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méthodologie de recherche

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Recherche sociale

Presses de lUniversit du Qubec Le Delta I, 2875, boulevard Laurier, bureau 450 Qubec (Qubec) G1V 2M2 Tlphone: (418) 657-4399 Tlcopieur: (418) 657-2096 Courriel: [email protected] Internet: www.puq.ca Diffusion/Distribution: CANADA et autres pays

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Sous la direction de

Benot Gauthier

Recherche socialede la problmatique la collecte des donnes

2009 Presses de lUniversit du QubecLe Delta I, 2875, boul. Laurier, bur. 450 Qubec (Qubec) Canada G1V 2M2

Catalogage avant publication de Bibliothque et Archives nationales du Qubec et Bibliothque et Archives Canada Vedette principale au titre: Recherche sociale: de la problmatique la collecte des donnes 5e d. Comprend des rf. bibliogr. ISBN 978-2-7605-1600-7 1. Sciences sociales Recherche. 2. Sciences sociales Mthodologie. 3. Sciences sociales Mthodes statistiques. I. Gauthier, Benot, 1956- . H62.R39 2009 300.72 C2008-942108-6

Nous reconnaissons laide financire du gouvernement du Canada par lentremise du Programme daide au dveloppement de lindustrie de ldition (PADIE) pour nos activits ddition. La publication de cet ouvrage a t rendue possible grce laide financire de la Socit de dveloppement des entreprises culturelles (SODEC).

Mise en pages: Info 1000 mots Couverture: Richard Hodgson

1 2 3 4 5 6 7 8 9 PUQ 2009 9 8 7 6 5 4 3 2 1 Tous droits de reproduction, de traduction et dadaptation rservs 2009 Presses de lUniversit du Qubec Dpt lgal 1er trimestre 2009 Bibliothque et Archives nationales du Qubec / Bibliothque et Archives Canada Imprim au Canada

Avant-propos

La premire aventure de Recherche sociale a commenc en 1982. Aprs deux annes de labeur, notre quipe de rdaction remettait un manuscrit complet du manuel lditeur. Nous avons repris nos travaux en 1991 et publi une seconde dition en 1992, puis nouveau en 1996 pour publication en 1997, modifiant plusieurs textes et en ajoutant deux nouveaux. En 2002, la suite dune consultation entre les collaborateurs, nous avons encore une fois remis les mains la pte et modifi nombre de chapitres, tout en en ajoutant quelques-uns. En 2008, nous avons jug bon de reprendre les travaux une cinquime fois. Les exemples ont t mis niveau; lvolution des mthodes et de la pense en mthodologie a t reprsente; des chapitres ont t entirement pris en charge par de nouveaux auteurs. Rsultat, trs peu de textes sont ressortis inchangs de cette rvision. Non pas que nous ayons t insatisfaits de notre quatrime dition, mais plutt parce que tout volue: les auteurs de Recherche sociale, la pense en recherche sociale, les outils de la connaissance, comme la socit en gnral. Toutefois, notre approche gnrale la recherche sociale na pas chang. Nous avons toujours la mme philosophie de base concernant lacquisition de connaissances, soit celle qui est expose en introduction.

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Benot Gauthier

Lutilisation dune approche procdurale pour la prsentation du processus de recherche est toujours valable dans un cadre didactique comme celui-ci, croyons-nous. De plus, nos lecteurs taient en gnral davis que lapproche, maintenant bien connue, de Recherche sociale rpondait leurs besoins. Mais tout est perfectible. Nous avons modifi la prsentation ici et l. Nous avons chang profondment certains textes pour amliorer la comprhension du thme ou nous mettre jour eu gard une connaissance changeante, comme dans le chapitre sur la modlisation et celui portant sur lapproche biographique. Nous avons adapt certains chapitres pour tenir compte des nouveauts du domaine comme cest le cas pour le chapitre sur lanalyse de contenu. Nous avons ajout un chapitre sur la recherche organisationnelle en dpeignant une ralit importante du monde de la recherche sociale qui avait t ignore dans les ditions antrieures. Nous avons aussi ajout une bibliographie thmatique des crits en recherche sociale des six dernires annes publis en franais au Canada; cest l une fire reconnaissance de la profondeur de lactivit de recherche sociale chez nous. Je voudrais saluer la venue de nouveaux collaborateurs cette dition de Recherche sociale et remercier personnellement les auteurs de chacun des chapitres de ce manuel. Leur engagement personnel lgard de cette entreprise a permis de produire un autre ouvrage utile et intressant. Merci aussi notre diteur pour sa patience et son aide au cours de lanne coule depuis le dbut des travaux de rvision. Merci, enfin, ma compagne et mes enfants de me suivre dans cette aventure depuis plus de vingt-cinq ans. Benot Gauthier 8 septembre 2008

Table des matires

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . vii Chapitre 1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Benot Gauthier

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Chapitre 2 La sociologie de la connaissance . . . . . . . . . . . . 19Franois-Pierre Gingras et Catherine Ct

Partie 1 Ltablissement de lobjet de recherche . . . . . . . . . . . .Jacques Chevrier

51

Chapitre 3 La spcification de la problmatique . . . . . . . . . 53

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Table des matires

Chapitre 4 Comptences informationnelles et accs linformation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89Danielle Boisvert

Chapitre 5 La thorie et le sens de la recherche . . . . . . . . . 109Franois-Pierre Gingras et Catherine Ct

Chapitre 6 La modlisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135Jean Robillard

Partie 2 La structure de la recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Benot Gauthier

167

Chapitre 7 La structure de la preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Chapitre 8 Ltude de cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199Simon N. Roy

Chapitre 9 La mesure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227Claire Durand et Andr Blais

Chapitre 10 Lchantillonnage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251Jean-Pierre Beaud

Chapitre 11 Lthique en recherche sociale . . . . . . . . . . . . . . . 285Jean Crte

Partie 3 La formation de linformation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Anne L aperrire

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Chapitre 12 Lobservation directe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 311

Table des matires

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Chapitre 13 Lentrevue semi-dirige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337Lorraine Savoie-Zajc

Chapitre 14 Lapproche biographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361Danielle Desmarais

Chapitre 15 Le groupe de discussion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391Paul Geoffrion

Chapitre 16 Lanalyse de contenu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 415Paul Sabourin

Chapitre 17 Le sondage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 445Andr Blais et Claire Durand

Chapitre 18 Les donnes secondaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 489Jean T urgeon et Jean Bernatchez

Partie 4 La critique de la mthodologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Andr Dolbec et Luc Prudhomme

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Chapitre 19 La recherche-action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 531 Chapitre 20 Une science objective? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 571Koula Mellos

Chapitre 21 Lvaluation de la recherche par sondage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 591Benot Gauthier

Chapitre 22 Recherche acadmique et recherche organisationnelle . . . . . . . . . . . . . . . 633Benot Gauthier

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Table des matires

Chapitre 23 Bibliographie thmatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 653Claude-Anne Godbout-Gauthier

Collaborateurs et collaboratrices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 747 Table des matires dtaille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 755

Chapitre

IntroductionBenot Gauthier

1

Garder un esprit ouvert est une vertu, mais pas ouvert au point que le cerveau en tombe. James Oberg

Cet ouvrage est la fois une histoire, une philosophie et une rfrence. Il est li une histoire parce quil a t crit un certain moment du dveloppement du monde; il reprsente cette poque, la reflte et en est le fruit; il ne peut pas tre compris hors de son contexte historique; il naurait pas pu tre crit un autre moment historique. Il est donc valable aujourdhui. Demain, ses ides seront dsutes (mais quand sera demain?). La science, et toute thorie scientifique, sont des produits historiques. Telle interprtation qui surgit tel moment et non tel autre, nest possible que parce que sont runies les conditions diverses de son laboration1. Cet ouvrage tient aussi dune philosophie, celle du doute et de la tolrance. Chaque auteur participant ce collectif doute, la fois de ce quil a crit et de ce que les autres auteurs ont crit. Aucune affirmation (pour ne pas dire vrit) nest tenue pour acquise. Aucun nonc nest accept inconditionnellement. Mais ce doute est soutenu par louverture desprit.

1. Jean Rosmorduc, De Thals Einstein, Paris, tudes Vivantes, 1979, p.10.

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Benot Gauthier On retrouve chez ces philosophes grecs trois des lments importants de la pense scientifique. Dabord limportance de douter des vrits enseignes par la tradition ou lautorit et de les remettre en question plutt que de les accepter sans rflchir leur contenu et leur valeur. Ensuite, limportance de se mfier de nos sens, cest--dire de ne pas toujours se fier aux apparences et tenter plutt dinterprter ce quon observe. Enfin, la valeur inestimable de lobservation de la nature pour alimenter la connaissance et la comprhension2.

Tous les auteurs de ce manuel acceptent que dautres pensent utrement et reconnaissent le bien-fond dautres axiomes que les leurs. a Le doute isol conduit lanarchie; louverture isole produit lincertitude. Nous pensons que la philosophie du doute ouvert est plus fructueuse, socialement et scientifiquement.Au cur de la science, on retrouve un quilibre entre deux attitudes apparemment contradictoires: une ouverture aux nouvelles ides aussi bizarres ou contraires aux ides reues quelles soient, et un examen impitoyable de toutes les ides, vieilles comme nouvelles. [] Cette crativit et ce scepticisme, ensemble, constituent le garde-fou de la connaissance. Il existe videmment des tensions entre ces deux attitudes. [] Si vous ntes que sceptique, vous serez impermable aux nouvelles ides; vous napprendrez jamais rien. [] En mme temps, la science requiert un scepticisme sans compromis parce que la vaste majorit des ides sont simplement fausses et que le seul moyen de sparer le bon grain de livraie est lexprimentation critique et lanalyse3.

Ce texte se veut enfin une rfrence. Dans la plupart des livres dintroduction, lauteur veut faire croire quil a tout dit sur la question. Ce qui est diffrent, ici, cest que des auteurs se sont runis pour tenter dtablir ce quils croient tre les bases de la rflexion scientifique en sciences sociales. Ils ont cherch cerner les dbats qui ont cours sur chacune des questions abordes tout en prsentant les lments qui, selon eux, faisaient lunanimit dans la communaut des chercheurs. Nous sommes trs conscients que des pans entiers de lunivers de la recherche sociale nont pas t abords dans cet ouvrage. Les contraintes despace et les limites de ce que lon peut exiger dun lecteur dans un seul livre ne sont que des explications partielles de ce que daucuns considreront comme des lacunes. Nous avons effectivement fait des choix ditoriaux comme la slection dune approche structure la recherche sociale et un dcoupage du processus de recherche que certains pourraient qualifier de simplificateur. Recherche sociale est une simplification: cest une vulgarisation de cette matire complexe dont les traits accaparent plusieurs tagres de nos bibliothques de spcialistes. 2. Cyrille Barrette, Mystre sans magie, Qubec, ditions MultiMondes, 2006, p. 21-22. 3. Carl Sagan, The Demon-Haunted World, Science as a Candle in the Dark, New York, Random House, 1995, p.304-305.

Introduction

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Quest-ce

que la recherche sociale?

On sait que ce livre porte sur la recherche sociale. On ne sait cependant pas ce quelle est. Le plus facile est encore de compartimenter et de se demander ce quest chacun des termes de lexpression.

1.1.Quest-ce que le social?Il ny a pas dunanimit quant la dlimitation quon doit faire du social (et il en est bien ainsi). Madeleine Grawitz ne peut quen donner la dfinition suivante: qui concerne les hommes en socit4, mais comme il ny a pas dhomme sans socit, ni de socit sans homme, la prcision est redondante5. Jean-William Lapierre saventure un peu plus loin en affirmant que les lments dun systme social sont des personnes ou des groupes et les relations sociales sont des interactions entre ces personnes ou ces groupes6. Il prcise que le social comprend le sociogntique, lcologie, lconomique, le culturel et le politique. Et nous pourrions allonger indfiniment cette liste de propositions. Tout ce quon peut en ressortir, cest que le social traite de lhomme dans ses relations avec les autres hommes. Cest maigre, mais il y a beaucoup de positif dans la faiblesse de cette prcision. La pense sociale tend aujourdhui se dcompartimenter, se multidisciplinariser, souvrir aux tendances parallles; la sociologie, la criminologie, la science politique, lanthropologie, les relations industrielles, le travail social, etc., tudient tour tour lindividu, le groupe et la masse, la paix et la violence, la statique et la dynamique La bonne fortune de la science sociale nat aujourdhui dun attribut qui a pour nom la collaboration; une dlimitation trop rigide de son champ gnral et de ses disciplines particulires inhiberait les efforts de renouveau et de rgnration provenant soit des sciences de la nature, soit dautres sciences sociales et humaines. Grawitz a mme pu crire: La

4. Madeleine Grawitz, Lexique des sciences sociales, Paris, Dalloz, 1981, p.333. 5. Il est noter que le terme homme utilis dans cette introduction ne renvoie pas au groupe sexuel, mais lensemble des lments de lespce humaine. Par ailleurs, chacun des auteurs ayant particip ce livre a rsolu lui-mme (et pour lui-mme) le dilemme souvent mentionn du genre (masculin ou fminin) utiliser dans les textes. En labsence dune norme fixe, loriginalit individuelle domine. 6. Jean-William Lapierre, Lanalyse des systmes politiques, Paris, Presses universitaires de France, 1973, p.27.

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Benot Gauthier

recherche de distinctions et de classifications parat une assez vaine tentative de justification aprs coup des dcoupages arbitraires des enseignements universitaires [] Il ny a pas dinconvnients utiliser indiffremment les deux termes de sciences humaines et de sciences sociales7.

1.2.Quest-ce que la recherche?Le concept de recherche recouvre lui aussi un large ventail de significations. Notre acception est cependant plus restrictive. Dabord, nous dfinissons la recherche comme un processus, une activit: quand on recherche, on fait quelque chose. Cette activit se prcise par certaines caractristiques qui dfinissent le concept dobjectivit: la recherche est une activit qui vise lobjectivit. Lobjectivit nest pas ici comprise comme cette abstraction inhumaine et hors du temps quest labsence de parti pris; elle est dfinie comme une attitude dapprhension du rel base sur une acceptation intgrale des faits (ou labsence de filtrage des observations autre que celui de la pertinence), sur le refus de labsolu pralable (ou lobligation du doute quant toute conception prexistante) et sur la conscience de ses propres limites. En fait, ce que lon nomme traditionnellement objectivit devrait peut-tre plutt tre tiquet impartialit. Nous laissons ce dbat ouvert. La fonction de la recherche est une autre dimension qui contribue sa dfinition: la recherche est une activit de qute objective de connaissances. Le concept de recherche que nous voulons circonscrire ici vise, en effet, lacquisition de nouvelles connaissances. La raison dtre de cette connaissance ne fait pas partie de cette dfinition: indiffremment, la recherche peut servir la connaissance thorique ou pure, la connaissance immdiatement axe sur laction, la connaissance ncessaire la prise de dcision ou la gestion sociale, etc. Ces buts ultimes de lacquisition de connaissances sont tous bien servis par une approche de recherche telle que celle propose dans ce manuel. Cette caractristique que nous ajoutons notre dfinition de la recherche limine cependant les activits qui visent convaincre plutt qu apprendre: la recherche nest pas une opration de propagande et ne peut pas simplement servir justifier un tat de fait. La fonction de justification constitue une antinomie de la fonction dacquisition objective de connaissances: on ne peut pas produire de nouvelles connaissances par un modus operandi douverture et de transparence tout en visant soutenir une position prise a priori.

7. Madeleine Grawitz, op. cit., p.326.

Introduction

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Enfin, lobjet de la recherche complte cette description: la recherche est une activit de qute objective de connaissances sur des questions factuelles. La recherche sociale ne sarrte pas aux problmatiques du bien et du mal, des prceptes et des rgles: elle laisse ce champ normatif aux philosophes et sen tient aux faits. Nous ne voulons pas nous enliser dans des dbats philosophiques sur lexistence dune ralit unique et sur les limites de la distinction entre faits et valeurs8. Nous participons ce courant de la recherche sociale qui postule lexistence dune ralit objective; nous visons construire des modles de cette ralit qui rendent le mieux compte de son tat et de sa dynamique de changement. Ce concept de recherche est la fois flou et vident. Den proposer une dfinition semble superflu mais, une fois celle-ci prcise, il semble vident quil sera impossible de faire le consensus autour delle. Nous aimons penser quil sagit l dun dilemme caractristique de lhomme et de son esprit tortueux.

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Qui

fait de la recherche sociale?

Ces dfinitions du social et de la recherche sont assez abstraites pour les rendre gnrales, mais aussi pour distinguer la recherche sociale de lexprience individuelle et la reconnatre comme tant du ressort des spcialistes. Donc, il est bon de se demander qui fait de la recherche sociale, pour remettre la question en perspective. cette question, nous pourrions rpondre: tous. Tout le monde, en effet, des intervalles plus ou moins rguliers et plus ou moins larges mne une activit dobservation systmatique sur les humains qui lentourent. Mais plus courante encore est lactivit de recherche non systmatique: celle qui fait conclure lutilit de leau de source recueillie le soir de pleine lune pour le traitement des cors. Il faut donc diffrencier la recherche sociale de cette observation slective quotidienne qui nous fait tirer des conclusions sur les vnements dont nous sommes tmoins, mais sans utiliser le regard objectif dont nous parlions plus tt et sans sen tenir lutilisation doutils de mesure calibrables et rutilisables. Si tous sont des candidats potentiels la recherche, il reste que certains segments de la population sont plus spcialiss dans sa pratique. Le groupe le plus vident est celui des chercheurs universitaires qui consacrent tous leurs efforts cette activit. Les fonctions publiques emploient beaucoup de chercheurs, entre autres, pour vrifier lefficacit des programmes publics. Le 8. Le chapitre 20 de cet ouvrage sattarde ces questions importantes.

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Benot Gauthier

secteur priv absorbe aussi de tels experts: les pages jaunes contiennent mme une rubrique conseillers en recherche sociale. De faon gnrale, le monde du travail engage des personnes dmontrant des capacits de rflexion et de recherche systmatiques. Cest pourquoi on sattend ce que des tudiants titulaires dun diplme universitaire ou, de plus en plus, collgial, en sciences sociales aient eu, et aient assimil, une introduction la recherche sociale. En outre, en parallle avec la sophistication des technologies du travail et avec laugmentation de la part du travail intellectuel dans lensemble de leffort de travail national, on sattend de plus en plus ce que les gestionnaires et les travailleurs soient en mesure dappliquer une pense critique et systmatique leur environnement de travail. On condamnera aujourdhui un employ qui ne fait que rpter une opration sans chercher en amliorer la performance; on jugera peu crateur un gestionnaire qui ne remettra pas en question ses procds de travail et mme la raison dtre des activits de son groupe. Or, ce type de rflexion constructive est ni plus ni moins quune application particulire de lapproche de recherche prne dans ce livre. Donc, si certains spcialistes peuvent se targuer de dpenser toute leur nergie la recherche sociale, il est de moins en moins vrai quils en monopolisent la pratique. La clientle de la recherche sociale crot de jour en jour en raison des changements dans lenvironnement du travail. Bref, la recherche sociale peut (devrait?) tre une activit courante et populaire, et certains spcialistes sy arrtent plus que tout un chacun en fonction des exigences de leur travail.

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Pourquoi

faire de la recherche sociale?

Nous en sommes maintenant un point critique de notre rflexion. On sait ce quest la recherche sociale, qui en fait et qui peut en faire; on ne sait pas encore pourquoi on en fait. Il y a deux argumentations avancerici. Dabord, pourquoi faire de la recherche sociale alors que ce quon appelle le sens commun ou le bon sens fournit une rponse presque toutes les questions? En effet, le sens commun peut fournir une rponse, mais est-ce la bonne? Le bon sens repose souvent sur des prmisses fausses, normatives ou idologiquement tirailles. Il se soucie rarement de logique, de rationalit, de doute et de tolrance. Par exemple, le bon sens veut que la peine capitale soit une faon de rduire la criminalit violente et que les crimes augmentent en priode de difficults conomiques nationales;

Introduction

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les criminologues ont pourtant dmontr le contraire. On peut aussi se rappeler que le bon sens nous dicte que la Terre est plate: on na qu regarder, on le voit On connat la suite. Le sens commun nest donc pas une base assez solide pour laborer un chafaudage social la mesure de la complexit de nos socits actuelles.They [scientists] do not trust what is intuitively obvious. That the Earth is flat was once obvious. That heavy bodies fall faster than light ones was once obvious. That bloodsucking leeches cure most diseases was once obvious. That some people are naturally and by divine decree slaves was once obvious. That there is such a place as the center of the Universe, and that the Earth sits in that exalted spot was once obvious. That there is an absolute standard of rest was once obvious9.

Par rapport au sens commun, la recherche sociale a lavantage de systmatiser lobservation. Elle se permet aussi de remettre en question ses prmisses, ce que le bon sens ne sait faire. Elle tend beaucoup le champ des connaissances alors que cette volution est trs lente avec le sens commun. Elle permet de gnraliser et dappliquer le savoir parcellaire du sens commun alors que celui-ci ne peut sen tenir quau cas par cas. Par une utilisation planifie et contrle doutils de mesure rutilisables dans dautres contextes sociaux et par dautres chercheurs, la recherche sociale acquiert une caractristique dintersubjectivit que le sens commun ne connat pas. Cette mme mesure consciente, planifie, systmatique et rflchie permet latteinte, sinon assure du moins valuable, de degrs satisfaisants de validit et de fiabilit dans lopration dextraction dun sens, dune signification, au corpus social. Voil donc de bonnes raisons de faire de la recherche sociale plutt que de se fier au sens commun. La deuxime argumentation est plus englobante: mais, aprs tout, pourquoi faire quelque recherche que ce soit? Le fondement de toute recherche, quelle quelle soit, est la soif de connaissances, de comprhension. Le prochain chapitre stendra l-dessus. Ce besoin de connatre peut prendre deux formes qui savrent recouvrir deux types de recherche. On peut dabord chercher savoir pour le simple plaisir de comprendre les fondements dun phnomne: cest la recherche fondamentale. On peut aussi chercher savoir en ayant en tte une application de ces nouvelles connaissances: cest la recherche applique. Dans les deux cas, cependant, la recherche vise rduire lincertitude. Depuis les temps prhistoriques, lhomme a agi sur son environnement pour assurer sa survie et pour rendre sa vie plus confortable. Cette finalit de laction humaine passe par une meilleure comprhension des consquences des phnomnes naturels et, aujourdhui plus que jamais, par une meilleure modlisation de la dynamique des comportements sociaux. En connaissant mieux notre 9. Carl Sagan, op. cit., p. 36.

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Benot Gauthier

environnement, nous rduisons les risques que renferment les nouvelles situations; nous rduisons lincertitude10. Il y a l, cependant, deux inconnues: on sait que de mauvaises utilisations peuvent tre faites de conclusions scientifiques; quand cela sera-t-il le cas? les conceptions de lamlioration du sort de lhomme peuvent varier; y en a-t-il une plus vraie que les autres? La recherche applique, ou tout le moins la recherche utilisable court terme, est loue par la plupart des programmes gouvernementaux de financement de la recherche, par les avocats de la rationalisation de lutilisation des ressources sociales rares, par les partisans dune conception du monde court terme. Il ne faut, cependant, pas dnigrer la recherche fondamentale qui doit tenir une place importante: la recherche applique trouve rponse aux problmes daujourdhui, la recherche fondamentale permet de formuler les problmes de demain (des esprits malicieux diraient que la recherche fondamentale cause les problmes de demain). Cela nempche pas que la recherche nexiste que dans un environnement social (et non pas dans le vide) et, quen labsence dautres critres satisfaisants, la pertinence sociale dune recherche devient une rgle considrer.

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Quest-ce

que la mthodologie?

Jusquici, nous avons cern le concept de recherche sociale. Place maintenant au sujet de ce livre, la mthodologie de la recherche sociale. Nous avons sciemment vit dutiliser les termes mthode ou mthodes qui portent confusion. La mthodologie de la recherche englobe la fois la structure de lesprit et de la forme de la recherche et les techniques utilises pour mettre en pratique cet esprit et cette forme (mthode et mthodes). Nous concevons que le cur de la mthodologie contemporaine de la recherche sociale est lacte dobservation qui est li un cycle de thorisation. Cest la confrontation des ides, issues la fois de lexprience et de limagination, aux donnes concrtes, drives de lobservation, en vue de confirmer, de nuancer ou de rejeter ces ides de dpart. La thorie et son

10. La valeur des recherches en sciences sociales, comme en sciences naturelles, peut tre mesure en termes de rduction de lincertitude. Dans ce sens, on peut juger de la pertinence dun investissement en recherche en valuant son potentiel de rduction de lincertitude et en posant un jugement sur la valeur de la disparition de cette incertitude.

Introduction

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processus seront abords en dtail plus loin. Lobservation systmatique ne tombe pas de nulle part: elle doit tre prpare, effectue et analyse (voir le tableau 1.1). Pralablement la prparation de lobservation, le chercheur sinterroge sur lorigine de sa connaissance et sur la validit de ses modes dacquisition de nouvelles connaissances. Cette tape fondamentale spare le penseur, qui est en mesure de contribuer faire avancer le savoir, du producteur, qui participe une connaissance immdiate (chapitre 2: la sociologie de la connaissance).Tableau 1.1 tapes de la recherche sociale Observation-thorisation (Sociologie de la connaissance) Prparation de la recherche tablissement de lobjet dtude Structuration de la recherche Formation de linformation Observation directe Spcification de la problmatique Accs linformation Thorie et sens de la recherche Modlisation c Entretien non directif Structure de la preuve Mesure chantillonnage thique c Approche biographique Groupe de discussion Analyse de contenu Sondage Donnes secondaires c Traitement des donnes Analyse des donnes Analyse de lobservation

La toute premire phase de la recherche sociale est la prparation de lobservation. Cette phase prparatoire comprend deux tapes particulires: ltablissement de lobjet dtude et la structuration de la recherche; les deux premires parties de ce livre correspondent ces deux tapes.

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Benot Gauthier

Ltablissement de lobjet dtude regroupe plusieurs ides et actions entreprendre. Dabord, le chercheur se demande ce quil veut savoir, sur quel sujet il veut se poser des questions. Il doit dabord apprendre restreindre ses lans et limiter son champ dintrt; cette dtermination du champ denqute aura un impact profond sur tout le reste du droulement de la recherche (chapitre 3: la spcification de la problmatique). Comme personne nest intress rinventer la roue chaque utilisation de sa bicyclette, une autre phase importante de ltablissement de lobjet de recherche est lanalyse de sources bibliographiques relatives la problmatique retenue. Nous avons tous limpression de savoir utiliser une bibliothque, mais, en fait, rares sont ceux qui y sont vraiment efficaces; de plus, les nouvelles technologies de linformation ouvrent des portes dont nous ne connaissions mme pas lexistence il y a quelques annes (chapitre 4: comptences informationnelles et accs linformation). Ces prmisses permettent darriver au cur de ltablissement de lobjet de recherche: la thorisation. La thorie est lensemble des noncs qui permet linterprtation des donnes, la gnralisation des rsultats et lencadrement de la recherche. Lincorporation dune thorie la problmatique est un moment crucial de la recherche sociale. De toute cette prparation ressort lobjet de recherche lui-mme: lhypothse. Lhypothse est le rsum des intentions, des prsupposs et des attentes. Cest le matriel de base de la suite de la recherche (chapitre 5: la thorie et le sens de la recherche). La modlisation est une dmarche ambitieuse de conception thorique qui constitue option ladoption dune thorie existante (chapitre 6: la modlisation?). La structuration de la recherche sloigne du raisonnement pistmologique et problmatique de ltablissement de lobjet de recherche pour entrer dans des considrations plus terre terre. La structure de preuve adopte est le premier point. Il faut se demander quel type de recherche on doit faire, quelle structure on doit donner la comparaison effectue; autrement dit, on doit dterminer quelle est la logique qui permettra de confirmer ou dinfirmer les hypothses (chapitres 7 et 8: la structure de la preuve et ltude de cas). On se demande, ensuite, comment faire le passage entre lnonc verbal de la thorie et de la problmatique et lnonc factuel, observable et mesurable de la phase de la collecte des donnes (chapitre 9: la mesure). La question suivante est de savoir si lon veut tudier tous les cas disponibles ou seulement une slection de ceux-ci. Dans le deuxime cas, il faut prvoir une faon de choisir ces sujets (chapitre 10: lchantillonnage). Les questions thiques retiennent enfin lattention. On sassure que la recherche nenfreint pas la dontologie professionnelle, on se questionne sur la position du chercheur rmunr, on sintresse la place de la diffusion des rsultats, etc. (chapitre 11: lthique en recherche sociale).

Introduction

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Une fois tablis lobjet de recherche et la structuration de la recherche, cela constituant la phase prparatoire lobservation, la seconde phase de la recherche sociale est la formation de linformation ou la collecte des donnes. Cette tape correspond la troisime partie de ce livre. Cette tape peut tre ralise de diverses manires, mais dans chaque cas le principe reste le mme: effectuer une observation systmatique sur le terrain qui, comme le genre dobservation, varie dune forme de collecte lautre. La mthode la plus ancienne, mais aussi celle qui reoit de plus en plus dattention, est lobservation directe des sujets de recherche (chapitre 12: lobservation directe). Lune des sources les plus utilises dans la collecte dinformations si lon inclut les activits quotidiennes, les actes journalistiques, etc. , soit lentretien non directif, est quelque peu boude par les mthodologues des sciences sociales. Cest pourtant un moyen comme nul autre dapprofondir la comprhension dun individu (chapitre 13: lentrevue semi-dirige). En raction aux techniques englobantes et globalisantes, certains veulent revenir plus de comprhension de lhomme et une acceptation de la complexit de la relation entre lhomme et son environnement. Lapproche biographique permet dexaminer peu de cas, mais dapprofondir au maximum leur comprhension (chapitre 14: lapproche biographique). Lobservation peut tre plus structure, mme organise, et peut sappliquer des contextes artificiellement crs par le chercheur. La convocation de groupes de discussion est lune des techniques disponibles cet gard (chapitre 15: le groupe de discussion). Applique aux sources non ractives (celles qui ne peuvent pas changer cause de la prsence du chercheur), lobservation devient lanalyse de contenu: on ne parle pas dobservation directe de documents, comme on ne parle pas danalyse de contenu du comportement dun groupe, mais la mme philosophie sous-tend les deux mthodes de collecte; malgr tout, les auteurs des deux chapitres prsentent des approches totalement diffrentes lobservation: cest une des choses qui rendent fascinante la comparaison de ces deux chapitres (chapitre 16: lanalyse de contenu). Mais il reste que nombre de concepts ne peuvent tre mesurs par simple observation; il faut souvent provoquer lexpression dopinions, dattitudes et de comportements. Le sondage est alors utile (chapitre 17: le sondage). Toutes les mthodes prsentes dans la section sur la formation de linformation ont recours des donnes mises en forme spcialement pour ltude en cours. Pourtant, bon nombre de recherches ne requirent pas ce type dexercice de collecte ou ne peuvent pas compter sur des ressources suffisantes. Les donnes dj existantes viennent alors la rescousse (chapitre 18: les donnes secondaires).

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Benot Gauthier

La troisime phase de la recherche sociale concerne lanalyse des observations ainsi colliges. Cette phase comprend le traitement et lanalyse de ces donnes et la diffusion des rsultats. Mais, comme la somme de matriel contenue dans cette troisime phase ncessiterait la rdaction dun ouvrage entier, comme les cours dcoupent gnralement cet apprentissage en deux parties et comme lesprit de la troisime phase est sensiblement diffrent de celui des deux premires, nous avons prfr ne pas aborder ces questions ici. Par contre, mme si la philosophie du doute est applique par chacun des auteurs, il a paru appropri de conclure ce livre par un retour sur une critique systmatique de la recherche sociale. La quatrime partie sy attarde. Elle le fait dabord en prsentant un concept de recherche qui sinscrit en faux par rapport la tradition objectiviste: la recherche-action (chapitre 19: la recherche-action). Elle le fait aussi en articulant une critique plus fondamentale sur la recherche sociale, partir de ses axiomes (chapitre20: une science objective?). Elle le fait en offrant un ensemble de critres dvaluation de lenqute par sondage (chapitre 21: lvaluation de la recherche par sondage). Finalement, la quatrime partie se termine par un expos des diffrences qui existent entre la dmarche de recherche acadmique, sujet des chapitres prcdents, et la dmarche de recherche organisationnelle, ancr dans la vie relle des organisations et influence par les courants dynamiques qui la bousculent (chapitre 22: recherche acadmique et recherche organisationnelle). Le chapitre 23 (Bibliographie thmatique) contient une liste darticles scientifiques caractre empirique publis en franais dans des revues savantes canadiennes et qubcoises entre 2002 et 2008. Cette liste contient un grand nombre dillustrations des propos prsents dans Recherche sociale. Elle constitue un tat des lieux de la recherche sociale francophone au Qubec et au Canada.

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Modle

non linaire de la recherche sociale

Simple, la linarit du modle prsent au tableau 1.1 a lavantage de clarifier une squence logique des tapes de la recherche sociale, tout en collant laspect squentiel indispensable pour un livre comme celui-ci. Cependant, cette linarit ne correspond pas la ralit du dveloppement dune recherche sur le social. La figure 1.1 est une reprsentation plus fidle des relles interrelations entre les moments de la recherche sociale. Le lecteur trouvera cette prsentation complexe cette tape-ci de la lecture de Recherche

Introduction Figure 1.1 Cheminement de la recherche sociale

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Contexte organisationnel, social, conomique, politique

1 19 Problme de connaissance (lacune ou difficult dcisionnelle) 3 Structure de preuve 5 6 7 Plan dchantillonnage 8 9 14 10 11 12 13 15 Mthodes de collecte de donnes 4 2 Thorie ou cadre conceptuel 18

Hypothses

Concepts, dfinitions thoriques et oprationnelles 16

thique

Observations

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Analyse et conclusions

sociale, aussi devra-t-il y revenir rgulirement pour situer chaque pice du casse-tte dans le tout que ce modle reprsente. Ce modle permettra aussi de complter lintgration de lensemble de la dmarche du manuel, une fois complte la lecture de ses vingt-trois chapitres.

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Tout le cheminement de la recherche sociale baigne dans un contexte social, conomique, politique, culturel et organisationnel particulier. Cest ce contexte qui produit un questionnement sur ltat de la connaissance, qui identifie une lacune problmatique, qui pose une difficult organisationnelle (lien 1). Le problme de connaissance est aussi model par la vision thorique que le chercheur a de lobjet (lien 2): le dcrochage scolaire sera abord comme une question intergnrationnelle par lanthropologue, comme une consquence du contexte social par le sociologue, comme une relation de pouvoir par le politicologue, comme un enjeu nutritionnel par le biologiste, comme une dcision rationnelle par lconomiste, etc. Le problme de connaissance sera donc diffrent selon langle thorique ou conceptuel que lon adopte. Le cheminement de recherche oblige lexpression des prjugs du chercheur sous forme dhypothses qui sont les affirmations que le chercheur tentera de confirmer ou dinfirmer. Ces hypothses sont influences la fois par la nature du problme de connaissance (lien 3) et par la perspective thorique du chercheur (lien 4). Ltape suivante du cheminement de recherche est absolument centrale, comme lindique le nombre de flches pointant vers la dfinition conceptuelle et oprationnelle des concepts centraux des hypothses. En fait, toute la planification de la recherche se trouve encapsule dans la dfinition des mesures qui seront prises pour reprsenter les lments qui constituent les hypothses. Bien sr, le contenu des hypothses dterminera les concepts qui devront tre mesurs (lien 11). Les hypothses participeront aussi la dtermination de la structure de preuve qui sera privilgie dans une recherche donne (lien 5); la structure de preuve est larrangement de la dmonstration que le chercheur devra faire pour confirmer ses hypothses. Entre la structure de preuve et loprationnalisation des concepts mesurer, on trouve une relation double sens: les mesures qui formeront le corps de lobservation sont contraintes par le type de structure de preuve choisi (lien10) alors que le type de mesure requis pour oprationnaliser les concepts influence la nature de la structure de preuve mettre en place (lien 6). De la mme faon, oprationnalisation des concepts et chantillonnage sinterinfluencent, le type de mesure prendre influenant le type dchantillon requis (lien 8) et le type dchantillon disponible rduisant lunivers des mesures possibles (lien 9). Il va de soi que la stratgie de preuve privilgie conditionnera le choix de la stratgie dchantillonnage puisquelle dfinit les groupes pertinents ltude (lien 7). La structure de preuve impose aussi ses contraintes au plan dchantillonnage (lien 8). Il va de soi que les indicateurs praticables sont limits par la ou les mthodes

Introduction

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de collecte dinformation qui sont retenues par le chercheur (lien 13) impossible de soumettre les participants une enqute tlphonique au pse-personne. Inversement, les indicateurs retenus pour reprsenter les concepts denqute exercent une influence certaine sur le choix des mthodes de collecte de donnes (lien15). Finalement, les considrations thiques limitent le type dindicateur auquel le chercheur peut recourir (lien 14): pas question dopration estomac ouvert pour mesurer la qualit de lalimentation des enfants et pour dterminer limportance de ce facteur dans le dcrochage scolaire. La dfinition des concepts dtude et leur oprationnalisation sous formes observables constituent le cur de la dmarche de recherche sociale. Ces dfinitions conceptuelles et oprationnelles permettent ensuite de faire des observations (lien 16) qui serviront aux analyses et permettront de tirer des conclusions sur la valeur des hypothses initiales (lien 17). Comme toute recherche participe un cycle dapprentissage, les conclusions dune tude donne serviront la fois adopter la thorie utilise pour apprhender la ralit (lien 18), dans le cadre dune recherche universitaire, et modifier la dfinition mme du problme de connaissance (lien 19), dans le cadre dune recherche applique ou organisationnelle.

ConclusionVoil notre vision du processus mthodologique de recherche appliqu aux sciences sociales. Elle est fonde sur la philosophie du doute ouvert, une attitude qui nest pas inne: on nat au contraire avec une tendance au ftichisme, lgocentrisme, labsolu et la croyance. La logique, la rationalit instrumentale, le systmatisme et lesprit critique sapprennent, et il ne faudrait pas faire lerreur de croire quils sont le propre de lespce humaine. Dans le mme esprit, on oublie souvent dinsister sur le fait quil ny a pas quune seule vrit et que plusieurs ont droit de cit. Cette ouverture est la marque de commerce de notre ouvrage. Nous avons voulu mettre en relief le fait que la recherche sociale est fondamentalement multidisciplinaire. Plutt que dadopter une vision disciplinaire, nous croyons que les tudiants doivent apprendre communiquer de science science et que les barrires disciplinaires sont en quelque sorte le transfert de lesprit corporatiste moyengeux dans les sciences sociales, sans ses connotations pjoratives. Que lon doive se spcialiser pour des fins dapprofondissement, soit. Mais il faut se rappeler que loriginalit de lespce humaine est son aptitude au mlange et la

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synthse11. Par ailleurs, nous croyons fermement que, de nos jours, nul ne peut matriser entirement, seul, lappareillage de la recherche en sciences sociales. La runion de spcialistes de chaque question sous le chapeau du doute ouvert produit un ouvrage plus vaste quant lventail des sujets traits, et aussi plus honnte dans sa reprsentation de ltat actuel de la mthodologie en sciences sociales: il fait ressortir la varit des approches que le terme singulier de mthodologie ne peut suggrer et quune quipe restreinte de rdacteurs ne pouvait rendre.

Bibliographie

annote

Quelques rfrences sur les fondements de la pense scientifique et sur lactivit scientifiqueBaillargeon, Normand, Petit cours dautodfense intellectuelle, Montral, Lux, 2005, 338 pages. Ce petit livre est une introduction la pense critique qui utilise des rfrences accessibles et comprhensibles. Il passe en revue les outils mathmatiques simples et applique cet esprit critique aux expriences personnelles, lapproche scientifique et au traitement mdiatique des sujets sociaux.

Barret te , Cyrille, Mystre sans magie, Qubec, ditions MultiMondes, 2006, 245 pages. Sous-titr Science, doute et vrit: notre seul espoir pour lavenir, cet ouvrage affirme limportance dune approche rationnelle la comprhension du monde. Il situe lapproche scientifique dans une constellation dautres mcanismes dapprhension de la ralit pour ensuite faire ressortir les dfis que la science pose, de la mesure lobservation et la comprhension.

Sagan, Carl, The Demon-Haunted World, Science as a Candle in the Dark, New York, Random House, 1995. Carl Sagan est un grand vulgarisateur scientifique qui a su allier une extraordinaire capacit smerveiller et chercher avec une habilet, galement remarquable, questionner et douter. Le titre du chapitre 12 indique clairement la nature de ce trait trs accessible: The Fine Art of Baloney Detection.

11. La lecture des deux ouvrages dAlbert Jacquard est indispensable: loge de la diffrence, Paris, Seuil, 1978, et Au pril de la science?, Paris, Seuil, 1982.

Introduction

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Quelques rfrences dautres manuels dintroduction gnraleA k touf, Omar, Mthodologie des sciences sociales et approche qualitative des organisations, Qubec, Presses de lUniversit du Qubec, 1990, 213pages. Sous-titr Une introduction la dmarche classique et une critique, ce livre passe en revue les lments fondamentaux du modle classique de recherche (dont Recherche sociale sinspire largement) et en propose une critique constructive. Dans sa deuxime partie, Aktouf dcrit un modle de recherche plus qualitatif et clinique. Il sagit dune lecture intressante qui jette un clairage diffrent sur le processus dacquisition de connaissances.

C ontandriopoulos, Andr-Pierre, Franois Champagne , Louise Potvin, Jean-Louis Denis et Pierre Boyle , Savoir prparer une recherche, la dfinir, la structurer, la financer, Montral, Gatan Morin, 1990, 196pages. Voici un court trait sur les aspects pratiques du droulement dune recherche sociale. Laspect formation de linformation y est presque compltement escamot, mais dautres sujets y sont analyss plus en profondeur. La facture du manuel est trs pratique et plaira l tudiant en manque de conseils immdiatement applicables.

L escarbeau, Robert, Maurice Payette et Yves Saint-A rnaud, Profession: consultant, Montral, Gatan Morin, 2003, 333 pages. Le chercheur situe souvent son action au sein dune organisation. Il doit alors se voir comme un agent de changement plac dans une dynamique et comme un dtenteur de pouvoir lintrieur dune structure de pouvoir. Le livre de Lescarbeau, Payette et SaintArnaud aide comprendre la place du consultant dans le processus de changement. Ce nest pas un livre sur la recherche sociale, mais cest une lecture importante pour le chercheur qui vise participer au changement.

Mucchielli, Alex, Dictionnaire des mthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin, 1996, 275 pages. Sur le modle du dictionnaire alphabtique, Mucchielli et ses collaborateurs transportent le lecteur de lacceptation interne et de lanalyse actancielle la vrification des implications thoriques et la vision du monde. Un peu sotrique parfois, cet ouvrage constitue cependant une source importante de rfrences aux concepts fondamentaux de la recherche qualitative. Il identifie aussi nombre dauteurs importants dans la discipline.

Chapitre

La sociologie de la connaissanceFranois-Pierre Gingras et Catherine CtIl ne faut point juger des hommes par ce quils ignorent, mais par ce quils savent et par la manire dont ils le savent. Vauvenargues

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Tout le monde fait de la recherche, souvent sans le savoir. Que ce soit un enfant qui scrute les placards pour dcouvrir o sont cachs les cadeaux de Nol ou une sociologue qui se penche sur lacculturation des immigrants, la vie de tous les jours se caractrise par une qute constante. Cest dailleurs cette envie de savoir, de connatre, de dcouvrir, qui a marqu lvolution humaine. La recherche vise mieux connatre la ralit, mieux comprendre cet univers dont nous faisons partie. Nous faisons de la recherche par curiosit ou par intrt, pour tre plus heureux aujourdhui ou pour prdire nos lendemains, afin de nous adapter un milieu humain stressant et un environnement menac ou plutt en vue de les transformer en profondeur. Tout comme le faisaient les premiers humains pour survivre, nous cherchons

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Franois-Pierre Gingras et Catherine Ct

amliorer notre sort, trouver une certaine forme de progrs1. Le savoir nest pas inn: toute connaissance sacquiert. La premire section de ce chapitre constitue un examen des modes dacquisition des connaissances. Nous possdons tous un bagage plus ou moins vaste, plus ou moins spcialis, plus ou moins juste de connaissances. Toutefois, depuis le xviie sicle, on distingue clairement les connaissances de type scientifique des autres types de connaissances. Une deuxime section de ce chapitre tente de cerner ce quon entend par science, par opposition au savoir ordinaire, tout en vitant la confusion entre la science et ses applications technologiques. Cela fournira loccasion de considrer certains cueils de la recherche scientifique. En traitant des principes mthodologiques de la recherche sociale, cet ouvrage postule le caractre scientifique dune telle dmarche. Il nest donc pas superflu dexaminer, dans une troisime section, la prtention des sciences sociales au titre de vraies sciences. Cest dailleurs loccasion de poser les fameuses questions de la place de la subjectivit dans la connaissance des phnomnes sociaux et de lexistence de lois du comportement humain. La recherche sociale, pour avoir valeur scientifique, doit sinspirer dune pense cohrente, dune faon de voir le rel qui prside lensemble de la dmarche entreprise. Nous concluons donc ce chapitre en insistant sur certains dfis poss par la recherche de la connaissance.

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Les

sources de connaissance

Nos connaissances ne sont le plus souvent que des reprsentations (ou images) imparfaites de la ralit. Nous nous fabriquons ces reprsentations partir de ce que les psychologues appellent des stimuli sociaux, cest-dire toute information disponible dans notre entourage: mdias, conversations, expriences personnelles, etc. Comme le nombre de ces stimuli dpasse largement notre capacit de discernement, nous construisons un cran perceptuel qui filtre les informations et exerce inconsciemment pour nous un choix parmi tous les renseignements intelligibles. Cest grce ce tri des informations que nous pouvons faire des choix rapides en situation de stress, comme lorsquun obstacle se dresse sur notre route. Cet cran limine non seulement les donnes qui ne prsentent gure 1. Cest cette qute du progrs qui pousse ltre humain toujours vouloir aller plus loin, ce qui est admirablement illustr dans le film de Stanley Kubrick, 2001: lodysse de lespace (2001: A Space Odyssey).

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dintrt, mais il peut aussi refouler les informations qui contredisent nos convictions. Notre cerveau fait donc un tri selon ce quil juge important et pertinent par rapport ce quil connat dj. Nous ne sommes donc pas neutres par rapport la ralit, nous la percevons diffremment selon notre exprience personnelle. Cest par exemple la raison pour laquelle une dispute au sein dun couple sera relate de manire bien diffrente selon le conjoint qui la raconte. Nos faons dapprendre dpendent donc de notre personnalit et correspondent aux types de rapports que nous entretenons avec la ralit. lchelle sociale, lespace occup par chacune des sources de connaissance permet de caractriser des personnes et des collectivits: on appelle traditionnelles certaines socits prcisment parce quelles sappuient sur les traditions et on dit, tort ou raison, des potes quils sont plutt intuitifs, des financiers quils sont plutt rationnels, des personnalits politiques quelles doivent leur succs leur exprience. Postulons ds le dpart quaucune de ces sources nest meilleure quune autre puisque chacune permet de connatre une partie de la ralit, ne serait-ce quimparfaitement.

1.1.La pratique, lexprience et lobservationLa connaissance acquise par la pratique est srement la plus ancienne faon dapprendre. Elle demeure pour ltre humain, ds sa naissance, la premire laquelle il a recours. Bon nombre de nos connaissances proviennent des sensations que nous prouvons, de nos expriences vcues et des observations que nous effectuons, par hasard ou de faon systmatique. Les journalistes qui couvrent une campagne lectorale cherchent prendre le pouls de la population en interrogeant des lecteurs, en assistant aux assembles politiques, en accompagnant des chefs de partis dans leurs tournes lectorales: ils en dgagent des connaissances quils transmettent au public par leurs reportages. Certains journalistes ayant vcu de prs des vnements dramatiques ont mme constitu des dossiers qui mritent dtre consults pendant longtemps2. En outre, on ne compte plus les personnalits politiques dont les mmoires constituent de prcieux tmoignages si subjectifs soient-ils sur leur poque, comme ceux de Ren Lvesque et de Pierre Elliott Trudeau3. Lengagement personnel nest pas ncessairement un obstacle une 2. Voir, par exemple, Jean-Claude Trait, FLQ 70: offensive dautomne, Montral, ditions de lHomme, 1970. 3. Ren Lvesque, Attendez que je me rappelle, Montral, Qubec/Amrique, 1986; Pierre Elliott Trudeau, Mmoires politiques, Montral, Le Jour, 1993.

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Franois-Pierre Gingras et Catherine Ct analyse rigoureuse, comme en tmoigne lanalyse quAndr dAllemagne fait du rle jou par le Rassemblement pour lindpendance nationale (RIN) dans les dbuts du mouvement indpendantiste au Qubec, en puisant abondamment dans son exprience comme prsident fondateur, candidat aux lections provinciales de 1966 et membre du comit excutif du RIN jusqu sa dissolution en 19684. Dans certaines sciences sociales, en particulier lethnologie, le travail social et la sociologie, on a parfois recours lobservation participante pour percevoir du point de vue des sujets de laction sociale ce qui ne pourrait ltre autrement5. Il existe dailleurs plusieurs exemples clbres de ce type de mthode de recherche. On peut rappeler le rapport du scientifique Jean Itard sur lenfant sauvage en 18066, ou encore louvrage Coming of Age in Samoa de lanthropologue engage Margaret Mead, qui fut prsent, en 1928, comme une longue enqute de terrain qui allait donner un clairage nouveau au passage de ladolescence7.

Le recours la pratique, lexprience et lobservation comme mode dapprhension du rel se situe dans un grand courant que lon nomme empirisme et que lon peut faire remonter aux sophistes de la Grce antique. Ces derniers cherchaient rassembler le plus de connaissances possible sur lvolution de la civilisation, notamment du langage, et sur linsertion harmonieuse des gens dans la socit: leurs yeux, le savoir, fond sur lexprience et lobservation, devait naturellement dboucher sur laction; ainsi, lducation avait ncessairement une fonction utilitaire. Lempirisme repose sur la perception que lon a de la ralit. Comme la bien montr Platon dans son allgorie de la caverne, o des hommes enchans ne peuvent voir que leurs ombres et simaginent que cest l tout ce qui existe8, il importe de distinguer lobjet rel (celui dont on recherche la connaissance) de lobjet peru par nos sens, qui semble bien rel mais qui nest pas toute la ralit. 4. Andr dAllemagne, Le R.I.N. de 1960 1963: tude dun groupe de pression au Qubec, Montral, Ltincelle, 1974. 5. Voir, par exemple, Marie Letellier, On nest pas des trous-de-cul, Montral, Parti-Pris, 1971, et Patrick Declerck, Les naufrags: avec les clochards de Paris, Paris, Plon (coll. Terre Humaine), 2001. 6. Il sagit du cas dun enfant qui visiblement aurait pass une partie de sa petite enfance en fort, loin de toute prsence humaine. Il fut dcouvert par des paysans et on demanda au mdecin et spcialiste de lapprentissage Jean Itard de lobserver. Le rapport fait tat des efforts pour duquer Victor, mais offre surtout un prcieux apport la psychologie infantile. Jean Marc Gaspard Itard, Rapport sur Victor de lAveyron, 1806, . 7. Margaret Mead, Coming of Age in Samoa: A Psychological Study of Primitive Youth for Western Civilisation, New York, W. Morrow, 1928, traduit sous le titre Adolescence Samoa dans Murs et sexualit en Ocanie, Paris, Pocket, 2006 [rdition dune premire dition franaise en 1963]. 8. Voir le dbut du livre VII de La Rpublique.

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Lintellectuel rvolutionnaire Pierre Vallires a cit son exprience au sein dune communaut religieuse lappui de sa dnonciation de lobscurantisme et de lexploitation incessante des masses qubcoises par lglise catholique pendant trois sicles9. De son ct, labb Grard Dion a plutt fait ressortir le caractre progressiste de nombreuses interventions de lglise, dont une laquelle il a lui-mme particip, lors dun conflit syndical qui branla le Qubec tout entier10. Les expriences de chacun conditionnent leur interprtation de la ralit.

Au-del de lexprience immdiate dun phnomne, lengagement intellectuel pour une cause stimule et limite la fois la connaissance quon peut acqurir de la ralit. Sappuyant sur lexprience et lobservation, lempirisme souligne de faon particulirement aigu la ncessit de prendre du recul face ce que nous cherchons comprendre et face notre perception de la ralit. Cest ce quon appelle aussi la rupture pistmologique. Le sophiste Protagoras11 semble avoir t lun des premiers philosophes de lAntiquit voir limportance du fait que la connaissance dpend la fois de lobjet connu et du sujet connaissant, en dautres mots, que la perception peut amener une personne connatre une chose dune certaine manire et une autre personne connatre la mme chose dune manire diffrente, peut-tre contradictoire mais tout aussi vraie. En sciences sociales, ce problme est dautant plus dactualit que lhumain est la fois le sujet et lobjet de la recherche; il sagit de personnes qui font de la recherche sur dautres personnes. Do, selon dabord Protagoras et plus tard Pyrrhon12, la ncessit de toujours faire preuve dun certain scepticisme face la ralit perue, quil sagisse de personnes, de choses ou dvnements. Do aussi limportance du doute mthodique prconis par Descartes13 et qui est la base de lesprit scientifique.

1.2.La tradition, lautorit et la modeNotre perception des choses est faonne par nos propres expriences, mais galement par la socit et la culture dont nous faisons partie. Nous sommes exposs ds notre tendre enfance des explications concernant lorigine de la vie, le fonctionnement de lunivers, le comportement des 9. Pierre Vallires, Ngres blancs dAmrique, d. revue et corrige, Montral, Parti-Pris, 1969, chap. 4 (rdit en 1979 par Qubec/Amrique). 10. Grard Dion, Lglise et le conflit de lamiante, p. 258, dans Pierre Elliot Trudeau, La grve de lamiante, Montral, Jour, 1970 (rdition de louvrage de 1956). 11. Platon, Protagoras, Paris, Mille et une nuits, 2006. 12. Marcel Conche, Pyrrhon ou lapparence, Paris, Presses universitaires de France, 1994. 13. Ren D escartes , Discours de la mthode, Paris, Vrin, 1964. Aussi disponible dans les Classiques des sciences sociales, .

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humains, etc. Nous avons habituellement de bonnes raisons de croire ces interprtations. Dune part, nous ne sommes gnralement pas en mesure de prouver quelles sont fausses et, dautre part, nous avons de toute faon confiance en ceux et celles qui nous les transmettent: parents, professeurs, matres spirituels, journalistes et experts de tout acabit en somme, tous ceux et celles qui savent ou prtendent savoir. Et puis, il y a ces traditions immmoriales qui font que personne (ou presque) ne songe mme remettre en question un certain savoir relay par chaque nouvelle gnration. La tradition, lautorit, la mode sont des sources de connaissances indirectes, contrairement la pratique, lobservation et lexprience personnelles. Lavantage de la tradition comme source de connaissances est videmment son caractre cumulatif: il nest pas ncessaire de toujours recommencer les recherches zro; il suffit dlargir le savoir. Mais le grand dsavantage de la tradition est son caractre conservateur qui, en ralit, freine la remise en question du savoir acquis. Par exemple, lorsque Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin se penchent sur le discours politique dominant au Qubec de 1944 1960, ils se heurtent linterprtation dominante qui prsente le Qubec dalors comme une socit traditionnelle; leur projet de recherche ne peut tre pleinement ralis sans que lon questionne les fondements de cette interprtation14. De son ct, Maurice Pinard a irrit bien des sensibilits en soutenant la thse que ce fut longtemps une lite, non la masse des Qubcois, qui souscrivait au nationalisme15, contrairement linterprtation dominante suivant laquelle le nationalisme, sous lune ou lautre de ses formes, a toujours t lun des principaux courants idologiques mobiliser les Canadiens franais en gnral et les Qubcois en particulier.

Malgr la force de la tradition, tout au long de notre vie, nous profitons de nouvelles connaissances souvent appeles dcouvertes. Comme presque chaque jour quelquun, quelque part, allgue quil vient deffectuer une nouvelle dcouverte, il ne faut pas stonner si lacceptation ou le rejet de cette dcouverte par la socit dpende souvent du statut du dcouvreur.

14. Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, La socit librale duplessiste, 1944-1960, Montral, Presses de lUniversit de Montral, 1994, p. 7. 15. Voir en particulier Maurice Pinard, La rationalit de llectorat: le cas de 1962, dans le recueil de Vincent Lemieux, Quatre lections provinciales au Qubec, 1956-1966, Qubec, Presses de lUniversit Laval, 1969, p. 179-196, ainsi que Maurice Pinard, Robert Bernier et Vincent Lemieux, Un combat inachev, Qubec, Presses de lUniversit du Qubec, 1997. Pour une rfutation, voir en particulier Pierre Drouilly, Indpendance et dmocratie. Sondages, lections et rfrendums au Qubec, 1992-1997, Montral, LHarmattan, 1997.

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Ainsi, au cours des annes 1950, on pouvait compter des milliers de catholiques qubcois qui coutaient quotidiennement le programme radiophonique La Clinique du cur o le pre dominicain Marcel-Marie Desmarais leur apprenait comment ordonner leur vie quotidienne selon les prceptes de lglise catholique. Citant des autorits mdicales et religieuses, il enseignait entre autres comment le recours des moyens autres que la continence dempcher la famille lsait dans leur me et dans leur corps tous les malheureux qui sy adonnaient16. Les premiers ridiculiser aujourdhui une telle soumission des enseignements dpasss sont parfois les plus nafs gobeurs des propos de nouveaux matres penser qui, pendant un temps, blouissent leurs adeptes avant dtre leur tour rejets dans lombre.

Si la tradition et lautorit, comme moyens dacquisition de connaissances, ont leurs avantages et leurs inconvnients, on peut dire la mme chose de lengouement pour certaines nouvelles faons daborder le rel. Le bhaviorisme, la biosociologie, la prospective, le no-marxisme, la cyberntique et le postmodernisme sont tous des exemples dapproches qui ont t la mode pendant une certaine priode et qui ont suscit un fervent enthousiasme chez certains partisans, mais dont on dcouvre maintenant les limites. Une telle ardeur initiale, par ailleurs, contribue favoriser lexploration de pistes de recherche indites ou sous-exploites et donc lavancement des connaissances, comme le suggre Nicos Poulantzas dans sa prface du livre dAnne Legar, Les classes sociales au Qubec17. La mode intellectuelle prend le contre-pied de la tradition en prvenant la sclrose du savoir. Mais elle risque aussi de chercher imposer ses nouveaux dogmes. En somme, linstar des modes vestimentaires, les modes intellectuelles font parfois perdre le sens de la mesure. Cela ne signifie pas quil faille rejeter davance les propositions douvrir de nouvelles portes sur la vrit. La sagesse consiste sans doute discerner les sources les plus fcondes, quitte passer de lune lautre au besoin.

1.3.LintuitionBon nombre de dcouvertes seraient, dit-on, le fruit du hasard, de limagination, de lintuition. Les exemples les plus souvent cits proviennent de la physique: la fin du xviie sicle, Denis Papin, voyant bouger le16. Cette expression est tire de Marcel-Marie Desmarais, Lamour lge atomique, Montral, Le Lvrier, 1950, p. 67. On retrouve les mmes ides dans les multiples volumes de la srie La clinique du cur, Montral, Le Lvrier, 1957-1958. 17. Anne Legar, Les classes sociales au Qubec, Montral, Presses de lUniversit du Qubec, 1977, p. VII.

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couvercle dune marmite chauffant dans ltre domestique, en aurait tir sa loi sur lexpansion des gaz; de son ct, Isaac Newton, voyant tomber une pomme dun pommier, en aurait conu la loi de lattraction universelle, lappliquant mme la gravitation de la Lune autour de la Terre. Dans notre quotidien, il nous arrive aussi de faire de petites dcouvertes sous le coup dune intuition. En sciences sociales, on parle dintuition comme source non systmatique de connaissance de nous-mmes, dautrui, des choses, des processus, des vrits fondamentales. Lintuition porte ncessairement sur certaines perceptions quon a de la ralit et ne saurait totalement exclure lexercice dun certain jugement combin une bonne dose dimagination. Sans prendre la forme dune analyse fonde sur un raisonnement rigoureux, lintuition dpasse la simple connaissance acquise par les sens. Dans un texte rdig au moment o la Rvolution tranquille commenait sessouffler, Claude Ryan, alors directeur du quotidien montralais Le Devoir, cherchait faire le point sur le pouvoir religieux et la scularisation au Qubec18. Sans suivre de dmarche sociologique rigoureuse, il constatait le glissement du pouvoir de lglise vers ltat. Opinant contre-courant des universitaires, Ryan considrait que ces changements structurels du pouvoir seffectuaient de manire plutt paisible et il rejetait intuitivement lhypothse que les changements rsultaient dune lutte de pouvoir entre lglise et ltat. Selon Ryan, la mdiation de lopinion publique jouait un rle dterminant dans ce transfert possible du pouvoir. Par ailleurs, sentant que le pouvoir de lide religieuse demeurait considrable parmi la population malgr la perte du pouvoir temporel de lglise, Ryan avait lintuition que les ides et la mentalit de la socit qubcoise allaient encore longtemps porter la marque dun certain conservatisme.

Si lintuition et limagination permettent une meilleure comprhension de la ralit, cest en gnral parce quelles saccompagnent dun intrt pour un objet de connaissance, dun bagage considrable dobservation ou dexprience et dune grande capacit raisonner sur ces faits. Des millions de personnes ont vu sagiter des couvercles de marmites et tomber des pommes; bien peu, comme Papin et Newton, en ont tir des lois physiques! Insensibles aux intuitions de Ryan, plusieurs auteurs qubcois ont regard la Rvolution tranquille sachever en posant le verdict dune complte mise au rancart des valeurs religieuses: souvent anticlricaux, ils prenaient leurs dsirs pour des ralits.

18. Claude Ryan, Pouvoir religieux et scularisation, Recherches sociographiques, vol. VIII, nos 1-2, janvier-aot 1966, p. 101-109.

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Toutes les intuitions ne sont pas corrobores par les faits observables. Au contraire, cest l un mode de connaissance fort fragile. Il faut particulirement se mfier des intuitions populaires au sujet de questions complexes. Le sens commun nest que le rsultat des prjugs et croyances propres lpoque de rfrence. Lhistoire regorge ainsi de cas o des chercheurs, faisant appel au sens commun plutt qu lesprit scientifique, refusrent de croire en lexistence de la girafe ou encore des mtorites19! En vrit, devant des problmes sociaux comme le viol, la dlinquance ou la pauvret, face des crises ou des vnements dramatiques comme des attentats terroristes, identifier les causes sur la base dintuitions impose ncessairement des limites srieuses la comprhension globale de ces phnomnes. En effet, que nous ayons lintuition de causes communes ne nous met pas ncessairement en mesure didentifier les liens entre [les crises humanitaires quont vcues] la Bosnie, le Rwanda, lAlgrie, le Guatemala, le Chiapas, le Kosovo, la Tchtchnie20. Pour rendre lintuition fconde, il faut laccompagner dun raisonnement rigoureux tout en chassant les prjugs.

1.4.Le raisonnementSil nous est possible daccrotre nos connaissances sur nous-mmes et notre environnement grce des sources directes comme la pratique, lexprience et lobservation ou grce des sources indirectes comme la tradition ou lautorit, il faut nanmoins reconnatre le caractre limit des acquisitions nouvelles quon peut faire par ces moyens. Il est conomique de tirer des conclusions au-del des observations, pour les appliquer des ensembles de phnomnes analogues. Il est essentiel de pouvoir de temps autre se dgager du carcan des traditions pour amliorer notre comprhension de lunivers et de la socit. Le raisonnement est une source de connaissance fonde sur la facult proprement humaine de saisir les rapports entre les choses et notamment les causes et les consquences des phnomnes observables. Le raisonnement se fait grce ce que les philosophes appelaient labstraction. Cest une source de connaissance indirecte, mais systmatique, qui nimplique pas la rvlation surnaturelle de certitudes invrifiables. En sciences sociales, deux types de raison nement doivent particulirement retenir notre attention: le raisonnement inductif et le raisonnement dductif.

19. Sur ce sujet, voir la leon 115 Raison et bon sens de Serge Carfantan, Philosophie et spiritualit, 2004, . 20. Monique Chemillier-Gendreau, Lhumanitaire en dbat: une loi commune tous, Le Monde diplomatique, juin 2000, p. 31.

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Le principe de linduction repose prcisment sur le raisonnement que si deux choses, faits ou caractristiques se trouvent sans cesse associs lorsquon les observe, ils sont probablement toujours associs si les mmes conditions prvalent. Et plus grand est le nombre de cas observs o les deux lments se trouvent associs, plus grande est aussi la probabilit de leur association en dautres occasions. Par exemple, pour revenir un classique de la logique en philosophie: si tous les hommes que jai rencontrs taient mortels, alors celui-ci lest probablement. Un nombre considrable dassociations entrane donc une probabilit trs leve, voire une quasicertitude, de la gnralisation quon effectue. On appelle cette conclusion une gnralisation empirique. En principe, elle ne doit pas souffrir dexception mais, paradoxalement, il est impossible de la prouver dfinitivement en faisant appel lexprience. En effet, le raisonnement inductif repose sur des probabilits, cest--dire sur des connaissances acquises grce une agrgation de rsultats, et, au mieux, elle ne propose donc que des quasicertitudes. Dans la mesure o il ny a pas, strictement parler, de certitude absolue dans une gnralisation empirique, on qualifiera alors dopinion vraisemblable notre croyance en cette gnralisation empirique si aucun fait port notre connaissance ne parvient en dmontrer la fausset. Notre opinion est videmment dautant plus vraisemblable que la gnralisation empirique fait lobjet de tests nombreux et varis qui tendent tous la confirmer. La constance des rapports entre religion et politique au Qubec au cours de la Rvolution tranquille et dans les annes qui ont suivi en constitue un exemple frappant: les lecteurs qui ont remis en question leurs valeurs et leur pratique religieuses ont eu davantage tendance appuyer le parti du changement et la souverainet du Qubec21. Si le raisonnement inductif prend racine dans les cas particuliers et aboutit des gnralisations dont on peut valuer la vraisemblance (mais non la certitude) par la confrontation dautres cas particuliers, le raisonnement dductif trouve sa source dans des formulations gnrales abstraites et universelles (parfois appeles lois gnrales) dont on tire des hypothses pour des cas particuliers. Tout raisonnement dductif part dune loi gnrale tablissant un rapport entre des concepts universels. Le raisonnement dductif, comme le philosophe Emmanuel Kant22 la21. Voir Franois-Pierre Gingras et Neil Nevitte, La Rvolution en plan et le paradigme en cause, Revue canadienne de science politique, vol. XVI, no 4, dcembre 1983, p.691-716, ainsi que deux textes recueillis par Jean Crte, Comportement lectoral au Qubec, Chicoutimi, Gatan Morin diteur, 1984: Andr Blais et Richard Nadeau, Lappui au Parti qubcois: volution de la clientle de 1970 1981 (p. 279-318) et Maurice Pinard et Richard Hamilton, Les Qubcois votent NON: le sens et la porte du vote (p. 335-385). 22. Voir ce sujet: Josiane Boulad-Ayoub, Fiches pour ltude de Kant, 1990, .

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dmontr, permet de partir de principes gnraux (ou axiomes) et den tirer des connaissances nouvelles (les conclusions). La recherche sociale entre en jeu pour vrifier les implications particulires des nouvelles connaissances, en tablissant dabord une hypothse gnrale dont il sagit ensuite doprationnaliser chacun des concepts. Dautres sections de ce manuel clairciront cette dmarche. Il importe ce moment-ci de raliser que le raisonnement dductif ne fait pas ncessairement appel au principe de la causalit. Le raisonnement permet en effet de trouver des explications causales ou encore associatives, selon quon fait lhypothse quun phnomne en entrane un autre ou lhypohtse que plusieurs phnomnes sont associs, sans que lun ne soit la cause ni lautre, leffet. On peut parfois tirer aussi bien une hypothse causale quune hypothse non causale de gnralisations empiriques construites partir de lobservation de parallles historiques. plusieurs reprises depuis la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements occidentaux, accapars par des conflits internationaux mettant en jeu leurs intrts conomiques, ont laiss lUnion sovitique intervenir avec force dans la sphre dinfluence occidentale. Ainsi, en 1956, les autorits sovitiques ont violemment rprim les manifestations nationalistes en Hongrie pendant que lattention de lOccident se portait sur une crise internationale au sujet de lassujettissement du canal de Suez par le gouvernement gyptien. On a observ la mme passivit occidentale lors des interventions sovitiques en Tchcoslovaquie (1968), en Afghanistan (1979), etc. En janvier 1991, on a assist un dploiement sans mnagement de larme sovitique dans les rpubliques baltes (en particulier en Lituanie) manifestant des vellits indpendantistes, la mme semaine o une large coalition dtats occidentaux attaquait lIrak pour forcer ce pays se retirer du Kowet; il ny a pas de relation causale vidente entre les deux vnements, mais il est tentant de croire quau Kremlin, on pouvait prdire la passivit relative de lOccident par la priorit que ses gouvernements semblent accorder au commerce international, lapprovisionnement en ptrole et lquilibre des zones dinfluence, plutt quaux liberts dmocratiques.

Dans la mesure o le raisonnement qui porte sur les phnomnes humains et sociaux implique un niveau danalyse plus abstrait que le simple recours la perception de nos sensations, il ne faut pas se surprendre de voir certains scientifiques laborer des modles trs abstraits de la ralit en vue denrichir sans cesse les connaissances. Les chapitres sur la thorie et sur la modlisation dmontreront le comment et le pourquoi de lutilisation des modles abstraits. Les diverses approches rationalistes possdent comme constante un double objectif dexplication et dorientation vers laction: dune part, les rationalistes cherchent expliquer un univers cohrent en termes de concepts et de rapports logiques entre ceux-ci; dautre part, ils aspirent

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ordonner la vie individuelle et sociale sur la base de principes universels et purement rationnels. Les comits ditoriaux des revues savantes tentent dliminer le plus possible les jugements de valeur qui biaisent les analyses de certains auteurs. Mais les implications concrtes de la logique des rationalistes apparaissent parfois incontournables. Emmanuel Kant va jusqu soutenir quil est irrationnel dimaginer des objets (et donc des causes) situs en dehors du temps et de lespace. Il limite par consquent le pouvoir de la raison (donc de la science) connatre le monde matriel (ce qui rejoint les proccupations des empiristes) et guider nos actions. Le chapitre 20 de ce manuel revient dailleurs sur toute la question de la rationalit et de lobjectivit scientifiques. Quant aux choses qui chappent lexprience humaine, Kant affirme quil faut toujours les aborder dun il critique et se mfier de la prtendue connaissance que daucuns croient en avoir, car pour chaque proposition (ou thse) quon puisse faire au sujet de leur nature, la raison pure permet daffirmer avec autant dassurance une proposition contradictoire (ou antithse). On retrouve donc chez Kant une charnire dans lvolution de la mthode dialectique. Dans la mme veine et sans doute paradoxalement aux yeux de certains, on discerne aussi chez Kant une charnire dans lvolution de la mthode positiviste. Le positivisme du pre de la sociologie, Auguste Comte23, nadmet en effet comme valables que les affirmations fondes sur lexprience des sens, soit directe, soit rsultant dun test empirique des consquences dduites logiquement des faits dexprience. Dans leur recherche de connaissances nouvelles, les positivistes sappuient sur le postulat que les donnes de la science sont les expriences des organismes (individus, groupes, structures sociales) ou les ractions (ou rponses) de ces organismes aux stimulations ou expriences de leur environ nement. Pour les connatre de faon objective, la mesure systmatique et la quantification se sont donc imposes assez tt comme offrant un gage de validit. linstar de Kant, un George A. Lundberg24, par exemple, rejette toute dfinition a priori de lessence des choses, prfrant les dfinir de faon opratoire daprs ce que lexprience peut en rvler. Cette approche favorise les dfinitions opratoires25 (comme celles quutilise Statistique

23. Auguste Comte, Cours de philosophie positive 1830-1842, . 24. George A. Lundberg, Foundations of Sociology, 1939, . 25. En ce qui a trait aux dfinitions opratoires, voir lintroduction de luvre majeure du pionner de la sociologie, mile Durkheim, Le suicide, 1897, .

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Canada dans le choix de ses indicateurs26) au dtriment des dfinitions conceptuelles. Cest pourquoi, par exemple, on dfinit souvent lintelligence par la mesure quon en fait dans un test de quotient intellectuel ou la pauvret par un seuil de revenu familial: les positivistes considrent inconnaissable lintelligence en soi et affirment que la pauvret est ncessairement quelque chose de relatif. Ce genre de raisonnement, trs pratique, peut facilement dgnrer en un dcoupage excessif dun phnomne en dinnombrables composantes puis sa reconstitution artificielle par la somme des diverses observations quon en a faites: dans ce processus, on peut facilement oublier la signification essentielle des phnomnes et confondre des concepts, comme lintelligence et les aptitudes scolaires. Qui plus est, les statistiques ne sont quun outil parmi dautres, aussi des statistiques sur la pauvret ne nous renseigneront pas sur lexprience de la pauvret au quotidien.

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Cest un besoin naturel des humains que de chercher savoir le pourquoi et le comment des choses, de vouloir prdire certaines caractristiques de lavenir. On connat la panique qui sempare des populations civiles lors de limminence de bombardements. On se rappelle la crainte rpandue de prendre lavion aprs les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Faute de comprendre notre milieu (facteur dordre humain) et notre environnement (facteur dordre cologique), faute dun minimum dassurance face ce que nous rserve le futur, faute enfin de pouvoir exercer quelque action claire sur nous-mmes et sur ce qui nous entoure, nous deviendrions vite des trangers, des alins.

2.1.Quest-ce que la science?Dans toutes les socits, le savoir procure ses dtenteurs un avantage sur les ignorants. Quon pense au chasseur qui a dcouvert la cache de son gibier, au mdecin qui a appris soigner les malades, la mcanicienne qui sait remettre les voitures en tat de marche, au sondeur qui prdit correctement un rsultat lectoral. La communication des connaissances parmi les membres dune socit reprsente naturellement un progrs de la civilisation. Nous avons dj mentionn comment le statut de la personne

26. Voir, par exemple, comment Statistique Canada dfinit ses concepts et variables, .

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qui dit possder une connaissance influence laccueil fait par la socit la connaissance en question. Dans une socit simple, il est beaucoup plus facile que dans une socit complexe dobtenir un consensus sur le statut des personnes connaissantes et donc aussi sur la valeur des connaissances quelles transmettent: on apprend vite qui est bon chasseur et il est facile de vrifier ses dires. Dans les socits simples, la population est gnralement restreinte et de culture homogne: on partage une mentalit, une langue, des croyances, des conventions27. Dans les socits complexes, les consensus sont plus difficiles obtenir. Non seulement chacun ne peut-il connatre tout le monde, mais la culture tend en outre se fragmenter: les mythes eux-mmes ne font plus consensus, ils se font concurrence! qui, par exemple, doit revenir le pouvoir de gouverner? Au plus fort ou au plus riche? Au fils an du roi ou llue du peuple? Au choix de loracle ou de la junte militaire? Qui croire et que croire? Certaines interrogations (notamment sur le rle de ltat dans nos socits) se font si pressantes quAndr Vachet nhsite pas parler du dsarroi [] de lensemble de la pense sociale et politique de notre temps28. Si lon estime dsirables, dune part, la connaissance qui permet de minimiser certaines incertitudes et, dautre part, la diffusion de cette connaissance, alors un terrain dentente stablit. En dautres termes, une dmarche universellement acceptable et universellement reconnue comme valide constitue un pralable la communication universelle des connaissances: ce quon appelle la science est un savoir qui repose sur des conventions. Le chapitre 20 de ce livre en tmoigne. La convention premire qui confre une connaissance son caractre scientifique, cest quon puisse rpter, en quelque sorte, la dcouverte: refaire lobservation, reprendre le raisonnement, confronter de nouveau lhypothse aux faits. Cest ce quon appelle la reproductibilit. Le phnomne unique observ ou vcu par une unique personne ne peut donc tre lobjet dune connaissance scientifique: les expriences mystiques individuelles en sont un exemple29. Les phnomnes prsentant un caractre rptitif ou au moins une certaine dure,

27. Il en va de mme chez certains groupes trs homognes o le contrle social sexerce avec intransigeance, comme la communaut juive hassidim montralaise ou encore des groupes de motards comme les Hells Angels. 28. Lidologie librale: lindividu et sa proprit, 2e d., Ottawa, Presses de lUniversit dOttawa, 1988, p. 13 29. Au plus fort de la guerre du Golfe en 1991, Saddam Hussein avait dclar que Dieu lui tait apparu en songe et lavait assur de sa victoire contre les forces occidentales cherchant librer le Kowet de linvasion irakienne. Mis part le fait que cette victoire ne sest pas ralise, il est impossible de savoir scientifiquement si le dictateur irakien a rellement eu ce songe ou bien sil la invent des fins de propagande.

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observables par plusieurs, offrent la recherche scientifique un menu de choix, mais se prtent aussi davantage au savoir ordinaire que les phnomnes rares, obscurs, complexes. Principalement cause de leur intrt pour des phnomnes moins facilement comprhensibles par un grand public, les personnes ayant une formation pousse dans lune ou lautre branche du savoir ont, au cours des sicles, fix des conventions et tabli des critres dacceptation ou de rejet des nouvelles connaissances. Dans la mesure o ces conventions et ces critres font lobjet dun consensus parmi les savants, la science nest que ce que les savants sentendent pour croire quils savent, cest--dire lensemble systmatis des connaissances partages une poque par les scientifiques dans leurs disciplines respectives. Lhistoire des progrs de la science et de laccumulation du savoir est si charge de rejets dinterprtations autrefois tenues pour des vrits que les gens de science en sont venus assez tt faire preuve de scepticisme lgard de leur propre savoir. Cest pourquoi, sans ncessairement se rclamer de Pyrrhon, le premier des grands philosophes sceptiques de lAntiquit grecque, qui niait quune personne pt atteindre la vrit, les gens de science pratiquent le doute mthodique cher Descartes: douter de ce qui parat douteux et sinterroger sur les prtendues certitudes. Certaines vrits rejetes ont cependant la vie dure: bien des gens croient encore aujourdhui que la vitesse de chute des corps est directement proportionnelle leur masse, comme lavait affirm Aristote; ainsi, ce manuel, chapp par mgarde, tomberait environ quatre fois plus vite que le Guide dlaboration dun projet de recherche de Gordon Mace et Franois Ptry (Qubec, Presses de lUniversit Laval, 2000)! On peut facilement vrifier quil nen est rien. On doit Galile davoir remis en cause bien des connaissances acquises mme si cela lui valut lexcommunication par lautorit papale.

La satisfaction des scientifiques dpend souvent de leur capacit prdire des phnomnes daprs lobservation de la rgularit dautres phnomnes, tout en saccordant une marge de manuvre pour tenir compte des impondrables: selon quon est optimiste ou pessimiste, on parlera de degr de confiance ou de marge derreur. La science est la fois probabiliste et dterministe. Le dterminisme de la science implique que tout phnomne est susceptible dtre expliqu de faon rationnelle, mais il ne prtend jamais que toutes les explications sont actuellement connues: le dterminisme amne donc prdire des comportements probables, mais il nexclut pas la possibilit que des personnes ne se comportent pas comme on a prdit. La prdiction consiste faire lhypothse dun vnement futur en se fiant aux donnes observables du pass ou du prsent, tandis que la

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prdestination constitue une doctrine fataliste qui pose que certains vnements se produiront invitablement parce quune volont surnaturelle en a dcid ainsi. Les scientifiques naffirmeront jamais que lavenir politique du Qubec ou de la Palestine dpend de la volont divine! Quant lutilisation pratique et concrte des connaissances scientifiques, elle relve de la technologie et non de la recherche scientifique. Il faut dissiper une quivoque frquente entre science et technologie. Cest la technologie ou la matrise des applications des rsultats de recherches qui prside aux lancements fructueux de navettes spatiales ou au droulement idoine des sondages dopinion. Les ralisations de la science les plus remarques du grand public sont en gnral des produits de la technologie. Une quipe scientifique devrait idalement tre en mesure dutiliser toute la technologie sa disposition en vue de poursuivre des recherches plus pousses. Mais la technologie progresse si rapidement quil est bien difficile de se mettre son pas: bien des universitaires en sciences sociales, par exemple, ne ralisent pas encore les ressources inoues mises leur porte par les simulations informatises. Quant aux technologues, il faut parfois dplorer leur manque de formation en recherche fondamentale: le sondage le mieux orchestr peut passer ct de lessentiel dun phnomne social et un usage inconsidr des tests dintelligence peut mener des mprises sur les capacits mentales des personnes. Nous reviendrons plus loin sur la ncessaire pertinence de la science.

2.2.Les contraintes de la recherche scientifiqueQuiconque aspire sadonner la recherche