toute l’histoire des franco-américains pour voir comment est-ce qu’on peut mettre des stratégies en place [sic], que ce soit économique ou, bon, etc. Donc il y a vraiment ces liens qui se bâtissent à travers les Amériques et c’est par ces liens-là qu’on est entrain de rebâtir cette francophonie. […] Un de mes plus grands mandats, c’est de faire en sorte que tout ce savoir, ce savoir-faire du Québec puisse être en lien avec ces organisations, ces professeurs etc. dans les Amériques et puis qu’ils puissent vraiment bâtir cette francophonie à travers les Amériques. Donc voilà, grosso modo ; merci beaucoup.

Questions [Gérard Le Chêne]

Oui, merci. Juste un petit mot à propos de votre différence entre « francophile » et « francophone ». Je suis consul des Seychelles et mon ambassadeur, Madame Danielle de Saint-Jorre, qui était ministre des affaires étrangères à l’époque ; ça l’embarrassait beaucoup de se dire « francophile » parce que « francophile », ça veut dire « aimer beaucoup le français », mais ça veut dire aussi « aimer les Français ». Et à l’époque, dans les années 80, elle était très réservée parce qu’il y avait beaucoup de mercenaires à l’époque dont certains travaillaient occultement pour le gouvernement français et elle se disait : « je ne suis pas francophile ». Mais j’aime beaucoup ; elle a beaucoup milité ; aux Seychelles, on parle trois langues, le créole, l’anglais et le français, et elle militait beaucoup pour le français. Et elle avait trouvé un nouveau mot.

37 1948- . Paul Lepage, gouverneur du Maine depuis janvier 2011.

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Elle disait : « je suis francophonophile ». [Rires] [Étudiant]

Moi, je suis Californien, alors je sais pas si ça fait… je ne sais pas si je suis francophile, francophone… je ne sais pas… des racines françaises ? Mais en fait, vous avez déjà répondu, un peu, à ma question ; mais, il y a les variétés du français au Missouri, [le long du] fleuve Mississippi. Il n’y a pas seulement le français louisianais… À votre avis, qu’est-ce qu’il faut faire pour préserver ces vérités de la langue française ? Ou, est-ce qu’il est possible pour les petites communautés de trente familles, de cent familles au Missouri dans les Ozarks qui parlent français, est-ce qu’il est possible de préserver ces créoles, ces variétés de français ? [Denis Desgagné]

C’est une très bonne question ; merci beaucoup. Je ne suis peut-être pas la meilleure personne pour y répondre, dans le sens que moi, je suis un éternel optimiste et que c’est sûr que pour moi, la réponse ça va être dans un sens… sinon, pourquoi est-ce que je continuerais de faire le travail que je fais ? Mais, j’ai rencontré des gens extraordinaires, entre autres à la vieille mine, je ne sais pas si vous connaissez ‘Monsieur Bone’, qui disait dernièrement : « Tant qu’il y en aura un qui parle français, c’est que ça ne sera pas terminé. »

Je pense que le Centre de la francophonie veut travailler avec l’ensemble des organisations qui ont cette volonté-là, de travailler ensemble, qu’ils soient francophones, francophiles, « francophonophiles », francotropes ou, bon, on pourrait les appeler ce qu’ils veulent, mais on veut travailler, comme le disait le jeune dernièrement, on veut travailler vers ce devenir ; on veut devenir cette minorité-là. On pense qu’être minoritaire, c’est un plus, parce que quand on est dans la minorité, on est dans

ce devenir en relation avec l’autre, et on pense qu’on a les atouts, on pense qu’on a les éléments pour arriver à bâtir cette francophonie-là qui sera la nôtre. Elle ne sera pas une francophonie comme une autre, donc. Et les gens qui veulent bien y mettre la main à la pâte sont bienvenus pour bâtir cette dynamique-là dans les Amériques. Merci. [Joseph Boju]

Monsieur Bernadet ? [Arnaud Bernadet]

Merci. […] J’avais une question par rapport à « locuteurs de français », donc, et « francophones ». On voit bien la distinction, mais sur quels critères et sur quel type de définition vous fondez, au fond, « locuteurs de français » ? C’est parce que c’est déterminant au niveau du résultat des statistiques que vous avez dégagé. Alors quels sont vos critères, […] exactement ? Parce qu’il y a plein de choses qui se posent, je sais pas… il y a le degré d’usage, par exemple, de la langue, etc., donc est-ce que ça s’emploie à la maison ? Selon quelles modalités ? Dans quel type d’interaction ? Quel type de cadre social ou culturel ? Enfin, c’était un petit peu au niveau des critères que j’aurais aimé quelques précisions. Merci. [Denis Desgagné]

Merci pour la question. Donc, quand on a parlé de locuteurs pour définir le nombre de francophones dans les Amériques, on est partis, effectivement, des statistiques, Statistiques Canada, donc en fonction des questions que Statistiques Canada va demander, donc le français parlé, encore parlé à maison et... merci de poser cette question-là parce que 33 millions, de notre point de vue, c’est beaucoup plus – comment dirais-je – très conservateur comme chiffre.

[…] J’ai travaillé dans les radios communautaires, dans les francophonies dans

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l’Ouest canadien, et quand je me promenais avec un micro… une anecdote : je m’en vais chez mon garagiste avec qui je fais affaire depuis toujours et il m’explique une histoire extraordinaire. Je lui dis : « Eille, ça, c’est vraiment génial. Tu vas me donner ça au micro. » Je sors mon micro, je le mets, là, et il m’a regardé avec une panique, et il m’a dit : « Je ne parle pas français, moi. » J’ai dit : « Ben voyons ! Tu parles français ; on se parle toujours en français ! » « Non, non. » Il est parti ; il n’a jamais voulu. Donc ces gens-là, qui parlent le français, mais qui ont cette angoisse, ce complexe minoritaire, ne sont pas calculés dans ces chiffres-là – en tout cas, au Canada. Et pour ce qui est des Etats-Unis, bon, je ne connais pas les questions qui sont posées pour définir le locuteur : est-ce que c’est le français parlé à la maison est encore parlé le plus souvent ? Alors je ne pourrais pas vous répondre, là, comme ça, mais dans l’étude d’Étienne Rivard, il a bien expliqué ses sources. [Arnaud Bernadet]

Merci. [Philippe Robichaud]

On doit enchaîner avec le prochain invité, mais juste un petit commentaire, comme ça : saviez-vous que la ville de Burlington au Vermont, durant la dernière crise économique, a rendu l’enseignement du français obligatoire pour les touristes québécois qui aiment bien aller se procurer des vêtements en solde ? [Rires] [Denis Desgagné]

Oui, mais ce n’est pas juste pour ça, hein ! Ce sont des francophones qui sont sur le comité qui se sont servis de cette démarche-là pour faire en sorte que la langue puisse passer, donc c’est des stratégies de franco-américains qui ont vraiment réussis à mettre en place l’éducation en français et des

stratégies d’affichage en français, aussi. Donc c’est important de le savoir ! Bibliographie sélective FRENETTE, Yves ; RIVARD, Etienne ; SAINT-HILAIRE, Marc. Atlas historique du Québec : La francophonie Nord-Américaine, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, 310 p. LEBLANC, Ronnie-Gilles (dir.). Du Grand dérangement à la Déportation : nouvelles perspectives historiques, Moncton, Chaire d'études acadiennes, Université de Moncton, 2005, 465 p. LOUDER, Dean R. ; WADDELL, Eric. Franco-Amérique, Québec, Septentrion, 2008, 373 p.

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Daniel Weinstock [Philippe Robichaud]

Courte introduction : avant de rejoindre la Faculté de droit de McGill, notre prochain invité était professeur de philosophie à l’Université de Montréal. Titulaire de la chaire recherche en éthique et philosophie politique, ses intérêts de recherche le posent entre autres en tant que spécialiste de politiques linguistiques et identitaires, sujets dont il traite dans [l’essai] The Antinomy of Language Rights et l’essai « Philosophical Reflections on the Case of Quebec » dans l’ouvrage Quebec Questions, qui était cité sur l’affiche – pour ne nommer que ceux-là, parce que Monsieur a une bibliographie assez extensive. Alors sans plus tarder, je laisse la parole à Monsieur Daniel Weinstock. [Daniel Weinstock]

Merci. Tout d’abord, je voudrais vous remercier de l’invitation, de participer à cet événement. J’en suis un peu ému parce que, c’est un fait qui est peut-être relégué aux oubliettes de l’histoire, mais j’ai été, il y a trente ans, le rédacteur en chef du Daily français – et non pas du Délit, mais ce qu’on appelait à l’époque le Daily français – et donc, trente ans plus tard, de se retrouver dans un événement commandité par le Délit français, qui se porte de toute évidence très bien, c’est quelque chose qui m’émeut, et donc merci de l’invitation. Alors je voudrais commencer par une anecdote. J’ai grandi à Montréal dans les années 1960 et 1970 dans une situation un peu bizarre : dans une maison qui était entièrement francophone – ma mère était française d’adoption, mon père était un migrant qui parlait mal à peu près toutes les langues du monde – et donc on parlait français à la maison, mais dans un quartier qui

était presque entièrement anglophone. Je vivais presqu’entièrement la situation de la dualité linguistique comme étant la dualité de deux blocs linguistiques à peu près hétérogènes. D’un côté il y avait les francophones – j’allais à l’école française, même française, le collège Stanislas, lycée français à Outremont, où je fréquentais des francophones qui parlaient, pour la plupart, pas vraiment d’anglais – et je rentrais à la maison pour jouer au baseball dans la parc avec des anglophones qui ne parlaient, pour ainsi dire, pas vraiment le français, qui prenaient des cours de français à l’école, auxquels ils s’intéressaient à peu près autant qu’au cours d’art plastique, je crois ; peut-être même un peu moins. Je peux vous dire que cinquante ans plus tard, la situation de Montréal a beaucoup changé et je crois que c’est un fait dont il faut partir quand on fait le constat.

Donc voilà pour l’anecdote ; maintenant, commençons le propos. Je crois que c’est peut-être – je ne sais pas si Monsieur [Desgagné] sera d’accord avec moi, mais l’avenir du français en Amérique du Nord dépend quand même en grande mesure de ce qui se passera avec le français à Montréal. Montréal est la plus grande ville francophone d’Amérique du Nord, une des plus grandes villes françaises du monde et je crois que, disons, le fait que Montréal bascule – si Montréal doit basculer – aura un effet d’entraînement assez important sur les francophones, certainement du Canada, peut-être même d’autres régions d’Amérique du Nord et donc il faut se préoccuper de ce qui se passe à Montréal.

Alors ce qui se passe à Montréal a quelque chose de paradoxal. Si vous écoutez certaines personnes – je suis tout à fait d’accord avec ma collègue de droite [Chantal Bouchard] – j’ai vécu dans plusieurs pays du monde et je peux vous dire qu’il n’y a pas un pays où l’on compte les mots avec autant de minutie qu’à Montréal. Le nombre de mots parlés dans une cours d’école dans une langue ou dans une autre par des enfants, etc. : on est

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un peu des obsédés de la langue, mais on a des raisons de l’être, mais il y a quelque chose d’un peu paradoxal.

Vous savez tous que nous avons passé, dans les années 1970, des lois linguistiques qui avaient pour effet d’obliger les immigrants d’éduquer leurs enfants dans des écoles francophones, à moins de les envoyer dans des écoles qui ne recevaient aucun financement de l’État, donc ce qui concerne essentiellement une toute petite frange statistiquement négligeable de la population. Évidemment, les francophones sont obligés d’éduquer leurs enfants en langue française et il n’y a que les anglophones, donc, qui sont sujets au principe « d’avoir été éduqué en anglais au Canada, etc. » qui ont le droit d’aller aux écoles anglophones. Le résultat de ça, c’est que les francophones continuent de parler le français ; les immigrants sont scolarisés en français et donc, à moins vraiment d’avoir eu un passage scolaire un peu bizarre, maitrisent le français.

Il y a un phénomène quand même étrange parmi les anglophones. Les anglophones – c’est quelque chose qu’on ne leur reconnaît pas suffisamment, je crois, parce qu’on se préoccupe un peu, parfois, et j’en parlerai un peu plus tard, de la mesure dans laquelle ils écoutent Marie Mai plutôt que Arcade Fire – les anglophones ont quand même progressé beaucoup dans le domaine du français. Encore une fois une anecdote, mais je crois que c’est une anecdote qui est statistiquement parlante.

Mes enfants et moi, on habite dans un quartier qui est à prédominance anglophone, mais assez mixte, dans Notre-Dame de Grâce à Montréal. Mes enfants fréquentent une école de la CSDM38 où 30% des parents sont des anglophones, donc des gens qui ont le certificat qui leur permettrait d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise, mais qui ont décidé de ne pas le faire parce qu’il se sont dits : « dans le fond, tant qu’à être au Québec, autant apprendre le français dans une école 38 Commission scolaire de Montréal.

française plutôt que le français qu’on apprend dans une école d’immersion. » Donc les anglophones n’ont jamais été aussi francophones – alors là, je suis un peu plongé dans la confusion à cause du francophone / francophile –, mais disons : n’ont jamais autant parlé le français, n’ont jamais autant eu la compétence du français qu’au-jourd’hui ; certainement beaucoup plus que les amis avec lesquels je jouais au baseball dans le parc à côté de chez moi il y a quarante ans.

Par contre, on parle beaucoup du déclin du français. Je crois que, ce qui se passe quand on regarde un peu les chiffres et qu’on creuse, on se rend compte qu’il y a deux façon par lesquelles le français peut péricliter dans une ville comme Montréal.

Premièrement, le français peut péricliter – ou toute langue peut péricliter – parce qu’il y a de moins en moins de monde qui ont la compétence linguistique en français. La langue peut également péricliter parce que de moins en moins de monde choisissent d’utiliser une langue dont ils ont, par ailleurs, la compétence. Je crois que ce qui est entrain d’arriver au Québec, ce n’est pas qu’on assiste au premier phénomène – le premier phénomène a été plus ou moins réglé par les lois linguistiques des années 1970 – c’est [plutôt] le second ; et la question qu’on doit se poser en société, c’est : « Comment réagir à ce second phénomène ? »

Donc je le répète parce que c’est important de saisir la nuance : on a de plus en plus de monde qui sont en mesure de parler le français et qui le parlent dans des contextes où ils sont obligés de le faire. La loi leur impose de le faire à l’école, devant les tribunaux, quand ils s’adressent à l’État, dans des commerces de plus de x travailleurs, etc., donc il peuvent le parler et ils le parlent dans des contextes dans lesquels ils sont obligés de la faire, mais ils choisissent peut-être, dans des contextes dans lesquels ils ne sont pas obligés d’aller vers l’anglais, vers le français ou vers une autre langue – langues patrimoniales, par exemple – ils choisissent peut-être moins qu’on le voudrait de vivre leurs vies en

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français. Donc, je ne sais pas, moi ; de vivre en français à la maison, de vivre leur vie culturelle en français plutôt que d’aller voir des films puis des pièces de théâtre en anglais, écouter Arcade Fire plutôt que Marie Mai, etc.

Donc d’un côté, quand on regarde les lois linguistiques des années 70, on voit un succès absolument formidable. Encore une fois, vous êtes tous très jeunes dans la salle, pour la plupart, et donc je ne sais pas si vous avez mémoire du Montréal dont je parle ; un Montréal dans le lequel il y avait vraiment deux blocs linguistiques hétérogènes et où les anglophones se voyaient vraiment comme les « maîtres à bord », à tel point que quand ils parlaient à ma mère, [c’était à coup de] « pourquoi est-ce que vous parlez français à la maison ? C’est quoi cette idée un peu loufoque ? » Les choses ont vraiment changé, donc les lois linguistiques ont été une réussite considérable ; cela dit, on a quand même un problème. Le problème tient en quelque sorte au fait suivant : si vous regardez le répertoire linguistique des Québécois maintenant, toutes langues d’origine confondues, ce que vous voyez, c’est que les gens ont des répertoires linguistiques qui sont de plus en plus complexes. Les deux blocs hétérogènes – anglophones d’un côté, francophones de l’autre – sont entrain de se morceler et sont entrain de devenir beaucoup plus complexes. Les anglophones, comme je vous l’ai dit, parlent de plus en plus le français. Les immigrants, bon, ils parlent le français du fait de l’obligation d’éduquer leurs enfants en français ; ils parlent, pour au moins une génération, leur langue patrimoniale et ils parlent – alors ça, c’est un phénomène que les sociolinguistes essayent de m’expliquer – ils sont plus… je dirais… il se rendent plus (j’allais utiliser le mot vulnérable) ouverts à l’anglais que ne le font, peut-être, les francophones. Il y a une sociolinguiste qui m’a dit une fois : « l’anglais, pour un migrant, ça ne apprend pas : ça s’attrape. » Ce qui est peut-être moins le cas pour quelqu’un qui vit dans une société francophone bien installée comme [celle des] Québécois ici.

Donc, les immigrants ont, pour la plupart, une richesse linguistique assez remarquable. D’habitude trilingues : anglais, français et, pour au moins une génération, leur langue patrimoniale. Quand on regarde ces gens-là, donc, on a un répertoire linguistique plus complexe qu’on ne l’a peut-être eu à une certaine période de l’histoire du Québec, mais ce qu’on a pas, et ce que les lois linguistiques – et c’est le point sur lequel j’aimerais vraiment insister parce que le temps passe vite et que je suis astreint aux mêmes règles, je pense, que mes autres collègues…

[Philippe Robichaud] Vous avez tout le temps que vous voulez ! [Daniel Weinstock] Ah ! Ben là, écoutez… [Philippe Robichaud] Bah, un autre bon cinq minutes…? [Daniel Weinstock] « Tout le temps que je veux » / « un autre cinq minutes », c’est presqu’une contradiction dans les termes ! [Rires] Vous avez, donc, la situation suivante : des gens qui ont des répertoires linguistiques quand même assez considérables, mais ce que – et c’est le point sur lequel je voudrais insister – ce que les lois linguistiques que nous avons mises en place dans les années 1970 ne peuvent absolument pas assurer, c’est que les gens vont s’identifier à l’un de ces éléments de leur répertoire linguistique. Faire de sorte que les gens aient la compétence du français, faire de sorte que les gens parlent le français devant les tribunaux, dans les écoles, etc., ça ne garantit absolument pas qu’ils vont avoir cette portée identitaire envers le français que les francophones « de souche », expression que tout le monde déteste mais que tout le monde utilise, cela n’assure absolument pas que ces

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gens-là vont avoir, disons, un relation identitaire à la langue. Cela veut dire qu’ils vont avoir une relation beaucoup plus instrumentale aux langues qu’ils parlent : ils parleront la langue qui, dans un contexte particulier, leur permet, par exemple, d’atteindre le plus de monde. Ils ne limiteront pas pour des raisons identitaires la portée ou leurs capacités linguistiques pour préserver une langue.

Donc nous nous rendons compte aujourd’hui qu’il y a un problème qui n’était peut-être pas celui que nous avions identifié dans les années 70. Le problème n’était peut-être pas qu’il n’y avait pas assez de monde qui parlait le français au Québec et que les forces sociolinguistiques poussaient plutôt le monde à apprendre l’anglais quand ils avaient le choix. Le problème est que même quand on apprend le français au monde, étant donné la force centripète extrêmement forte de l’anglais dans à peu près tous les domaines – culturel, scientifique, académique, etc. – étant donné, donc, le manque de cette référence identitaire, les gens choisissent, dans des contextes où ils ne sont pas obligés de parler le français, parfois, de parler d’autres langues, d’où un déclin que l’on constate, qui n’est pas un déclin au niveau de la compétence, mais au niveau d’une non-progression dans les choix linguistiques que les gens opèrent dans leurs vies.

Alors là, la question qu’on doit se poser, c’est : « comment faire ? » Est-ce qu’on peut imaginer, disons, de repasser par la voie législative ; faire une nouvelle loi 101 pour aller chercher les gens non pas dans leurs compétences linguistiques, mais dans leurs identités ? Le propos un peu provocateur que je voudrais vous proposer, c’est que c’est quelque chose de très difficile à faire et probablement une très mauvaise idée.

Le projet de loi 14 qui a été proposé par le Parti Québécois, qui visait les CEGEP, donc, comme vous le savez, n’avait, quand vous regardez les textes préparatoires qui ont été mis de l’avant pour justifier cette loi, il n’avait absolument pas pour fonction de parfaire la saisie que les gens avaient de la langue française. Tout le monde s’accordait pour dire qu’un immigrant qui passait par le système scolaire francophone, primaire [et] secondaire avait une maîtrise du français qui était absolument, ma foi, adéquate et parfaite. L’idée derrière la loi 14, c’était de socialiser davantage les gens à un moment de leur vie où peut-être qu’ils vont rencontrer des amis avec qui ils feront leurs vies ; peut-être même des partenaires de vie, etc. [L’idée, c’était] de faire de sorte qu’il y ait une plus haute probabilité que cela se fasse en français et donc que leurs choix et leurs identités linguistiques aillent du côté du français. Je n’ai pas le temps de défendre la thèse de manière très forte, mais il me semble que c’est exagérer la portée que peuvent avoir les instruments législatifs. Premièrement, il me semble que – pour des raisons qui, je crois, vont faire de sorte qu’à peu près tout, et là bon, je vais me faire provocateur, allons-y – à peu près toute la brochette de lois identitaires que le gouvernement actuel nous propose vont probablement échouer à terme. [C’est-à-dire : pour] des raisons que John Locke nous a déjà expliqué au XVIIIe [sic] siècle : le cœur, l’identité ne [peuvent] pas être infléchis par des lois. Les lois ne peuvent que faire de la coercition sur les comportements, et par rapport au cœur, par rapport à l’identité, ce à quoi cela peut mener, ce sont des réactions

Classe de 4e de l’École Lanaudière, le 1er juin 1957. Source : Société d’histoire et de généalogie du Plateau Mont-Royal ; Gabriel Deschambault.

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identitaires, donc des ressacs identitaires encore plus forts que ceux auxquels on aurait eu lieu si l’on avait pas légiféré. Je pourrais continuer ; il me semble que quand on essaie de protéger une langue comme le français, il faut faire un choix, un équilibre extrêmement fragile entre d’un côté le maintient et la préservation du français comme objectif collectif légitime et la protection des droits et libertés. Si j’avais plus de temps, je vous proposerais que d’étendre la restriction linguistique au CEGEP, ce serait de faire un déséquilibre du côté du collectif par rapport aux droits individuels. De toute façon, il me semble que quelles que soient les questions morales ou politiques, sur le plan pragmatique, ça ne marchera probablement pas, parce qu’encore une fois, comme Locke nous l’a appris il y a déjà presque quatre siècles, l’identité et le cœur ne sont pas des objets de législation. Les identités se façonnent dans le quotidien par les relations que les gens entretiennent les uns avec les autres, par les liens de confiance qui se tissent dans une communauté diversifiée, et c’est quelque chose qui est vraiment au-delà de la portée, je crois, du législateur. Le résultat est que je crois que le français au Québec ; la protection du français à Montréal sera, dans l’avenir, beaucoup plus le fait d’initiatives comme celle dont nous venons d’entendre parler, c’est-à-dire d’initiatives qui viennent de la société civile, d’initiatives qui viennent d’individus qui auront pour fonction de parfaire le climat de confiance qui fera que peut-être à terme, les immigrants et les nouveaux arrivants intègreront le français comme partie non seulement de le répertoire linguistique, mais de leur identité.

Je crois que c’est le sort – et c’est là-dessus que je conclurai – d’à peu près toutes les langues au monde, et pas seulement le français au Québec. Dans un contexte de mondialisation, dans un contexte où nous, pour de très bonnes raisons, avons des doutes par rapport aux types de politiques quand même assez liberticides que les états du XIXe

siècle ont mené pour construire des identités nationales sur le dos des identités locales, le français, comme toutes les langues, vivra dans une incertitude beaucoup plus grande que ce que beaucoup de législateurs l’espéreraient et le voudraient. Mais je pense qu’encore une fois, c’est notre sort, et c’est le sort d’à peu près toutes les langues au monde actuellement. Je vous remercie.

Questions [Baptiste Rinner]

Votre exposé, Monsieur Weinstock, et l’exposé de Monsieur Desgagné soulèvent des questions similaires. Ma question est la suivante : est-ce que, bien qu’un tas de conditions historiques, socioculturelles, politiques et même juridiques prouvent le contraire, est-ce qu’on ne pourrait pas penser le rapport entre le français et l’anglais en dehors d’un rapport agonistique ? [Daniel Weinstock]

Je crois que nous devons essayer de la faire parce que l’anglais est devenu incontournable. Vous savez, j’ai enseigné pendant dix-huit ans à l’Université de Montréal et, bon, c’est un choix que j’ai fait de travailler pendant la moitié de ma carrière dans la plus grande université francophone d’Amérique du Nord, donc avec une volonté affichée : j’aurais pu être ailleurs, mais je voulais vraiment participer à ce projet. Entre 1993, quand j’y suis arrivé et 2011, 2012 quand j’en suis parti, je dirais que la proportion de… bien, je vais vous donner des chiffres qui sortent du domaine de la chimie.

À peu près à chaque décennie, le nombre d’abstracts – il paraît que les chimistes, à toutes les semaines, vont sur un site web pour regarder quelles sont les découvertes qui ont été faites dans la semaine précédente en chimie ; les gens publient des abstracts. La proportion d’abstracts publiés en anglais augmente de 10% à chaque décennie. On en

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est à environ 90 ou 91% et c’est le cas pour à peu près toutes les disciplines. La possibilité, par exemple, de monter un cours qui a de l’allure, en français, dans une discipline comme la chimie ou d’autres, cela devient de plus en plus difficile. Ainsi, l’anglais est un incontournable.

Cela dit, et c’est la raison pour laquelle je ne suis pas béat d’optimisme devant le « non-agonisme » de l’anglais et du français, les sociolinguistes désignent une loi nommée la loi de Laponce, nommée ainsi d’après Jean Laponce qui a travaillé longtemps à l’Université d’Ottawa, qui est essentiellement la chose suivante. Quand vous avez un bilinguisme asymétrique, deux langues aux nombres de locuteurs très différents ou à la puissance économique très différente, le plus il y a de rapport entre les individus – la meilleure chose que vous puissiez faire pour la langue la plus faible, c’est de les isoler. C’est de faire en sorte que les forts et les faibles linguistiquement ne se marient pas, ne rentrent pas en affaire ensemble, soit en fait dans un état de guerre larvée les uns avec les autres parce que ça va tuer votre petite langue. Dès qu’il y a des interactions, l’amour entre les individus va faire la guerre entre les langues.

Tout francophone dans cette salle, vous avez probablement vécu la situation dans laquelle vous êtes dans un groupe et qu’il y a un anglophone : tout le monde se met à parler en anglais. La langue la plus forte dans un bilinguisme asymétrique a un pouvoir d’attraction qui est très difficile à résister.

C’est la raison pour laquelle même si je pense que nous devons tenter de trouver des stratégies de coexistence de l’anglais et du français au Québec qui font de sorte que l’on préserve le français sans nier cette ressource globale quand même importante qu’est l’anglais à nos jeunes, on peut pas tout simplement faire dans l’optimisme béat parce que le bilinguisme asymétrique a ses lois et il ne faut pas les ignorer.

[Étudiante]

Je me demandais, justement, concernant toutes les incertitudes que vous nous avez nommé comme l’effet qu’il y a un déclin du français dans le choix plutôt que dans l’utilisation obligatoire, comment vous entrevoyez la question de l’identité dans un futur ? Et selon vous, est-ce que la question de la souveraineté se pose encore dans un contexte où la langue est en déclin, si l’on veut, dans la fierté qu’on en tire ? [Daniel Weinstock]

Je vais dire deux choses. Premièrement, je ne suis pas du tout statisticien et je sais, parce que j’en fréquente suffisamment, des épidémiologues, que les chiffres, on peut les manipuler de manière à sortir [ce qu’on en veut]. Donc je fais l’hypothèse que ce que les alarmistes de la langue nous disent est vrai, mais je ne peux pas le vérifier. D’après ma propre vie phénoménologique de francophone à Montréal, personnellement, j’ai tendance à penser le contraire. J’ai tendance à penser que le français ne s’est jamais aussi bien porté, mais je fais l’hypothèse, pour les fins de l’argument, qu’il y a quand même un problème. Bon. […] Je pense qu’au contraire, pour la souveraineté et les gens qui ont à cœur la préservation du français ; peut-être que le meilleur argument pour la souveraineté qu’on ait, c’est la protection de la langue française parce qu’il a des petites langues partout au monde – je voyage souvent dans les pays de l’Europe du Nord, le Danemark, la Suède, notamment, qui sont des pays qui ont… enfin, il y a moins de locuteurs du danois que du français au Québec ; c’est un tout petit pays. Cela c’est un pays souverain, et donc il y a une beaucoup plus grande sérénité par rapport à l’accueil de l’anglais, par exemple, parce que, et c’est peut-être quelque chose qui, dans cinquante ans ne sera plus le cas, je ne

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pense pas qu’on ne recense de cas dans lesquels un pays souverain abandonne sa propre langue. Le fait de l’appareil de l’état donne un certain ancrage à une langue et donc je m’étonne un peu que dans l’argumentaire souverainiste, la langue ne soit pas plus présente comme elle l’a été à une certaine époque.39

Donc moi, je renverserai la chose. Je ne suis pas moi-même souverainiste pour toutes sortes de raisons compliquées qui feraient l’objet d’une autre conférence, mais si je l’étais, il me semble que je mettrais, comme on dit, front and center l’argument de la langue dans un contexte asymétrique comme celui-là où, sans la protection de frontières, les pressions sociolinguistiques du bilinguisme asymétrique ont tendance à sévir vraiment sans remparts.

39 Il est à noter que quelque mois après la conférence, lors de son discours de démission du 7 avril 2014, Pauline Marois évoquait une « inquiétude » par rapport à la langue du peuple québécois, ajoutant : « nous avons le devoir de brandir le flambeau de la langue française et de le faire bien haut. »

Bibliographie sélective GERVAIS, Stéphan ; RUDY, Jarrett ; KIRKLEY, Christopher John (dirs.) Québec Questions, Oxford University Press, 2011, 480 p. KYMLICKA, Will ; PATTEN, Allen (dirs.) Language Rights and Political Theory, New York, Oxford University Press, 2003, 349 p. LAPERRIERE, Stephany. « Profs contre la Charte : Le Délit s’entretient avec Daniel Weinstock », Délit français, 14 janvier 2014. LAPONCE, Jean. Le référendum de souveraineté : comparaisons, critiques et commentaires, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, 195 p.

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Filippe Savadogo [Joseph Boju]

Alors le dernier invité : l’ambassadeur Filippe Savadogo. Monsieur Savadogo, vous êtes né au Burkina Faso en 1954 ; de 1984 à 1996, vous avez été secrétaire général permanent du FESPACO40 ; de 1997 à 2007, vous avez été ambassadeur du même pays à Paris, en France et de 2007 à 2011, vous avez été ministre de la Culture et des Communications du Burkina ainsi que porte-parole du gouvernement pour la francophonie. Depuis 2012, vous êtes à New York où vous représentez l’Organisation Internationale de la Francophonie auprès des Nations Unies. Vous êtes un diplomate culturel ; je vous laisse la parole. [Filippe Savadogo]

Merci ! Je voudrais d’abord voir comment, en parlent le dernier, pouvoir capter votre attention. [Rires] Ça, c’est un exercice très difficile. Je voudrais d’abord saluer Gérard Le Chêne, fondateur de Vues d’Afrique. Nous avons jumelé nos deux festivals il y a trente ans, à Montréal, en 1984. Je rentrais d’études théâtrales et cinéma-tographiques de la Sorbonne, et venir à Montréal, pour moi, c’était vraiment une découverte. Trente ans après, votre festival existe ; trente ans après, on continue de dire du français comme ce que Socrate, avant Jésus-Christ, disait : « Le niveau de l’enseignement baisse depuis deux cent cinquante ans. » [Rires] On a ri, mais en même temps, au XXe siècle, le niveau de l’enseignement a tellement été tiré par le haut que des gens sont allés sur la Lune. Il y a trente ans, lorsque je faisais des études de cinéma, de journalisme à Bordeaux, on avait trois choix lorsqu’on rentrait dans 40 Le Festival Panafricain de Cinéma de Ouagadougou.

nos pays ou ailleurs : c’était la presse écrite, c’était la télévision et c’était la radio. Au XXIe siècle, ces trois possibilités de communiquer se sont multipliées par trois mille. Moi, je chat avec mon petit téléphone, je regarde le temps qu’il fait à Ouagadougou et en même temps je regarde, en Louisiane, quel est le dernier morceau de jazz qu’on joue quelque part à la Nouvelle Orléans. C’est donc dire que […] le français continue d’être en difficulté, mais le français reste insubmersible.

Puisque je dois aller vite, je dois d’abord vous avouer que ma grand-mère avait raison lorsqu’elle disait que lorsque vous prenez la parole, il faut avoir pitié de celui qui vous écoute. [Rires] Donc je vais aller vite ; je ne vais pas traîner. Mais je voudrais vous dire quelque chose, vous, les Montréalais : vous avez tous des montres, mais vous n’avez jamais le temps. Moi, ma grand-mère n’avais pas de montre et elle avait tout le temps de ma raconter des belles histoires. Et elle me disait ceci : « Filippe, lorsque tu veux aller vite, marche seul ; mais lorsque tu veux aller loin, il faut que tu aie des compagnons de route, de voyage, et du coup, la fatigue sera multipliée par le nombre de compagnons. » Et ça ne peut pas s’expliquer, comme le disait tout à l’heure votre professeur. Donc pour nous, nous pensons que demain, le français va rester incontournable. Pourquoi ? Le plus grand pays francophone du monde moderne aujourd’hui, c’est la République démocratique du Congo : 85 millions de locuteurs. Pour ne pas vous choquer, je vous dirais que le français est une langue africaine. [Rires] L’anglais est une langue africaine ; le portugais également. C’est donc dire que la mobilité, les allers et venues, la capacité de s’accommoder et de s’adapter, c’est notre monde d’aujourd’hui qui l’impose, tout simplement. Et c’est pour cela que j’aimerais encore dire que 600 millions de francophones aujourd’hui, avec une dynamique qui s’affiche, on a de l’espoir. Mais je voudrais aussi dire que Gérard et moi, qui avons créé une passerelle culturelle il y a trente ans, [ont] permis à beaucoup de

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francophones de se retrouver, d’échanger, de discuter et de consolider des relations. En d’autres termes, l’homme qui vous parle, parle quatre langues africaines ; donc le français n’est pas ma langue maternelle, ni l’anglais, ni l’espagnol. Mais, avec ces quatre langues africaines, lorsque je veux faire affaire avec Gérard ou avec le Québec, je dis : le français est un avantage ; le français est une chance, mais seulement, au-delà, qu’est-ce qu’on me propose ? Si nous parlons la même langue et que nous sommes des amis, eh bien nous ne voudrions pas la charité, mais nous voudrions plutôt la possibilité d’un partenariat, ou d’échanges. C’est pour cela que l’Organisation Internationale de la Francophonie, avec l’Agence de coopération culturelle et technique, son ancêtre, qui est née dans une ville où il fait 45 degrés, à Niamey, en 1970, avait amené des francophones du monde entier. L’actuel secrétaire-général de la francophonie, l’ancien président du Sénégal Abdou Diouf disait que le soleil ne se couche jamais en francophonie. Nous avons le Viêt-Nam, nous avons le Laos, nous avons la Thaïlande, nous avons toute cette Asie où le français a voyagé. Nous l’avons aussi en Afrique : trente pays africains ont le français comme langue officielle. Aux Nations Unies, nous avons trente quatre pays. De ce point de vue, il est tout à fait évident que si nous voulons faire en sorte que le français survive, il faut que ce soit fait autour de plateformes où nous avons des intérêts. À partir de ce moment, je peux souligner que les intérêts d’un Africain du XXIe siècle comme moi, c’est de dire : « comment les jeunes burkinabés devraient apprendre à lire, à compter et à écrire ? » Une fois que cela est fait, qu’importe la langue – mais nous préférons que ce soit en français et dans une de nos langues. Alors là, nous nous retournons vers New York et d’autres villes, vers la Nouvelle-Orléans où l’enseignement bilingue français-anglais a du regain tout simplement parce qu’on donne la possibilité aux jeunes apprenants à parler non seulement

l’anglais, mais aussi le français. À New York, intramuros et extramuros, j’ai visité des charter schools où des jeunes Chinois vont inscrire leurs enfants dans des écoles bilingues, où des Américains inscrivent leurs enfants dans des écoles bilingues français-anglais. C’est là, où c’est intéressant ; et c’est là où on peut aussi dire qu’on a des francophiles, mais on a aussi des gens du monde et que l’ouverture passe toujours par la connaissance. De ce point de vue, nous apportons ce qu’on appelle la diversité culturelle, la capacité de réfléchir et la capacité de voir et de faire en sorte que le monde de demain appartienne à ceux qui voudraient regarder ensemble dans la même direction, consolider la paix, faire en sorte que les femmes du Burkina, qui ont peut-être des insuffisances en matière d’éducation ou de formation ou qui ont des lourdeurs culturelles comme les mutilations génitales, qu’on y mette fin par un partenariat et une collaboration.

Il est clair aussi que quelques fois, c’est vrai que le Ministre disait qu’il est né dans un pays et une ville à 12 000 km d’ici, quelques fois les échos qu’on entend de l’Afrique, ce sont des échos où on nous dit […] « il n’y a pas la démocratie ; il n’y a pas de processus démocratique ; il n’y a pas de bonne transition. » C’est là où c’est intéressant, et c’est pourquoi en 2006, lorsque nous sommes allés dans le Manitoba et que nous avons adopté la déclaration de Saint-Boniface, dans cette déclaration que vous pourrez lire sur notre site41 , on montre comment on peut, dans une dynamique de danger et de pays en crise, intervenir pour sauver des vies humaines. On montre, dans la déclaration de Ouagadougou 42 , comment la francophonie peut s’organiser – sommet de 2004 – pour faire en sorte qu’il y ait une solidarité entre les 77 pays et gouvernements francophones. Lorsque l’on parle de solidarité, de partenariat,

41<www.francophonie.org/IMG/pdf/Declaration_Saint-Boniface.pdf> 42<www.francophonie.org/IMG/pdf/decl-ouagadougou-2004.pdf>

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et de dynamique, on peut s’en sortir. Voilà ma petite expérience, pour avoir fait une dizaine de sommets francophones, mais aussi – et aujourd’hui, nous servons la francophonie aux Nations Unies. Quelles sont les priorités ?

Nous avons un triptyque : aux Nations Unies, le français est une langue de travail du secrétariat, au même titre que l’anglais. Nous devons donc veiller à ce que ce qui a été établi en 1945, avec des pays insoupçonnés comme Haïti – pays francophone, nous en avons parlé – mais d’autres et la France ont obtenu que le français soit pris en compte.

1960 : les indépendances, une trentaine de pays arrivent avec la langue de Molière comme langue officielle. Nous devons donc faire en sorte que cette dynamique-là soit présente au sein du concert des nations, parce qu’à partir du moment où nous sommes à l’ONU, où on peut discuter avec tout le monde, il est important que nous puissions utiliser d’autres langues, et dans le cas d’espèce, je pense que nous avons six langues de communication à l’assemblée générale. Pour ces langues de communication, nous n’avons pas de résistance ou mépris : bien au contraire. N’oubliez pas ce que ma grand-mère disait : « si vous voulez aller loin, cheminez avec des compagnons. »

Nous, nos compagnons de route aux Nations Unies, c’est les hispanophones, c’est les russophones, c’est les arabophones, et les autres langues : les anglophones, les chinois et les six langues que vous connaissez. Alors moi, je vais voir les hispanophones et je dis : « Qu’est-ce qu’on fait ? » La richesse des États, c’est d’abord la diversité. C’est la capacité de parler et de raisonner. Il faut que nous nous mettions ensemble pour exiger que le monde soit à l’instar de ces étoiles constellées. Nous devons faire en sorte que notre existence [soit] une existence assumée.

Voilà pourquoi je vous ai amené, par exemple, le guide sur le multilinguisme, que nous avons mis en œuvre, qu’on a traduit en anglais et dans les cinq autres langues. Pourquoi ? Parce que pour nous, la démarche francophone, c’est des valeurs. Lorsque je parle

avec le professeur en français, j’ai un accent burkinabé dont je suis fier et que je ne voudrais pas du tout effacer. Mais lorsque je discute avec le professeur et qu’il est bardé de diplômes et que moi j’ai « le bon sens », on arrive toujours à s’entendre, parce que le « bon sens », c’est ce qui caractérise l’Homme avec un grand « H ». Donc pour nous, la dimension de la francophonie aux Nations Unies, c’est faire en sorte que nous soyons là et que nous comptions. Donc : c’est la défense du français, c’est le fait francophone, c’est le personnel onusien qui doit parler le français.

Vous savez que dans les pays du monde aujourd’hui, nous avons des pays en crise. Lorsque vous prenez le cas de Haïti, où en 2010 il y a eu le tremblement de terre ; lorsque vous prenez le Congo RDC, où à l’est il y a une guerre civile qui a beaucoup perduré ; ou encore la Côte-d’Ivoire, où vous avez, après les élections et les processus démocratiques qui n’ont pas été achevés, les bases d’une guerre civile, il fallait envoyer des casques bleus.

Beaucoup de casques bleus du monde sont envoyés dans des pays francophones et quand ces casques bleus arrivent – ils sont 7 000, 15 000, 20 000 – quelques fois, ils a peut-être 15% [d’entre eux] qui peuvent communiquer avec les gens du terrain qui parlent, par exemple, le français. À Haïti, il y avait moins de 20% de locuteurs francophones face au peuple haïtien alors qu’on avait plus de 15 000 casques bleus. Au Congo RDC, 21 000 casques bleus ; à peine 25% de casques bleus et de fonctionnaires de Nations Unies qui communiquent avec les congolais en français. Alors vous pouvez comprendre : traductore / trahitore. Déjà, si quelqu’un porte la gâchette et n’arrive pas à communiquer à la personne en face de lui ; elle lui parle en français et lui répond en anglais avec un accent d’un pays quelconque, il y a ce qu’on appelle en bon français un « misunderstanding ». Ça peut créer une crise ou même des violences.

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C’est pour cela que nous défendons, aux Nations Unies, des contingents francophones – des femmes et des hommes policiers, des militaires qui parlent le français et les autres langues, et ce que nous avons pu faire au Mali, lorsque la crise est née, c’est que nous avons, grâce à tous nos pays – nous avons tapé sur la table – nous avons eu 85% de casques bleus qui parlent français dans les opérations de maintien de la paix au Mali. Nous ne disons pas que nous ne voulons pas de Chinois, que nous ne voulons pas de Pakistanais – mais ils doivent parler français. L’hôpital de campagne que les Chinois ont mis en place au Mali, les médecins y parlent français. Vous savez, la Chine est l’un des pays où l’apprentissage des langues est le plus rapide, puisqu’il y a vraiment des outils et des possibilités.

Donc, il est important que l’on écoute les proses, qu’on écoute les discours dans sa propre langue. C’est important, parce que lorsque vous ne comprenez pas un mot d’une langue, vous êtes réduits à votre plus simple expression, même si vous êtes bardés de diplômes. Il est donc important que nous comprenions que cette dimension que nous soutenons ici et que nous soutenons ailleurs doit s’accompagner d’une organisation.

En 1970, ceux qui ont été là pour créer cette dynamique pour se défendre parce qu’on a le français en partage – il y avait le prince Norodom Sihanouk43 du Cambodge, il y avait [Habib] Bourguiba44 de Tunisie, il y avait Léopold Sédar Senghor 45 du Sénégal, Hamani Diori46 du Niger, mais également des Canadiens et des Québécois. La peur, à l’époque, que la France avait, c’était qu’on créait une organisation qu’on risquait de soupçonner d’être une continuation de la

43 1922-2012. Successivement roi du Cambodge, chef d’état à vie, puis à nouveau roi. 44 1903-2000. Premier président de la République tunisienne. 45 1906-2001. Poète, écrivain, homme politique, premier président de la République du Sénégal. 46 1916-1989. Premier président de la République du Niger.

colonisation. Cependant au XXIe siècle, nous nous rendons compte que l’intérêt de la francophonie, c’est d’abord dire à tous nos pays : « vous devez avoir des pratiques de démocratie, de droits de l’homme et des libertés dans l’espace francophone. » Voilà le bilan.

Ceux qui sont en retard, ou qui ne pratiquent pas cette dynamique, eh bien on va les aider. On va les pousser. Nous sommes fiers de dire que les élections à Madagascar, depuis quelque temps, après une crise qui a duré cinq ans, la francophonie s’y est mise.

Comme nous n’avons pas beaucoup de temps, je ne vais pas vous fatiguer, mais nous avons, par exemple, ce document, en anglais et en français, que nous avons produit : « Les processus de transition, justice, vérité et réconciliation dans l’espace francophone »47. Tout le point est là, avec les pays qui en ont bénéficiés, parce que nous pensons que le français, c’est également la solidarité. C’est également le Cirque du Soleil. C’est également Charlebois. C’est autant de gens qui ont une dynamique, qui ont envie de réfléchir ensemble et de se bousculer.

Tout à l’heure, j’écoutais avec un petit sourire ce que l’on disait : « francophile », « francophone »… « francophonephile » [sic], etc. [Rires] Bon, je dirais qu’aux Etats-Unis, où je suis ambassadeur auprès de l’Amérique

47 <www.francophonie.org/IMG/pdf/guide-oif-tjvrbat-web1003.pdf>

Casques bleus en zone de Munigi, au Nord-Kivu. Source : Monusco/Jonathan Lorillard

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du Nord et aux Nations Unies, nous avons des alliances françaises qui ont aujourd’hui 150 ans et dont beaucoup de leurs présidents ne parlent plus français. [Toutefois], ils ont ce devoir et cette dynamique de soutenir le français, et quelques fois, ils veulent des programmes, ils veulent des conférences, ils veulent des échanges. Notre ami [désigne Denis Desgagné] le sait et il nous faut leur apporter cette dynamique-là. Les alliances françaises ont 150 ans ; les alliances françaises, c’est maintenant des présidents de fondations qui ne parlent plus le français, mais qui ont un amour fou du français, de Coco Chanel, du cinéma des années 30, et d’autres valeurs.

Pour moi, l’africain né dans un petit village du Burkina, ma vision francophone, c’est l’échange que j’ai avec le Québécois. C’est l’échange que j’ai avec le Louisianais. Vous [désigne à nouveau Denis Desgagné] parliez tout à l’heure de la Louisiane et je me réjouis qu’il y ait une nouvelle dynamique dont vous avez parlé. Dans les années 1960, il y a eu une loi qui a interdit le français et l’apprentissage du français à l’école ! Cette loi-là était tellement sévère que tous les Louisianais qui ont 60 ans et plus aujourd’hui avaient peur de parler le français – et même de le transmettre à leurs enfants. C’est la troisième génération qui est entrain d’aller dans des écoles, dans des charter schools, qui est en train de revenir. [C’est] aussi grâce à certains opérateurs institutionnels de la francophonie comme TV5. Nous avons TV5 en Amérique du Nord qui fait un tabac ; c’est la télévision en français avec des centaines de milliers d’abonnés et ça se voit tous les jours. Nous avons France 24 et d’autres.

Ce matin, d’ailleurs, Gérard et moi nous parlions d’un petit exemple, d’une anecdote : est-ce qu’on donne, par exemple, à la télévision, ici, la température de Ouagadougou ? Et la température d’Alger ? Moi, sur TV5, je vois la température de ma ville, Ouagadougou. Je vois la température de l’Uruguay, l’un des tout derniers membres, l’un des derniers pays à rejoindre la Francophonie. En effet, vous avez raison :

dans certains pays des Caraïbes, la messe est dite en français, comme on la disait en latin. Il y a des francophiles qui ont envie d’échanger sur le plan culturel, mais il faut des mariages et il faut également une dynamique. Vous [Denis Desgagné] faites bien, dans la mesure où cela nous permet d’aller de l’avant.

Lorsque je suis arrivé pour prendre mon poste il y a deux ans, à New York, on m’a dit : « Monsieur l’ambassadeur, il n’y a rien à faire ici. Le français, il est mort. Il est enterré ! » J’ai dit : « Ah bon ! Il n’y a rien à faire ? » J’ai dit : « Très bien. » Je sors, je saute dans un taxi, je vois un africain, je lui parle, je lui dit : « Je veux partir à Times Square48 » Il me dit : « Ah ! Mais vous parlez français ? Ah ! D’où venez-vous ? » Je dis : « Ah, d’un pays, vous connaissez pas… du nord du Ghana. » Il dit : « Ah ! Moi, je suis de Guinée. » Alors nous avons la conversation, il me dépose à Times Square, et puis ensuite il me dit : « En fait, vous ne payez rien parce qu’il y a longtemps que j’ai parlé français ! » [Rires]

Voilà : c’est possible, des relations d’amis. Vous rentrez dans n’importe quel bistrot, comme on le disait à l’époque, ou restaurant. Si vous avez une carte, il y a toujours des vins. Il y a le merlot, il y a le cabernet, et il y a d’autres marques [sic]. [Rires] J’ai étudié à Bordeaux, j’ai fait les vendanges, je sais de quoi je parle.

C’est pour vous dire que nous devons, aujourd’hui, dans cette dynamique du XXIe siècle, ne pas dire : « Le français fout le camp ; on n’y peut rien, c’est comme ça. » Nous devons plutôt voir avec le monde les mariages que nous pouvons faire, les relations, et je me réjouis de ce qui s’est passé, ici, à Québec en 2012 : le Forum de la jeunesse, qui a permis de réfléchir sur des priorités qu’ils aimeraient avoir en francophonie. Un, deux, trois, quatre : c’est dans le bouquin, c’est sur le site.

Donc pour moi, je pense qu’à l’ONU, la défense du français passe également par cette solidarité, la défense du français passe également par la diplomatie culturelle, passe 48 Prononcé à la française.

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également par le dialogue entre les cultures, passe également par la connaissance de l’autre.

Voilà un peu ce que je voulais vous dire, prenant la parole en dernier. [Aussi,] si je suis présent aujourd’hui, c’est grâce à une traçabilité. Il y a moins d’un an, un jeune québécois jette une bouteille à la mer et je reçois, dans ma mission à New York, une lettre d’un jeune de McGill qui veut faire un mois de stage à l’OIF à New York. Je dis : « Tiens ! Ç’a l’air intéressant ! Mais pourquoi ? » On regarde, on évalue les critères ; il était très jeune, et on était – comment dire – pas sûrs qu’il puisse survivre à New York parce que des fois, c’est un peu difficile. Mais je n’ai pas suivi les conseils de mes collaborateurs. J’ai dis qu’il fallait qu’il vienne et qu’il regarde et il va nous parler, certainement, de sa vision. Aujourd’hui, je suis là grâce à Joseph, qui est là, qui a fait un mois et demie avec nous, et qui va permettre que ceux qui sont là ce soir – avec Philippe, bien entendu, son colistier – puissent comprendre que nous ne pouvons plus nous positionner par rapport au français en un combat et fratricide.

La Francophonie, son président Abdou Diouf, le secrétaire-général de l’Organisation Internationale de la Francophonie, a signé un protocole d’accord avec le secrétaire-général du Commonwealth : les deux ont une coopération dynamique. Nous avons une coopération avec l’Organisation des États Américains. Je vous parlais tantôt de ces états-là qui ont envie de collaborer, de coopérer sur des plans culturels, etc., avec nous. Nous avons d’autres coopérations aussi lointaines que possible parce que pour nous, la francophonie, [c’est] des valeurs, et ces valeurs-là viennent de 600 millions de francophones à travers le monde qui pensent que le français est une chance. Merci ; merci beaucoup.

Questions [Scarlett Remlinger]

Bonjour. Je voudrais vous poser une question par rapport à ce que vous disiez sur cette « amitié » entre les peuples, sur cette idée de solidarité et sur tout ce qu’il y a à voir avec les francophones et les francophiles qui s’entendent entre eux. Mais là, on parle d’une relation entre deux personnes qui ont une compréhension et même l’amour du français. Mais j’aimerais soulever quelque chose qui existe aussi et qui est peut-être beaucoup moins conséquente, mais qui, je pense, à quand même quelque chose à voir, c’est l’histoire du « french bashing ». C’est quand même quelque chose qui existe et je sais que ç’a une grande majorité à voir avec [sic] la sale réputation que les français ont à l’étranger et pour cause, mais c’est vrai que du coup, on a déteint sur toute cette culture qui est attrait à [sic] la langue et qui tout de suite va être rapportée à un pays qui détient, disons, la majorité linguistique parce que c’est que le français vient de France, à la base, et que, du coup, on a à voir à un stéréotype de la langue qui est très dur à casser parce qu’il y a quand même certains milieux qui sont hostiles à même entendre quelque chose qui paraît être du français. Je voulais savoir quelle serait votre réponse aux environnements hostiles à la langue française. [Filippe Savadogo]

D’abord, je ne vais pas m’étendre parce que j’ai déjà beaucoup parlé, mais vous savez, vous connaissez la Guerre froide ? La Guerre froide était une dynamique était une dynamique d’opposition est/ouest il y a quelques années. La Guerre froide a été, comme on dit, enterrée lorsque le mur de Berlin est tombé et qu’on disait que les nations devraient se parler. À partir de ce moment, les choses se sont inversées. On ne s’affronte plus comme au Moyen Âge, en

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invitant le rival ou le compagnon dans une bagarre à l’épée, hein ? On discute, et quelques fois on convainc. De mon point de vue, lorsque nous sommes arrivés aux Nations Unies, nous nous sommes dits qu’il y a une autre possibilité et une autre dynamique que l’on peut créer. Je ne parle pas, donc, de ce que je ne connais pas, mais quelques fois, vous savez, le racisme, c’est la peur de la différence, et quand on casse cette peur de la différence et de l’autre, on se comprend. Je ne veux pas dire qu’il y a des antagonismes tels que ces peurs existent – parce que je ne connais pas forcément le phénomène dont vous parlez – mais c’est d’avoir procédures ou d’autres processus. Nous avons dit, par exemple, que le 20 mars, aux Nations Unies, nous allons célébrer la Francophonie en invitant une grande vedette de la musique internationale qui est Manu Dibango49 qui est un homme de jazz, un homme de bien qui a circulé à travers le monde et qui a apporté avec la musique beaucoup, beaucoup de choses. C’est un ambassadeur, d’ailleurs, de l’UNESCO depuis 2004. En amenant ce musicien à l’ONU, il y a des non-francophones qui viendront, qui vont écouter. Les artistes ont tellement bien compris ça que quelques fois, ils chantent en deux langues. Il n’y a pas longtemps encore, je ne savais pas que l’une de vos grandes chanteuses en français chantait également en anglais. Mais ça plaît. Comment elle s’appelle, encore ? [Auditoire]

Céline Dion ?

[Filippe Savadogo]

Pour ne pas la nommer. [Rires]

49 1933- . Saxophoniste et chanteur camerounais de world jazz né à Douala.

[Philippe Robichaud] Alors voici ce qui conclut Méchante langue. On a quelques brefs remerciements à faire. [Joseph Boju] On voudrait remercier le Département de langue et de littérature françaises, l’Association des étudiants et étudiantes de l’Université McGill, l’administration de McGill, l’AGELF50, pour sa contribution et bien sûr la société de publication du Daily et du Délit francophone. Merci à tous d’être venus et bonne soirée. Bibliographie sélective OIF. La Déclaration de Bamako au Mali (2000) sur la démocratie, les droits et les libertés, Bamako, 3 novembre 2000. En ligne. <http://www.francophonie.org/IMG/pdf/Declaration_Bamako_2000_modif_02122011.pdf>. OIF. La Déclaration de Saint-Boniface au Canada (2006) sur la prévention des conflits et la sécurité humaine, Saint-Boniface, 14 mai 2006. En ligne. <http://www.francophonie.org/IMG/pdf/Declaration_Saint-Boniface.pdf>. OIF. La Déclaration de Ouagadougou (2004), Ouagadougou, 27 novembre 2004. En ligne. <http://www.francophonie.org/IMG/pdf/decl-ouagadougou-2004.pdf> PAQUIN, Stéphane ; BEAUDOIN, Louise. Pourquoi la francophonie ? Montréal, VLB, coll. « Partis pris actuels », 2008, 236 p.

50 Association générale des étudiant(e)s en langue et littérature françaises de McGill

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Réalités francophones

Communication de l’Ambassadeur Filippe Savadogo

Excellences, Mesdames et Messieurs,

je voudrais remercier l’Université McGill, le Délit français et la Commission des affaires francophones de m’avoir convié à partager avec un auditoire de francophiles et de francophones la dimension francophone à travers le monde.

En effet, le monde francophone aujourd’hui compte 57 États et gouvernements membres avec 20 pays observateurs qui font de notre communauté une réalité qui représente 1/3 des pays membres des Nations-Unies.

Forte de 900 millions d’habitants que l’on retrouve sur les cinq continents, la Francophonie compte 220 millions de locuteurs francophones. 32 Etats et Gouvernements utilisent le français comme langue officielle tandis que la dimension culturelle francophone rayonne aujourd’hui dans le monde entier.

Au-delà de ces réalités qui pourraient nous cantonner dans une démarche inclusive, la Francophonie aujourd’hui se définit comme une quête qui devrait conduire au bien-être de l’humanité en faisant de toutes les valeurs universelles un cheval de bataille qui devrait conduire notre communauté à un développement certain.

Cette volonté est la raison essentielle de notre présence auprès des Nations Unies avec laquelle nous avons une coopération dans les différents domaines qui reflètent nos objectifs communs.

Un bref tour d’horizon nous permettra d’ouvrir les débats et de satisfaire les préoccupations de l’audience d’aujourd’hui.

Bâtir un espace de solidarité sur les principes d’humanisme, de démocratie et de respect de la diversité des cultures et des langues, tel est le but poursuivi par la Francophonie.

La solidarité entre des pays et des peuples partageant une langue commune, le français, mais que l’histoire, la géographie et surtout le développement économique peuvent séparer est une valeur clé pour la Francophonie.

L’écoute attentive de ses gouvernements permet à la Francophonie d’adapter sa coopération aux réalités du terrain et aux besoins des populations. En offrant le savoir-faire de spécialistes, elle accompagne les responsables politiques et les acteurs de la société dans leurs efforts de développement.

La concertation, démarche privilégiée tant au sein de l’espace francophone qu’avec la communauté internationale, assure la complémentarité de l’action politique et de coopération de la Francophonie avec celle des autres organisations internationales et régionales.

La synergie entre l’Organisation internationales de la Francophonie (OIF), l’Assemblée parlementaire de la Francophonie et les opérateurs spécialisés – l’Agence universitaire de la Francophonie, TV5MONDE, l’Université Senghor d’Alexandrie et l’Association internationale des maires francophones – optimise les interventions de la Francophonie.

Organisation qui rassemble les pays ayant la langue française en partage, l’OIF compte 77 Etats et gouvernements (57 membres et 20 observateurs), répartis sur les cinq continents. Elle représente un ensemble unique en son genre qui, à partir du lien de la langue commune, développe une coopération politique, économique et culturelle entre ses membres.

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Promoteur de la langue française et de la diversité culturelle et linguistique, l’OIF valorise les différentes cultures qui s’expriment dans l’espace francophone.

Acteur de la paix et de la démocratie, l’OIF contribue au renforcement des institutions de l’Etat de droit et au respect des droits de l’Homme, en concertation avec la communauté internationale.

Œuvrant en faveur d’une éducation de base de qualité, l’OIF veille également à l’insertion des jeunes grâce à la formation professionnelle et technique.

Acteur de la coopération pour le développement durable, l’OIF soutient les pays francophones les plus défavorisés dans leurs efforts de croissance économique et de maîtrise de leurs ressources naturelles.

Dans l’ensemble de ses actions, l’OIF accorde une attention particulière aux jeunes, aux femmes ainsi qu’à l’accès aux technologies numériques. Elle favorise une gouvernance démocratique de l’Internet, tenant en compte les intérêts des pays francophones et contribue à renforcer les compétences des professionnels et décideurs du numérique. Plus de langue française

Pour que le français soit plus utilisé, mieux parlé et compris à travers le monde, l’OIF mène des actions de promotion adaptées aux différents publics et conçues dans le respect du multilinguisme.

Des formations en et au français sont organisées pour les fonctionnaires et diplomates en charge des dossiers multilatéraux des pays membres et observateurs de l’OIF où le français n’est pas la langue officielle. Des formations ciblées sont proposées aux fonctionnaires et personnels des organisations régionales africaines.

Sur la Toile, les efforts portent sur la visibilité et la qualité des pages en français. Le Fonds francophone des inforoutes soutient tous les ans la production d’une dizaine de nouveaux projets innovants et collaboratifs.

Une coopération a été engagée avec les autres aires linguistiques (lusophonie, hispano phonie, arabo phonie), favorisant le dialogue des cultures.

Pour disposer de données statistiques fiables sur la place et l’usage du français dans le monde, l’Observatoire de la langue française recueille et analyse les données sur sa situation par pays, secteur d’activité et organisations internationales. Il publie tous les quatre ans un Rapport sur la langue française dans le monde. Plus de culture

La conviction que la richesse vient de la diversité est au cœur de l’engagement de la Francophonie pour la diversité culturelle et linguistique. Son rôle dans l’adoption par l’UNESCO de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles lui a valu la reconnaissance internationale.

L’OIF met en œuvre des programmes de soutien aux écrivains, cinéastes, musiciens, plasticiens et créateurs d’art numérique francophone, permettant une meilleure diffusion de leurs œuvres à travers le monde et un accès aux publics et marchés internationaux.

Les politiques culturelles des pays francophones et les filières des industries culturelles sont soutenues pour exploiter notamment les opportunités offertes par le numérique.

La lecture pour tous comme vecteur essentiel de la connaissance est privilégiée par l’OIF à travers son programme phare des Centres de lecture et d’animation culturelle implantés dans les zones rurales et périurbaines. Plus de démocratie

Paix, démocratie, droits de l’Homme, tels sont les piliers de l’action politique de la Francophonie. Favoriser les sorties de crise, accompagner les processus électoraux,

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renforcer les institutions de l’Etat de droit, garantir le respect des droits et des libertés sont les grands objectifs qui guident cette action.

En déployant dans ses Etats et gouvernements membres des actions de médiation, d’appui au dialogue politique, en mobilisant l’expertise francophone sur le terrain dans les domaines des élections, des réformes de la justice, des systèmes de sécurité ou de la régulation des médias, l’OIF s’est engagée en permanence à construire et consolider la démocratie.

Pour donner une plus grande ampleur à cet engagement, l’OIF s’appuie sur les réseaux institutionnels francophones présents dans l’ensemble de son espace et sur les partenariats qu’elle développe avec les organisations internationales, les ONG et les acteurs de la société civile. Plus d’éducation

L’Education pour tous, un des principaux Objectifs du millénaire pour le développement, est un engagement international pris aussi par la Francophonie. Car l’accès à l’enseignement primaire obligatoire et de qualité est une passerelle véritable sur le développement et l’emploi.

Pour améliorer la qualité de l’éducation de base, l’OIF participe au renforcement des compétences des maîtres et des gestionnaires de l’éducation. Elle assure par l’intermédiaire de multiples programmes, des formations pour les enseignants, dont certaines à distance, à l’aide de nouvelles technologies (Ifadem) et d’autres en présentiel (Initiative ELAN-Afrique) ainsi que des productions d’outils pédagogiques en fonction des différents contextes culturels et linguistiques des pays des zones africanophones, créolophones et arabophones.

L’apprentissage d’un métier s’appuie sur le socle des savoirs acquis à l’école et sur les compétences professionnelles. L’OIF favorise le dialogue entre les Etats et les

entreprises pour développer les programmes de formation professionnelle dans les secteurs porteurs pour l’emploi. Plus de développement

La solidarité, principe fondateur de la Francophonie, guide son action de coopération pour le développement durable. Une action volontaire est menée pour l’implication égale des femmes et des hommes dans le développement des sociétés du Sud.

Dans la lutte contre la pauvreté, un travail de proximité, mené en collaboration avec les acteurs locaux – administrations, collectivités locales, communautés villageoises, organisations d’appui aux petites et moyennes entreprises – est l’approche privilégiée par l’OIF. Les populations sont accompagnées pour la réalisation de projets sources des revenus et d’emplois.

L’intégration économique régionale des pays francophones les moins avancés et leur insertion dans le commerce mondial sont activement recherchées.

L’Institut de la Francophonie pour le développement durable basé à Québec soutient les pays membres de l’OIF dans leurs efforts de maîtrise de leurs ressources naturelles et de l’énergie.

Pour permettre aux jeunes de comprendre et d’agir sur les principaux enjeux du développement, l’OIF a mis en place un programme de volontariat international et des écoles d’été de la Francophonie.

En conclusion, la Francophonie est une réalité qui évolue avec son temps et son siècle ; l’approche d’aujourd’hui devrait faire l’objet d’évaluation afin que nous puissions toujours l’adapter aux réalités. En effet, entre 1970, date de sa création à Niamey au Niger où elle se définissait comme une Agence de coopération culturelle et technique, elle se métamorphosera 25 ans après en intégrant la quête de la dimension politique au sommet de Hanoï (Vietnam) en 1997.

Aujourd’hui la dimension économique et sociale pour un développement durable

Page 38: Méchante langue: regard sur le français en Amérique du Nord

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dans nos communautés recentre la Francophonie en l’enracinant davantage au cœur des préoccupations universellement reconnues : la préservation de notre planète et le bien-être des peuples qui y vivent.

Je voudrais encore une fois remercier les organisateurs qui ont permis d’ouvrir cette causerie afin de mieux faire connaître une des organisations qui a traversé le siècle avec toujours une quête de l’excellence bienveillante qui doit nous conduire à la consolidation de la paix et du développement en mettant en place de nouveaux mécanismes de dialogue entre les peuples, de renforcement de leurs diversités culturelles et de leurs aspirations profondes pour un « vivre-ensemble » dans notre village planétaire.

Lorsque le Secrétaire Général de la Francophonie, Monsieur Abdou Diouf dit que le français est une chance, il précise : « Pour nous toutes et nous tous qui avons choisi de nous rassembler au sein de la Francophonie, le français, c’est en effet cette chance insigne qui nous est offerte de pouvoir entrer en contact par-delà les frontières et les océans, non pas seulement pour communiquer entre nous avec l’assurance de nous comprendre, mais aussi et surtout pour agir solidairement, pour réfléchir, ensemble, aux défis du présent et du futur, pour partager nos craintes, nos espoirs et nos ambitions, dans la détresse comme dans l’allégresse ».

Je vous remercie de votre attention.