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introduction Le management est un domaine de recherche de grande ampleur. Partageant la même racine latine que ménagement, mot français du 19e siècle dérivé de ménager, ou disposer et régler avec soin et adresse, le management peut se définir comme la manière de conduire, diriger, structure et développer une organisation. il touche tous les aspects organisationnel et décisionnel qui sous-tendent le fonctionnement de cette dernière. le management concerne moins les procédures qu'il faut appliquer, qu'elles soient comptables, juridiques ou sociales, que l'animation de groupes d'hommes et de femmes qui doivent travailler ensemble dans le but d'une action collective finalisée. le management définit les conditions de fonctionnement de l'entité sociale - entreprise, administration, institution - afin que chacun puisse contribuer au mieux à l'effort collectif. le management trouve ainsi son application à tous les niveaux de l'organisation. dans ce cas, il s'agit de la répartition des rôles au sein d'un atelier de production? Dans un autre, le management porte sur la définition des processus de pilotage de la stratégie d'une entreprise. Enfin, il peut s'appliquer à l'élaboration et à la mise en place de modes d'incitation et d'évaluation? de manière synthétique, le problème principal du management est de savoir comment faire vivre des groupes sociaux afin qu'ils puissent produire du collectif au-delà de la simple addition d'expertises individuelles? le rôle du management est ainsi immense car il conditionne le succès et le bon fonctionnement de bon nombre d'entreprises et organisations. C’est un rôle complexe, car il traite de la matière humaine avec ses contradictions de nature cognitive- nous ne voyons ni tous la même chose ni de la même manière selon nos représentations du monde. Contradictions également de nature émotionnelle, dont les origines sont enfouies dans notre inconscient.

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méthodologie de recherche en management

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introduction

Le management est un domaine de recherche de grande ampleur. Partageant la même racine latine que ménagement, mot français du 19e siècle dérivé de ménager, ou disposer et régler avec soin et adresse, le management peut se définir comme la manière de conduire, diriger, structure et développer une organisation. il touche tous les aspects organisationnel et décisionnel qui sous-tendent le fonctionnement de cette dernière.

le management concerne moins les procédures qu'il faut appliquer, qu'elles soient comptables, juridiques ou sociales, que l'animation de groupes d'hommes et de femmes qui doivent travailler ensemble dans le but d'une action collective finalisée. le management définit les conditions de fonctionnement de l'entité sociale - entreprise, administration, institution - afin que chacun puisse contribuer au mieux à l'effort collectif. le management trouve ainsi son application à tous les niveaux de l'organisation. dans ce cas, il s'agit de la répartition des rôles au sein d'un atelier de production? Dans un autre, le management porte sur la définition des processus de pilotage de la stratégie d'une entreprise. Enfin, il peut s'appliquer à l'élaboration et à la mise en place de modes d'incitation et d'évaluation? de manière synthétique, le problème principal du management est de savoir comment faire vivre des groupes sociaux afin qu'ils puissent produire du collectif au-delà de la simple addition d'expertises individuelles? le rôle du management est ainsi immense car il conditionne le succès et le bon fonctionnement de bon nombre d'entreprises et organisations. C’est un rôle complexe, car il traite de la matière humaine avec ses contradictions de nature cognitive- nous ne voyons ni tous la même chose ni de la même manière selon nos représentations du monde. Contradictions également de nature émotionnelle, dont les origines sont enfouies dans notre inconscient.

Le management par son ouverture et son envergure offre au chercheur un domaine inépuisable de questions, des plus concrètes aux plus ésotériques. Les questions diffèrent en fonction de leur thème : étudier un contenu (par exemple, décrire les caractéristiques d’une organisation qui encourage ses membres à innover), analyser un processus (par exemple, découvrir comment les décisions sont prises dans des situations de crise). Les questions varient aussi selon leur finalité. Il peut s’agir, par exemple, de décrire une situation d’apprentissage organisationnel, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’organisation, dans son ensemble, apprend, d’expliquer le fonctionnement de la mémoire d’une organisation, c’est-à-dire

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comprendre les mécanismes qui font qu’au-delà des individus, c’est l’organisation qui se souvient, de prédire les déterminants de la performance d’une stratégie, à savoir, mettre en évidence les facteurs qui influencent les résultats que l’on peut attendre d’une stratégie donnée. D’établir une norme de bon fonctionnement d’une organisation, ce qui revient à faire l’inventaire de ce qu’il est conseillé de réaliser pour que l’organisation fonctionne correctement. Enfin, les questions peuvent changer selon la démarche adoptée. Cette dernière peut consister, par exemple, à construire une nouvelle théorie des incitations ; à tester des propositions sur les motivations à la diversification, à classer, grâce à l’observation empirique, les modes de coordination interentreprises, à élaborer un nouveau concept en matière de connaissance organisationnelle, à retranscrire grâce à une enquête les pratiques de gestion post-acquisition.

Entre ces trois types de questions qui diffèrent selon le thème traité, la finalité poursuivie et la démarche adoptée, des combinaisons nombreuses existent. Par exemple, le chercheur peut souhaiter étudier un processus, dans le but de le comprendre et d’élaborer sur cette base une nouvelle théorie ou d’en aménager une existante. Il peut, également, étudier ce même processus avec pour objectif de le décrire et apporter ainsi des observations complémentaires à la communauté scientifique. Il peut, enfin, faire porter ses efforts sur l’analyse d’un contenu en partant d’un ensemble d’hypothèses dérivées de théories existants dans le but de les confronter à la réalité empirique. Une question de recherche n’est ainsi jamais limitée à un thème sans finalité ni démarche, ou bien encore à une seule finalité. Une question de recherche porte sur la combinaison d’un thème (quoi étudier ?), d’une finalité (pourquoi, dans quel but ?) et d’une démarche (comment procéder ?).

A cette combinaison, la diversité des méthodes utilisées et théories mobilisées ajoute un degré de complexité supplémentaire, transformant le management en une source intarissable d’interrogations. La richesse du champ, en effet, n’est pas seulement limitée aux questions de recherche. Cette dernière repose également sur les fondements théoriques et les méthodologies auxquels le chercheur a recours. Comme dans toute science nouvelle, des paradigmes multiples coexistent, des pratiques diverses en matière de méthodes sont mises en œuvre, des théories nombreuses sont développées et utilisées. C’est à la fais la chance et le handicap de la recherche en management. Chance, dans la mesure où l’imagination débridée coexiste avec la rigueur parfois sèche mais nécessaire de démarches très encadrées. Chance également, car de cette diversité

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peut émerger des voies nouvelles, des concepts innovants, des matières de faire différentes qui sont source de progrès. Handicap, car le meilleur coexiste avec le pire ; les faux prophètes pouvant se réfugier derrière le prétexte de l’ouverture et la nécessité d’adapter la démarche d’investigation aux problèmes étudiés.

Enfin, la recherche en management se caractérise par un paradoxe. Paradoxe qui est étroitement associé à la nature même de l’objectif. Objet social vivant où la pratique et l’expérience de celles et ceux qui en ont la charge donnent une légitimité et un droit. Du fait de son importance, le management est l’affaire de tous et non pas celle des seuls chercheurs. Tout le monde est expert et en parle, avec parfois beaucoup de compétences. Le management est conséquence, n’est pas perçue comme nécessitant que des recherches spécifiques lui soient consacrées. C’est une affaire qui concerne toute la communauté et ce quelle que soit sa légitimité ! et nous voilà piégés dans une boucle récursive où la recherche en management perd de son sens social du fait même de son importance. La recherche, en perdant de sa légitimité aux yeux de ceux-là mêmes qui la pratiquent, demeure ainsi trop souvent limitée aux cercles fermés des initiés qui ne se parlent qu’entre eux. Elle délaisse fréquemment ceux qu’elle est censée servir.

Afin de briser cette boucle et tirer le bon grain de l’ivraie, afin de rendre légitimes et visibles des travaux souvent confidentiels, afin de trouver un juste milieu entre les extrêmes d’une recherche tournée vers elle-même et celle plus pratique mais de portée réduite, seuls les travaux caractérisés par un effort véritable de poursuite de la pertinence, de l’importance et de la rigueur peuvent faire la différence. Ces travaux existent déjà, et ce depuis de nombreuses années, et montrent la voie à suivre. C’est sur ces derniers que la recherche en management doit capitaliser.

Nul ne peut prétendre néanmoins détenir la vérité, et la diversité des recherches antérieures tendent à le prouver. Selon son expérience, sa formation, ses croyances et ses valeurs, le chercheur penchera pour une approche plutôt que pour une autre. Bien que dans le passé les différences entre démarches aient été exacerbées, les recherches nouvelles en management vont vers une réconciliation entre courants. C’est ainsi que des rapprochements se font entre les détenteurs de la connaissance pratique et ceux de la connaissance théorique, comme c’est le cas, par exemple, de la recherche action. Rapprochements également entre épistémologies positives et constructivistes qui se veulent désormais modérées. Rapprochements

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enfin entre démarches qualitatives et quantitatives à des fins de triangulation. Le dogmatisme semble ainsi refluer au bénéfice d’approches mieux ancrées dans les problèmes et moins dans des schémas arbitraires. Cela est bien ! c’est un véritable progrès !

La recherche se nourrit d’expériences multiples. De leur confrontation peut émerger une meilleure compréhension des phénomènes organisationnels que l’on souhait étudier. Cette affirmation peut choquer les partisans d’approches positives qui préfèrent progresser selon une démarche de réfutation. Toutefois, la diversité des approches, sans en rejeter une a priori, est source de richesse et de découverte dans un champ qui est encore loin d’être aussi formalisé que celui d’une science normale. De plus, de par son ampleur, il est compréhensible, voire souhaitable, que la recherche en management ait recours à des méthodologies et des paradigmes épistémologiques variés. Méthodologies dictées par la nature des objets étudiés et influencées par les traditions culturelles, paradigmes épistémologiques souvent influencés par les croyances mêmes des chercheurs.

Bien qu’il s’agisse de stéréotypes, deux grands modèles en matière de recherche coexistent. Le premier est le modèle dominant nord-américain caractérisé par des démarches quantitatives, déductives, mettant un fort accent sur les méthodes structurées et se limitant à un objet de recherche volontairement restreint à des fins de contrôle et de rigueur. L’ambition est ici, comme dans la science normale, de confronter la théorie aux faits avec parfois, pour conséquence, un accent immodéré sur la technique au détriment du fond. Le second est le modèle européen, plus qualitatif, inductif, souvent qualifié d’approximatif, où l’accent sur la méthode n’est qu’accessoire et où il n’y a pas d’effort véritable d’accumulation. L’objectif est là d’expliquer un problème dans son contexte, de manière globale, dans sa dynamique. L’attention est donnée au sens plus qu’à la méthode qui est souvent considérée comme secondaire.

Cette fracture apparente trouve des racines dans les traditions respectives de recherche des deux continents. L’Europe a une longue tradition de recherche en sciences sociales et a été fortement influencée par les travaux sur la bureaucratie, les processus politiques et l’apprentissage de Weber, Marx et Piaget, rénovés par Crozier en France, Hickson en Grande-Bretagne et Mayntz en Allemagne. Le mouvement postmoderniste de Derrida et Lyotard et le structurationisme de Giddens viennent compléter ce panorama. L’accent est mis sur la remise en cause des grands schémas

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existants, sur le global, sur une compréhension holiste des phénomènes organisationnels. On cherche à dénoncer les courants établis et à comprendre. La démarche s’inscrit plus dans une logique de réfutation d’un Popper. La forte influence de ces courants parfois anciens se fait sentir dans la manière dont les recherches en management sont menées : plus qualitative, plus inductives !

En Amérique du Nord, la tradition béhavioriste est prégnante. Elle influence encore aujourd’hui la manière dont les recherches sont entreprises. Nous sommes dans le cadre de théories positives et de la science normale. Il existe des lois qu’il suffit de découvrir. Pour ce faire, l’accumulation pas à pas de la connaissance dans le cadre d’une logique de réfutation est la seule voie. Bien que critiquée en Europe comme étant réductionniste, voire simpliste, cette recherche a fourni des résultats importants et ouvert des voies nouvelles sur le plan théorique et empirique. Je ne citerai ici que les apports de l’économie institutionnelle et des incitations, ceux de l’évolutionnisme et ceux enfin des ressources pour illustrer les quelques contributions récentes de ce courant. Bien entendu, des exceptions remarquables existent et il serait faux de penser que seules des recherches quantitative et logico-déductive sont menées dans le monde anglo-saxon. Les contre-exemples sont nombreux, pour preuve les apports influents d’auteurs tels que Perrow, Weick, Whyte ou bien encore Mintzberg, Pfeffer, Starbuck et Van Mannen.

Au-delà des querelles de chapelles et d’opposition, parfois stérile, entre courants, le problème demeure de savoir comment étudier le management. Quelles sont les questions qu’un chercheur doit se poser lorsqu’il aborde un problème de management ? Et qu’est-ce que le management ? Une pratique ou une science, une réalité objective ou un ensemble de représentations ? L’objet du management existe-t-il ou est-ce, plus encore que dans d’autres domaines, un phénomène fugace qui échappe constamment à celui qui l’observe ? Appréhende-t-on la réalité en management ou est-on un acteur de sa construction ? Comment à partir d’a priori sur ce qu’est l’objet de recherche peut-on élaborer une démarche d’investigation qui se veut rigoureuse et convaincante ? De quels outils dispose-t-on pour décrire et comprendre ce que l’on observe ? et comment observe-t-on ? Doit-on faire le choix d’une démarche spécifique de recherche ou peut-on mélanger les styles ? voilà quelques-unes des questions qu’un chercheur doit se poser lorsqu’il ou elle aborde un problème de management et veut en découvrir le sens. Seul le but ultime de la recherche ne doit pas être oublié, à

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savoir : éclairer et aider les acteurs qui sont confrontés aux problèmes concrets de management.

C’est l’ambition de Méthodes de recherche en Management (MRM) que de faire se poser des questions aux chercheurs et de leur offrir des possibilités de réponses. MRM est le résultat d’une aventure intellectuelle qui aura duré trois ans. Le but poursuivi était de rédiger un ouvrage qui couvre les aspects principaux de la recherche en management moins sous un angle théorique que fondé sur les difficultés concrètes auxquelles un chercheur se trouve confronté lors de ses investigations. Il ne s’agissait pas de refaire ce que d’autres ouvrages offraient avec talent, à savoir un recueil de techniques, une boite à outils à l’usage du chercheur, mais de se mettre à la place de ce dernier lorsqu’il commençait, à partir d’une idée, à élaborer un plan de recherche.

Ce faisait, il fallait, en revanche, mettre l’accent sur l’aspect circulaire et itératif du processus d’investigation. Rares, en effet, sont les situations de recherche où le chercheur peut mettre en œuvre, sans coup faillir, un plan établi a priori. Plus nombreuses sont celles où régulièrement la démarche doit être ajustée en fonction des contingences qui apparaissent chemin faisant. Un terrain d’observation peut se tarir prématurément, une technique d’analyse peut se révéler insatisfaisante à l’usage, les conditions d’observation au sein d’une organisation peuvent évoluer, remettant en cause les orientations méthodologiques initiales. Plus encore que dans d’autres domaines, tels que les sciences physiques, le déroulement de la recherche en management est fait d’incertitude et de maitrise très imparfaite du champ d’observation. C’est seulement lorsque le terrain se dévoile dans sa complexité et ses aspects inattendus que le chercheur peut trouver une voie et s’y tenir. C’est la qualité de l’aller-retour dialectique, dans la cohérence et la pertinence, entre objectif, méthode et analyse, qu’une bonne recherche peut émerger. Il ne s’agit pas pour autant de rejeter l’idée selon laquelle il existe des étapes à suivre pour mener à bien une recherche. Il faut en revanche, accepter le fait, qu’une fois établi, un plan de recherche n’est pas immuable, que ce dernier peut évoluer et que les choix initialement faits peuvent être remis en question en fonction des contingences rencontrées. Toutefois, les ajustements, lorsqu’ils ont lieu, doivent se faire avec rigueur et cohérence ; le changement d’une pièce de l’édifice épistémo-méthodologique peut avoir des répercussions multiples dont l’importance doit être appréciée. Ce caractère contingent est typique des recherches en management dont le contexte est difficilement contrôlable. Il est ici nécessaire de faire

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preuve d’un certain opportunisme face à la réalité mouvante des organisations.

L’ouvrage est le fruit du travail collectif d’universitaires, de professeurs, maitres de conférences, chercheurs en grandes écoles et universités qui, au cours de ces trois dernières années, ont souhaité répondre aux nombreuses questions qu’un chercheur se pose au cours d’une recherche. Le plan de l’ouvrage, qui se voulait au départ dans début ni fin, est présenté selon une logique reconstruite, celle d’une recherche idéale. Les chapitres s’enchainent pour des raisons matérielles de façon linéaire. Néanmoins, ils sont liés les uns les autres au sein d’un vaste réseau où chaque élément influence et est influencé par l’ensemble des parties qui le compose. L’esprit de l’ouvrage peut sembler paradoxal dans la mesure où l’idéal de la recherche en management est remis en cause. L’idéal type n’existe pas dans l’absolu, sauf dans la rigueur et la conviction de la restitution discursive du travail accompli. C’est un idéal relatif, un idéal contextualisé qui est présenté et mis en perspective tout au long des lignes qui suivent.

L’ouvrage est construit de manière à répondre aux interrogations qu’un chercheur se pose avant, pendant et après sa recherche. Les différents chapitres ont été écrits pour être à la fois indépendants et interdépendants. Indépendants dans le traitement d’un thème donné et interdépendants, dans la mesure où les orientations qu’ils suggèrent sont contingentes des a priori épistémologiques et des choix méthodologiques qui ont été faits. A titre d’anecdote, l’ouvrage avait été initialement imaginé sous forme cylindrique et sans pagination afin de mettre l’accent sur l’aspect circulaire de la démarche de recherche. Comme vous le constatez, l’idée a été abandonnée. Que pensiez-vous si vous teniez en ce moment même un cylivre ou un lilindre entre vos mains ? Sans évoquer les problèmes de rangement dans une serviette plate ou sur une étagère !

Le choix a donc été fait d’articuler l’ensemble des chapitres de manière logique, c’est-à-dire en commençant par les questions épistémologiques qu’un chercheur peut se poser au début de son investigation et en terminant par les aspects de rédaction et de diffusion des résultats. L’ouvrage est composé de quatre parties principales : concevoir, mettre en œuvre, analyser, diffuser.

Première partie : concevoir

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Dans cette première partie, le lecteur est invité à s’interroger sur la nature et la finalité de la recherche qu’il souhaite entreprendre. Les choix explicites ou implicites qu’il va faire ne sont pas neutres vis-à-vis du type de recherche ou de la manière de conduire cette dernière. Une question importante à laquelle il doit répondre, concerne sa conception de la réalité des phénomènes de management qu’il souhaite étudier. Est-ce une réalité objective, et auquel cas faut-il développer et choisir les instruments de mesure adéquats pour l’étudier, ou bien s’agit-il d’une réalité construite, sans essence en dehors du chercheur, qui s’échappe et se transforme au fur et à mesure que l’on pense s’en approcher ? une fois ce premier problème clarifié, le chercheur doit préciser l’objet de recherche, c’est-à-dire ce qu’il souhaite entreprendre. Là encore, la réponse n’est pas aussi nette qu’on pourrait idéalement le souhaiter. Nous montrons que l’objet est construit et ne peut être, sauf de manière artificielle, donné. C’est un objet mouvant, réactif, contingent de la conception et du déroulement de la recherche. L’objet étant précisé, le chercheur doit faire un choix quant à la finalité poursuivie. A cette fin, il dispose de deux grandes orientations. La première consiste à construire un nouveau cadre théorique à partir, entre autres, de ses observations. La première consiste à construire un nouveau cadre théorique à partir, entre autres, de ses observations. La deuxième, est de tester une théorie, à savoir confronter théorie et observations empiriques. Pour ce faire, il lui faudra décider d’une approche qualitative ou quantitative ou bien encore d’un mélange entre les deux, et d’un type de données à mobiliser ; décision qui se doit d’être en cohérence avec la finalité. Enfin, il s’agit d’opter pour une manière d’aborder la question de recherche : rechercher sur un contenu, c’est-à-dire sur un état, ou recherche sur un processus, c’est-à-dire sur une dynamique. En fonction des réponses aux choix précédemment proposés, les méthodologies utilisées seront différentes ; d’où l’importance de réfléchir très en amont quant à la nature, la finalité, le type de recherche et la source empirique dont le chercheur dispose ou qu’il souhaite utiliser.

Chapitre 1 : fondements épistémologiques de la recherche

Résumé :

Tout travail de recherche repose sur une certaine vision du monde, utilise une méthodologie, propose des résultats visant à prédire, prescrire, comprendre au expliquer. Une explication de ces présupposés épistémologiques permet de contrôler la démarche de recherche, d’accroitre la validité de la connaissance qui en est issue

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et de lui conférer un caractère cumulable. L’objet de ce chapitre est d’aider le chercheur à conduire cette réflexion épistémologique en fournissant des éléments de réponse aux trois questions suivantes : quelle est la nature de la connaissance produite ? comment la connaissance est-elle engendrée ? Quels sont la valeur et le statut de cette connaissance ? les réponses apportées s’inspirent des trois grands paradigmes épistémologiques usuellement identifiés en sciences de l’organisation : le paradigme positiviste, le paradigme interprétativiste et le paradigme constructiviste. Le chercheur pourra donc évaluer la scientificité de ses énoncés et conduire une réflexion épistémologique lui permettant d’asseoir la validité et la légitimité de son travail.

L’épistémologie a pour objet l’étude des sciences. Elle s’interroge sur ce qu’est la science en discutant de la nature, de la méthode et de la valeur de la connaissance. La réflexion épistémologique s’impose à tout chercheur soucieux d’effectuer une recherche sérieuse car elle permet d’asseoir la validité et la légitimité d’une recherche. Tout travail de recherche repose, en effet, sur une certaine vision du monde, utilise une méthode, propose des résultats visant à prédire, prescrire, comprendre, construire ou expliquer. L’explication des présupposés du chercheur permet de contrôler sa démarche de recherche, d’accroitre la validité de la connaissance qui en est issue et de lui conférer un caractère cumulable. La réflexion épistémologique est donc consubstantielle à toute recherche qui s’opère (Martinet, 1990).

Dans ce chapitre, nous invitons le chercheur qui souhaite asseoir la légitimité de ses énoncés à interroger sa démarche de recherche notamment à travers trois questions :

- Quelle est la nature de la connaissance produite ? est-elle objective. Reflet d’une réalité qui existe indépendamment du chercheur ? est-elle l’interprétation de la réalité qui existe indépendamment du chercheur ? Est-elle l’interprétation de la réalité par le chercheur ? est-elle une construction de la réalité ? il s’agit alors de s’interroger sur la vision du monde social qu’a le chercheur, sur la nature du lien sujet / objet et sur la nature de la réalité que le chercheur pense pouvoir appréhender ;

- Comment la connaissance scientifique est-elle engendrée ? Par un processus d’explication ? De compréhension ? De construction ? Il s’agit alors de s’interroger sur le chemin de la connaissance emprunté ;

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- Quels sont la valeur et le statut de cette connaissance ? Scientifique ou non scientifique ? Vérifiée, corroborée ? Idiographique, empathique (révélatrice de l’expérience vécue par le sujet) ? Intelligible, adéquate ? on s’interroge alors sur les critères qui permettront de valider la connaissance produite.

Le chercheur peut, pour répondre à ces questions, s’inspirer des réponses fournies par les trois grands paradigmes épistémologiques usuellement identifiés comme les principaux repères épistémologiques en sciences de l’organisation : le paradigme positiviste, le paradigme interprétativiste et le paradigme constructiviste. Ces paradigmes, au sens de Kuhn (1983), constituent autant de modèles, schémas intellectuels ou cadres de référence dans lesquels peuvent s’inscrire les chercheurs en sciences de l’organisation. Le paradigme positiviste est souvent présenté comme le paradigme dominant les sciences de l’organisation et revendique un positionnement réaliste. L’interprétativisme, défendant la particularité des sciences humaines en général et des sciences de l’organisation en particulier, s’oppose traditionnellement au positivisme. Le constructivisme enfin, tend aujourd’hui à étendre l’influence de sa conception de la connaissance au sein de la communauté des chercheurs en sciences de l’organisation (David et al., 2000). Il partage avec le courant interprétatif un certain nombre d’hypothèses relativistes. Il a cependant des conceptions particulières par rapport à l’interprétativisme quant au processus de création de la connaissance et aux critères de validité de la recherche. Comme on le verra par la suite le projet du positivisme est d’expliquer la réalité, pour l’interprétativisme ce sera avant tout de la comprendre et pour le constructivisme, il s’agira essentiellement de la construire. Un résumé des différentes réponses apportées par chacun des paradigmes aux différentes interrogations épistémologiques est présenté dans le tableau.

Prenons l’exemple de la fiabilité et de la sureté dans les organisations complexes de type centrales nucléaires emprunté à Journé (1997). Cet exemple montre dans quelle mesure le choix d’un positionnement épistémologique est déterminant pour un chercheur en gestion.

Repères : la fiabilité des centrales nucléaires

Une approche positiviste de la fiabilité et de la sureté considère que la fiabilité est un fait matériel que l’on peut appréhender à travers les incidents. Ainsi la réalité pertinente est extérieure aux opérateurs : l’amélioration de la fiabilité passe par une action sur la technologie et l’environnement de travail du « facteur humain ». l’approche rivale

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considère, pour sa part, que la fiabilité est un fait de conscience (Girin, 1997), produit de représentations symboliques que les opérateurs construisent collectivement dans l’action….

Dans l’approche positiviste, la fiabilité est un problème technique. Elle réside avant tout dans la capacité de la technologie à s’autoréguler, en l’absence de l’homme. Les opérateurs dans les salles de commande n’ont que très peu de possibilités d’action ou de réactions face à la technique. Ils ne comprennent la situation qu’une fois l’accident arrivé, c’est-à-dire trop tard pour changer le cours des choses (dimension déterministe). La fiabilité dépend d’une réalité technique et organisationnelle indépendante des hommes qui ont la charge. Le chercheur qui souhaite connaitre ce qui s’est réellement passé va recomposer a posteriori cette réalité (reconstitution de la chaine causes-effets) sur la base de comptes-rendus d’experts et d’entretiens avec les acteurs de l’accident. Cette réalité recomposée a posteriori comprend uniquement des faits avérés (événements techniques, actions de conduite des opérateurs). Elle ne correspond pas à la réalité telle qu’elle a été perçue par les opérateurs au moment de l’accident. Elle permet de comparer les actions effectives des opérateurs avec des actions idéales qui auraient pu empêcher l’accident. Elle montre que les opérateurs n’ont pas compris, ou plutôt qu’ils ont mal compris la situation, mais elle ne cherche pas à comprendre pourquoi les opérateurs se sont dirigés vers telle ou telle interprétation de la situation en temps réel.

La conception épistémologique rivale de la fiabilité montre que les sources de fiabilité des systèmes techniques à haut risque résident aussi dans les variables organisationnelles et humains. En outre, cette approche développe une vision cognitive de la fiabilité organisationnelle. Weick (1987) définit la fiabilité comme un non-événement dynamique. C’est un non-événement dans la mesure où le produit de la fiabilité est invisible par nature : lorsque la situation est sous contrôle, il ne se passe rien. Elle est dynamique dans la mesure où l’état stable peut cacher des dynamiques internes très différentes. Définis définie comme telle la fiabilité devient un problème d’enactment, c’est-à-dire un problème d’élaboration et de gestion des représentations qui vont donner sens aux situations vécues par les opérateurs. La fiabilité passant obligatoirement par une capacité des équipes à maitriser les situations les plus complexes, elle renvoie à un problème de compréhension. Maitriser une situation consiste avant tout à la comprendre. La fiabilité se joue pendant l’action, en situation. La situation réelle aux yeux des équipes n’est autre que le produit d’un travail de confrontation des représentations.

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La fiabilité est un construit social et organisationnel qui repose sur la qualité des représentations des opérateurs. La réalité pertinente concernant la sureté est construite par les acteurs au cours de l’action. La méthodologie utilisée implique une analyse du fonctionnement quotidien des organisations à haut fiabilité sur la base d’observations directes. Ce ne sont plus les accidents qui sont au centre de l’analyse mais la conduite en situation normale : in ne s’agit plus de reconstruire un événement passé mais de saisir un événement présent à travers des études de terrain qui privilégient l’observation directe et les entretiens en situation.

On voit bien dans cet exemple que les principes épistémologiques épousés par le chercheur vont le conduire à des démarches de recherche et à une connaissance de natures différentes. Dans la suite de ce chapitre, nous nous attachons à expliquer les différents positionnements pris par chacun des paradigmes vis-à-vis, en premier lieu de la nature de la connaissance produite, en second lieu du chemin de la connaissance emprunté et enfin des critères de validation des connaissances utilisés. La dernière partie de ce chapitre sera consacrée à la question des possibilités d’aménagements des paradigmes et aux différents positionnements possibles du chercheur.

Section 1 : la nature de la connaissance produite

Section 2 : le chemin de la connaissance

Section 3 : les critères de validité de la connaissance

Section 4 : pluralité des paradigmes et positionnement du chercheur

Section 1 : la nature de la connaissance produite

S’interroger sur ce qu’est la connaissance revient à s’interroger sur la nature de la réalité pouvant être appréhendée à travers cette connaissance, c’est-à-dire sur la nature de la réalité connaissable.

Pour les positivistes, la réalité existe en soi, elle possède un essence propre. Elle a une ontologie. Le chercheur peut donc chercher à connaitre cette réalité extérieur à lui. Il y a une indépendance entre l’objet (la réalité) et le sujet qui l’observe ou l’expérimente. Le monde social ou matériel est ainsi extérieur à la cognition individuelle comme le soulignent Burrell et Morgan (1979 : 4) « que nous les nommions ou non, que nous les percevions ou non, les structures tangibles et relativement immuables de ce monde existent en tant

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qu’entités empiriques. ». cette indépendance de l’objet par rapport au sujet permet aux positivistes de poser le principe d’objectivité selon lequel l’observation de l’objet extérieur par un sujet ne doit pas modifier la nature de cet objet. Ce principe d’objectivité est défini par Popper (1991 : 185) : « la connaissance en ce sens objectif est totalement indépendante de la prétention de quiconque à la connaissance ; elle est aussi indépendante de la croyance ou de la disposition à l’assentiment (ou à l’affirmation, à l’action) de qui que ce soit. La connaissance au sens objectif est une connaissance sans connaisseur ; c’est une connaissance sans sujet connaissant ». un tel principe d’objectivité de la connaissance, appliqué en sciences sociales, soulève différents problèmes : l’être humain peut-il être son propre objet ? Le sujet peut-il observer son objet sans modifier la nature de ce dernier ? Face à ces différents interrogations, les chercheurs en sciences sociales se réclamant du positivisme vont mettre en exergue l’extériorité de l’objet qu’ils observent. Drukheim défend ainsi l’idée d’une extériorité des faits sociaux qui, selon lui, peuvent être considérés comme des choses.

Repères : la conception du Drukheim de la nature des faits sociaux

« la proposition d’après laquelle les faits sociaux doivent être traités comme des choses – proposition qui est à la base même de notre méthode – est de celles qui ont provoqué le plus de contradictions. [ ….] Qu’est-ce en effet qu’une chose ? La chose s’oppose à l’idée comme ce que l’on connait du dehors à ce que l’on connait du dedans. Est chose tout ce que l’esprit ne peut arriver à comprendre qu’à condition de sortir de lui-même, par voie d’observations et d’expérimentations. Traiter des faits d’un certain ordre comme des choses, c’est observer vis-à-vis d’eux une certaine attitude mentale. C’est en aborder l’étude en prenant pour principe qu’on ignore absolument ce qu’ils sont, et que leurs propriétés caractéristiques, comme les causes inconnues dont elles dépendent, ne peuvent être découvertes par l’introspection même la plus attentive. On peut dire en ce sens que tout objet de science est une chose. Dès qu’il s’agit de faits proprement dits, ils sont nécessairement pour nous, au moment où nous entreprenons d’en faire la science, des inconnus, des choses ignorées, car les représentations qu’on a pu s’en faire au cours de la vie, ayant été faites sans méthode et sans critique, sont dénuées de valeur scientifique et doivent être tenues à l’écart » (Extrait de Durkheim, 1988 :77).

Dans le domaine des sciences de l’organisation ce principe se traduira, par exemple de la manière suivante : le chercheur positiviste

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qui interroge sur la fiabilité dans les centrales considérera que la fiabilité dépend d’une réalité technique et organisationnelle indépendante des hommes qui en ont la charge ainsi que de lui-même. La connaissance produite par le chercheur qui va observer cette réalité (ou construire la chaine causes/effets des incidents qui se produisent) va penser développer une connaissance objective de la fiabilité organisationnelle.

Tout en postulant l’essence propre de la réalité et, une indépendance sujet/objet, les positivistes admettent que cette réalité a ses propres lois, immuables et quasi invariables : c’est un univers câblé. Il existe dans cette réalité un ordre universel qui s’impose à tous : « l’ordre individuel est subordonné à l’ordre social, l’ordre social est lui-même subordonné à l’ordre vital et celui-ci à l’ordre matériel. L’homme du fait qu’il est conçu précisément. Vit à travers l’ordre social la pression de tous les autres ordres ». (Kremer-Marietti, 1993 :43). L’homme, soumis à cet ordre, n’est que le produit d’un environnement qui le conditionne. Il ne peut agir, il est agi. Pour lui, le monde est fait de nécessités. Il y a alors assujettissement de la liberté à des lois invariables, ce qui correspond à une vision déterministe du monde social. La notion durkheimienne de contrainte sociale est une bonne illustration du lien entre le principe de réalité extérieure et celui de déterminisme.

Repères : la vision durkheimienne de la contrainte sociale

Tout ce qui est réel a une nature définie qui s’impose, avec laquelle il faut compter et qui, alors même qu’on parvient à la neutraliser, n’est jamais complètement vaincue. Et, au fond, c’est là ce qu’il y a de plus essentiel dans la notion de la contrainte sociale. Car tout ce qu’elle implique, c’est que les manières collectives d’agir ou de penser ont une réalité en dehors des individus qui, à chaque moment du temps, s’y conforment. Ce sont des choses qui ont leur existence propre. L’individu les trouve toutes formées et il ne peut pas faire qu’elles ne soient pas ou qu’elles soient autrement qu’elles ne sont » (Extrait de Durkheim, 1988 : 89).

Dès lors, la connaissance produite par les positivistes et objective et acontextuelle dans la mesure où elle correspond à la mise à jour de lois, d’une réalité immuable, extérieure à l’individu et indépendante du contexte d’interactions des acteurs.

Dans les paradigmes rivaux, interprétativisme et constructivisme, le statut de la réalité est plus précaire. Selon eux, la réalité reste inconnaissable dans son essence puisque l’on n’a pas la possibilité de

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l’atteindre directement. Existe-t-elle tout de même ? le constructivisme radical (Glasersfeld, 1988) affirme que non et parle d’invention de la réalité, d’où la prudence qui devrait entourer le terme de réalité. Les constructivistes modérés et les interprétativistes laissent cette question en suspense. Ils ne rejettent ni n’acceptent l’hypothèse d’une réalité en soi. Ce qui importe pour eux c’est que, de toute façon, cette réalité ne sera jamais indépendante de l’esprit, de la connaissance de celui qui l’observe ou l’expérimente. En conséquence pour les constructivistes et les interprétativistes, la réalité (l’objet) est dépendante de l’observateur (le sujet). Elle est appréhendée par l’action du sujet qui l’expérimente. On peut alors parler d’hypothèse relativiste qui s’oppose de considérer les choses comme des phénomènes. Un phénomène est le mode d’apparition interne des choses dans la conscience (De Bruyne et al., 1974 : 73). Il n’y a donc pas de connaissance objective de la réalité. Chercher à connaitre la réalité objectivement est une utopie. On ne peut que se la représenter voire la construire.

L’interdépendance sujet/objet, les remises en cause du postulat d’objectivité et d’une essence propre de la réalité (d’une ontologie de la réalité) amènent les chercheurs se réclamant de l’interprétativisme ou du constructivisme à redéfinir la nature du monde social.

Pour les interprétativistes et les constructivistes, le monde social est fait d’interprétations. Ces interprétations se construisent grâce aux interactions entre acteurs, dans des contextes toujours particuliers. Ces jeux d’interactions entre acteurs, qui permettent de développer une signification intersubjectivement partagée, sont à la source de la construction sociale de la réalité comme le défendent Berger et Luckman (1996).

Repères : la construction sociale de la réalité

L’intérêt sociologique pour les questions de la réalité et de la connaissance est initialement justifié par le fait de leur relativité sociale. Ce qui est réel pour une moine tibétain peut ne pas être réel pour un homme d’affaires américain. La connaissance du criminel diffère de celle du criminologue. Il s’ensuit que des regroupements spécifiques de réalité et de connaissance appartiennent à des contextes sociaux spécifiques. Une sociologie de la connaissance devra non seulement traiter de la validité empirique de la connaissance dans les sociétés humaines, mais également des processus par lesquels tout corps de connaissance en vient à être socialement établi en tant que réalité. Dans la mesure où toute connaissance humaine est développée, transmise et maintenue par

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les situations sociales, la sociologie de la connaissance doit chercher à comprendre les processus par lesquels cela s’accomplit de telle manière qu’une réalité considérée comme prédonnée devient solide aux yeux des hommes de la rue. En d’autres termes, nous affirmons que la sociologie de la connaissance s’intéresse à l’analyse de la construction sociale de la réalité. La société possède une dimension artificielle objective. Et est construite grâce à une activité qui exprime un sens subjectif. C’est précisément le caractère dual de la société en termes d’artificialité objective et de signification subjective qui détermine sa réalité sui generis. Le problème central de la théorie sociologique peut être ainsi posé comme suit : comment se fait-il que les significations subjectives deviennent des artifices objectifs ? comment se fait-il que l’activité humaine produise un monde de choses ? En d’autres mots, une compréhension adéquate de la réalité sui generis implique une recherche de la manière dont la réalité est construite. (Extraits de Berger et Luckmann, 1996 ;9-10 ;29-30.).

Le cas des prophéties autoréalisatrices de Watzlawick (1988) illustre bien la capacité de construction du monde social par les acteurs eux-mêmes. La prophétie autoréalisatrice est une prédiction qui se vérifie d’elle-même. Elle est, selon Watzlawick (1988), une supposition, qui par le simple fait d’avoir énoncée, entraine la réalisation de l’événement prévu et confirme par là même sa propre exactitude. La prédiction se révèle exacte non pas grâce à la mise en évidence de la chaine causse-effet ou à la référence à des lois qui subordonnent les acteurs à une réalité extérieur à eux, mais grâce à une compréhension du jeu d’interactions des acteurs à un moment donné qui rend les séquences d’interactions ultérieurs fortement prévisibles. Dès lors, selon Watzlawick (1988 : 109), « la prévisibilité du comportement ne serait pas liée à un déterminisme en dehors des acteurs mais à la soumission des acteurs à un emprisonnement dans un jeu sans fin qu’ils ont eux-mêmes crée ». Giordano (1993) souligne que cette propriété autoréalisatrice met l’accent sur l’interaction et sur le rôle déterminant de construction des acteurs. De telles prophéties sont caractérisées par une forte dépendance au contexte. La prophétie ne peut être faite, en effet, qu’après une compréhension du contexte de l’interaction qui permet d’acquérir une connaissance des règles du jeu.

En conséquence, pour les interprétativistes et les constructivistes, les individus créent leur environnement par leur pensée et leurs actions, guidés par leurs finalités. Dans ce monde où tout est possible, où rien n’est déterminé et où l’homme peut choisir (le Moigne, 1994), il devient nécessaire de rejeter le déterminisme au profit de

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l’hypothèse intentionnaliste. La connaissance ainsi produite sera alors subjective et contextuelle, ce qui n’est pas sans conséquence en sciences de l’organisation comme le souligne Koenig (1993).

Repères : conséquences d’une connaissance contextualisée en sciences de l’organisation

« toutes les recherches en sciences des organisations ne subissent pas de la même manière l’exigence de la contextualisation, parce que leurs objets supportent plus ou moins bien d’être autonomisés, que leurs observations sont plus ou moins susceptibles d’être réitérées et que leur contexte est plus ou moins facilement explicitable. Mais si elles peuvent parfois s’en affranchir, c’est toujours au prix d’un affaiblissement de la teneur historique de leurs assertions, puisque celles-ci s’entendent implicitement à contexte historique constant et doivent en conséquence être reformulées en changeant de contexte. La nécessité qu’assertent les énoncés expérimentaux suppose la clause « toute chose égale par ailleurs » qui ne peut jamais être maitrisée à la rigueur dans l’observation du cours du monde historique. » (Extrait de Koenig, 1993 : 15-16).

En résumé, la nature de la connaissance que l’on peut espérer produire va dépendre de la nature de la réalité que l’on espère appréhender, de la nature du lien sujet/objet que l’on retient et de la nature du monde social que l’on envisage.

Ces éléments (nature de la réalité, nature du lien sujet/objet, vision du monde social) constituent des points de repère pour le chercheur qui souhaite définir le positionnement épistémologique de ses recherches.

L’exemple du tableau 1.3 emprunté à Giordano (1994), dans le domaine de la communication organisationnelle, montre bien que la nature de la connaissance produite dépend des hypothèses sur la nature du lien sujet/objet et de la vision du monde social défendue par le chercheur.

La nature de la réalité connaissable et la nature du monde social envisagées vont indiquer le chemin que le chercheur va devoir emprunter pour connaitre. Dans le cadre du positivisme, le chercheur va découvrir des lois qui s’imposent aux acteurs. Dans le cadre de l’interprétativisme, il va chercher à comprendre comment les acteurs construisent le sens qu’ils donnent à la réalité sociale. Dans le cadre du constructivisme, il va contribuer à construire, avec les acteurs, la réalité sociale.

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Section 2 : le chemin de la connaissance

Pour les positivistes, l’acceptation des postulats d’objectivité, d’essence propre de la réalité et de déterminisme du monde social implique que l’on doive chercher à découvrir la réalité extérieure et les mécanismes qui la conditionnent. L’idéal positif serait d’atteindre la loi universelle expliquant la alité, cette loi révélant la vérité objective. Même les plus classiques des positivistes reconnaissent que cet idéal reste une utopie (Comte, 1995) mais ils soutiennent que le chemin de la connaissance passe par l’appréhension des lois qui régissent la réalité. Le progrès scientifique se caractérise ainsi par la diminution du nombre de lois grâce à l’établissement des liens qui unissent ces lois. L’idée force de cette vision est que ces lois existent même si elles ne peuvent pas toutes être découvertes. La vision déterministe de la réalité fait ainsi pencher la science vers la recherche d’explication, vers des réponses en termes de « pour quelles causes ». il s’agit alors de trouver une concomitance constante entre les événements, de reconstituer la chaine causes-effets. Dans l’exemple de la fiabilité des centrales nucléaires présenté dans l’introduction le chercheur positiviste essaiera ainsi de reconstituer a posteriori les causes des accidents, pour déterminer les lois, indépendantes des acteurs, qui ont régi la réalité organisationnelle et technique.

La démarche causale rend compte d’un fait social par sa mise en relation avec un autre fait social, un fait extérieur aux individus. Elle conduit, par exemple, à s’interroger sur les raisons économiques, politiques, techniques du fait à expliquer. L’évolution qu’a connue le paradigme positiviste l’a cependant conduit à se détacher des recherches purement causalistes, reconnaissant ainsi d’autres causalités que la seule causalité linéaire (une cause/un effet) : causalité multiple, causalité circulaire. Un positionnement positiviste est ainsi possible sans pour autant postuler que toutes les lois qui permettent d’expliquer la réalité sont des lois de causalité linéaire. Le chemin de la connaissance qu’emprunte le paradigme positiviste reste pourtant largement guidé par l’idée que « la réalité connaissable a un sens en elle-même et que ce sens ne dépend pas nécessairement des préférences personnelles des observateurs qui s’efforcent de l’enregistrer sous forme de détermination (qu’elles soient lois, principes, causes, conjonctures ou théories) » (Le Moigne, 1995 :23).

Pour l’interprétativisme le processus de création de connaissance passe par la compréhension du sens que les acteurs donnent à la

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réalité. Il ne s’agit plus d’expliquer cette réalité mais de la comprendre au travers des interprétations qu’en font les acteurs. Il développe ainsi une démarche qui doit prendre en compte les intentions, les motivations, les attentes, les raisons, les croyances des acteurs, qui porte moins sur les faits que sur les pratiques (Pourtois et Desmet, 1988 ; 27-28). Ainsi, « contrairement aux positivistes, les interprétativistes font une distinction entre comprendre et expliquer. Pour les positivistes il n’y a pas d’opposition entre la compréhension et l’explication, la première étant nécessairement incluse dans la seconde : l’explication implique la compréhension. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une compréhension émanant du sens donné par les acteurs à leurs pratiques » ( Pourtois et Desmet, 1988 :65).

Le statut prévilégié donné à la compréhension par les interprétativistes se fonde sur la notion de Verstehen (comprendre) développée par Weber (1965). Cette notion recouvre deux niveaux de compréhension qui fondent le processus de création de la connaissance. A un premier niveau, Verstehen est le processus par lequel les individus, dans leur vie quotidienne, sont amenés à interpréter et à comprendre leur propre monde. A un second niveau, dans un sens plus restrectif, Verstehen est le processus par lequel le chercheur interprète les significations subjectives qui fondent le comportement des individus qu’il étudie (Lee, 1991). Lyotard (1995) fournit quelques éléments pour appréhender le statut de la compréhension dans les sciences humaines.

Repères : le statut de la compréhension dans les sciences humaines

« si nous cherchons à décrire les procédés des sciences humaines, nous découvrons au cœur même de l’interrogation la thèse d’une modalité absolument originale : la signification du comportement étudié, individuel ou collectif. Cette position du sens consiste à admettre immédiatement que ce comportement veut dire quelque chose ou encore exprime une intentionnalité. Ce qui distingue par exemple l’objet naturel de l’objet culturel (un caillou et un stylo), c’est qu’en celui-ci est cristallisée une intention utilitaire, tandis que celui-là n’exprime rien. Nous abordons jamais un phénomène humain, c’est-à-dire un comportement, sans lancer vers lui l’interrogation : que signifie-t-il ? (Extrait de Lyotard, 1995 : 74-76).

Comprendre, c’est-à-dire donner des interprétations aux comportements, implique nécessairement de retrouver les significations locales que les acteurs en donnent, c’est-à-dire des significations situées (dans l’espace) et datées (dans le temps). Dans l’exemple de la fiabilité des centrales nucléaires, le chercheur

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interprétativiste sera amené à privilégier une démarche de recherche contextualisée pour analyser le fonctionnement quotidien de l’organisation ; il s’agira pour lui de mettre en place des études terrains qui privilégient l’observation directe et les entretiens en situation.

Les constructivistes partagent cette approche de la recherche en termes de compréhension mais s’en distinguent sur deux points.

Chez les interprétativistes, la démarche de compréhension consiste avant tout à « donner à voir » la réalité des acteurs étudiés. En revanche, pour le constructivisme, la démarche de compréhension participe à la construction de la réalité des acteurs étudiés. Ainsi, « le réel est construit par l’acte de connaitre plutôt que donné par la perception objective du monde » (Le Moigne, 1995 : 71-72). Sous cette hypothèse le chemin de la connaissance n’existe pas a priori, il se construit en marchant. Cette conception de la construction de la connaissance est fortement inscrite dans les travaux de Piaget (1970) pour lequel la connaissance est autant un processus qu’un résultat. En autre, chez les constructivistes, la démarche de compréhension est liée à la finalité du projet de connaissance que le chercheur s’est donné. Il y a là une hypothèse téléologique qui met en avant les notions de projet, de but et de finalité de toute activité humaine. A ce titre, le processus de constitution de la connaissance est nécessairement concerné par l’intentionnalité ou la finalité du sujet connaissant. Les positionnant par rapport au positivisme, le Moigne (1994 : 104) souligne que les diverses épistémologies constructivistes permettent surtout de reconnaitre un projet de connaissance et non plus un objet à connaitre séparé de son expérimentateur : « interpréter un comportement en le rapportant à ses finalités, autrement dit connaitre en termes de fins plausibles devient le projet de la recherche scientifique. »

Les réponses fournies par les paradigmes positiviste, interprétativiste et constructiviste quant aux deux premières questions épistémologiques (nature de la connaissance produite et chemin de la connaissance) vont avoir des implications fortes sur la valeur de la connaissance que le chercheur va engendrer. La troisième partie de ce chapitre traite du statut et de la validité de la connaissance.

Section 3 : les critères de validité de la connaissance

Un chercheur va évaluer la connaissance qu’il produit grâce à un certain nombre de critères de validité. La question des critères de validité n’est pas traitée de la même manière dans chacune des

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épistémologies. Elle dépend de la façon dont chacune des paradigmes répond à la question de la scientificité des connaissances.

1- La démarcation science/non-science

Pour le positivisme, on peut distinguer clairement les connaissances scientifiques des connaissances non scientifiques. Cette distinction repose sur l’application de critères de validité précis et universels qui permettent de qualifier de scientifiques les connaissances produites. Ces critères sont valables pour toutes les sciences quel que soit leur champ d’application, et par conséquent également pour les sciences de l’organisation. L’établissement de tels critères correspond à une volonté d’uniformisation visant à l’unicité de la science. De nombreux partisans de l’unité des sciences, qui comptent parmi eux des noms illustres comme Comte (1844) ou Popper (1959), refusant l’idée d’une spécificité des sciences sociales et des sciences de l’organisation par voie de conséquence. S’opposant à l’idée que les sciences sociales et les sciences de la nature pourraient être radicalement différentes, ils plaident pour une unité méthodologique et épistémologique, et l’application des critères de validité universels.

Pour les interprétativistes et les constructivistes, plus que l’existence d’une démarcation entre science et non-science, ce sont les caractères immuable et universel des critères de démarcation qui sont contestés. Feyerbend (1979 :332) souligne d’ailleurs qu’il est vain de vouloir réduire la science à quelques règles méthodologiques simples : « l’idée que la science peut, et doit être organisée selon des règles fixes et universelles est à la fois utopique et pernicieuse. Cette idée est utopique car elle néglige la créativité de l’homme, capable de frayer un chemin, selon les circonstances par des voies diverses. Elle est pernicieuse, parce qu’elle ne développe pas notre humanité. En rendant la science plus dogmatique, elle ne favorise pas son développement ».

La constatation d’une démarcation entre science et non-science repose sur plusieurs arguments.

En premier lieu, le caractère atemporel des critères est rejeté. Stengers (1993 :44) souligne ainsi que ce qui est science à une époque peut ne pas être considéré comme science à une autre époque : « le point le plus important, celui qui marque à mes yeux la fin de la tradition démarcationniste, reste l’impossibilité de formuler explicitement des critères qui informés par le passé, vaudraient pour le présent. »

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En second lieu, l’unicité de la science, obtenue à travers l’application de critères universels, est constatée par de nombreux auteurs. Des auteurs comme Passeron (1991) ou antérieurement, le courant des historicistes, défendent la spécificité des sciences sociales. Partant du postulat que l’objet des sciences sociales diffère totalement de l’objet des sciences de la nature, ils défendent l’idée d’une épistémologie et d’une méthodologie propres aux sciences sociales. Ces travaux mettent en évidence les particularismes des sciences sociales (sciences humaines, sciences historiques) par rapport aux sciences de la nature. Passerons, en soulignant la particularité des contextes historiques, nous fournit un certain nombre d’arguments en faveur d’une conception non unitaire des sciences.

Repères : particularité des contextes historiques

« les phénomènes des sciences sociales leur sont toujours donnés dans le développement du monde historique qui n’offre ni répétition spontanée, ni possibilité d’isoler des variables en laboratoire. Même méticuleusement organisées, la comparaison et l’analyse ne fournissent qu’un substitut approximatif de la méthode expérimentale puisque leurs résultats restent indexés sur une période et un lieu. Les interactions ou les interdépendances les plus abstraites ne sont jamais attestées que dans des situations singulières, indécomposables et insubstituables stricto-sensu, qui sont autant d’individualités historiques. Les constats ont toujours un contexte qui peut être désigné et non épuisé par une analyse finie des variables qui le constituent et qui permettraient de raisonner toute chose égale par ailleurs » (Extrait de Passeron, 1991 :25).

Pour les interprétativistes et les constructivistes, il n’y a pas de critères explicites de distinction entre science et non-science. Le constructivisme, par ailleurs, admet la possibilité d’une pluralité des critères de validité de connaissance et suggère la nécessité d’une discussion continue entre les différentes communautés de savoir (scientifique, culturelle, politique …) le constructivisme remet donc profondément en cause la notion de vérité scientifique et la définition de critères précis et universels. Il suggère une approche de la connaissance en termes de validité éthique, c’est-à-dire basée sur des critères et des méthodes pouvant être soumis à discussion.

La finalité propre aux sciences de l’organisation, une finalité d’action (Cohen, 1989 ;Martinet, 1990), fonde le débat de la scientificité des connaissances produites dans cette discipline. Rao et Pasmore (1989) montrent que les études portant sur les organisations peuvent être conçues soit comme un savoir instrumental, un outil et un moyen, soit

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comme un dialogue entre chercheurs (Kuhn, 1983). Si les études sur l’organisation sont conçues comme un savoir instrumental, si les sciences de l’organisation ont une finalité d’action essentiellement, le progrès de la connaissance repose alors principalement sur la confrontation de la théorie aux faits. Dans cette optique, seules les théories opératoires seraient retenues. Le risque est alors celui d’un hyperempirisme, la priorité étant donnée aux aspects pragmatiques, aux faits. Si les études sur l’organisation sont en revanche conçues comme autant d’invitations au dialogue entre chercheurs, le progrès de la connaissance passe par la confrontation des théories issues de ces études. La connaissance est alors le produit d’une communauté d’interprétation ayant pour base des pôles divergents d’interprétation (Ricoeur, 1965). Une telle vision des sciences de l’organisation comporte le risque de privilégier la théorie tout en négligeant son caractère opératoire. C’est une tendance parfois reprochée aux travaux de la communauté scientifique francophone selon Martinet (1990).

2- Les critères de validité de la connaissance

Pour le positivisme des critères précis permettent de distinguer clairement les connaissances scientifiques de celles qui ne le sont pas. Ces critères ont évolué avec le positivisme. On peut en distinguer trois : la vérifiabilité ; la « confirmabilité » ; la réfutabilité.

Le principe de vérifiabilité était utilisé par les premiers positivistes. Selon ce principe « une proposition est soit analytique, soit synthétique, soit vraie en vertu de la définition de ses propres termes, soit vraie, si c’est bien le cas, en vertu d’une expérience pratique ; ce principe conclut alors qu’une proposition synthétique n’a de sens que si et seulement si elle est susceptible d’être vérifiée empiriquement » (Blaug, 1982 :11). Dans ce cadre, il était nécessaire pour un chercheur de s’assurer de la vérité de ses énoncés au travers d’une vérification empirique.

Nous désignons sous le terme de confirmabilité la logique probabiliste proposée par Carnap. La confirmabilité remet en cause le caractère certain de la vérité, elle repose sur l’idée que l’on ne peut pas dire qu’une proposition est vraie universellement mais seulement qu’elle est probable. On ne peut jamais s’assurer cas par cas que, dans toutes les circonstances où elle s’applique, elle est vraie. Dès lors on ne pourra que la confirmer par des expériences ou en invoquant les résultats d’autres théories mais on n’établira pas sa vérité certaine (Hempel, 1972). La vision de la science selon Carnap est bien résumée par Lakatos (1994 :6) : « bien que les théories soient

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également improuvables, elles présentent des degrés de probabilités différents. L’honnêteté scientifique exige moins que l’on ne l’avait cru : elle consiste à n’énoncer que des théories hautement probables ; ou même à spécifier purement et simplement pour chaque théorie scientifique les éléments de preuve et la probabilité de la théorie à la lumière de ces éléments. Une théorie peut être probable. On remplace la preuve par la probabilité ». si nous partageons cette conception nous devrons, dans le domaine des sciences de l’organisation, s’assurer du degré de probabilité avec lequel nos énoncés sont confirmés.

Selon le principe de la réfutabilité, définit par Popper, on ne peut jamais affirmer qu’une théorie est vraie, mais on peut en revanche affirmer qu’une théorie n’est pas vraie, c’est-à-dire qu’elle est réfutée. L’exemple suivant illustre bien ce raisonnement. Si la question posée est de savoir si tous les cygnes sont blancs, il n’y a qu’une réponse négative qui puisse scientifiquement être admise. En effet quel que soit le nombre de cygnes blancs observés, on n’a pas le droit d’en inférer que tous les cygnes sont blancs, mais l’observation d’un seul cygne noir est suffisante pour réfuter cette conclusion. Dès lors, une théorie qui n’est pas réfutée est une théorie provisoirement corroborée. Le terme de corroboration est important pour Popper (1973 :256) qui le distingue clairement du terme confirmation : « Carnap a traduit mon expression « degré de corroboration » par « degré de confirmation ». je n’aimerais pas cette expression à cause de certaines associations qu’elle provoque. Les associations que suscitent le mot confirmation ont de l’importance car degré de confirmation fut bientôt utilisé par Carnap lui-même comme un synonyme de probabilité. J’ai donc abandonné ce terme (confirmation) en faveur de « degré de corroboration » ». Dès lors, une théorie est scientifique si elle est réfutable, c’est-à-dire si elle admet que certains résultats peuvent l’infirmer. En revanche n’est pas scientifique toute théorie qui ne peut être réfutée telle que la psychanalyse (par exemple, l’hypothèse freudienne de l’inconscient) ou le marxisme, c’est-à-dire toute théorie qui reste valable quelles que soient les observations. Popper insiste sur l’asymétrie entre la vérification et l’infirmation. Pour lui, il n’y a pas de logique de la preuve mais une logique de la réfutation. Dès lors, pour asseoir la validité des connaissances produites, il faudra s’assurer des conditions de réfutabilité de nos énoncés, c’est-à-dire construire nos propositions scientifiques sur des hypothèses qui admettent d’être réfutées.

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Pour respecter ces critères, le positivisme ne reconnait comme scientifique qu’une méthode reposant sur le respect de la logique formelle (la logique déductive). Il refuse d’attribuer à la logique inductive un caractère scientifique, affirmant que la seule logique qui permette d’avoir une reproduction objective de la réalité est la logique déductive. La logique inductive permet de passer d’observations particulières à des énoncés généraux. La logique déductive est un raisonnement qui conclut à partir de prémisses, d’hypothèses à la vérité d’une proposition (ou à non-réfutation) en usant de règles d’inférence. Chalmers (1987) schématise ces deux logiques de raisonnement.

Les interprétativistes et les constructivistes remettent en cause la primauté de la logique déductive et le caractère universel des critères de validité proposés par les positivistes.

Pour les interprétativistes, les critères de validité sont d’une part le caractère idiographique des recherches et d’autre part les capacités d’empathie que développe le chercheur.

Les recherches de nature idiographique se distinguent des recherches de type nomothétique par le fait qu’elles s’intéressant à des événements singuliers, alors que les secondes se concentrent sur la recherche des lois générales en étudiant l’aspect général, régulier et récurrent des phénomènes. Une recherche présente un caractère idiographique si les phénomènes sont étudiés en situation. La compréhension d’un phénomène est alors dérivée du contexte. La connaissance produite doit intégrer une description détaillée du phénomène étudié, incluant ses aspects historiques et contextuels. C’est le principe de thick description développé par Geertz (1973).

L’empathie est la faculté de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent. Le chercheur, pour développer une compréhension des réalités sociales qu’il observe, doit s’approprier le langage et les terminologies propres aux acteurs. Il devra développer une capacité d’empathie afin d’atteindre les réalités telles qu’elles sont vécues par les acteurs. La valeur d’une recherche sera mesurée au regard de sa dimension empathique, c’est-à-dire de sa capacité à mettre à jour et à travailler non plus uniquement sur les faits mais sur la façon dont ceux-ci sont interprétés par les acteurs.

Denzin (1984) propose d’opérationnaliser ces deux critères notamment à travers les questions suivantes :

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- Est-ce que l’interprétation développe par le chercheur est révélatrice de l’expérience vécue ?

- Est-ce qu’elle est enracinée historiquement et temporellement ?- L’interprétation proposée par le chercheur est-elle cohérence ?- L’interprétation produit-elle une compréhension de la réalité

sociale étudiée ?

Les constructivistes remettent également en cause les critères classiques proposés par les positivistes. Ils contestent l’alternative vérification/réfutation, soulignant le caractère illusoire d’une démarche de vérification et le caractère inadapté d’une démarche de réfutation. Il est illusoire de concevoir une démarche scientifique sur des critères de vérifiabilité lorsque l’on partage une vision du monde basée sur les hypothèses phénoménologique et intentionnaliste. Il est inadapté de concevoir une démarche scientifique sur le critère de réfutabilité lorsqu’on défend le caractère construit et transformateur des projets de recherche dans les disciplines comme les sciences de l’organisation.

Les critères de validité de la connaissance pour le constructivisme sont encore largement en discussion (Parret et Girod-Séville, 2002). Si l’épistémologie constructiviste se refuse à donner un unique critère de validité, certains auteurs proposent cependant des sources de validation de la connaissance. Nous en présenterons ici deux, le critère d’adéquation (ou encore de convenance) proposé par Glaserfeld (1988), le critère d’enseignabilité défendue par le Moigne (1995). (page 44)