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l’impact de l’organisation concrète du travail au sein de chaque établissement, sur le travail à la fois individuel et collectif. Françoise Lantheaume Unité mixte de recherche « Éducation et Politiques », Institut national de recherche pédagogique–université Lumière Lyon-2, 5, impasse Catelin, 69002 Lyon, France Adresse e-mail : [email protected] (F. Lantheaume). © 2004 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.soctra.2004.03.013 Michel DUBOIS, La nouvelle sociologie des sciences, Puf, coll. « Sociologies », Paris, 2001, 256 p. La sociologie, qui s’est aujourd’hui émancipée des anciennes normes mertoniennes, n’hésite plus à aborder l’étude du processus même au cours duquel les scientifiques élaborent leurs connaissances. Ce n’est donc pas seulement l’élargissement de son champ qui permet de spécifier une « nouvelle » sociologie des sciences, ni même le fait qu’elle s’autorise à contextualiser socialement les contenus cognitifs de la production scientifique, mais bien un certain nombre de postulats et de démarches que l’ouvrage de Michel Dubois recense et analyse avec soin. À cet égard, le « programme fort » des Écossais David Bloor et Barry Barnes et le « socioconstructivisme » de Bruno Latour et de leurs disciples respectifs partagent, en dépit de différences secondaires, une même conception générale du savoir scientifique comme tenant sa spécificité de l’effet cognitif des facteurs sociaux qui le produisent et/ou l’insti- tutionnalisent. D’où le relativisme foncier de cette conception qui, dans ses versions les plus radicales, peut conduire jusqu’à dénier toute différence de nature, voire de valeur, entre ce qui est science et ce qui ne l’est pas. C’est donc dire assez que la « nouvelle sociologie des sciences » n’est pas qu’une heuristique, dont M. Dubois ne nie d’ailleurs jamais la fécondité et reconnaît même l’intérêt de certains résultats, mais bel et bien une ontologie (pp. 95, 186). Du premier chapitre, qui relate le détail des processus de diversification et de structura- tion de ce champ à travers les origines intellectuelles, les problématiques et les réalisations des courants qui l’animent, on retiendra d’abord le caractère apparemment irrésistible du succès public (en termes démographique et éditorial) de ces nouveaux programmes au cours des deux dernières décennies. Édifiantes sont également les analyses de l’impact de l’ouvrage de Thomas S. Kuhn — La structure des révolutions scientifiques (1962) — sur l’ensemble des courants et, surtout, de son appropriation différentielle qui révèle autant la sélectivité des lectures que l’ambiguïté de l’ouvrage — à travers les multiples dimensions de son concept central de « paradigme ». C’est à la dissection des deux principes cardinaux du « programme fort » — causalisme et symétrie — que le chapitre 2 est consacré. Le premier principe, qui réclame d’expliquer le contenu cognitif des sciences par des causes objectives plutôt que par des raisons 283 Comptes rendus / Sociologie du travail 46 (2004) 271–290

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Page 1: Michel Dubois, La nouvelle sociologie des sciences, Puf, coll. « Sociologies », Paris, 2001, 256 p

l’impact de l’organisation concrète du travail au sein de chaque établissement, sur le travailà la fois individuel et collectif.

Françoise LantheaumeUnité mixte de recherche « Éducation et Politiques »,

Institut national de recherche pédagogique–université Lumière Lyon-2,5, impasse Catelin, 69002 Lyon, France

Adresse e-mail : [email protected] (F. Lantheaume).

© 2004 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2004.03.013

Michel DUBOIS, La nouvelle sociologie des sciences, Puf, coll. « Sociologies », Paris,2001, 256 p.

La sociologie, qui s’est aujourd’hui émancipée des anciennes normes mertoniennes,n’hésite plus à aborder l’étude du processus même au cours duquel les scientifiquesélaborent leurs connaissances. Ce n’est donc pas seulement l’élargissement de son champqui permet de spécifier une « nouvelle » sociologie des sciences, ni même le fait qu’elles’autorise à contextualiser socialement les contenus cognitifs de la production scientifique,mais bien un certain nombre de postulats et de démarches que l’ouvrage de Michel Duboisrecense et analyse avec soin.

À cet égard, le « programme fort » des Écossais David Bloor et Barry Barnes et le« socioconstructivisme » de Bruno Latour et de leurs disciples respectifs partagent, en dépitde différences secondaires, une même conception générale du savoir scientifique commetenant sa spécificité de l’effet cognitif des facteurs sociaux qui le produisent et/ou l’insti-tutionnalisent. D’où le relativisme foncier de cette conception qui, dans ses versions lesplus radicales, peut conduire jusqu’à dénier toute différence de nature, voire de valeur, entrece qui est science et ce qui ne l’est pas. C’est donc dire assez que la « nouvelle sociologiedes sciences » n’est pas qu’une heuristique, dont M. Dubois ne nie d’ailleurs jamais lafécondité et reconnaît même l’intérêt de certains résultats, mais bel et bien une ontologie(pp. 95, 186).

Du premier chapitre, qui relate le détail des processus de diversification et de structura-tion de ce champ à travers les origines intellectuelles, les problématiques et les réalisationsdes courants qui l’animent, on retiendra d’abord le caractère apparemment irrésistible dusuccès public (en termes démographique et éditorial) de ces nouveaux programmes aucours des deux dernières décennies. Édifiantes sont également les analyses de l’impact del’ouvrage de Thomas S. Kuhn — La structure des révolutions scientifiques (1962) — surl’ensemble des courants et, surtout, de son appropriation différentielle qui révèle autant lasélectivité des lectures que l’ambiguïté de l’ouvrage — à travers les multiples dimensionsde son concept central de « paradigme ».

C’est à la dissection des deux principes cardinaux du « programme fort » — causalismeet symétrie — que le chapitre 2 est consacré. Le premier principe, qui réclame d’expliquerle contenu cognitif des sciences par des causes objectives plutôt que par des raisons

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intellectuelles, conduit à n’accorder d’attention qu’aux seules « conditions » sociales etculturelles de la formulation de ce savoir. En réclamant que les facteurs explicatifsconvoqués soient du même ordre pour tous les processus cognitifs — scientifiques ounon —, le second principe affirme que la démarche de la sociologie des sciences ne doit pasdifférer d’un phénomène à l’autre. Si, dans leur formulation, ces deux principes exhibent unpositivisme de bon aloi, leur conjugaison s’avère évidemment dévastatrice : elle conduit eneffet à nier toute spécificité à un savoir scientifique qui ne devrait son éventuelle « vérité »qu’à des conditions exclusivement sociales — les raisons logico-expérimentales invoquéespar les savants étant elles-mêmes de nature purement conventionnelle dans le temps et dansl’espace sociohistoriques. Le problème est pourtant, comme M. Dubois le souligne, que lestravaux empiriques s’inscrivant dans le « programme fort » n’attestent ni de sa justesse nide sa fécondité. De fait, aucun de leurs résultats ne permet de vérifier que les « conditionssociales » permettraient à elles seules de rendre compte de la production scientifique. Àne chercher que des facteurs sociaux, on n’en trouve évidemment pas d’autres et l’on endéduit indûment l’indétermination « naturelle » du discours sur la réalité.

Face à cet échec, les « nouveaux sociologues » des sciences ont préféré radicaliser leurprogramme plutôt que le tempérer. À travers le concept de « symétrie généralisée », quiaffirme maintenant le caractère coproduit et donc indissociable des facteurs sociaux etnaturels, le « socioconstructivisme » de B. Latour et de ses collègues (Michel Callon, SteveWoolgar, Karin Knorr-Cetina ou encore Michael Lynch) postule l’existence d’une structuresémiotique profondément intégrée au sein de laquelle l’ensemble des intervenants duprocessus scientifique partageraient et opéreraient des significations identiques. Avec lathéorie de l’« acteur-réseau », qui peut être aussi bien le chercheur que son microscope oule microbe, on s’aventure non seulement dans une cosmologie improbable où nature etculture sont indifférenciées et où les objets matériels pensent et agissent mais aussi, et defaçon plus désolante encore, dans une épistémologique douteuse pour laquelle l’hétérogé-néité apparente des phénomènes est considérée comme la preuve de leur irréductible« indissociabilité ».

L’auteur aborde ensuite la critique du constructivisme scientifique en le situant parrapport à certains courants critiques de la philosophie des sciences à la fin du XIXe siècle(chap. 3). À cet égard, nos « nouveaux sociologues » n’apparaissent ni comme plusinnovateurs ni comme plus radicaux que certaines figures du « conventionnalisme »français qui, bien avant eux, avaient remarqué que les objets scientifiques étaient effective-ment construits par les chercheurs et que « faits théoriques » et « faits pratiques » (Duhem)se correspondaient sans jamais s’équivaloir ou s’identifier. Ainsi, les premiers, largementimprégnés de théorie et, donc, partiellement indéterminés par l’expérience peuvent corres-pondre à une infinité de « faits pratiques » (empiriques) distincts dont chacun peut, de lamême manière, correspondre à des « faits théoriques » (des concepts) différents. PourDuhem, cette disparité entre les deux types de faits ne conduit aucunement à nier l’exis-tence d’une relation de correspondance qui va se renforçant avec l’évolution des théoriesscientifiques. En soulignant également le caractère étroitement interdépendant des énoncésconstituant une théorie scientifique (c’est la fameuse thèse de Duhem-Quine), le conven-tionnalisme classique reconnaît que, puisque toute preuve empirique est fondamentalementambiguë pour l’infirmation ou, au contraire, la justification d’une théorie, ce sont bien des

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facteurs extralogiques mais non irrationnels pour autant — des « raisons de bon sens », ditDuhem — qui prévalent dans le choix des rectifications nécessaires. Pourtant les conclu-sions du constructivisme contemporain outrepassent largement celles du conventionna-lisme classique (dit aussi « révolutionnaire »). Le premier affirme en effet, d’une part, quele caractère artefactuel des objets scientifiques ruine le concept même de « correspon-dance » et plaide en faveur d’une absolue contingence de ces objets par rapport au concretet, d’autre part, que le savoir scientifique est indépendant d’un verdict expérimental qui nesaurait ni l’infirmer ni le confirmer. Selon B. Latour dans La science en action, seul le« recrutement d’alliés » ayant des intérêts communs permettrait d’expliquer comment serèglent les controverses scientifiques. Mais tout cela n’est pas bien neuf puisqu’on leretrouve, nous explique M. Dubois, dans le conventionnalisme radical d’un ÉdouardLe Roy qui, vers 1900, soutenait le caractère foncièrement indéterminé du savoir scientifi-que et conventionnel de toute « vérité ».

C’est de l’importante et grave question du relativisme que traite le chapitre 4. Aprèss’être livré à une analyse utile mais un peu convenue des différentes dimensions de ceconcept, l’auteur montre que le relativisme cognitif propre à la nouvelle sociologie dessciences est étroitement lié à la théorie selon laquelle tout processus scientifique s’inscritnécessairement dans un « cadre » spécifique (un « paradigme » chez Kuhn, un « programmede recherche » chez Lakatos) qui le détermine — en sorte que « le sens (des) théories etconcepts dérive mécaniquement du cadre et que [...] leur passage d’un cadre à un autre enaltérera substantiellement la valeur significative » (p. 149). Ce cadre, constitué tout autantde croyances métaphysiques et de valeurs que de principes théoriques et méthodologiqueset d’intérêts sociaux, n’est pas seulement un système fortement intégré de ressourcescognitives interdépendantes mais aussi une matrice génératrice de savoirs. Cette interpré-tation radicale du concept kuhnien a des conséquences claires : d’abord, tout élément de cesystème n’a de signification que rapporté à ce système ; ensuite, tout énoncé théorique n’ade signification que locale au sein de ce système ; enfin, la signification de tout termeobservationnel dépendant du cadre sociocognitif dans lequel il apparaît, ce terme ne peutdonc être distingué des termes théoriques correspondants. D’où les concepts de « réseau »comme décrivant la structure de ces cadres, celui d’« incommensurabilité » des théoriesissues de cadres différents, ou encore ceux d’« indexicalité » de toute observation empiri-que et de « circularité » de tout contrôle expérimental. S’il n’est pas question, pour M.Dubois, de contester ni l’imprégnation théorique des faits scientifiques ni l’existence decadres sociocognitifs plus ou moins fortement intégrés, il convient en revanche d’abandon-ner une conception « surintégratrice » contredite par l’histoire des sciences (qui montreplutôt l’indépendance relative des éléments de ce cadre) et qui empêche de comprendre quec’est bien « en raison directe de cette imprégnation théorique » que l’observationscientifique est un moyen d’évaluation des hypothèses (pp. 170 sq.).

Si nous avons bien compris, malgré sa lecture malaisée, la teneur du chapitre 5 (« Deretour de chez les Azandés »), on en retiendra trois points relatifs à la fascination des« nouveaux » sociologues et philosophes des sciences pour la démarche anthropologique :d’une part, le caractère naïf de la conception selon laquelle cette démarche serait seule enmesure de pénétrer des « mondes » scientifiques incompréhensibles à qui n’en est pas issu ;d’autre part, la critique du passage opéré entre le constat de la diversité de ces mondes et

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l’affirmation de l’impossibilité d’en produire des traductions ou des « équivalents », voiredes « invariants », interculturels ; enfin, la dénonciation du paralogisme consistant à déduiredu caractère universel de la pensée logique l’indifférenciation entre science et mythe(Feyerabend), lors même que la mise en œuvre du seul raisonnement logique ne garantitévidemment en rien l’objectivité du contenu des connaissances ainsi produites. Le plusétonnant, une fois encore, est qu’une lecture attentive et complète de l’auteur de prédilec-tion de ces sociologues — en l’occurrence Evans-Pritchard (1937) — semble bien invaliderde telles propositions.

Enfin, on passera rapidement sur les deux derniers chapitres de l’ouvrage, qui relatent unévénement aujourd’hui bien connu et largement commenté et analysé : la fameuse « AffaireSokal ». Ils sont cependant, pour M. Dubois, l’occasion de montrer comment le mouvementdes Cultural studies tente d’intrumentaliser la « nouvelle sociologie » des sciences pour sesthèses constructivistes et relativistes les plus radicales, afin de légitimer des engagementsmilitants (« différentialistes » ou encore « multiculturalistes »). Mais plus intéressanteencore est l’analyse (chap. 7) de la réaction des intéressés face à la tempête de critiquesqu’ils ont alors dû essuyer, à travers l’adoption systématique d’une « stratégie de clair-obscur » toujours prompte, en cas de critique dirimante d’une position radicaleà se replier sur la position classique, voire dans la pure et simple dénégation — ou viceversa.

L’essentiel des critiques formulées par M. Dubois à l’encontre des « nouveaux sociolo-gues » des sciences pourrait, on le voit, être résumé comme suit : d’abord, ils simplifientoutrageusement les alternatives épistémologiques qui s’offrent à eux et optent systémati-quement pour les plus radicales ; ensuite, ils considèrent ces questions comme tranchées apriori, en sorte qu’ils ne trouvent dans leurs analyses rien d’autre que la confirmation deleurs thèses ; enfin, leurs résultats empiriques ne corroborent nullement leur conceptionthéorique générale du processus cognitif des sciences. Il est donc difficile de ne pas y voirune idéologie, c’est-à-dire une doxa plus attachée à la valeur normative de ses énoncés qu’àleur valeur factuelle. Finalement, il est assez piquant de constater qu’un discours qui se veutcritique scientifique du discours scientifique n’échappe pas à ce qu’il dénonce comme étantle lot commun de ce discours.

Voici donc un livre aussi important qu’exigeant — non seulement parce qu’il démontesystématiquement une entreprise dangereuse mais aussi et surtout parce qu’il le fait avec lesseuls outils de la critique rationnelle, abandonnant tout autre forme d’argumentation à ceuxqui ne devraient jamais y recourir lorsqu’on aborde les graves questions de la connaissanceet de la science.

Charle-Henry CuinLaboratoire d’analyse des problèmes sociaux et de l’action collective (Lapsac),

département de sociologie, université Victor Segalen–Bordeaux 2,3 ter, place de la Victoire, 33076 Bordeaux cedex, France

Adresse e-mail : [email protected] (C.-H. Cuin).

© 2004 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.soctra.2004.03.014

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