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MÉTIERS ET PROFESSIONS DE L'URBANISME : L'INGÉNIEUR, L'ARCHITECTE ET LES AUTRES Maurice Blanc ERES | Espaces et sociétés 2010/2 - n° 142 pages 131 à 150 ISSN 0014-0481 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2010-2-page-131.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Blanc Maurice, « Métiers et professions de l'urbanisme : l'ingénieur, l'architecte et les autres », Espaces et sociétés, 2010/2 n° 142, p. 131-150. DOI : 10.3917/esp.142.0131 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 13/03/2013 16h46. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 13/03/2013 16h46. © ERES

Métiers et professions de l'urbanisme : l'ingénieur, l'architecte et les autres

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MÉTIERS ET PROFESSIONS DE L'URBANISME : L'INGÉNIEUR,L'ARCHITECTE ET LES AUTRES Maurice Blanc ERES | Espaces et sociétés 2010/2 - n° 142pages 131 à 150

ISSN 0014-0481

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2010-2-page-131.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Blanc Maurice, « Métiers et professions de l'urbanisme : l'ingénieur, l'architecte et les autres »,

Espaces et sociétés, 2010/2 n° 142, p. 131-150. DOI : 10.3917/esp.142.0131

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© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Gilles Verpraet, Les professionnels de l’urbanisme. Socio-histoire des sys-tèmes professionnels de l’urbanisme, Paris, Economica/Anthropos, 2005,226 p.Véronique Biau et Guy Tapie (sous la dir. de), La fabrication de la ville.Métiers et organisations, Marseille, Parenthèses, 2009, 222 p.Olivier Chadoin, Être architecte : les vertus de l’indétermination. De lasociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel,Limoges, 2007, Presses universitaires, 384 p.Gilles Jeannot, Les métiers flous. Travail et action publique, Toulouse,Octarès, 2005, 166 p.

Haroun Jamous (1969) a été en France un des pionniers de la sociologiedes professions médicales avec l’étude de la réforme du système hospitalo-universitaire. Il a publié un texte très stimulant mais passé inaperçu, danslequel il compare les figures professionnelles du médecin et de l’architecte-urbaniste, montrant qu’ils luttent pour obtenir la maîtrise d’une activité, res-pectivement la santé et l’aménagement des villes (Jamous et Verdès-Leroux,

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1973, p. 107). Face à la concurrence d’intrus (rebouteux et psychologuespour les premiers, ingénieurs et médecins hygiénistes pour les seconds), ilsdéveloppent diverses stratégies pour constituer un monopole.

Les ingénieurs sont des concurrents redoutables pour les architectes-urbanistes car ils se présentent à la tête d’une équipe pluridisciplinaire d’amé-nagement et ils prétendent apporter ainsi une réponse scientifique auxbesoins des habitants ; ils dénigrent les architectes-urbanistes comme des« artistes » indifférents aux préoccupations de la vie quotidienne. Pourcontrer cette offensive, les architectes-urbanistes font comme les médecins :ils cherchent à neutraliser leurs rivaux potentiels en constituant eux aussi deséquipes pluridisciplinaires. Mais ils se réservent la synthèse, donc le pou-voir ; les autres disciplines sont maintenues dans un rôle d’auxiliaires. Lesouvrages ici réunis montrent que, quarante ans plus tard, ce schéma restevalable pour l’essentiel.

Longtemps membre du comité de rédaction de la revue, Michel Marié,davantage connu des lecteurs d’Espaces et sociétés, fait la distinction trèsutile entre l’aménagement et le ménagement, les considérant comme deuxmodalités, à la fois complémentaires et opposées, d’intervention sur l’es-pace : « L’idée de ménagement s’est construite au contact des aménageurs, enréaction au caractère souvent autocratique et peu démocratique de leursméthodes. […] Tendu vers l’action, souvent en position d’urgence, l’aména-geur a tendance à agir par procuration, à se substituer aux groupes sociauxpour lesquels il travaille. Ménager au contraire est faire le plus grand cas dusujet-objet, de celui pour qui on aménage » (Marié, 1989, p. 199).

La rhétorique du développement durable prétend réconcilier l’économie,l’écologie et le social. Elle prétend en particulier introduire la qualité de viedans la fabrique de la ville (Hamman et Blanc, 2009, p. 185). La coupureentre aménagement et ménagement devrait donc s’atténuer. Les ouvragessélectionnés montrent qu’elle persiste. À l’exception des « métiers flous » deGilles Jeannot, les professionnels de l’urbanisme sont d’abord des fabricantsde la ville, au sens « dur » (et non « durable ») de « la production de l’es-pace » dans les années 1960 (Lefebvre, 2000). Le ménagement apparaîtabsent de leurs préoccupations. Il faudra discuter en conclusion s’il s’agitd’un reflet fidèle de la réalité ou si les chercheurs ont été victimes d’uneerreur de focale, restant prisonniers des frontières tracées par les professionselles-mêmes.

*

Avec Les professionnels de l’urbanisme. Socio-histoire des systèmesprofessionnels de l’urbanisme (2005), Gilles Verpraet offre la synthèse devingt ans de recherches sur les métiers et les professions de l’urbanisme, à lalumière de la Sociologie des professions (Dubar et Tripier, 1998). Il a réalisé

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de nombreuses études, dont un questionnaire approfondi administré à unéchantillon de deux cents personnes. Les résultats sont enrichis par des éclai-rages historiques et des comparaisons avec les pays voisins. La thèse centralede l’auteur est que, si l’urbanisme comme pratique professionnelle est beau-coup plus ancien, les métiers et les professions se sont constitués en Francependant la Seconde Guerre mondiale et qu’ils sont passés par trois grandesétapes.

La première va de 1940 à 1960 ; elle est liée à la croissance urbaine et àsa prise en charge par l’État central. Cette période a deux caractéristiques quise cumulent : d’une part la croissance urbaine et l’extension rapide de l’ur-banisation (grands ensembles, villes nouvelles, infrastructures, etc.) ; d’autrepart la prise en charge de cette politique urbaine par l’État central, qui a créépour cela le ministère de l’Équipement en 1966. Le modèle professionnel quis’élabore est clairement un modèle expert qui s’inspire de l’organisation« scientifique » du travail dans l’industrie : la conception, prise en charge parles ingénieurs des Ponts et Chaussées, est dissociée de l’exécution, confiéeaux ingénieurs des Travaux publics. C’est aussi un modèle « keynésien »(p. 29) car la planification urbaine est une affaire d’État et les ingénieurs desPonts et Chaussées prétendent défendre, à long terme, l’intérêt général contreles intérêts particuliers. La figure du « despote éclairé », incarnée par le baronHaussmann (préfet de police et urbaniste de Paris sous le Second Empire),sert de référence. Même s’il ne faut pas sous-estimer l’importance du régimede Vichy, qui a créé en 1943 le corps des urbanistes de l’État (p. 24), il seraitsans doute plus pertinent de faire démarrer cette période à la fin, et non audébut, de la Seconde Guerre mondiale.

La deuxième étape, les années 1970 et 1980, est marquée par deux rup-tures : d’abord, la crise économique qui entraîne le ralentissement de la crois-sance urbaine et une nouvelle politique urbaine qui passe de la constructionnouvelle à la réhabilitation de l’existant (quartiers anciens et grandsensembles) ; mais aussi la décentralisation qui entraîne la montée en puis-sance des collectivités territoriales et des intercommunalités dans la politiqueurbaine. Cette reconfiguration provoque un nouveau positionnement des pro-fessionnels : la figure principale n’est plus celle de l’ingénieur, mais celle del’architecte. D’après un recensement de 1979, on comptait parmi les profes-sionnels de l’urbanisme 40 % d’architectes, 33 % de diplômés de scienceshumaines et sociales et 16 % seulement d’ingénieurs (p. 38). Qu’ils exercenten libéral ou qu’ils entrent dans la fonction publique territoriale, ces profes-sionnels se rapprochent des élus locaux. Tout en se prévalant de leur exper-tise technique, ils ajoutent l’écoute et la médiation à leur palette decompétences, pour réaliser « un urbanisme de transaction » (p. 16). Le projeturbain passe par des arbitrages et des compromis. Il se négocie entre les dif-férents intervenants et, au moins en théorie, avec le destinataire final, lapopulation. Il y a donc deux niveaux de médiation : la médiation entre inter-

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venants institutionnels pour la coordination de l’action ; la médiation avec leshabitants, pour une coproduction du projet (p. 42).

La troisième étape, des années 1990 à aujourd’hui, voit ces tendancess’amplifier. Mais il y a deux faits nouveaux : dans une logique de marché, laplace des acteurs publics se réduit au profit des acteurs privés. Dans les par-tenariats public-privé, la coordination de l’action et la médiation institution-nelle deviennent des enjeux essentiels pour les professionnels del’urbanisme. Par ailleurs de nouvelles fonctions s’ajoutent à leurs fonctionstraditionnelles : ils ne sont plus seulement des aménageurs de l’espace, ilsdeviennent des développeurs qui doivent veiller à ce que les zones d’activi-tés économiques qu’ils réalisent se remplissent (p. 59), que le lien social serenforce dans les quartiers en développement social urbain et que partout ledéveloppement soit « durable ». G. Verpraet observe que, confronté à cestransformations, le système professionnel se réorganise mais freine l’émer-gence de nouveaux métiers dans ce champ. Un nouvel équilibre entremodèles experts et modèles médiateurs se cherche, entre la technique et ladémocratie. « Le conseil aux communes n’est pas un simple prolongement duprojet architectural, mais une formule mixte associant les exigences de pro-grammation et les exigences de maîtrise d’œuvre » (p. 145). L’hybridation estau cœur du processus : l’ingénieur se positionne sur le pôle technique, l’ar-chitecte davantage sur le pôle esthétique et sensible, mais tous les deux pré-tendent détenir l’ensemble des compétences et ils sont en concurrence pourréaliser la synthèse et la médiation. On le voit dans les Agences d’urbanisme,équipes pluridisciplinaires souvent dirigées par un ingénieur des Ponts etChaussées, quelquefois par un architecte.

Il y a une rupture entre le cœur de l’ouvrage et les deux derniers chapitresqui analysent les deux transformations majeures aujourd’hui : d’abord, l’urba-nisme devient un carrefour où se croisent les politiques économiques, sociales,de transport, etc. On passe à un « urbanisme de différenciation ». Ensuite l’ur-banisme, entrant dans la logique du marché et du partenariat public-privé,devient un « urbanisme négocié ». L’auteur évoque vaguement quatre étudesde cas (Lille, Nantes, Poitiers et Sèvres, p. 148), où l’arrivée du TGV et/ou del’autoroute entraîne un déplacement du projet urbain. L’accent est mis sur lestransformations du contexte mais le fil directeur, l’impact sur les métiers, estoublié. Il y a bien des listes de nouveaux métiers : développeur économique,« ensemblier » dans les grands projets (p. 162), ou « chargé d’opération Habitatet vie sociale (HVS) » en 1977, devenu « chef de projet Développement socialdes quartiers (DSQ) » en 1981, puis « coordinateur des politiques de la ville »(p. 176). Il y a une seconde liste de métiers existants qui se transforment :police de proximité, travail social, animation, etc. (p. 177). Mais la « reconfi-guration des systèmes professionnels » (p. 182) reste hors champ. Ce défaut estflagrant dans la conclusion, « Socio-histoire des systèmes professionnels etsocio-genèse de l’action urbaine », qui vise à monter en généralité : elle fait la

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genèse de l’action urbaine et l’histoire de la sociologie des professions, enoubliant le système professionnel de l’urbanisme.

Sauf erreur, G. Verpraet propose la première synthèse systématique surles métiers et les professions de l’urbanisme en France. Son ouvrage a lesqualités et les défauts d’un texte pionnier : il rassemble beaucoup de donnéesdispersées et il les organise dans un ensemble discutable, mais qui a le mérited’exister et de permettre d’avancer. L’auteur est évidemment plus à l’aisepour analyser le passé que le présent car, faute de recul suffisant, il est tou-jours difficile d’analyser ce qui est en cours. Mais il a le grand mérite demettre en évidence la tension structurante entre le modèle expert, proche dupôle aménagement, et le modèle médiateur, proche du pôle ménagement, ten-sion que l’on retrouve dans tous les ouvrages ici regroupés.

*

L’ouvrage collectif coordonné par Véronique Biau et Guy Tapie, Lafabrication de la ville. Métiers et organisations (2009), pénètre davantagedans les coulisses et analyse les relations conflictuelles entre les différents« partenaires » de l’aménagement urbain. Au chapitre 4, Viviane Claude pro-longe son étude historique passionnante sur les pratiques professionnelles del’urbanisme (Claude, 2006). Elle montre que la figure pionnière du médecinau XIXe siècle, en tant que spécialiste de l’hygiène et de la santé publique, acédé le pas au cours du XXe siècle à trois figures professionnelles majeures :l’architecte, l’ingénieur et le géomètre. L’ensemble des contributions montreque ce dernier métier n’a pas réussi à s’imposer. Dans la seconde moitié duXXe siècle, un processus de bipolarisation oppose les architectes aux ingé-nieurs, mais ils s’allient pour faire efficacement barrage à l’entrée de nou-velles professions et/ou les cantonner dans les marges, confirmant sur cepoint l’analyse de G. Verpraet.

La première partie présente trois défis qui devraient amener ce petitmonde professionnel à changer, alors qu’il n’en a pas envie et qu’il résiste :l’injonction à la participation des habitants, l’injonction à la constructiondurable et les nouvelles règles du jeu introduites avec les partenariats privé-public (PPP, en français comme en anglais). Marie-Hélène Bacqué fait uneexcellente synthèse sur les enjeux, les formes et les ambiguïtés de l’urba-nisme de participation (chap. 1). Elle pointe que « le milieu professionnel etuniversitaire français reste encore très imperméable aux théories de l’urba-nisme participatif ou délibératif » (p. 25). À la différence des États-Unis, l’urbanisme participatif n’a pas débouché en France sur de nouvelles décli-naisons professionnelles (ce fut l’un des premiers métiers de Barack Obamadans les ghettos de Chicago et il lui a ouvert bien des portes !). M.-H. Bacquédistingue aussi le savoir d’usage des habitants ordinaires et l’expertisecitoyenne développée par des militants qui sont souvent des professionnels

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(en activité ailleurs, ou retraités) ; ils mettent leurs compétences au serviced’une posture critique de contre-expertise, mais le débat continue à se dérou-ler entre initiés.

Éric Henry et Marie Puybaraud comparent le développement de la« construction durable » en France, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas(chap. 3). Ils montrent comment il remet en cause à terme la division du tra-vail entre professions. La distance entre architectes et ingénieurs s’estompe,ainsi que celle entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage, ou encore entreprojet et programme. Pour autant, en France, la plupart des architectes faisantde la haute qualité environnementale se contentent d’associer un ingénieurthermicien cantonné aux aspects techniques. Élisabeth Campagnac compareelle aussi la France et la Grande-Bretagne, mais en matière de PPP (chap. 2).Elle analyse deux projets qui s’inscrivent dans cette nouvelle procédure : lacréation d’un hôpital à Manchester et celle d’une plateforme logistique àDijon, pour la pharmacie des hôpitaux publics. Dans les deux pays, onobserve une privatisation de la maîtrise d’ouvrage et une mutation des règlesdu jeu. Les pouvoirs publics ne sont plus les donneurs d’ordre, ils deviennentle client du consortium réalisé pour la réalisation du projet. L’État est amenéà formuler une commande claire et à entrer dans un « dialogue compétitif »permanent. L’ensemble des intervenants traditionnels, architectes en tête, faitl’apprentissage de nouvelles règles du jeu ; de nouveaux intervenants fontirruption : les banques, les consultants juridiques et financiers, etc. Mais lesformes émergentes ne sont pas encore stabilisées et elles restent difficiles àcerner.

La seconde partie analyse divers volets des transformations profession-nelles en cours : l’histoire de leur structuration au cours du XXe siècle, lesenjeux identitaires de la mise en place d’un office de qualification des urba-nistes, l’introduction de la programmation dans l’architecture puis dans l’ur-banisme et, enfin, l’émergence de professions nouvelles mais cantonnées à lamarge, comme le concepteur sonore ou le concepteur lumière. Poursuivant larecherche déjà évoquée, V. Claude montre comment la longue durée permetde comprendre les enjeux du présent (chap. 4). Elle fait ici un découpagechronologique un peu différent de celui de son ouvrage de 2006, en distin-guant deux grandes périodes : 1900-1930, lorsque les bonnes relations avecl’Administration centrale et/ou avec les élus locaux étaient plus importantesque le titre détenu par « l’homme de l’art ». Après la Seconde Guerre mon-diale, la période 1940-1975 voit l’État s’installer en chef d’orchestre de larationalisation des métiers. V. Claude conclut que l’aspiration à une défini-tion claire de la profession d’urbaniste est peut-être un combat d’arrière-garde, rejoignant Gilles Jeannot sur le caractère irréductiblement « flou » dece métier (voir ci-dessous).

V. Biau montre que la mise en place d’un office de qualification desurbanistes est certes une tentative de « faire le ménage », mais qu’elle répond

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surtout à une quête identitaire (chap. 5). Même si les urbanistes prétendentavoir « tué le père » en supprimant le trait d’union entre architecte et urba-niste (p. 81), la moitié des urbanistes qualifiés sont architectes. On mesurel’écart entre le discours d’ouverture aux non-architectes et la réalité en com-parant avec les chiffres donnés par G. Verpraet (ci-dessus) : de 40 % d’archi-tectes en 1979, on est passé à la moitié en 2005. L’examen des dossiers descandidats ajournés ou refusés fait apparaître en creux une définition malthu-sienne du cœur de métier : pour être qualifié, il faut un profil proche de ceque V. Biau appelle ironiquement « PLUtiste », c’est-à-dire en charge d’unplan local d’urbanisme (PLU), ou encore chargé d’études urbaines. Les pay-sagistes, géomètres et ingénieurs sont regardés de travers.

Nathalie Mercier et Jodelle Zetlaoui-Léger étudient l’émergence de laprofession de « programmiste » (chap. 6). Elle s’est développée après la loide 1985 sur la maîtrise d’ouvrage publique, qui dissocie la programmation etla conception. La programmation concerne principalement les équipementspublics et elle est une démarche d’aide à la décision qui clarifie la commande,vise à répondre aux attentes du maître d’ouvrage, identifie les « besoins » desusagers que le concepteur devra prendre en compte, tout en assurant lecontrôle technique et financier du projet. La programmation architecturale estla plus courante et elle offre une opportunité de reconversion aux architectesen chômage. La programmation urbaine est plus rare. Les programmistesconstituent ainsi une profession fragile, prise en tenaille entre la figure tuté-laire de l’architecte d’un côté et les transformations du marché des études del’autre. Sandra Fiori et Cécile Regnault présentent deux groupes profession-nels émergents qui ont des points communs et des différences sensibles : lesconcepteurs sonores et les concepteurs lumière (chap. 7). Ils sont marginauxet fragiles : le concepteur lumière est un artisan, alors que le concepteursonore est un double actif, avec une activité principale de compositeur oud’acousticien. Le concepteur lumière a un référentiel artistique (la mise enscène et l’enchantement du monde) mais il s’appuie sur un socle techniquefort et il met en place des dispositifs relativement pérennes. Le concepteursonore ne dispose pas de ce socle, la référence musicale est dominante et sesproductions sont nécessairement éphémères. La faiblesse de ces nouveauxvenus fait paradoxalement leur force : ils sont bien tolérés tant qu’ils restentmarginaux et ne menacent pas l’hégémonie des professions établies.

La troisième partie analyse les dynamiques qui bousculent à la fois l’or-ganisation interne des professions chargées de « fabriquer » la ville et lesrelations entre ces professions, condamnées à une « coopération concurren-tielle », voire conflictuelle. Pour Fabrice Bardet, Lyon est une illustrationexemplaire de ces transformations (chap. 8). Dans les années 1950, la traver-sée autoroutière de la ville et le percement du tunnel de Fourvière étaient« l’enfant chéri » du ministère de l’Équipement et du corps des ingénieurs desPonts et Chaussées. Mais le projet initial d’échangeur à la sortie du tunnel a

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suscité de telles oppositions qu’il a fallu faire appel à des architectes locauxpour trouver des compromis acceptables. L’État central a commencé à perdrele monopole de l’expertise urbaine et cet événement est précurseur de deuxdynamiques qui se renforcent mutuellement : avec la décentralisation, lamontée en puissance des villes et des intercommunalités dans la définition deleur urbanisme ; les agences d’urbanisme, qui étaient « le cheval de Troie »du ministère de l’Équipement dans les villes, s’émancipent et apportent auxvilles une capacité de contre-expertise. C’est en même temps le recours à des« experts entrepreneurs » (p. 126) : avec la délégation de service public à desconcessionnaires privés (gestionnaires de parkings, services de l’eau, etc.),l’expertise urbaine rentre de plain-pied dans la logique de marché. À partir dequatre études de cas (Toulon, Le Mans, Bordeaux et Valenciennes), PatriceGodier étudie les relations interprofessionnelles dans la création de lignes detramway (chap. 9). Apparemment, le tramway est un objet technique et ils’inscrit dans la logique industrielle des ingénieurs transport. En réalité, ilsdoivent composer avec des architectes, urbanistes, designers et paysagistes.Toutes ces professions doivent faire un apprentissage collectif de la coopéra-tion et, dans certains contextes locaux, les ingénieurs n’ont pas le derniermot, en particulier lorsque les architectes locaux entretiennent de bonnesrelations avec les élus.

Nadia Arab et Alain Bourdin s’intéressent à la « commande » d’espacepublic à Genève, Lille, Nantes et Strasbourg (chap. 9). Eux aussi constatentdes transformations rapides : la maîtrise d’œuvre et la conception sont deplus en plus souvent externalisées. Les services de la ville ou de l’intercom-munalité conservent la maîtrise d’œuvre, mais elle change de nature : il s’agitmaintenant de passer commande et de superviser le bon déroulement desdiverses opérations menées conjointement. Les services sortent pour cela deleur logique traditionnelle de gestion et de maintenance, passant à la logiqueplus risquée de l’intervention. « (À Strasbourg) les structures de montage etde pilotage des projets d’aménagement d’espaces publics sont très précisé-ment définies » (p. 149). À l’inverse, « à Nantes, les structures bougent sanscesse. […] La culture de l’action publique nantaise accorde plus d’impor-tance à la mobilisation autour de projets qu’à l’organisation » (p. 150). Lesauteurs concluent sur la complexité de la commande d’espace public, « quicorrespond à l’interaction permanente de problèmes, d’échelles spatiales etde temporalités très différentes, avec une diversité d’acteurs et de savoirsmobilisés qui n’est pas évitable » (p. 150). Mais cette complexité est aggra-vée par une complication institutionnelle qui, elle, pourrait être atténuée !Enfin, Michael Fenker étudie les formes de coopération dans la maîtrised’ouvrage à partir de trois cas très différents : la restructuration de la Courd’appel de Bordeaux, la construction du Centre hospitalier régionald’Annecy et le Technocentre Renault à Guyancourt (chap. 11). Il souligneque la coopération entre des professions aux logiques différentes traverse

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nécessairement des crises et qu’il faut construire des situations de confiancepour les surmonter. Il faut pour cela une bonne dose de « savoirs relation-nels » et on les trouve quelquefois chez les représentants des utilisateurs : lemagistrat délégué à l’équipement pour la Cour d’appel, le président de lacommission médicale pour l’hôpital. Les utilisateurs et clients, souventconsidérés comme non experts ou « profanes », ont acquis par l’expérienceune compétence qui leur permet d’intervenir à bon escient. Le « triangle »expérience-compétence-expertise est d’une grande complexité (Trépos,1992).

Les deux coordinateurs de l’ouvrage offrent en conclusion une remar-quable mise en perspective sur la coopération entre professions dans ce qu’ilsappellent la fabrication de la ville, mais aussi « la production architecturale,urbaine et constructive » (p. 201). Ils relèvent d’abord qu’en France cette pro-duction voit l’affrontement de deux figures professionnelles complémen-taires et opposées : l’architecte au pôle esthétique et l’ingénieur au pôletechnique. Mais ces deux professions s’unissent pour maintenir les intrus à lapériphérie : le paysagiste et le concepteur sonore pour le pôle esthétique, leprogrammiste et le concepteur lumière pour le pôle technique, même si lafrontière est poreuse et arbitraire. Curieusement, en dehors du chapitre deV. Biau, il est peu question des urbanistes, dans la conclusion comme dansl’ouvrage. V. Biau et G. Tapie soulignent que la coopération interprofession-nelle a besoin d’animateurs et de « passeurs », ce qui suppose des compé-tences relationnelles. Mais la question de la professionnalisation de cescompétences reste ouverte : même s’il y a place pour quelques sociologues-consultants « pointus », les auteurs suggèrent que les meilleurs médiateurssont des professionnels reconnus pour leurs compétences techniques, avec enprime une longue expérience de la coordination et de la négociation. Il res-sort de cette synthèse, comme du livre dans son ensemble, que la fabricationde la ville est sur le pôle de l’aménagement et que le ménagement est absent.La fabrication de la ville prend pour modèle les processus de fabrication dansl’industrie. Elle introduit la standardisation et, en même temps, de la trans-versalité pour « arrondir les angles » : on nomme des chefs de projet et ons’inspire de l’ingénierie concourante pour coordonner et prendre en compteles imprévus, comme dans l’industrie. Mais les services techniques des villesrésistent à cette évolution car ils conservent leur logique traditionnelle, ajou-tant ainsi de la complication à la complexité. Si l’industrie essaie maladroi-tement de répondre, avec le marketing, aux attentes du client, le destinatairefinal de la fabrication de la ville, le citadin, est réduit à la portion congrue. Laconcertation avec les habitants est vue exclusivement à partir des compé-tences que les professionnels doivent acquérir pour la « structurer » efficace-ment, la contribution de M.-H. Bacqué le montre en creux. Il est fait uneseule allusion aux métiers de la politique de la ville et du développementsocial urbain (p. 201, en 8 lignes). En reprenant la distinction de G. Verpraet,

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le modèle expert l’emporte sur le modèle médiateur. Le ménagement des ter-ritoires et de leurs habitants est hors du champ de la fabrication de la ville.

*

Être architecte est un titre qui annonce clairement le propos d’OlivierChadoin (2007) : analyser la situation actuelle de la profession d’architecte.La question de l’identité professionnelle de l’architecte est régulièrementposée et le milieu s’accorde à dire que la spécificité du métier d’architecte neva plus de soi aujourd’hui, ce qui est peut-être une idéalisation du passé.Dans les débats sur cette identité, O. Chadoin distingue deux tendances oppo-sées. Dans une logique élitiste, une minorité plaide pour un retour à laconception traditionnelle de l’architecte libéral, combinant la figure de l’ar-tiste et celle du chef d’orchestre. L’architecte est un « artiste » dans la mesureoù, maîtrisant parfaitement sa technique, il est capable de la transcender et decréer une œuvre d’art ; il est « chef d’orchestre » lorsque, passant de laconception à la réalisation, il coordonne les interventions des différents corpsde métier (p. 25). Dans une logique corporatiste, devant la croissance deseffectifs de la profession et la chute des marchés de la construction, uneminorité défend la figure traditionnelle de l’architecte libéral ; les autres sou-tiennent que les architectes doivent chercher à élargir leur champ d’action età se diversifier, devenant des spécialistes « hybrides » : architecte et urba-niste, architecte et paysagiste, architecte et programmateur, etc. La zone d’in-certitude qui entoure le champ d’action de l’architecte devient uneopportunité à saisir pour l’élargir, d’où le sous-titre : « les vertus de l’indé-termination ». La lecture qui est faite ici de cet ouvrage est sélective : elle secentre sur les relations compliquées entre les architectes, les urbanistes et lesautres intervenants dans le champ de la fabrication de la ville ; elle évoqueplus rapidement ce qui a trait au repositionnement des architectes dans lechamp de la production architecturale proprement dite.

La première partie expose le parti pris de l’auteur : il est mal à l’aisedevant le découpage entre la sociologie du travail, centrée sur la place de l’ar-chitecte dans la division du travail et la sociologie des professions qui regardela structuration du milieu professionnel et les trajectoires des architectes. Ilpropose de les réunir dans une « sociologie du travail professionnel » (ledeuxième sous-titre de l’ouvrage). Cette démarche est très proche de celle deV. Claude (2006) qui fait une « sociologie des pratiques professionnelles ».O. Chadoin met en évidence un premier paradoxe : les jeunes femmes archi-tectes, souvent salariées dans la fonction publique territoriale ou dans desorganismes para-publics (les Conseils architecture, urbanisme et environne-ment par exemple), rejettent le modèle de l’architecte libéral et la pratique dutravail « en charrette », incompatible avec la garde des enfants. Elles tiennentau titre hybride d’architecte-urbaniste pour marquer leur différence. À l’in-

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verse, la dernière partie montre que les « stars » jouent sur le brouillage desfrontières entre architecture et urbanisme. Il permet de passer de l’une àl’autre selon les opportunités et le titre d’architecte leur suffit pour se portercandidat à un concours d’urbanisme.

La deuxième partie analyse en détail la place des architectes dans uneopération « mixte » d’architecture et d’urbanisme : la zone d’aménagementconcerté (ZAC) de Paris-Bercy. Il s’agit d’un ancien quartier populaire, histo-riquement dédié au négoce du vin. La ZAC est bornée par deux grands équi-pements publics : le Palais omnisports de Bercy et le nouveau ministère desFinances. Le projet est structuré autour de la constitution d’un parc central etil comprend deux sous-ensembles : le « Front de Parc » résidentiel (logementsocial et promotion privée) et le « Fond de Parc », une zone d’activités consa-crée au vin et à la gastronomie, pour faire un clin d’œil au passé. La maîtrised’ouvrage est publique : la Ville de Paris, avec plusieurs grandes directionsgénérales impliquées et l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), mais sous lecontrôle étroit du maire. Une société d’économie mixte, la SEMAEST, est lemaître d’ouvrage délégué, mais elle sous-traite la programmation et la com-mercialisation de la zone d’activités à une société privée, ZEUS (filiale de labanque de Suez). La division du travail est clairement affichée à l’APUR : lesprojets aux architectes, les transports et la voirie aux ingénieurs, mais lesfrontières sont plus floues qu’il n’y paraît. La Direction générale des parcs etjardins de la ville a surtout des paysagistes et des ingénieurs. La particularitéde cette opération est la désignation d’un « architecte-coordonnateur » quicoordonne les dix architectes d’opération, pour que la diversité architecturalene nuise pas à l’unité de la forme urbaine. On comprend qu’un architecte soithabituellement mieux placé pour coordonner des architectes qu’un non-architecte, mais il peut y avoir des exceptions ! Il en va de même dansd’autres professions (voir ci-dessus). Aussi, même avec le point d’interroga-tion, le titre du chapitre III : « la coordination : une fonction d’architecte ? »,reste ambigu : qui a vocation à la coordination d’un groupe interprofession-nel ? C’est la revendication des architectes et c’est souvent eux dans la pra-tique, mais ce n’est pas inhérent à leur fonction.

C’est ce qui apparaît dans la troisième partie, analyse fine du reposition-nement de l’architecte dans la maîtrise d’œuvre. Quatre métiers sont encoopération concurrentielle : l’architecte, chargé de la conception du projet etde sa traduction spatiale ; l’ingénieur, chargé de sa mise au point technique ;l’économiste de la construction (nouveau nom du métreur-vérificateur),chargé de la maîtrise des coûts et le pilote de chantier (project manager),chargé de l’organisation du chantier. La prétention de l’architecte à la coor-dination de la maîtrise d’œuvre est moins contestée par l’ingénieur que parl’économiste et le pilote de chantier qui mettent en avant leurs compétences,respectivement en gestion et en organisation du travail. L’urbaniste est absentde la maîtrise d’œuvre. Si l’architecte chasse sur les terres de l’urbaniste, la

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réciproque n’est pas vraie : les architectes non urbanistes ne cherchent pas àconcurrencer les architectes dans leur cœur de métier mais à se protéger enaffirmant qu’une frontière sépare urbanisme et architecture.

La construction neuve est aujourd’hui en déclin et la réhabilitation del’existant est devenue un marché plus important. Elle inclut des choses aussidifférentes que la petite réhabilitation à l’initiative des propriétaires privés,les travaux délicats dans les monuments historiques et secteurs sauvegardés(sous le contrôle tatillon de l’architecte des bâtiments de France), la recon-version des bâtiments industriels, la réhabilitation des grands ensembles delogements sociaux à la périphérie, etc. L’urbaniste est pratiquement absent. Ilest mentionné une seule fois (p. 325) comme participant au diagnostic, enamont de la réhabilitation du logement social. Cette activité semble releverdavantage de la maîtrise d’ouvrage que de la maîtrise d’œuvre.Paradoxalement les architectes, qui semblent bien placés pour prendre encharge cette réhabilitation, s’en sont désintéressés pendant longtemps. Elleétait au bas de l’échelle, car elle n’était pas à leurs yeux une création véri-table. C’est depuis vingt ans seulement que la profession entreprend de justi-fier et de légitimer l’intervention de l’architecte dans l’existant.

La quatrième et dernière partie analyse les raisons de ce discrédit et lesformes du renversement en cours. Selon l’expression de l’auteur, inspirée parPierre Bourdieu, il s’agit d’une « réhabilitation symbolique de la réhabilita-tion » (p. 329). La conception traditionnelle opposait « architecture vive etarchitecture de conservation », la première était valorisée en tant que créa-tion, la seconde n’était qu’une simple remise en état. Mais il y avait aussi unehiérarchie dans la construction neuve, les palais et les grands édifices étantévidemment plus prestigieux que les habitations populaires. Il y a une hié-rarchie similaire dans la réhabilitation de l’existant : en haut, les monumentshistoriques, puis les bâtiments industriels qui permettent un jeu entre la tra-dition et la modernité (comme les chais dans la ZAC de Bercy), puis lesgrandes opérations de renouvellement urbain dans les grands ensembles delogements sociaux. La petite réhabilitation vient en dernier, même si lesarchitectes cherchent à faire passer le message que, sans eux, elle sera vul-gaire et sans qualités. On ne peut qu’admirer la créativité prodigieuse desarchitectes dans le maniement du discours : la réhabilitation est insuffisante,il faut faire de la « réanimation » (pourtant, dans Le petit Robert, réhabiliterveut dire : « rendre à un condamné ses droits perdus et l’estime publique, enreconnaissant son innocence », ce qui est déjà beaucoup !). Il faut aussi« créer dans le créé », « faire la ville sur la ville », ou encore du « passérecomposé » (p. 338 & 341) ! La logique du ménagement transparaît dans cenouveau discours et c’est un facteur essentiel pour le succès de la tentatived’appropriation de la réhabilitation de l’existant par les architectes.O. Chadoin souligne qu’il serait réducteur de ne voir dans cette inflation dis-cursive qu’un alibi camouflant (mal) une stratégie de reconquête d’un

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marché : la transaction marchande est insuffisante pour l’architecte car, si ellelui permet de s’enrichir, elle ne lui permet pas d’augmenter son capital sym-bolique et d’atteindre la renommée (p. 348), ce qui passe par la reconnais-sance par les pairs. Une transaction symbolique s’ajoute à la transactionmarchande.

En cherchant à se diversifier et à élargir leur domaine d’intervention,entre autres vers l’urbanisme et la réhabilitation de l’existant, les architectesreproduisent, peut-être sans le savoir, la stratégie des ingénieurs des Ponts etChaussées dans les années 1960. Experts incontestés des routes, des ponts,des canaux, et en partie des voies ferrées, ils ont été les aménageurs et lesmodernisateurs du monde rural. Ils ont voulu élargir leur champ d’action àl’aménagement urbain, mais en conservant leur base arrière. Pour cela, ils sesont spécialisés dans la conception, en déléguant le suivi et la réalisation deschantiers aux ingénieurs des Travaux publics de l’État (Thoenig et Friedberg,1969). L’urbanisme suscite de telles convoitises qu’il est peu probable qu’iltombe sous la coupe d’une seule profession. Architectes, urbanistes et ingé-nieurs devront apprendre à cohabiter, entre eux et avec les nouveaux venusqui frappent déjà à la porte.

*

À l’inverse des ouvrages précédents, dans lesquels le ménagement estabsent ou marginal, il est au cœur de l’ouvrage de Gilles Jeannot, Les métiersflous. Travail et action publique (2005). L’auteur est chercheur dans leLaboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS) de l’École nationale desponts et chaussées et il étudie l’évolution des métiers liés à l’aménagement.Il présente ici une synthèse de plusieurs études sur les transformations demétiers exercés principalement, mais pas exclusivement, au sein desDirections départementales de l’Équipement (DDE). Il ne cherche pas à défi-nir ces métiers flous, ce serait une mission impossible car le flou n’est pasune impureté que l’on pourrait éliminer ou atténuer, il est constitutif del’exercice du métier. Il est lié à ce que G. Verpraet appelle « l’adjonction denouvelles fonctions », lorsque l’aménageur devient développeur, tout en res-tant aménageur. Le flou peut même être revendiqué, Jean-Marc Stébé (2005)en a donné un exemple éloquent avec les gardiens-concierges HLM : ils veu-lent bien faire de la médiation, mais ils refusent que le mot soit prononcé carils ne veulent pas être dérangés nuit et jour pour intervenir dans le moindreconflit de voisinage.

Si le flou ne peut être défini, il peut être décrit. C’est ce que faitG. Jeannot dans la première partie en prenant quatre exemples qui ont encommun de se situer à l’intersection (ou l’interface) de l’aménagement avecd’autres domaines. Le premier exemple vient de la protection de l’environ-nement : comment préserver la qualité de l’eau ? La démarche traditionnelle

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en DDE consiste à édicter des normes et à produire l’équipement correspon-dant, mais elle est insuffisante. Le traitement des eaux usées est à la croiséede la technique et du droit. Il doit faire face à de nombreuses incertitudestechniques, économiques et sociales, l’acceptation de la règle par les usagersn’étant pas la moindre. Le deuxième exemple est celui du conseil aux col-lectivités territoriales, réalisé par les chefs de service des DDE, surtout auprèsdes plus petites, dépourvues de personnels compétents. Traditionnellement, ils’agissait de trouver avec les notables locaux des arrangements, ou des trans-gressions acceptables aux règles nationales inadaptées. Il s’agit de plus enplus d’un travail « pédagogique » : faire prendre conscience aux élus que leproblème qui les préoccupe s’inscrit dans un contexte plus global, qu’il n’estpas possible d’apporter une réponse ponctuelle et qu’il faut une vision pluslarge. C’est ce que G. Jeannot appelle : « faire du général avec le singulier ».Après la fusion récente des directions départementales de l’Agriculture et del’Équipement en 2009, il est difficile de savoir si cette fonction continuera àêtre exercée. Troisième exemple, déjà relevé par G. Verpraet, l’inflation denouveaux métiers : « agent de médiation » dans les transports, « ambassadeurdu tri » dans la collecte des déchets ménagers, « chef de projet » dans le déve-loppement social des quartiers, « chargé de mission à la démocratie partici-pative » dans les villes, etc. Le profil de poste de ces métiers est impossibleà écrire de façon précise, tant le flou domine sur ce qui est attendu : être uninformateur, un facilitateur, un médiateur, un organisateur, ou « le mouton àcinq pattes » qui est tout à la fois ! De nombreuses interprétations sont pos-sibles et les individus ont d’assez grandes marges de manœuvre pour définirleur métier au quotidien. Cette indéfinition peut générer des tensions et desconflits au sein des services, elle peut aussi permettre des innovations. Ledernier exemple est celui d’un militant de l’éducation populaire devenudirecteur d’un centre d’hébergement et de réhabilitation sociale. Personnalitécharismatique, bien connu dans sa ville (probablement petite), il a bien com-pris que l’essentiel de la « réhabilitation sociale » des sans-logis qu’il hébergene se fait pas dans son centre, mais à la sortie. Il multiplie donc les contactsavec l’organisme HLM, le Programme local d’insertion par l’économique, ladirection départementale de l’Action sociale, pour rechercher des solutionsadaptées à chacun. Son métier ne se limite pas à la gestion du centre, il estdevenu ce que G. Jeannot appelle « un entrepreneur d’action publique », glis-sant « d’une obligation de moyens à une obligation de résultat » (p. 39). C’estle point commun aux quatre exemples ici réunis.

Après le constat, la deuxième partie, « le travail et la chose publique »,passe à l’analyse en reprenant les mêmes exemples, plus quelques autres. Sil’on ne peut plus appliquer bureaucratiquement des normes générales et s’ilfaut prendre en charge les problèmes, c’est parce que « quelque chose »résiste. Les problèmes ne rentrent ni dans les découpages administratifs duterritoire, ni dans les normes et règlements. Il y a des configurations spéci-

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fiques et il faut à chaque fois trouver la solution adaptée à la personne ou auterritoire concerné. Il faut faire travailler ensemble des administrations ou desservices qui s’ignoraient jusque-là et faire du « raccommodage » (p. 46).Cette recherche de formes de coordination singulières est caractéristique de« l’action publique post-bureaucratique » (p. 58). En même temps, la coupureest sans doute moins grande qu’il n’y paraît avec l’action publique classiquedes années 1960 et 1970 (Crozier et Friedberg, 1977). Rétrospectivement, ceque la sociologie française des organisations a appelé « la maîtrise des zonesd’incertitude » ressemble beaucoup à ce raccommodage, mais dans unregistre plus concurrentiel que coopératif. Le travail des acteurs publics n’estpas « d’ajuster une offre institutionnelle au réel […] c’est dans leur travailque se construit aujourd’hui l’action elle-même » (p. 64). La division du tra-vail entre acteurs publics et privés est elle-même remise en cause. Parexemple, les acteurs publics ne peuvent plus aménager une zone industrielleen supposant qu’elle sera nécessairement utilisée. Acteurs publics et privéssont amenés à travailler ensemble, en amont et en aval ; c’est « le travail col-lectif de la frontière » (p. 73). Pour résoudre un problème, on ne peut ignorerles cadres réglementaires mais il faut à chaque fois inventer collectivementune solution adaptée. Or ceux qui partagent la même préoccupation ou lemême souci (d’insertion, de sécurité, etc., p. 77) réagissent très différemmenten fonction de leur histoire personnelle, de leur culture professionnelle. Ilfaut arbitrer entre plusieurs stratégies ou scénarios, aucun ne s’imposantd’emblée. Les partenaires peuvent avoir des doutes, de l’inquiétude et mêmede l’angoisse. Le chapitre 8 approfondit l’analyse conjointe du travail et del’action publique à la lumière de la philosophie pragmatique de John Deweyqui souligne l’importance des interdépendances. Cela permet de remettre encause un des critères canoniques de la définition sociologique des profes-sions : l’autonomie de décision. Ainsi, la « professionnalisation » des nou-veaux métiers associés à la politique de la ville (portant sur la recompositionentre l’urbain et le social) et, plus récemment, la professionnalisation dans ledéveloppement durable urbain (portant sur la recomposition de l’urbain et del’environnement) porte sur la stabilisation des compétences et des emplois,pas sur une impossible autonomie de décision (p. 89).

La troisième partie, « le souci et le dispositif », esquisse une sociologiede la tension entre les dispositifs institutionnels en croissance exponentielleet les initiatives des agents, à la fois encouragées et bloquées par ces mêmesdispositifs qui peuvent être interprofessionnels, interinstitutionnels, interser-vices ou les trois à la fois. Ils sont particulièrement développés dans la poli-tique de la ville, mais ils fleurissent aujourd’hui dans l’action sociale, lasanté, le développement durable, etc. Ils sont vécus comme un étouffementpar un grand nombre d’agents qui ne savent plus ce que l’on attend d’eux ;ils expriment leur frustration et leur découragement quand on leur donne laparole. Pourtant ces dispositifs peuvent être en même temps une ouverture et

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une ressource : ils amènent à travailler avec de nouveaux partenaires, mêmesi l’impression première est un bavardage stérile ; ils donnent des moyensd’action à ceux qui ont appris à « jongler avec les dispositifs existants »(p. 105). Si les dispositifs sont censés décloisonner et coordonner, ils sécrè-tent leur propre bureaucratie qui se superpose aux structures administrativesexistantes. D’où le succès de la métaphore du « mille-feuille » pour décrireces « monstres ». « La concurrence des coordinations » (titre, bien trouvé,du chap. 11) est un obstacle majeur et un enjeu de pouvoir : tout le mondeveut être le coordinateur, mais personne ne veut être coordonné ! La gou-vernance urbaine reste une rhétorique difficile à traduire en actes (Blanc,2009a). Malgré le sentiment, souvent justifié, de perte de temps, il fautadmettre que « (se) coordonner, c’est encore travailler » (p. 125). Cette coor-dination est facilitée par la présence de « marginaux-sécants » (Jamous,1969), c’est-à-dire d’individus à la frontière de plusieurs univers profes-sionnels, qui sont reconnus et légitimes de part et d’autre de la frontière ;comprenant les différentes logiques en présence, ils facilitent le dialogue etle rapprochement. Mais le succès ne tient pas à une personne au charismeexceptionnel, il dépend de la qualité de l’apprentissage collectif de la coopé-ration. Le problème est particulièrement aigu dans la « politique de laville », expression qui désigne l’action en faveur des quartiers dits « sen-sibles » et qui est ambiguë : la création de sous-préfets à la ville, chargés decoordonner la mise en œuvre de cette politique, montre bien qu’elle relèveautant de l’État central que du pouvoir municipal (Blanc, 2007). C’est pour-quoi elle peut être analysée de deux façons : pour Jacques Donzelot etPhilippe Estèbe (1994), ils sont des animateurs de la coopération, capablesd’inventer des dispositifs souples et adaptés ; pour une sociologie des orga-nisations plus classique, ils sont prisonniers de la tutelle hiérarchique et dela méfiance des sous-préfets territoriaux qui les considèrent comme desintrus (Grémion et Mouhanna, 1995). Pour G. Jeannot, chacune de ces lec-tures a une part de vérité. Le sous-préfet à la ville peut rester prisonnier descercles vicieux bureaucratiques mais, s’il sait s’en saisir, il dispose demarges de manœuvre importantes.

La dernière partie montre comment « le flou du travail s’étend au floudes métiers » (p. 137). Même s’il y a des exceptions notables (le sous-préfetà la ville par exemple), on observe souvent un « lien entre le flou de la pres-cription et le flou des positions » (p. 147). G. Jeannot prend l’exemple desagents de développement rural : au début des années 1970, ils pouvaient êtredes fonctionnaires mis à disposition par la direction départementale del’Agriculture, mais ils étaient le plus souvent des salariés d’associations para-municipales. Ils travaillaient au service d’élus pauvres et ils recherchaienteux-mêmes, auprès de l’État ou de l’Europe, les financements permettantd’assurer leur salaire. Avec la décentralisation et le développement de l’in-tercommunalité, ils tendent à intégrer la fonction publique territoriale, sou-

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vent comme agents contractuels car ils ne rentrent pas dans « les cadresd’emploi » permettant de devenir fonctionnaire territorial. On observe lesmêmes évolutions dans le métier plus récent (fin des années 1970) de chef deprojet de la politique de la ville (Blanc, 1996 ; Brévan et Picard, 2000). Leflou se décline de plusieurs manières : flou de l’objet à traiter, flou de la posi-tion (protégée ou exposée), flou de l’emploi (précaire ou stable) et flou dumétier (absence d’associations professionnelles). Les métiers flous s’éten-dent dans l’action publique (aide humanitaire par exemple) mais aussi dansle privé (communication, spectacle, etc.).

Ceux qui disent que la décentralisation a été mal faite et qu’il est urgentde mettre de l’ordre, donc de supprimer le flou, en simplifiant les découpagesadministratifs et en clarifiant les compétences de chacun, devraient lire celivre : il montre en conclusion que c’est une mission impossible pour troisraisons. D’abord, il ne suffit pas de choisir la bonne procédure pour mettre del’ordre : « ce sont des femmes et des hommes qui, par leur capacité à prendreau sérieux des finalités exprimées de manière très générale, […] peuvent icis’opposer à des blocages bureaucratiques, là mettre en avant un dispositifplutôt qu’un autre, pour générer de l’ordre parmi le fatras des procédures »(p. 154). En reprenant la distinction déjà citée de N. Arab et A. Bourdin, leflou ne tient pas à la seule complication administrative, il tient à l’irréductiblecomplexité du problème à traiter. Ensuite, il faut prendre ses distances avecl’idéal bureaucratique de M. Weber, assez proche de l’organisation scienti-fique du travail de Taylor : l’activité du fonctionnaire ne consiste pas à appli-quer une règle, c’est-à-dire à mettre en œuvre une décision prise au seulniveau politique. On sait depuis longtemps que c’est une fiction et que lefonctionnaire de base (street-level bureaucrat) dispose de marges demanœuvres importantes (Lipsky, 1980), ce qui est une bonne chose : un fonc-tionnaire qui applique la règle avec intelligence, en tenant compte des situa-tions locales, est préférable au fonctionnaire qui applique le règlement à lalettre, sans se poser de questions. L’activité du fonctionnaire « prend plutôtune forme interprétation-accomplissement qui part de la résistance et de laspécificité des objets publics, pour aller vers leur clarification et leur produc-tion » (p. 154). Enfin, le flou donne naissance à une nouvelle conception del’action publique qui émerge dans la douleur : « cette relation (entre le travailet la chose publique) n’est pas close sur l’individu au travail mais ouverte surle collectif de travail et, plus largement, sur des mouvements sociaux enga-gés directement dans la résolution des problèmes d’une époque. […] Unmouvement public d’interprétation en acte de la chose publique est rendupossible ». Ce qui se joue dans le flou, c’est d’abord, en reprenant le titre del’ouvrage de Niklas Luhmann récemment traduit en français (2006) : Laconfiance, un mécanisme de réduction de la complexité sociale ; la confianceroutinière (ou systémique) ne suffit pas, il faut développer une certaine fami-

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liarité entre collègues de travail. C’est l’élargissement effectif (et pas seule-ment rhétorique) de la démocratie qui est en jeu.

L’intérêt majeur de cet ouvrage est d’esquisser le passage des formestraditionnelles de bureaucratie à de nouvelles formes, moins stabilisées etplus floues. G. Jeannot utilise abondamment et sans la définir l’expressionde « post-bureaucratie » ; il parle de « néo-bureaucratie » dans la conclusion,sans dire s’il fait une distinction entre les deux. Post-bureaucratie n’est peut-être pas le terme le plus approprié, car il évoque une rupture complète avecla bureaucratie. Au début du XXe siècle, M. Weber associait bureaucratie etmodernité. La règle bureaucratique représente un progrès, car elle met àl’abri de la décision arbitraire d’un fonctionnaire : la règle vaut pour tous etle fonctionnaire qui l’applique n’a plus de marge d’appréciation. La post-modernité affirme une rupture complète avec cette rationalité, « moderne »certes, mais réductrice. Or la post-bureaucratie décrite par G. Jeannot n’estpas la fin de la bureaucratie, il intitule une section : « la revanche de labureaucratie » (p. 113). Son analyse semble plus en phase avec la théorie dela modernité avancée d’Anthony Giddens (1994) qu’avec celle de la post-modernité. Au stade de la modernité précoce, institutions et professionsbénéficiaient d’une large autonomie pour traiter les problèmes relevant deleur domaine de compétence. Au stade de la modernité avancée, la montéedes interdépendances fait voler en éclats ces découpages et elle implique letravail en commun, débouchant sur une hyper-bureaucratisation, G. Jeannotle montre bien. Il a raison de souligner deux choses à la fois : la rhétoriquenaïve du partenariat et de la transversalité n’est pas crédible, mais il ne fautpas noircir à outrance le tableau. Il y a à la fois des contraintes lourdes et desmarges de manœuvre pour de l’innovation. La notion de néo-bureaucratieest floue et doit être précisée, mais elle reste préférable à celle de post-bureaucratie.

*

Pour conclure, il faut revenir à la question de départ sur la place duménagement et de la médiation dans l’exercice professionnel de l’urbanisme.Les acteurs expriment une grande insatisfaction devant le flou qui entoureleur rôle et leur identité au travail, ils souhaitent des clarifications. Cettedemande est impossible à satisfaire complètement, on l’a déjà dit : il y abesoin de « règles du jeu », mais aussi de « jeu avec la règle » (Reynaud,1989). Sans les exagérer, il faut insister sur les vertus du flou et de l’indéter-mination : il y a des choses qu’il serait impossible de faire si elles devaientêtre énoncées explicitement et publiquement ; il y a place pour des transac-tions tacites (Blanc, 2009b). La sociologie du travail des années 1970 et 1980était un peu naïve quand elle croyait qu’en mettant en évidence l’écart entrele travail prescrit et le travail réel, ce dernier étant plus complexe et qualifié

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que sa description dans la fiche de poste, elle donnait nécessairement desarmes aux travailleurs pour améliorer leur situation. Sans être faux, c’estincomplet et réducteur.

Les trois premiers ouvrages sont clairement sur le pôle de l’expertisetechnique et de l’aménagement. Si la médiation et le ménagement apparais-sent, ce n’est qu’en complément et à la marge, même chez G. Verpraet qui yest le plus attentif des trois. Les métiers flous étudiés par G. Jeannot sont surle pôle de la médiation et du ménagement, mais c’est un autre univers pro-fessionnel : architectes, urbanistes et ingénieurs sont absents ou, s’ils sontprésents, ils font autre chose. Que veut dire « fabriquer la ville » ? Est-ce uni-quement « la production architecturale, urbaine et constructive » (Biau etTapie, déjà cités), ou faut-il inclure ce qui a trait au renforcement du liensocial, que l’on appelle quelquefois « ingénierie sociale » pour lui donner unelégitimité technique ? On entre alors dans la dialectique du spatial et dusocial, de la forme urbaine et de l’urbanité qui sont en tension permanente, àla fois complémentaires et opposées (Blanc, 2007).

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