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Musique – Lycée M. Cablé Miles Davis, Tutu Classe de Terminale Sujet I 1 MILES DAVIS TUTU (1986) : TUTU, TOMAAS, PORTIA BACCALAUREAT EPREUVE FACULTATIVE SESSIONS 2014 ET 2015 1. INTRODUCTION AU JAZZ A. QU’EST-CE QUE LE JAZZ ? Une simple comparaison suffit à poser la problématique : Livery Stable Blues, Original Dixieland Jazz-Band Dippermouth Blues, King Oliver’s Creole Jazz-Band Tutu, Miles Davis A ceux qui posaient la question à Louis Armstrong, celui-ci leur répondait avec malice : « Si tu poses la question, alors tu ne le sauras jamais ». Pour les musiciens afro-américains, le Jazz comme le Swing ne s’expliquent pas. C’est un feeling, un balancement irrépressible qui fait battre du pied et claquer des doigts. On commence à parler de Jazz Band à partir du XXe siècle et plus précisément de 1917, date du premier enregistrement historique de l’Original Dixieland Jazz Band, orchestre blanc qui d’après les quelques disques qui nous sont parvenus, relève davantage d’une musique syncopée proche du ragtime que du Jazz au sens où on l’entend aujourd’hui. En revanche, en 1923, le bien nommé King Oliver’s Creole Jazz Band est le premier orchestre noir à graver un disque relevant de l’Esprit Jazz ! A noter qu’il s’agit du premier orchestre dans lequel se produit un tout jeune trompettiste nommé Louis Armstrong ! Pour comprendre le Jazz, il faut sans conteste s’imprégner d’un Esprit plus que d’un quelconque savoir théorique. Et cet Esprit, c’est à la Nouvelle-Orléans qu’il est façonné par les premiers Jazzmen Afro-américains. CONGO SQUARE Congo Square est certainement le lieu fantastique qui fut le déclencheur du phénomène Jazz. Une véritable place à part symbolisant deux extrêmes culturels antagonistes : - D’une part, un lieu de vente aux enchères : c’était à Congo Square que les propriétaires de plantation, les Maîtres, venaient vendre ou acheter leurs esclaves ; - D’autre part, le lieu symbolique d’une quête de liberté des esclaves Afro-américains, qui chaque dimanche venaient y

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Classe de Terminale Sujet I

1

MILES DAVIS

TUTU (1986) : TUTU, TOMAAS, PORTIA

BACCALAUREAT EPREUVE FACULTATIVE

SESSIONS 2014 ET 2015

1. INTRODUCTION AU JAZZ

A. QU’EST-CE QUE LE JAZZ ?

Une simple comparaison suffit à poser la problématique :

Livery Stable Blues, Original Dixieland Jazz-Band

Dippermouth Blues, King Oliver’s Creole Jazz-Band

Tutu, Miles Davis A ceux qui posaient la question à Louis Armstrong, celui-ci leur répondait avec malice : « Si tu poses la question, alors tu ne le sauras jamais ». Pour les musiciens afro-américains, le Jazz comme le Swing ne s’expliquent pas. C’est un feeling, un balancement irrépressible qui fait battre du pied et claquer des doigts. On commence à parler de Jazz Band à partir du XXe siècle et plus précisément de 1917, date du premier enregistrement historique de l’Original Dixieland Jazz Band, orchestre blanc qui d’après les quelques disques qui nous sont parvenus, relève davantage d’une musique syncopée proche du ragtime que du Jazz au sens où on l’entend aujourd’hui. En revanche, en 1923, le bien nommé King Oliver’s Creole Jazz Band est le premier orchestre noir à graver un disque relevant de l’Esprit Jazz ! A noter qu’il s’agit du premier orchestre dans lequel se produit un tout jeune trompettiste nommé Louis Armstrong ! Pour comprendre le Jazz, il faut sans conteste s’imprégner d’un Esprit plus que d’un quelconque savoir théorique. Et cet Esprit, c’est à la Nouvelle-Orléans qu’il est façonné par les premiers Jazzmen Afro-américains.

CONGO SQUARE

Congo Square est certainement le lieu fantastique qui fut le déclencheur du phénomène Jazz. Une véritable place à part

symbolisant deux extrêmes culturels antagonistes :

- D’une part, un lieu de vente aux enchères : c’était à Congo Square que les propriétaires de plantation, les Maîtres,

venaient vendre ou acheter leurs esclaves ;

- D’autre part, le lieu symbolique d’une quête de liberté des esclaves Afro-américains, qui chaque dimanche venaient y

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danser pour oublier la rudesse de leur sort, jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Dans son autobiographie, le grand Bechet nous livre ses souvenirs et impressions à propos de ce Congo Square et

l’héritage qu’il représente dans la mémoire culturelle des Jazzmen de la Nouvelle-Orléans :

« Tous les dimanches, les esclaves se réunissaient – c’était leur seul jour de congé – mon grand-père faisait retentir les tambours,

il battait le rythme (…) au square – les Blancs l’appelaient Congo Square – et sur cette vaste aire, les esclaves se pressaient en

foule autour de mon grand-père et de ses tambours. (…) C’est lui qui donnait le signal des réjouissances : les danses, les chants de

jubilation ou de deuil et même son humeur du moment, il arrivait à leur communiquait tout cela, à le leur faire partager. Ils le

suivaient aveuglément et mon grand-père leur faisait faire tout ce qu’il voulait. Il avait un pouvoir. Il était fort. »1

« D’abord un tambour, puis un autre répondant au premier, puis d’autres encore. Puis une voix, une seule voix, puis un chant,

plusieurs voix se répondant, se rejoignant et se mêlant. Ces chants et ces tambours. Ces voix et ces grondements sourds et

obsédants, s’amplifiant et se répondant. La musique naissait d’elle-même, de ces clameurs et de ces rythmes, sans qu’on pût se

rendre compte comment elle s’organisait, peu à peu, d’elle-même, chaque son en suscitant un autre, chaque rythme en

provoquant un autre : l’improvisation… voilà ce que c’était… L’improvisation !

Elle était rude, peut-être, vous l’auriez – qui sait ? – qualifiée de primitive, mais tout au fond, à l’intérieur, là où elle commençait,

puis s’enchaînait, puis s’organisait, peu à peu, il y avait, déjà, ce que vous pouvez entendre dans le ragtime. Le ragtime était déjà

suggéré et esquissé dans cette musique que l’on jouait à Congo Square. »2

« Et les gens étaient comme envoûtés, ils étaient forcés, contraints de se rendre à Congo Square. Ils ne pouvaient plus s’évader

de cette musique. Et c’était tous les gens qui venaient, même les Blancs, même les Maîtres ! »3

Lorsqu’en 1894, la municipalité vota une stricte ségrégation, la population créole dut quitter le centre-ville et son French

Quarter pour rejoindre la population de souche africaine installée dans les périphéries réservées aux Noirs. Il en découla une

vive émulation entre deux communautés fières de leurs traditions, donc une accélération du processus de perfectionnement de

ce qui deviendra dès le début du XXe siècle le Jazz New Orleans, également appelé Jazz Hot en référence à l’effet qu’il créé sur

ceux qui ont le plaisir de l’écouter.

Tout est alors prétexte à engager des orchestres, que ce soit pour annoncer ou animer les manifestations de ces clubs. Les

défilés des Brass Bands croisaient les Wagon Bands juchés sur des charriots de déménagements, donnant lieu à des joutes

mémorables. C’était à qui attirerait le public, créant des attroupements de spectateurs heureux de se trouver dans ce joyeux

mélange musical.

Pour l’anecdote :

« On dit qu’aux alentours de 1905, le trompettiste noir Buddy Bolden, jouant au Lincoln Park, orientait son cornet vers le Johnson

Park tout proche où se produisait le Créole John Robichaux. Le premier aurait ainsi volé au second son public rapidement séduit

par une musique moins raffinée, mais aussi moins maniérée et plus excitante. »4

JAZZ HOT : POSER LES BASES STYLISTIQUES

1 BECHET Sidney, La Musique c’est ma vie, Ed. La Table ronde, 1977, p. 18 2 BECHET Sidney, La Musique c’est ma vie, Ed. La Table ronde, 1977, p. 21 3 BECHET Sidney, La Musique c’est ma vie, Ed. La Table ronde, 1977, p. 21 4 BERGEROT Franck, Le Jazz dans tous ses états, Ed. Larousse, 2001, p. 38

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When the Saints, Louis Armstrong

Tailgate Ramble, Preservation Hall Jazz-Band Au-delà du sentiment d’une grande liberté que procure un Jazz Band New Orleans, cette musique répond en réalité à de nombreux codes :

Arrêtons-nous un instant sur la forme musicale et comparons deux styles a priori étrangers l’un à l’autre

Musique populaire : le Jazz Exposition - chorus - réexposition

Musique savante : la symphonie Exposition - développement - réexposition

Dans ces deux exemples, la partie centrale propose de s’éloigner le plus possible du thème. Une réexposition précédant la conclusion (ou Coda) devient donc nécessaire.

La forme s’apparente donc dans les deux cas à : A – B – A

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B. UNE EVOLUTION FOUDROYANTE

Corner Pocket, Count Basie Orchestra

Celerity, Charlie Parker

Free Jazz, Ornette Coleman

A chaque époque (jazz hot, jazz swing, be bop, hard bop, free jazz), on rencontre des amateurs et des musiciens prêts à

figer le Jazz du moment en un folklore sclérosé dont on répéterait les tournures à l’infini avec quelques variantes. On peut aussi

adopter un point de vue positif et comparer plutôt le Jazz à une musique traditionnelle vivante, ou pourquoi pas à un sport

collectif – parce qu’il s’agit bien de jouer ensemble – en renouvelant le plaisir et l’émotion à l’intérieur de règles immuables. On

peut partager ce plaisir et cette émotion, mais penser en même temps que le Jazz fut une musique en perpétuel devenir,

capable de se régénérer de décennie en décennie, en captant l’énergie propre à chaque époque.

A ceux qui s’étonnent qu’au XXIe siècle on appelle encore « Jazz » des musiques fort différentes de celles qui furent

ainsi baptisées il y a maintenant un siècle, il faut rappeler que l’appellation « musique classique » désigna d’abord une courte

période comprise entre baroque et préromantisme. Ceci n’interdit pas aujourd’hui de regrouper sous ce terme l’ensemble

cohérent (de Machaut à Boulez en passant par Bach et Tchaïkovski) qui se rattache, en amont et en aval, à cet Âge d’Or de la

musique savante en Occident.

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Comme la musique classique, le Jazz a sa propre généalogie. Nous pourrions par exemple le comparer à un arbre

centenaire. On identifie bien le tronc et les branches principales, de Louis Armstrong à Charlie Parker, de John Coltrane à Miles

Davis. Mais sa ramure nous déconcerte, tant il est vrai qu’elle s’étend au risque de se confondre avec d’autres musiques qui lui

sont étrangères ! Et l’on oublie parfois que, dès les origines, le Jazz tira sa sève de racines innombrables et dispersées, et qu’il

assimila tout au long de son existence une multitude d’essences empruntées aux espèces les plus variées !

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2. MILES DAVIS : ELEMENTS BIOGRAPHIQUES

S’il ne fallait retenir qu’une idée de la pensée musicale de Miles Davis, ce serait sans doute celle-ci :

“La véritable musique est le silence, et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence.”

Qu’est-ce que le cool ? Fondamentalement, le cool c’est tout ce qui arrive après. Dans la culture populaire, il s’agit d’un kaléidoscope qui inclut le passé, le présent et le futur : ce qui est sur le point de se produire peut être cool, et ce qui est arrivé dans un passé plus lointain peut également être cool. Cet attribut inaltérable, lorsqu’il s’applique à la musique, autorise peu de débat – à quelques exceptions près, ce qui a été cool le sera toujours.

Pendant presque six décennies, Miles Davis a incarné le cool – dans sa musique (et plus particulièrement le jazz), dans son art, son look, ses histoires d’amour, et dans sa présence internationale, si ce n’est intergalactique, toujours aussi marquante aujourd’hui. 2006 – l’année qui a vu Miles Davis introduit dans le Rock And Roll Hall Of Fame, le 13 mars – est une année charnière, commémorant le 80e anniversaire de sa naissance, le 26 mai 1926, et le 15e de sa mort, le 28 septembre 1991. Entre ces dates, plus d’un demi-siècle de génie – il fut souvent exaspérant, sauvagement honnête avec lui-même comme avec autrui, intransigeant à un point tel que cela transcendait la pure intuition – s’est écoulé.

Alors qu’il accomplissait ce qui a toujours semblé être une mission pour lui, Miles Dewey Davis III – musicien, compositeur, arrangeur, producteur et leader de groupes – a toujours été au bon endroit au bon moment, un autre aspect définissant le cool. Né à Alton, Illinois, et élevé dans l’est de St. Louis, où son père était dentiste, Miles reçoit sa première trompette à 13 ans. Enfant prodige, sa maîtrise de l’instrument s’accélère au contact de jazzmen plus âgés, comme Clark Terry, Charlie Parler, Dizzy Gillepsie, Billie Eckstine, et bien d’autres. En 1944, il entre à la Juilliard School, mais il s’agit là d’une ruse pour aller à New York et fréquenter Bird et Diz. Miles a 18 ans. Cool... [suite sur www.milesdavis.com ]

A. L’APPRENTISSAGE

JEUNESSE (1926-1944)

Né à St Louis (Illinois) dans un milieu familial aisé, cultivé et musicien – sa grand-mère maternelle est professeur de musique, sa

mère joue du piano et du violon, son père est mélomane et écoute beaucoup de jazz à la radio – le petit Miles apprécie tout

autant le sport que la musique. Il reçoit sa première trompette à l’âge de 10 ans et apprend auprès d’Elwood Buchanan, un

ancien jazzman professionnel. Ce dernier pose la plupart des jalons de son futur style de jeu : sobriété, douceur, absence de

vibrato (« le St Louis sound », à l’opposé de la Nouvelle-Orléans). Miles s’intéresse également à la musique classique puisqu’il

suit les cours du premier trompettiste de l’orchestre symphonique de sa ville, Joseph Gustat, une référence. Celui-ci le pousse à

utiliser un type d’embouchure auquel il sera fidèle toute sa vie. Les progrès sont tels qu’il commence à jouer en tant que

professionnel dès 1942, tout en poursuivant ses études secondaires. Très demandé, il devient vite une petite célébrité locale.

BE-BOP (1944-1948)

Né durant les années 40, le be-bop se distingue du jazz swing des années 30 par un tempo souvent très rapide, des phrasés dynamiques et des grilles harmoniques très fournies (les accords changent toutes les mesures voire très souvent plusieurs fois par mesure), et par le fait qu’il n’est pas nécessairement lié à la danse. Le style be-bop exige la maîtrise technique de l’instrument ainsi qu'une bonne oreille et une connaissance approfondie de l’harmonie pour laisser libre place à l’improvisation, caractéristique principale du style. Les musiciens de be-bop n’hésitent pas à enfreindre les lois, ou plutôt l’esthétique communément acceptée concernant l’harmonie ou la mélodie, en explorant de nouveaux horizons.

En 1944, après avoir obtenu son diplôme (équivalent au baccalauréat), Miles hésite : suivre les traces de son père dans la

chirurgie dentaire ou bien devenir un musicien en intégrant l’un des orchestres de l’U.S. Navy, véritables pépinières de jazzmen.

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Alors qu’il réfléchit encore, l’orchestre de Billy Eckstine, qui comprend dans ses rangs le trompettiste Dizzie Gillespie et celui que

l’on surnomme Bird, le saxophoniste Charlie Parker – références absolues dans le domaine du Be-Bop – passe à St Louis. Le jour

du concert, on demande à Miles de remplacer un trompettiste absent. Très impressionné par ce qu’il entend ce jour-là, le jeune

homme décide de continuer dans cette voie et d’aller à New York suivre le

groupe. Pour rassurer son père, il s’inscrit à la prestigieuse Julliard School qu’il

fréquentera de manière assez distante et va là encore alterner études et

prestations dans les clubs de jazz côtés. L’année suivante, il intègre le quintet

de Charlie Parker jusqu’à sa dissolution en 1947, il est alors définitivement

reconnu comme l’un des meilleurs trompettistes de son temps et compose ses

premiers titres. C’est à cette période que la fréquentation de junkies notoires,

avec Parker au premier chef, le rend toxicomane pendant de nombreuses

années, avec des périodes de rémission mais sans jamais pouvoir totalement

s’arrêter.

Donna Lee, Miles Davis (Charlie Parker Quintet)

B. MATURITE

COOL (1948-1949)

En collaboration avec les arrangeurs Gerry Mulligan et Gil Evans, Miles Davis dirige à partir de 1948,

une formation de neuf musiciens à l’instrumentation inhabituelle qui laisse envisager un au-delà du

Be-bop. Postérieurement réunies sous le titre de Birth of the Cool, ces pièces qui font la part belle aux

orchestrations ouvrent la voie au Jazz cool, alternative feutrée au frénétique Be-bop.

Le terme de jazz cool est discutable et ne recouvre pas de fait un style précis ; des musiques très différentes se sont vues étiquetées comme telles. Plus qu'un véritable style, il s'agit plutôt d'une approche plus calme (cool = frais) et plus détendue du jazz, rompant avec le Be-bop.

Peu après, invité au festival de Paris, Miles vient séjourner en France, l’autre pays du Jazz, et découvre le bouillonnement

intellectuel et artistique de Saint-Germain-des-Prés. Miles Davis mesure, en fréquentant l’intelligentsia du quartier, combien sa

musique est considérée d’une manière tout autre en Europe qu’aux États-Unis.

Il entretient alors une relation avec Juliette Gréco. Ils se séparent après quelques mois, Miles voulant éviter à la Française de

devenir l’épouse d’un Noir aux Etats-Unis, pays encore à l’époque sinon raciste, du moins ségrégationniste.

Le commentaire apporté par Boris Vian dans le n°5 de Jazz News qui concerne la prestation de Miles Davis à la Salle Pleyel en mai 1949 illustre parfaitement le style cool mais aussi la personnalité du trompettiste :

« D’abord, une relaxation absolument parfaite. Je crois qu’il est impossible de jouer plus

détendu que Davis. Ça se promène comme un sentier fleuri au mois de mai […]. C’est

d’une aisance et d’un abandon réellement apaisants.

En second lieu, un phrasé ahurissant. Un phrasé sinueux, coupé de repos, qui ne vous surprennent que pour vous détendre plus

(physiquement) et vous exciter du même coup (intellectuellement) ; Miles repart de note en note, logique, neuf, précis, et il arrive

à vous emmener vraiment ailleurs avec des matériaux lisses et pleins. […]

En troisième lieu, une sonorité curieuse, assez nue et dépouillée, presque sans vibrato, absolument calme, mais aussi attirante

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malgré cela que la véhémence d’un Jonah Jones ou d’un Roy Eldrige. Une sonorité de dominicain : un gars qui reste dans le siècle,

mais qui regarde ça avec sérénité.

Enfin, un sens de la structure rythmique plutôt sensationnel, et une "feuille" pas mal réglée, merci. Parce que pour retomber sur

ses pattes comme le fait le monsieur qui s’embarque dans ces constructions-là, il faut en avoir dans les canaux semi-circulaires,

de l’équilibre, oui madame. […]

Il n’a l’air de rien, comme ça, il reste presque toujours dans un registre moyen, mais quand il a envie de faire l’acrobate, il peut

aussi… Il grimpe bien haut et il tricote bien vite... C’est beaucoup plus facile à analyser au ralenti. D’ailleurs (ceci est une

parenthèse) il vaut mieux juger un soliste en général sur un tempo moyen ou lent, parce que c’est beaucoup plus difficile de rester

intéressant et fascinant : si vous en voulez une preuve, écoutez ʺOn the Sunny Side of the Streetʺ de Lester Young et vous verrez

que c’est un grand, grand, monsieur. »

Move, Miles Davis, Birth of the Cool

Boplicity, Miles Davis, Birth of the Cool

HARD-BOP (1949-1958)

De retour au pays, Miles est sans groupe fixe mais enregistre au gré de prestigieuses

collaborations. Toujours toxicomane, il devient souteneur ce qui lui permet de se payer ses doses

journalières d’héroïnes mais le conduira également en prison. Son père tente alors de prendre les

choses en main mais sans succès. En 1954, conscient d’être en train de sombrer dans une spirale

autodestructrice, Miles Davis s’est défait de l’emprise de la drogue et a repris en main sa carrière

en main. Temporairement guéri, il décide de monter un sextette proposant une voix nouvelle : le

Hard-Bop.

En réaction au mouvement précédent, le Hard-bop privilégie des morceaux plus longs (l’industrie du disque est alors passée au format 33 tours), plus simples harmoniquement, qui laissent respirer la musique et privilégient la retenue à l’exubérance.

En 1955, Miles Davis monte son « 1er

grand quintette » avec la participation du saxophoniste John Coltrane encore largement

inconnu. Le groupe sort plusieurs albums considérés comme des chefs-d’œuvre comme ‘Round about Midnight en 1957.

La même année, il improvise 50 minutes pour la musique du film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud.

’Round about Midnight, Miles Davis

Ascenseur pour l’échafaud, Miles Davis

C. EXPERIMENTATION

JAZZ MODAL (1958-1960)

En 1958, Miles Davis intègre le saxophoniste Cannonball Adderley à son groupe qui se mute désormais en sextet. L’album

Milestones de cette même année contient quelques prémices de la nouvelle orientation musicale du leader : improviser en se

libérant du carcan habituel des standards, en jouant sur des séquences d’accords n’ayant plus forcément de rapports

fonctionnels entre eux. Le coup d’essai de 1958 se transforme en coup de maître l’année suivante avec la sortie de Kind of Blue,

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album considéré comme étant tout à la fois l’archétype du jazz modal, le meilleur opus du musicien et l’un des plus grands

disques de jazz de tous les temps.

Blue in green, Miles Davis Sextet

D’autre part, il enregistre d’ambitieux albums avec grand orchestre, destinés à toucher un plus large

public, à l’occasion desquels Miles Davis renoue avec l'arrangeur Gil Evans : Porgy and Bess et

Sketches of Spain. C'est dans cet album de 1960 que Miles et le "grand" orchestre dirigé par Gil

Evans, joue une version du Concerto d'Aranjuez (initialement concerto pour guitare) de Joaquin

Rodrigo.

Concerto d’Aranjuez, Rodrigo

Sketches of Spain, Miles Davis et le Grand orchestre de Gil Evans

CHAISES MUSICALES ET 2ND GRAND QUINTET (1960-1968)

Au début des années 1960, Miles Davis doit faire face à une situation inédite : ses musiciens le quittent pour mener carrière en

leur nom. Contraint de trouver du sang neuf, le trompettiste rassemble autour de lui, avec le flair qui le caractérise, des

instrumentistes plus jeunes et surdoués qui vont le conduire sur de nouveaux territoires : le pianiste Herbie Hancock, le batteur

Tony Williams, le contrebassiste Ron Carter et le saxophoniste Wayne Shorter.

Ces musiciens transcendent avec audace les conventions du jeu collectif. Stimulés par les directions

du trompettiste, ils abandonnent progressivement le répertoire traditionnel pour inventer un jazz

libre, intuitif, contrôlé et nerveux, qui se démarque du Free Jazz qui se développe en parallèle - et

que Miles déteste. Avec eux, Miles Davis retrouve un sourire juvénile, ainsi que le proclame l’un de

ses albums : Miles Smiles en 1967.

Un nouveau courant est apparu, sans Miles cette fois : le Free Jazz, qui supprime la grille d’accords pour ne conserver que la mélodie et qui permet des improvisations collectives. Davis n’a pas souhaité s’y lancer mais finalement y a un peu contribué en intégrant dans son groupe les musiciens cités plus haut qui en ont souvent été des promoteurs.

International, son succès passe par Tokyo, Antibes ou Berlin, où ses concerts sont enregistrés pour être publiés sur disque. Fort

de son succès, Miles Davis partage sa vie avec des femmes artistes, affiche son goût du luxe et se distingue comme l’une des

figures d’une aristocratie noire du show-business, admirée et respectée.

ELECTRIC MILES (1968-1975)

L'année 1968 apporte son lot de contestation sociale, de tensions raciales et de révolutions musicales. Autour de Miles Davis, les

musiciens s’intéressent aux nouveaux claviers et aux sonorités "électriques"; lui-même s’interroge sur la manière d’intégrer les

rythmes du rock dans sa musique, interpellé par la popularité d’artistes qui, tels Jimi Hendrix, transportent les foules alors que le

jazz semble confiné à une audience privilégiée.

Miles se « branche » et décide alors de mélanger le rock et le funk avec le jazz pour produire un nouveau style que l’on nomme

« fusion ». De nouveaux musiciens – « électriques » - comme John McLaughlin et Joe Zawinul vont faire partie de l’histoire et se

retrouver dans le monumental double album Bitches Brew (1970). Le studio devient l’antre où s’élabore la musique.

Miles Davis électrifie sa trompette et utilise un micro HF, ce qui lui permet de jouer dos au public - le plus souvent la trompette

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est fixée à la verticale - attitude que beaucoup recevront comme un mépris à leur égard. Décidément Miles est un musicien ô combien différent des autres…

Dans une interview au mensuel Jazz Magazine, Miles Davis s'explique en partie sur son attitude :

« Des gens ont souvent perçu un manque de respect à l’égard du public parce que je joue le dos tourné. Non. Je cherche le son. Certaines phrases sonnent mieux lorsque je me situe entre la basse et la batterie, je peux sentir toute une chaleur dans mon corps. Je me déplace là où je peux trouver ce que j’ai en tête. Parfois le son est saturé, trop haut ou aigu… Comme j’emploie un micro sans fil, j’ai la possibilité de me mouvoir stratégiquement, comme dans un jeu d’échecs. De même lorsque j’oriente ma trompette vers le sol : celui-ci joue le rôle d’une sourdine, la plus douce qui soit, spécialement pour les ballades. Ces recherches sont essentielles, car je contrôle le volume par mon souffle uniquement. Je n’aime pas quand mes gars jouent trop fort. Ça peut me faire rater un "la bécarre". Une note se brise, ça me fait mal. […] Pour en revenir à cette histoire de dos tourné, pourquoi manquerais-je de respect ? Ne sent-on pas à quel point je me donne ? »

Les formations et les albums s’enchainent jusqu’en 1975, date à laquelle Miles s’arrête à cause

de sa santé défaillante. Cette interruption durera jusqu’en 1981…

Spanish Key, Miles Davis

Spanish Key, Miles Davis (live de 1970, Île de Wight)

Bouleversant sa musique sous l’influence du rock, Miles Davis change de code vestimentaire et

les couvertures de ses albums traduisent sa mutation. Entre surréalisme et psychédélisme, les

peintures de Mati Klarwein, figure de la contre-culture, ornent les pochettes de Bitches Brew et Live/Evil, deux doubles albums à

la manière des Beatles.

En 1969, le trompettiste fait la une du magazine Rolling Stones, preuve que son public dépasse largement le cercle du jazz.

Avec l’appui des dirigeants de la Columbia, il se produit dans les deux grands temples du rock de l’époque, le Fillmore East à New

York et le Fillmore West à San Francisco, entre 1970 et 1971, et partage l’affiche avec des stars de la pop. Le label tire plusieurs

albums de ces concerts.

Ses prétentions de star en matière de rémunération font l’objet d’échanges souvent âpres avec la maison de disques !

Enregistré en 1972, le disque On the Corner s’apparente à un manifeste. Toujours sur la brèche, le trompettiste branche une

pédale wah-wah identique à celle des guitaristes sur son instrument, intègre l’orgue électrique dont il joue lui-même et façonne

la matière sonore avec des gestes de boxeur.

Black Satin, Miles Davis

D. RETOUR ET FIN DE PARCOURS (1981-1991)

En 1981, le musicien revient dans les studios et sur scène et livre des albums qui tentent sans succès

d’être plus en phase avec ce qu’écoutent les jeunes de l’époque. Miles s’entoure de musiciens qui

feront de grandes carrières solo par la suite comme Marcus Miller (bassiste) et Bill Evans

(saxophoniste).

Fasciné par les synthétiseurs et les possibilités offertes en studio par les nouvelles technologies,

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Miles Davis s’applique à faire une musique à l’image de cette époque. S’imprégnant de la pop du moment mais sans perdre de

vue le blues, il cherche le moyen de concilier les sons contemporains avec ses trois décennies d’expérience. Conçu sur mesure

par Marcus Miller, l’album Tutu qui en découle en 1986 est un succès "planétaire".

Conforté dans son statut de star, courtisé par les médias, Miles Davis joue de son personnage et contribue à forger sa propre

légende. Il publie son autobiographie en 1989, adopte des tenues insolites dessinées par de grands couturiers, expose ses

talents de peintre et multiplie les apparitions à l’écran malgré une santé qui ne lui laisse que peu de répit.

Son dernier album, Doo-Bop, posthume (1992), collaboration inachevée avec des rappeurs, proposait un mélange entre le Jazz

et le Hip-hop. L’ultime pas en avant d’un artiste qui aura constamment cherché à renouveler sa musique…

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3. TUTU : L’ALBUM

Enregistré de janvier à mars 1986, l'album Tutu a été publié au cours de l'automne suivant. Il a été produit par Tommy LiPuma et

Marcus Miller (à l'exception d'un titre, Backyard Ritual, coproduit par LiPuma et George Duke). Le terme de producteur

s'entend, pour les anglo-saxons dans le sens de directeur artistique : il intervient aussi bien dans le choix des musiciens,

l'organisation des sessions, le mixage et le mastering.

A. COLLABORATION

MARCUS MILLER : ELEMENTS BIOGRAPHIQUES

Né le 14 juin 1959 à Brooklyn, l'un des quartiers de New York (États-Unis), Marcus

Miller grandit dans une famille de musiciens - son père est pianiste, organiste et chef

de chœur, le cousin de ce dernier n'est autre que Wynton Kelly qui accompagna Miles

Davis à la fin des années 50. Il se met à la flûte à bec à l'âge de 8 ans, puis à la

clarinette deux ans plus tard pour se fixer tout compte fait sur le saxophone, à ses yeux

instrument emblématique du Rhythm and blues. À 13 ans, il se met à la basse

électrique qu'il adopte définitivement et qui devient son instrument de prédilection.

Pendant des années, il est l’un des musiciens les plus demandés en studio et travaille

sur plus de 500 albums avec des artistes comme Aretha Franklin, Marvin Gaye, Elton John, Carlos Santana, Frank Sinatra, Jean-

Michel Jarre, the Bee Gees ou Whitney Houston sans oublier Claude Nougaro. Que ce soit en tant que musicien sideman

(accompagnateur), leader ou compositeur Marcus Miller sait s'adapter à tous les genres musicaux : pop, rock, funk, jazz ou

chanson. Lorsqu'il tient le rôle de producteur (directeur artistique), il crée un univers sonore tout à fait singulier.

Marcus Miller joue désormais sous son nom et décide à l’image de Miles de s'entourer de jeunes prodiges et de les guider dans

les réinterprétations de ces standards. De nombreux albums en découlent…

Son instrument de prédilection est une Fender Jazz Bass de 1977, modifiée par le luthier américain Roger Sadowsky. Fender

produit d’ailleurs un modèle signature de cet instrument.

TUTU : PROJET ET TRAVAIL EN COMMUN

En 1981, Marcus Miller rejoint le nouveau groupe de Miles Davis avec lequel il demeurera durant 18 mois.

1986 marque le point culminant de sa collaboration avec Miles Davis pour l'album Tutu. Marcus Miller, bassiste et saxophoniste,

un génie du jazz qui croit dur comme fer que sa musique peut aussi être une arme contre les inégalités.

Sa carrière et son engagement lui ont valu d'être nommé artiste de l'UNESCO pour la paix. Une fierté et une reconnaissance

pour ce musicien du monde : "C'est vraiment un honneur d'être nommé artiste pour la paix par l'UNESCO (...) J'y vois une

opportunité d'utiliser ma musique pour raconter l'histoire de l'esclavage. C'est très important."

Marcus Miller, bassiste et saxophoniste, représentant phare du jazz et artiste de l'UNESCO pour la paix, cite comme influence

majeure Miles Davis :

« J'ai beaucoup appris de Miles Davis (...) confie Marcus Miller. Je l'ai regardé faire. C'était un incroyable artiste. Il était comme

un père musical pour moi. »

« Miles, c'est la combinaison parfaite entre l'esprit, l'intellect et le cœur, c'est une combinaison unique. Martin Luther King,

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Mohammed Ali ont possédé cette même combinaison unique. »

Marcus Miller au sujet de Miles Davis

Cette recherche du son s'est effectuée avec les groupes qu'a constitués Miles Davis au cours de sa carrière. Aussi bien avec le

premier que le second quintette, puis dans les années 70-80 au cours de sa période électrique-rock-pop pour aboutir à Tutu

pour lequel le multi-instrumentiste Marcus Miller conçoit une série d’orchestrations qui sont autant d'écrins haute couture sur

lesquels Miles Davis n’a plus qu’à poser en studio ses parties de trompette dont la sonorité est devenue sa véritable « signature

».

Marcus Miller évoque parfaitement ce rapport de Miles Davis au son :

« Il jouait parfois très peu, mais qu’est-ce que c’était beau !... Son son était très beau. Peut-être plus que le son, c’est la façon dont il l’utilisait qui était unique. Miles, on le sait, n’était certainement pas le meilleur trompettiste, ce n’était pas le meilleur technicien à la trompette, mais personne ne sonnait comme lui ! »

Miles Davis évoque sa sonorité particulière

Voici un nouvel éclairage de Marcus Miller sur le travail mené au cours de l’enregistrement de Tutu :

« Un grand souvenir avec Miles, c’est lorsque nous avons travaillé ensemble sur l’album Tutu en 1986. J’ai composé tous les titres de l’album, ainsi que les arrangements. Tommy LiPuma était le producteur du disque, c’était le producteur de Miles à l’époque . Il n’y avait pas vraiment d’orchestre, Tommy m’a demandé de travailler à partir de mes démos. C’est ce qui explique le fait qu'il y a eu beaucoup de re-recordings sur cet album. J’ai enregistré certaines parties de basse et j’ai joué d’autres instruments, notamment les synthétiseurs que j’ai programmés. Miles est venu me voir en studio, puis il est parti, me disant : "C’est génial !... J’y vais, tu n’as pas besoin de moi !" Quelques jours plus tard, j’ai appelé Miles et il est venu en studio, et il a enregistré ses parties de trompette sur la musique que j’avais créée. Au début, j’ai eu du mal à donner des directives à Miles, j’étais plutôt intimidé de lui dire ce qu’il fallait faire. Et il m’a dit : "Hey, man, tu dois me dire ce qu’il faut faire, c’est ta musique , tu sais exactement comment cela doit sonner !" À partir de ce moment-là, j’ai été plus en confiance, et je lui ai dit précisément ce qu’il fallait faire, je lui ai suggéré à quels moments il pouvait jouer. Nous avons fait trois albums de cette manière [Tutu en 1986, Music from Siesta en 1987, Amandla en 1988, NDLR]. Tous les titres que j’ai composés pour ces albums étaient pour Miles, je les ai vraiment composés en pensant à lui, à son son. »

Marcus Miller était intimidé par le fait d’avoir à diriger Miles Davis, d’être son producteur. Ce dernier, pour le mettre plus à

l’aise, lui demanda de lui taper sur l’épaule lorsqu’il désirait qu’il joue et de lever la main pour le faire arrêter. Tout se passa

parfaitement bien.

Un peu à la manière de ce qu’il avait réalisé pour Ascenseur pour l’échafaud, Miles Davis enregistre après une seule écoute et

souvent en une seule prise ses interventions sur les différents titres de l’album, le tout sur la bande-son préparée par Marcus

Miller.

B. GENESE

LE TITRE

Reprenant celui du 1er

morceau, il est dédié à l’archevêque Desmond Tutu, futur archevêque anglican de Cape Town (Afrique du

Sud), Prix Nobel de la paix en 1984, qui lutte alors pour la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud.

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C'est aussi le premier album que Miles réalise pour son nouveau label Warner Bros.

A noter que le tout dernier morceau de l’album, Full Nelson, est d’une part une référence au

standard de Davis Half Nelson enregistré en 1956 sur l’album Workin’ with the Miles Davis

Quintet et que d’autre part il n’était pas possible d’évoquer Desmond Tutu et l’Afrique du Sud

sans également mentionner Nelson Mandela, futur président de ce pays en 1994, qui était à

l’époque encore emprisonné dans les geôles du pouvoir Blanc.

De plus, Tutu est également l’équivalent du mot « cool » dans la langue africaine yoruba

(ethnie du Nigéria). Mais c’est le producteur Tommy LiPuma qui a eu l’idée du titre définitif en

remplacement de Perfect Way qui était originellement prévu. Plus court, il avait l’avantage de

mieux sonner et d’être plus claquant que le précédent.

Pour finir avec le titre, Mgr Tutu a écrit un gentil mot au musicien, le remerciant d’avoir œuvré

pour sa cause, ce qui a été vrai puisqu’à la grande surprise de Marcus Miller, l’album a connu

un immense succès auprès de la communauté noire d’Afrique du Sud.

LA POCHETTE

Elle a été pensée par la créatrice japonaise Eiko Ishioka et photographiée par l’Américain Irving Penn. On y voit l’ovale du visage

de Miles Davis en noir et blanc, pris dans une attitude hiératique, un peu à la manière de certaines statuettes africaines. Le titre

et le nom de l’artiste y sont absents.

MUSICIENS

‣ Miles Davis : trompette

‣ Marcus Miller : guitare basse, guitare, synthétiseurs, programmation des boîtes à rythme, clarinette basse, saxophone

soprano…

‣ Paulinho da Costa : percussion sur Tutu, Portia, Splatch et Backyard Ritual

‣ George Duke - claviers/synthétiseur sur Backyard Ritual

‣ Omar Hakim - batterie et percussion sur Tomaas

‣ Adam Holzman : programmation synthétiseur, synthétiseur solo sur Splatch

‣ Jason Miles : programmation synthétiseur

‣ Steve Reid : percussion sur Splatch

‣ Michael Urbaniak : violon électrique sur Don't Lose Your Mind

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‣ Bernard Wright : synthétiseur sur Tomaas et Don't Lose Your Mind.

INSTRUMENTS

Pour Tutu, Miles Davis a utilisé sa célèbre trompette rouge. Quant à Marcus Miller, il a d’abord travaillé ses pistes avec un

synthétiseur Yamaha DX7 et un sampleur Akai S612 avant de jouer de sa Jazz bass, d’une clarinette basse et d’un saxophone

soprano tandis que Jason Miles a abondamment employé un synthétiseur Oberheim Matrix 12, un PPG Wave et un Emulator.

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TECHNOLOGIES NOUVELLES

L’APPORT DU MIDI

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Le MIDI est une norme de communication entre des machines, essentiellement musicales mais pas

uniquement, définie en 1983 et utilisée de facto par tous les musiciens à l’époque. C’est un

acronyme qui représente Musical Instrument Digital Interface et qui signifie « Interface numérique

pour instrument de musique ». Tous les appareils de l’époque étaient munis de ces célèbres prises

din à 5 broches.

Contrairement à ce qui se passe de nos jours, ne transitaient par ces prises que des ordres de jeu et

non pas les sons eux-mêmes, comme :

jouer un sol pendant 689 millisecondes avec le son extrait de la banque « electric piano » avec telle attaque et telle fin.

Des machines pouvaient être reliées à un séquenceur ou à un ordinateur qui pouvait alors les piloter.

ENREGISTREMENT

En dépit de l’existence d’enregistreurs numériques à cette époque, tout a été principalement réalisé avec un magnétophone

analogique à 24 pistes.

C. UN ALBUM CONTROVERSE

Bien que l'album ait remporté un immense succès, certains observateurs firent la fine bouche : « Tutu much ! » a-t-on pu lire.

Estimant qu'il s'agissait plus d'un duo Miles Davis/Marcus Miller, ils critiquaient également l'abus de l'utilisation de

l'overdubbing (ou re-recording), technique consistant à superposer l'interprétation d'une partie instrumentale ou vocale à un

enregistrement effectué.

Le principal inconvénient de cette technique est un certain manque de spontanéité. Y-a-t-il vraiment une force collective ?

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Et, comme souvent dans l'histoire du jazz, les "gardiens du temple" estimaient que ce n'était pas du jazz... Toujours est-il que

cela n'empêche pas Miles Davis d'être au meilleur de sa forme... Les commentaires se sont finalement faits de plus en plus

élogieux à mesure de l’assimilation du travail du trompettiste. On a même pu voir des critiques changer complètement d’avis au

sujet du disque.

Dans la revue française Jazz Magazine, la journaliste Pascale Barithel ne s'embarrasse pas de ce type de controverse :

« La première écoute permettra d’établir que Marcus Miller n’est pas simplement un bassiste de talent […], ni George Duke une

caisse enregistreuse de soupe à succès. C’est le premier jeu que propose ce disque. Puis, avec une connaissance honnête de

l’œuvre de Miles, on découvrira, à discrétion, telle œillade vers le Concerto De Aranjuez (Portia), […] telle reprise vers des trames

harmoniques de On the Corner (Tomaas) ou l’esprit du générique de Ascenseur pour l’échafaud (Tutu). Mais ce clin d’œil au passé

n’est qu’une bravade : comme il aime à la répéter, Miles ne joue pas du "jazz" mais la musique de Miles. Une musique urbaine,

déferlante de synthés, de boîtes à rythmes et de slaps de basse avec, toujours en avant, la trompette et son cortège de longues

phrases en spirales : soit Marcus Miller et Miles, seuls bâtisseurs d’un vaste espace sonore. […]

Un tel édifice avait besoin d’enluminures, et quelques invités peu banals firent très bien l’affaire : le batteur de Weather Report,

Omar Hakim, et, suprême élégance, l’entrée d’un instrument qui n’avait encore jamais trouvé place dans un disque de Miles, le

violon, tenu par l’anti-frime Michael Urbaniak. La nouvelle musique de Miles quoi. »

Pascale Bartithel (Jazz Magazine, n° 355, novembre 1986)

Quant au public, il l’a plébiscité puisque les ventes ont dépassé les 500 000 exemplaires au bout de quelques mois, ce qui est

exceptionnel dans le domaine du jazz.

L’année suivante, en 1987, Tutu a valu un Grammy Award à Miles Davis en tant que « meilleur soliste de jazz » et un autre à Eiko

Ishioka pour le « meilleur packaging ».

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4. TUTU

A. PRESENTATION

Le titre a été choisi en hommage à Desmond Tutu, prix Nobel de la paix en 1984 et figure majeure du mouvement anti-apartheid

en Afrique du Sud. D’autre part, « tutu » signifie « cool » en yoruba. Le terme peut donc également coïncider avec le concept de

coolitude indissociable de la personnalité et de la musique de Miles Davis. Marcus Miller voulait en effet à la fois refléter

l’héritage musical de Miles et sa singularité.

Premier titre de l’Album, on y retrouve bien sûr toute l’ambiance sonore des années quatre-vingts, époque pendant laquelle les

synthétiseurs et boîtes à rythme de toutes sortes sont apparus et se sont largement imposés dans le paysage musical. Il faudra

attendre la décennie suivante pour que les musiciens « humains » retrouvent leur place et relèguent les machines au rang

d’accessoires.

Miles Davis au sujet de Tutu

Sur une idée de Marcus Miller, ce titre a la particularité de faire entendre deux lignes de basses –

dont une fretless dans les aigus – ainsi qu’une partie de saxophone soprano jouée par Miller dans le

tutti final.

Miller eut recours à de nombreux synthétiseurs et à une boîte à rythme Linn9000 pour composer la piste de base.

Afin de mettre en valeur un rythme de la Nouvelle-Orléans que lui avait montré Miles, il programma ensuite des effets de cymbales, de casaba et de grosse caisse, avant de les mélanger avec des sons de caisse claire, de cymbales et des roulements enregistrés en studio. Le résultat visait à créer une piste rythmique qui ne paraisse pas mécanique et soit la plus naturelle possible. Il programma ensuite sa ligne de basse, enregistra la deuxième ligne de basse fretless, mixa des samples de saxophone et ajouta quelques prises au saxophone soprano. Il n’y avait plus alors qu’à laisser jouer Miles.

Composition : Marcus Miller Enregistrement : 11 février 1986 aux Capitol Recording Studios, Los Angeles (Californie) Durée : 5'15 Les musiciens :

‣ Miles Davis : trompette

‣ Marcus Miller : guitare basse, synthétiseurs, programmation des boîtes à rythme, saxophone soprano

‣ Paulinho da Costa : percussion

‣ Adam Holzman : programmation synthétiseur

Pour l’anecdote, Marcus Miller a joué une fois le thème à Miles Davis, avant que celui-ci ne se lance dans son improvisation. L’essentiel de la première des deux prises fut conservé ! On retrouve en somme l’esprit de l’enregistrement du générique d’Ascenseur pour l’échafaud.

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Miller ne voulait pas seulement que Miles interagisse avec sa propre composition, mais aussi que d’autres musiciens réagissent à l’interprétation de Miles. C’est pourquoi il fit appel au percussionniste d’origine brésilienne Paulinho Da Costa, qui devait être le "liant entre les différentes parties rythmiques, tout en pimentant un peu le tout", ce qu’il fit en ayant recours à une grande variété d’instruments : tambours, maracas, tambourin et congas.

Enfin, Miller fit ajouter par Adam Holzman des sons synthétisés, à l’aide d’un Oberheim Xpander et d’un PPG Wave 2.2.

B. ANALYSE

INTRODUCTION : 0’00 0’35

Après un soupir (véritable, par le signe de silence), 4 accords de sol

du célèbre son de synthétiseur « orchestra hit » (ici joué par un

Akai S612) lancent le morceau, bientôt accompagnés de la batterie

et de divers petites percussions tandis que Miles parcourt

l’étendue de son instrument – une trompette en si bémol – en

descendant une gamme blues de sol, du sib aigu au sol grave, sur plus de 2 octaves.

Les basses font alors leur apparition sur un groove d’une mesure en ostinato qui sert d’assise à tout le morceau. Miller

l’a élaborée en partie à partir de voix samplées et déclenchées sur un synthétiseur (MIDI). Quant à la basse électrique, il

a abaissé la corde de mi de son instrument pour pouvoir jouer les ré graves.

La trompette intervient ponctuellement pendant que le groove se déroule : interventions courtes, prédilection pour les

registres medium et aigu, emploi de la sourdine harmon (une sourdine wah-wah sans tube coulissant central).

EXPOSITION : 0’35 2’04

Le thème principal est exposé par la trompette et les synthétiseurs, à l’unisson. Il est construit sur une carrure de 8

mesures et seulement deux accords enrichis, jouée deux fois.

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La phrase B, plus incisive, vient ponctuer le thème et ouvre sur les phases d’improvisation :

Il est joué deux fois, la première étant un peu plus longue du fait de l’insertion de quatre mesures de silence avant la

répétition de A. Ces quatre mesures sont habillées par de courtes improvisations de la trompette.

Seconde exposition

A A B

En considérant les notes longues de cette mélodie, il est possible de l’envisager comme construite sur une échelle de

sol dorien, mode très employé en jazz.

CHORUS : 2’04 3’04

Divers sons de synthétiseurs sont entendus alors que les percussions se font plus présentes et inventives. La trompette

construit une improvisation épurée sur deux sons répétés, dans le style caractéristique de Miles Davis.

REEXPOSITION : 3’04 3’40

Première exposition

A silence de 4 mesures A B

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Retour du thème, joué une seule fois.

CODA : 3’40 5’17

Une phase libre donnant lieu à la recherche sonore.

La tête du thème est ensuite entendue trois fois, exposée par les synthétiseurs et le saxophone soprano tandis que la

trompette improvise un contrechant sur quelques envolées successives dans une sorte de tutti orchestral. Puis le

morceau s’achève en fade-out.

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5. TOMAAS

A. PRESENTATION

Deuxième morceau de l’album, Tomaas est une composition co-écrite avec Miles et faisant partie de la seconde session

d’enregistrement réalisée à New York.

On retrouve dans ce morceau des fragments mélodiques que Miles avait envoyés à Marcus Miller dans un jeu de cassettes

contenant des idées musicales.

Quant à son titre, il s’agit d’un hommage de Miles à son producteur Tommy LiPuma : « Tomaas » étant la manière avec laquelle

il le désignait généralement.

Sur ce morceau, en plus des nombreuses couches de synthétiseurs, on peut entendre Marcus Miller au saxophone soprano et à

la clarinette basse. Voici son témoignage sur cette dernière : "J’aime profondément cet instrument. (…) C’est si sombre et chaud

à la fois. Je l’ai utilisé principalement pour doubler : si vous jouez une octave en dessous, c’est comme si vous glissiez un coussin

d’air sous la mélodie, et Miles aimait beaucoup cela".

Si Miller joua pratiquement de tous les instruments lors de cet enregistrement, il fit néanmoins appel à deux musiciens de

studio :

Omar Hakim est un batteur virtuose qui possède la capacité de développer un groove puissant, puis de "le verrouiller". Miller

demanda à Hakim de jouer et d’interagir avec la piste rythmique un peu lourde et répétitive générée par la boîte à rythme.

Miller fit ensuite appel à Bernard Wright pour enregistrer des pistes de synthétiseur.

Deux thèmes structurent Tomaas :

un thème sur 12 mesures en valeurs plus longues, produit en tutti : A

un petit motif funky joué à la guitare électrique (étouffée) sur 8 mesures : B

L’écoute de ce morceau est trompeuse. Au début, la structure de ce morceau semble simple et, quand on écoute attentivement,

on découvre toutes les variétés de sons qui se croisent, croissent, disparaissent… Toute la complexité de l’arrière-plan sonore

enrichit l’ambiance et l’atmosphère du morceau. Une fois de plus, Miller démontre son excellence dans l’art de trouver le juste

équilibre entre sons et effets.

On the Corner, Miles Davis (comparaison intéressante avec cet enregistrement de 1972, trame harmonique/esprit)

Composition : Marcus Miller/Miles Davis

Enregistrement : 12-25 mars 1986 aux Clinton Recording Studios, New York (New York).

Durée : 5'38

Les musiciens :

‣ Miles Davis : trompette

‣ Marcus Miller : guitare basse, guitare électrique, synthétiseurs, programmation des boîtes à rythme, clarinette basse,

saxophone soprano

‣ Omar Hakim : batterie

‣ Bernard Wright : synthétiseur

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B. ANALYSE

INTRODUCTION : 0’00 0’26

Tomaas débute sur une note au synthétiseur en crescendo, suivie par une boîte à rythme programmée sur un tempo

medium. Si elle semble plus mécanique que la piste rythmique de Tutu, grâce à la subtilité du mixage de Miller, les

ajouts de Hakim à la batterie sont imperceptibles.

Improvisation libre et imitations entre trompette et saxophone soprano sur un ostinato de mi au synthétiseur.

fluidité, écho

EXPOSITION : 0’26 2’02

On entend alors le motif étouffé de guitare électrique, dont l’amorce est suggérée par l’accompagnement des

souffleurs dans un détaché précis.

A Exposé à l’unisson, le thème est désormais accompagné par la basse, jouée en slap, technique percussive qui fait

alterner à la main droite des tapés avec le pouce et des tirés avec l’index. Ce thème fait de valeurs longues contraste

logiquement avec le motif précédent.

B Retour du motif de guitare + imitations trompette/soprano

Un son de synthétiseur (1’28) annonce la nouvelle exposition du thème

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CHORUS-INTERLUDE : 2’02 2’15

Pont de 6 mesures dans lequel apparait la clarinette basse sur l’ostinato de mi

Rééquilibrage sonore par l’apport des graves de l’instrument, moment flottant (onirique ?)

improvisation de la trompette et écho du soprano

REEXPOSITION : 2’15 5’32

Réexposition de A

Réapparition de B

La trompette est alors au premier plan et effectue des gammes rapides, rapidement rejointe par la

clarinette basse puis le soprano tandis que la grille d’accords se modifie quelque peu. On entend

plusieurs fois une prise de trompette dans l’aigu, ajoutée à la première.

Véritable temps d’improvisation de Tomaas ?

pédale de mi : arrêt sur harmonie ! Forme figée.

DA CAPO : A Thème + contrechants de la trompette et du soprano, dans un registre plus aigu : sorte d’accumulation

sonore.

B motif de guitare à découvert + son rappelant le son initial du synthétiseur (à 4’24)

A thème aux synthétiseurs et soprano, contrechants de trompette ad libitum + fade-out

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6. PORTIA

A. PRESENTATION

Thème hispanisant, Portia est sans doute le plus beau morceau de l’album. Il fut composé par Miller avec la personnalité de

Miles à l’esprit. Ici, Miller fait référence aux sonorités espagnoles typiques du son que Miles développa dès les années 50 et

porta à sa perfection sur l’album Sketches of Spain (1959-1960). Le jeu de basse de Miller est ainsi extrêmement mélodique et

s’apparente parfois au phrasé d’une guitare espagnole.

Son titre vient d’un mot latin signifiant « partage ». C’est également le nom d’un personnage féminin du Marchand de Venise

(1596-97) de William Shakespeare. Miles Davis aimait la sonorité de ce mot et l’a donc adopté.

Ce morceau offrit une occasion supplémentaire à Miller de mettre à profit ses talents de multi-instrumentiste, ici au saxophone

soprano une nouvelle fois.

Cette piste fut conçue par Miller avec Adam Holzman, en combinant les sons de l’Emulator et ceux du PPG Wave 22. Miller

ajouta aussi au mixage final une cocotte à la guitare électrique et Paulinho DaCosta une palette de sons de percussion,

essentiellement élaborée à partir de maracas et congas.

Portia est sans doute le morceau qui s’approche le plus du smooth jazz typique de la musique produite par Tommy LiPuma.

Deux sections construisent ce morceau :

la première est un « classique » du Jazz : un thème suivi d’un chorus

la seconde provient de l’idée du trompettiste d’ajouter un thème final. L’ambiance sonore est un peu espagnole

comme l’a imaginé et souhaité Marcus Miller.

Composition : Marcus Miller/Miles Davis

Enregistrement : 13 février 1986

Durée : 6'18

Les musiciens :

‣ Miles Davis : trompette

‣ Marcus Miller : guitare basse, guitare électrique, synthétiseurs, programmation des boîtes à rythme, saxophone

soprano

‣ Paulinho da Costa : percussion

‣ Adam Holzman : programmation synthétiseur

L’une des particularités du titre est la présence du saxophone soprano de Marcus Miller, pratiquement à égalité avec la

trompette de Miles Davis. Au départ, Miller était venu au studio avec son instrument pour jouer les mélodies à Miles,

mais celui-ci le poussa devant le micro alors que le magnétophone tournait. Assez vite, Miller se sentit plus à l’aise et

Miles l’incita à en faire plus : "Écoute, je veux simplement que tu répètes mes phrases musicales après moi."

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Symphonie des Adieux, Final, J.Haydn

Ce final au cours duquel tous les musiciens quittent la scène les uns après les autres devait faire comprendre au Prince Esterhazy

que les musiciens, après une longue tournée, étaient fatigués et voulaient rentrer chez eux.

B. ANALYSE

INTRODUCTION : 0’00 0’26

Le morceau commence par une nappe de synthétiseur qui crée une atmosphère irréelle.

S’y ajoutent le son programmé d’une caisse claire suivi d’effets de cymbales et de maracas.

EXPOSITION : 0’26 1’54

La trompette de Miles vient se greffer délicatement

le thème se décompose en trois parties :

A, exposée par la trompette

B, exposée par la trompette, mais dont la dernière partie est également doublée à l’unisson par le soprano et la

basse

C, par le saxophone soprano dans le registre aigu de l’instrument

Deux éléments techniques offrent de vraies respirations à ce thème :

- les silences mélodiques ont là encore une place importante, le thème, épuré, est constitué de peu de notes

- le parcours harmonique est simple, proposant plusieurs bascules successives entre deux accords.

Gmaj7 Cmaj7

Bdim E13

A Gm6

Portia est un morceau avec lequel Miles Davis aimait bien terminer ses concerts. Un peu à la manière de la Symphonie

« Les Adieux » de Joseph Haydn où un decrescendo orchestral est réalisé de la sorte, le trompettiste faisait quitter la

scène à ses musiciens un par un, ne laissant en face du public qu’une scène vide avec un motif tournant seul sur un

synthétiseur !

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CHORUS : 1’54 2’47

Sur une partie de basse en slap, les deux accords de la fin de la grille du thème (A et Gm6) sont joués en ostinato

harmonique.

Chorus de trompette sur 16 mesures (2 X 8)

harmonies posées au synthétiseur, en ostinato

Des cocottes de guitare électrique, là encore en ostinato, sont ajoutées par Marcus Miller sur les 8 dernières mesures

REEXPOSITION : 2’47 4’16

Marcus Miller paraphrase très librement le thème complet au saxophone soprano, qui souvent se dédouble

(aigu/medium).

la trompette n’intervient qu’à partir de la fin de B, ad libitum

CODA : 4’16 6’18

D’abord un temps de 12 mesures pendant lequel la trompette, le saxophone soprano et une des parties de basse

électrique – à la façon d’une guitare de flamenco – interviennent très librement sur les deux mêmes accords en

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ostinato, toujours au-dessus d’une basse en slap, des synthétiseurs et de la guitare.

brèves imitations trompette/soprano

Au moment de l’élaboration du morceau, Miles a indiqué à Miller qu’il serait bien meilleur avec une section finale

bénéficiant d’un nouveau thème, mais toujours sur les deux mêmes accords entendus en boucle. Ce nouveau thème

sera joué trois fois :

on retrouve les cocottes de guitare électrique, jouées à intervalles réguliers.

la batterie s’interrompt pour les 4 mesures finales, sorte de long decrescendo orchestré dont l’idée musicale fut

suggérée par Miles. (// fade-out des morceaux précédents)

la trompette nous livre une dernière phrase mélodique sur la dernière harmonie.

Les habitués des modes de jazz auront remarqué le mode locrien, basé sur mi

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7. SYNTHESE

A. MILES SIDEMAN

Rares sont les enregistrements auxquels Miles Davis a participé en tant que sideman (collaborateur du musicien principal). Les

plus célèbres sont ceux dirigés par Charlie Parker, Cannonball Adderley (Somenthin’ Else, 1958), Michel Legrand (Legrand Jazz,

1958) et bien évidemment Tutu car ce dernier album semble plus devoir être crédité au compositeur/bassiste/producteur qu’au

trompettiste lui-même, même si Miles Davis a quelque peu participé à l’élaboration des morceaux.

B. MILES TROMPETTISTE

Âgé de pratiquement 60 ans au moment de l’enregistrement, le musicien n’a pas sensiblement varié le style de jeu qu’il pratique

depuis des années : courtes interventions, prédilection pour les registres médium et aigu, emploi de la sourdine « harmon »,

absence de vibrato (le « Saint Louis Sound »). L’auditeur l’a reconnu en dépit de l’habillage moderne des thèmes.

C. MILES NOVATEUR

Fidèle à son habitude, Miles a toujours refusé de se laisser enfermé dans une routine ou bien dans un style particulier et ce,

depuis ses débuts dans le Be-Bop au milieu des années quarante. Logiquement, il s’est intéressé aux nouveautés, technologiques

y compris, et les a intégrées dans sa musique. On se souvient de l’apparition des guitares et claviers électriques à la fin des

années soixante qui avaient alors suscité beaucoup de critiques, finalement effacées avec le temps. Pour Tutu, la même chose

s’est produite, une vingtaine d’années plus tard, en mettant en présence un musicien en chair et en os accompagné par un

groupe « virtuel », ce que font quotidiennement aujourd’hui beaucoup de jeunes musiciens.

D. AUTRES PISTES D’ETUDE

Miles Davis fut l'homme de toutes les révolutions musicales, et "Tutu", sa création millésimée "1986", n'échappe pas à

cette règle. Le trompettiste est alors fasciné par l'électronique, les sons synthétiques, la rythmique funk et le travail

d'un Prince, lutin génial de l'électro-funk. Pour cet album, Miles Davis s'est entouré de partenaires de renom (George

Duke, Omar Hakim...), mais surtout de Marcus Miller, qui fut pendant une certaine période (1986-90) son éminence

grise. "Tutu" fut ainsi en grande partie "préparé" par Miller, qui arrangea ensuite les parties de Miles Davis. On y

déniche un jazz racé et rythmé, dont la suite s'intitula "Amandla", en 1989, que certains fans peuvent préférer pour son

côté moins " électrique "...

Quid de la force collective de Tutu ?

« Il y a des gens qui estiment que ça fait disparaître la spontanéité et l'étincelle qui se produit en studio avec le groupe. C'est

peut-être vrai, je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que les nouvelles technologies permettent de rendre les choses plus

faciles. »

— Miles Davis cité par Quincy Troupe, Miles Davis. Miles et moi, 2009, p.65

« Une fois que les arrangeurs avaient enregistré les percussions, les synthétiseurs et le violon électrique sur bande, c'était au tour

de Miles de se rendre au studio pour jouer de la trompette sur les parties enregistrées. Pour Miles, qui avait toujours été juste à

côté des autres musiciens dans ses groupes précédents, c'était une manière complètement nouvelle de travailler. Enregistrer avec

son groupe habituel était devenu problématique. »

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— Quincy Troupe, Miles Davis. Miles et moi, 2009, p.64

8. PARTITIONS