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Mohammed Hachemaoui compare les systèmes politiques algérien et marocain «Ils profitent à une minorité au détriment de la majorité» Les régimes politiques marocain et algérien sont-ils identiques, usent- ils des mêmes procédés de corruption ? Mohammed Hachemaoui, docteur en sciences politiques, tente une réponse à ces questions à travers une analyse publiée dans la dernière livraison de la Revue internationale de politique comparée. Intitulée «Institutions autoritaires et corruption politique : l’Algérie et le Maroc en perspective comparée», l’analyse de Hachemaoui arrive à cerner les caractéristiques des deux régimes ainsi que leur mode de fonctionnement et mainmise sur leurs économies. «Tout n’est pas identique dans les systèmes de corruption prévalant en Algérie et au Maroc. Tandis que le premier, marqué – notamment depuis le coup d’Etat de janvier 1992 – par la fragmentation, la dé-légitimation et la privatisation de la violence, est plus instable, le second, tirant profit de la stabilité relative du régime et du leadership, s’avère plus ordonné. Là où le premier se caractérise par la prolifération des «bandits sédentaires», des «bandits vagabonds» et des transactions extraordinaires, le second se distingue par un nombre réduit d’offreurs, des transactions routinières et des prix relativement stables. Aussi, est-ce pourquoi le Maroc – soutenu par l’ancienne puissance coloniale et les pétromonarchies arabes – s’avère plus attractif, en termes d’investissements directs étrangers, que l’Algérie. Les deux systèmes, profitant à une minorité au détriment de la majorité, n’en génèrent pas moins la désintégration et les inégalités sociales, lesquelles sont une source d’instabilité», note Hachemaoui dans son article. Il précise que malgré les contrastes qui distinguent les deux communautés politiques, «les arrangements institutionnels qui sous-tendent la corruption dans les deux pays sont proches. En Algérie comme au Maroc, la corruption, institutionnalisée dès les fondations des régimes, participe d’un système politique informel. Dans les deux cas, la corruption est tirée par l’abus de pouvoir et

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Mohammed Hachemaoui compare les systèmes politiques algérien et marocain

«Ils profitent à une minorité au détriment de la majorité»

Les régimes politiques marocain et algérien sont-ils identiques, usent-ils

des mêmes procédés de corruption ?

Mohammed Hachemaoui, docteur en sciences politiques, tente une réponse à ces questions à

travers une analyse publiée dans la dernière livraison de la Revue internationale de politique

comparée. Intitulée «Institutions autoritaires et corruption politique : l’Algérie et le Maroc en

perspective comparée», l’analyse de Hachemaoui arrive à cerner les caractéristiques des deux

régimes ainsi que leur mode de fonctionnement et mainmise sur leurs économies. «Tout n’est pas

identique dans les systèmes de corruption prévalant en Algérie et au Maroc. Tandis que le premier,

marqué – notamment depuis le coup d’Etat de janvier 1992 – par la fragmentation, la dé-

légitimation et la privatisation de la violence, est plus instable, le second, tirant profit de la stabilité

relative du régime et du leadership, s’avère plus ordonné.

Là où le premier se caractérise par la prolifération des «bandits sédentaires», des «bandits

vagabonds» et des transactions extraordinaires, le second se distingue par un nombre réduit

d’offreurs, des transactions routinières et des prix relativement stables.

Aussi, est-ce pourquoi le Maroc – soutenu par l’ancienne puissance coloniale et les pétromonarchies

arabes – s’avère plus attractif, en termes d’investissements directs étrangers, que l’Algérie. Les

deux systèmes, profitant à une minorité au détriment de la majorité, n’en génèrent pas moins la

désintégration et les inégalités sociales, lesquelles sont une source d’instabilité», note Hachemaoui

dans son article. Il précise que malgré les contrastes qui distinguent les deux communautés

politiques, «les arrangements institutionnels qui sous-tendent la corruption dans les deux pays sont

proches. En Algérie comme au Maroc, la corruption, institutionnalisée dès les fondations des

régimes, participe d’un système politique informel. Dans les deux cas, la corruption est tirée par

l’abus de pouvoir et l’impunité. Les systèmes prétorien et monarchique, en diffusant une corruption

endémique au bas de l’échelle et une grande corruption au sommet de la pyramide, permettent

aux gouvernants de fragmenter l’élite stratégique, d’adoucir l’ordre autoritaire, de neutraliser le

conflit de classe et d’assurer la survie de leurs régimes».

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Les prétoriens en Algérie et la monarchie néo-patrimoniale au Maroc

Le système de corruption, qui est derrière de soi-disant plans de développement, a pour

conséquences désastreuses «le maldéveloppement, aggrave la désintégration et creuse les

inégalités, lesquelles font voler en éclats le «pacte social»…», indique Hachemaoui. Régime

prétorien dans le cas de l’Algérie, monarchie néo-patrimoniale dans le cas du Maroc, les deux

systèmes «se révèlent, tant du point de vue historique, politique qu’économique, nettement

dissemblables», dit Hachemaoui, mais nuance la différence en précisant que «les deux systèmes

n’en divergent pas moins par leurs formules politiques : alors que le roi, qui exerce au Maroc un

pouvoir monopolistique et non imputable, s’est doté dès l’indépendance d’un pluralisme de façade;

en Algérie l’état-major de l’armée, qui détient les rênes du système, n’a expérimenté le

multipartisme qu’après l’usure, au sortir de la décennie 1980, de la formule du parti unique.

L’économie politique est un autre révélateur de contrastes : si l’économie de marché marocaine

paraît plutôt diversifiée, le système économique algérien, libéralisé au début des années 1990,

demeure, lui, mono-exportateur d’hydrocarbures et rentier».

L’analyse soutient que les règles du jeu dans le système de corruption dans ces deux pays, mais

aussi dans tous les pays machrek, se basent sur «concentration et exercice non imputable du

pouvoir ; institutionnalisation des monopoles ; affaiblissement institutionnel de l’Etat et de la

société civile. Ces logiques de gouvernement achèvent de façonner les symptômes d’un système

de corruption dominé par des ‘‘official moguls’’, c’est-à-dire des magnats étroitement liés aux

gouvernants. Siger, ONA et Anas Sefrioui au Maroc, Khalifa, Tonic et Cevital en Algérie, Trabelsi,

Materi et Mabrouk en Tunisie, Osman Ahmad Osman, Ahmed Ezz et Bahgat Group en Egypte, Ramy

Makhlouf en Syrie, en sont des illustrations». Dans les trajectoires empruntées par les deux régimes

pour asseoir leur pouvoir, la corruption est un fondement de base. «La mainmise des prétoriens sur

le régime constitue la première règle normative du jeu politique algérien.

Le collège des prétoriens – qui peut soit rester informel, soit revêtir une forme organisationnelle en

épousant les contours de l’état-major de l’Armée – demeure l’institution qui détient les rênes du

pouvoir en Algérie», analyse Hachemaoui en ajoutant que «le pouvoir prétorien, dépassant les

limites du domaine militaire stricto sensu, couvre l’ensemble des activités civiles, à commencer par

la politique et l’économie. Le dispositif du pouvoir prétorien pénètre tous les pores du corps

étatique. Il comprend, par-delà la cooptation des chefs d’Etat et de gouvernement, la conduite des

grandes opérations commerciales et financières extérieures. La police politique contrôle ce

domaine réservé, en permanence».

Institutionnaliser la corruption pour survivre

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La pérennisation de ce système passe par l’institutionnalisation de la corruption et ce depuis

l’indépendance. «L’allocation corrompue des ressources de l’Etat permet aux prétoriens d’atteindre

un objectif politique impérieux : obtenir le silence sinon la complicité des anciens acteurs de la

guerre d’indépendance dont la réaction à leur mise à l’écart pouvait, à l’heure des rébellions

armées, menacer la stabilité du régime naissant», indique Mohammed Hachemaoui en soulignant

que «la concurrence sur le partage des prébendes se pose, face à la répression politique, comme le

seul jeu admis par le système».

La répartition des butins se fait entre cercles fermés : «La répartition des prébendes, qui dure

jusqu’au début des années 1970, est sous le contrôle des services de la Sécurité militaire. Les

clients cooptés qui obtiennent, à bas prix, droits d’acquisition et concessions, forment le premier

noyau du secteur privé. Celui-ci est constitué pour l’essentiel d’anciens chefs maquisards,

seigneurs de guerre, marchands d’armes et/ou leurs parentèles respectives. La corruption politique

concerne, aussi, l’élite militaire en place. Le groupe dirigeant, craignant les tentatives de putsch,

est contraint de céder aux chefs des régions militaires des fiefs et des circuits l’enrichissement en

compensation de la monopolisation grandissante du pouvoir réel par lui exercé.»

Evoquant en parallèle, le début de l’institutionnalisation de la corruption au Maroc, l’analyste tient à

préciser d’abord la différence de Constitution des deux régimes. «Le Maroc, sous protectorat

français de 1912 à 1956, n’a pas subi, comme l’Algérie, les effets destructeurs de la colonisation de

conquête et de peuplement sur la communauté traditionnelle. Sous l’impulsion du maréchal

Lyautey, le protectorat français y a même «préservé» le sultan et le makhzen – en veillant à les

déposséder toutefois de leurs fonctions de gouvernement et de patronage. Fort de cet héritage

historique, le sultan Mohammed V est parvenu, depuis son retour héroïque d’exil en 1955, à

s’imposer très vite au centre du jeu politique : en divisant les factions nationalistes d’un côté, en

s’alliant aux notables ruraux – ci-devant alliés du protectorat français – de l’autre. Alors que

l’indépendance contribue à accroître l’autorité et le pouvoir du monarque, la décolonisation,

progressive et non brutale comme en Algérie, permet à celui-ci de prendre possession des plus

belles terres et de devenir «le plus grand propriétaire foncier du royaume».

Et donc : «La domination sultanienne concourt à la restauration du makhzen comme source

principale de distribution des bénéfices aux clientèles du Palais. Hassan II, qui succède à

Mohammed V en 1961, poursuit l’entreprise entamée par son défunt père. Un système de

corruption s’impose, comme dans l’Algérie des prétoriens, à titre de marché de substitution à la

participation et à la contestation». Et d’ajouter : «La corruption politique a, pour reprendre

l’excellente analyse de John Waterbury, permis au roi de lier les intérêts des officiers supérieurs de

l’armée (berbères pour la plupart), des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et des

notables ruraux à la survie du régime.» La bourgeoisie de Fès est mise à contribution dans cette

mise en alliance de la clientèle du souverain. Du côté de l’Algérie, la prébende est distribuée par la

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mise sous monopole du cercle du pouvoir de tout l’appareil économique. «Les gouvernants

algériens, exerçant les pouvoirs d’Etat sans contrôle ni reddition des comptes (‘‘accountability’’),

érigent ou prennent possession de multiples monopoles logés dans différents lieux de l’économie.»

Le contrôle, selon Hachemaoui, s’exerce «par le truchement des fameux ‘‘intermédiaires

institutionnels’’ – marchands d’armes, anciens maquisards, ambassadeurs et affairistes liés aux

dirigeants – qui tirent de colossaux bénéfices à travers le jeu des pots-de-vin et des commissions

auquel donnent lieu la conclusion, par l’Etat mono-exportateur d’hydrocarbures, des gros contrats

relatifs à l’achat d’armement, d’équipement, d’usines et d’infrastructures clés en main».

Hachemaoui rappelle que le gouvernement des réformateurs sous la coupe de Mouloud Hamrouche

avait tenté de mettre fin à cette structure du-tout-corruption. «Les mesures prises à l’époque, en

s’attaquant aux leviers de la corruption politique, suscitent l’hostilité des maîtres du système. Ces

derniers parviennent, par le truchement de la dirty tricks politics et l’intervention de l’armée en juin

1991, à faire échec à l’entreprise de sortie du régime d’autoritarisme et de corruption». Après

1992, les oligopoles privés, directement liés aux chefs prétoriens, viennent à la rescousse et

héritent du monopole commercial.

«Les gouvernants érigent, à l’ombre de l’extraversion de l’économie et de la privatisation de la

violence, des oligopoles commerciaux grâce auxquels ils sont très rapidement devenus –

l’insécurité favorisant la prédation rapace 71 – de puissants (protecteurs de) magnats dans

l’importation des produits alimentaires de première nécessité, des médicaments, des matériaux de

construction, etc.», note Hachemaoui. Prenant exemple sur le Maroc, «les prétoriens algériens, qui

suivent de très près le modèle du Maroc, cherchent à réussir la greffe capitaliste».

Au Maroc, les banques commerciales, qui forment au Maroc un oligopole restreint, s’avèrent le

«principal instrument de contrôle du makhzen… Hassan II, parvenu à exercer une influence

considérable sur le secteur privé, peut – contrairement aux prétoriens algériens qui misent sur la

rente pétrolière et l’import – approfondir l’insertion de son pays dans le mouvement de la

mondialisation, sans avoir à craindre la défection des «grandes familles».

Mohammed VI est sur la même voie, puisque depuis son intronisation «la tendance est à la

concentration capitalistique et à l’accroissement du patronage du makhzen – la fortune personnelle

du roi estimée par Forbes étant passée, à l’heure où le taux de pauvreté au Maroc a atteint, selon

le PNUD, plus de 18%, de 500 millions en 2000 à 2,5 milliards de dollars en 2009». La justice étant

dans les deux cas entre les mains des régimes, les affaires et scandales financiers qui se font jour

jouissent d’une impunité totale. «Les processus révolutionnaires enclenchés en Tunisie et en

Egypte dévoilent au grand jour deux dimensions saillantes : les liens structurels entre corruption et

régime politique ; la centralité qu’occupe la question de la corruption dans la dé-légitimation

éthique des régimes.» Les systèmes prétorien et monarchique en vigueur dans cette région

pourront-ils à présent fonctionner sans ce mode de gouvernement ? L’attitude des clans Ben Ali,

Moubarak, El Gueddafi et Al Assad face aux mobilisations protestataires le montre bien : les

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groupes dominants ne renoncent pas facilement aux intérêts acquis. «Les trajets institutionnels

façonnés depuis les fondations étant robustes et difficiles à changer, les agendas de ‘‘réformes’’

proposés par les dirigeants sous la pression des soulèvements populaires seront évalués à l’aune

d’une donne fondamentale : le démantèlement des arrangements liant institutions politiques et

corruption systémique», conclut Mohammed Hachemaoui.

R. P.

Quand le pouvoir récupère le tribalisme à son profit

Pourquoi après plus d’un siècle chargé de ruptures allant de l’écroulement

du makhzen turc à la colonisation de peuplement, de la désagrégation de la

tribu à la dépossession foncière, de la domination coloniale au triomphe du

nationalisme, de la «révolution socialiste» à la umma, le fait tribal s’avère-

t-il aussi prévalent dans l’Algérie de Bouteflika ?

Le politologue Mohamed Hachemaoui a publié en mars dernier dans les Cahiers d’études africaines

«Y a-t-il des tribus dans l’urne ? Sociologie d’une énigme électorale», une étude qui entend

démontrer, d’abord, la prégnance du tribalisme sans tribu. Et qui s’emploie à montrer, ensuite, la

prévalence du clientélisme politique et de la corruption électorale ; l’hybridation des trois

répertoires présidant à la fabrique du politique en situation autoritaire. En voici un extrait.

 

Dans son étude (voir papier ci-contre), Mohammed Hachemaoui a appréhendé le puzzle

tribu/politique à Tébessa. Quatre raisons ont motivé ce choix. «La première est

inhérente au fait tribal : Tébessa est un bled anciennement tribal, explique-t-il. La

deuxième est immanente au pouvoir d’État : Tébessa est l’angle droit du fameux

triangle du «BTS» (Batna-Tébessa-Souk Ahras) dans lequel se recrutait une bonne partie

de l’élite dirigeante des années 1980 et 1990. La troisième est liée à l’intensité du jeu

social : aucun parti politique, pas même la machine électorale du régime qui s’octroie

ailleurs la majorité des bulletins, n’est parvenu, depuis le retour aux élections

législatives en 1997, à obtenir, dans la circonscription de Tébessa qui comprend 350 000

électeurs, plus de deux sièges sur les sept dont elle dispose ; la quatrième

considération est afférente à l’économie de l’arène locale : Tébessa est devenue une

place forte du blanchiment de l’argent des circuits de la contrebande en Algérie.

L’enquête s’est déroulée sur plusieurs séjours de recherche, d’une durée de deux à trois

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semaines, entrepris entre 2002, 2003 et 2004. Le matériau constitué comprend des

sources de première main et des documents inédits (des entretiens qualitatifs avec

candidats, élus, notables, fonctionnaires, militants, financiers et cadres de partis ;

l’observation directe de meetings, réunions partisanes à huis clos et autres festins ;

sources écrites (documents de travail des appareils partisans locaux, rapports

confidentiels d’institutions de l’État, publications d’acteurs locaux, tracts).»

Mohammed Hachemaoui passe au crible ses effets dévastateurs

Corruption politique, le nerf de l’ordre autoritaire

La voix ponctuée de trémolos, le dernier intervenant au panel 5 consacré à

l’analyse du régime politique algérien, le politologue Mohammed

Hachemaoui, contient difficilement son émotion.

Et pour cause : c’est la première fois qu’il partage le fruit de ses travaux devant un public algérien,

des travaux qui portent sur la corruption politique. Un gros morceau. Autant dire une bombe. En

s’attelant à une si lourde tâche, Hachemaoui – qui a par ailleurs le mérite d’être le concepteur de

ce colloque et son commissaire scientifique – s’impose comme un pionnier. Son sujet de thèse –

«Clientélisme et corruption dans le système politique algérien» – annonçait déjà la couleur.

«La corruption politique en Algérie, dernière ligne de défense du régime autoritaire ?» C’est sous ce

titre que se déclinera son exposé. Un exposé extrêmement dense, bien fouillé, qui livre les

conclusions de plusieurs années d’investigations vouées à cerner un phénomène tentaculaire qui

gangrène toutes les sphères du pouvoir et les strates de la société algérienne.

«Travailler sur la corruption politique n’est pas la manière la plus intelligente de se faire des amis

en Algérie. C’est même la manière la plus sûre de se faire des ennemis», lance le sémillant

chercheur en guise de prologue, pour dire la témérité de sa démarche. «Je ne veux pas adopter la

posture d’un imam révulsé par la corruption morale des croyants. Pas davantage celle d’un militant

qui brave les interdits et dénonce la corruption au quotidien. Je respecte ces deux postures, qui

sont nécessaires dans une cité. Mais ce n’est pas la démarche que j’ai choisie. J’ai choisi d’être un

sociologue du politique parce que je crois que la science sociale se doit d’opérer le dévoilement des

logiques de domination.» Et de poursuivre : «Ce sujet est un casse-pipe, mais il faut savoir le

contourner d’un point de vue épistémologique. Il est difficile parce qu’il y a énormément de

confusion autour de ce sujet, qui nous concerne tous et qui conditionne le destin de notre nation.»

La «chkara» institutionnalisée

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Mohammed Hachemaoui nous apprend que très peu d’études sont consacrées, dans le champ des

sciences sociales, à ce nouvel objet : «Il a fallu attendre l’affaire Watergate pour que l’on assiste,

d’abord aux Etats-Unis, à un boom dans les études sur la corruption. Mais ce boom est resté

cantonné dans la science politique anglo-saxonne et américaine. En France, il y a très peu de

travaux sur la corruption. En Algérie, c’était tabou. Après, à partir des années 2000, on en parlait

occasionnellement pour écarter un concurrent, Messaoud Zeggar, tel général, l’affaire Khalifa…

Moi, j’ai commencé à travailler sur la corruption à partir de 2002. Je constate une évolution. On en

parle énormément, mais dans la confusion la plus totale.»

Détaillant quelques éléments de méthode, Hachemaoui confie : «Ce matériau est le fruit d’une

enquête de terrain que je mène depuis 2002 dans différents sites, dans des municipalités de la

wilaya d’Alger dont je ne dévoilerai pas le nom, également dans l’est et le sud du pays. Je me suis

focalisé sur une sociologie de la corruption locale. Au départ, je travaillais sur le clientélisme

politique et, au cours de mes enquêtes, j’ai rencontré ce qu’on appelle la ‘chkara’. Et je l’ai vue à

l’œuvre dans les mécanismes électoraux. Alors, je me suis dit : c’est là qu’il faut chercher. Ensuite,

je suis monté micro, mezzo, au niveau départemental, dans le gouvernorat du Grand-Alger dont

personne ne parle. Après, je me suis intéressé aux affaires de grande corruption : Khalifa, BRC,

etc.»

Pour Hachemaoui, on aurait tort de réduire la corruption aux seuls pots-de-vin : «Les pots-de-vin

sont une forme dominante de la corruption, mais ce n’est pas la seule. Se focaliser sur les pots-de-

vin, c’est oublier les conflits d’intérêt, l’extorsion, le népotisme…» Le conférencier l’admet : «Il est

difficile de quantifier la corruption.» Le plus important dans une telle étude, insiste-t-il, est

d’analyser le système politique qui préside à l’instauration de la corruption comme mécanisme de

régulation du jeu politique : «La corruption n’est pas un phénomène isolé. Elle a besoin d’un

environnement institutionnel pour exister.» Il apporte dans la foulée une précision de taille en

postulant que «la corruption existe même dans des régimes démocratiques».

Il déconstruit au passage ce qu’il appelle «un paradigme dominant selon lequel la corruption

prospère dans les Etats rentiers». «On parle beaucoup de la malédiction du pétrole et moi-même,

j’ai été le propagandiste de la rente. Après, j’ai constaté que la corruption existe même dans les

Etats non rentiers. Il faut donc opérer un renversement de perspective en mettant les institutions

au centre de la réflexion.»

Mohammed Hachemaoui avancera dès lors deux thèses qui vont étayer son étude. Première thèse :

«La corruption politique est posée dans les fondations institutionnelles mêmes du régime comme le

pendant de l’ordre autoritaire.» Deuxième thèse : «Les arrangements institutionnels sous-jacents à

l’autoritarisme et à la corruption structurent l’organisation de l’Etat et de l’économie politique, par-

delà les métamorphoses formelles et discursives du système politique.»

«On a un régime fort et un état faible»

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Mohammed Hachemaoui souligne au passage que son intérêt va se porter fondamentalement sur

«la corruption systémique qui est enchâssée dans les processus politiques et économiques». Il

s’intéresse de près à la corrélation entre «régime prétorien» et richesses. «Les questions qui ont

guidé ma réflexion étaient : comment les institutions confèrent à certains groupes et intérêts un

accès disproportionné au processus de prise de décision ? Comment s’opère le transfert entre

pouvoir et richesses ? Qui met en place ces opportunités, qui y accède et qui n’y accède pas ?»

Le politologue assure que les changements «de façade» survenus après les émeutes d’Octobre

1988 ne changeront rien au cœur de l’équation : «Après 1988, tout a changé sauf l’essentiel : les

règles du jeu politique. C’est cela, la force de ce régime. C’est qu’il a su reproduire les règles du jeu

politique sous des formes institutionnelles changeantes.» Quelles sont ces règles ? «1-

Concentration et exercice non imputable du pouvoir. Il n’y a pas de reddition des comptes. 2-

Institutionnalisation de monopoles et d’oligopoles. 3-Affaiblissement institutionnel de l’Etat et de la

société civile. On a un régime fort et un Etat faible. 4- La dirty tricks politic. La politique des sales

coups. Et nous avons là tout un répertoire qui comprend les intimidations, le harcèlement,

l’homicide politique, les complots. Il y a un organe qui a le monopole de ce répertoire : la police

politique. Tout a changé en Algérie, sauf la police politique.» Hachemaoui observe que «le régime

est construit selon deux logiques structurantes qui ont des affinités électives entre elles :

autoritarisme prétorien-corruption politique.»

A partir de l’ossature théorique et méthodologique adoptée, le chercheur en vient à identifier cinq

séquences dans l’évolution de la corruption politique en Algérie. 1962-1965 : la corruption des

factions. 1965-1988 : la corruption de patronage. 1989-1991 : l’ère des réformateurs confrontés à

la «garde prétorienne». 1992-2000 : la corruption dans sa corrélation à la violence politique. 2000-

2012 : la fabrique des tycoons dont la figure emblématique s’appelle Abdelmoumen Khalifa.

De ce magma nauséabond, Hachemoui retient la séquence 1989-1991, la fameuse «parenthèse

enchantée». Il estime que le couple Hamrouche-Ghazi Hidouci a été la chance manquée de

l’Algérie. «Personne, avant eux, n’avait eu les leviers du gouvernement et personne ne les a plus

jamais repris après eux. Plus jamais on ne donnera les leviers du pouvoir, la réalité du pouvoir, à un

civil», martèle-t-il. «Après 1992, on a assisté à un véritable démantèlement institutionnel.»

Hachemaoui termine en sériant ce qu’il appelle «les effets dévastateurs» de la corruption : «Elle

démultiplie les procédures bureaucratiques, gangrène les marchés publics, récompense

l’incompétence. Elle enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. D’où toutes ces disparités

sociales, alors qu’il y a tant de ressources.»

 

Mustapha Benfodil

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Mohammed Hachemaoui, concepteur du colloque d'El Watan

«Ce cinquantenaire est une halte qui exige un bilan critique»

34 intervenants de différentes nationalités et de diverses disciplines

répartis en 8 groupes s’attacheront à disséquer la trame historique depuis

la colonisation en 1830 jusqu’à l’indépendance en 1962. Les participants

s’attelleront à dresser un bilan critique et suffisamment exhaustif des 50

années passées depuis le recouvrement de la souveraineté algérienne et

cela dans tous les domaines.

Pour M. Hachemaoui, «rompre avec l’historiographie coloniale, c’est aussi se dire que l’histoire de

l’Algérie n’a pas commencé en 1954 ni en 1830 et qu’avant la période coloniale, ce n’étaient pas

‘les siècles obscurs du Maghreb‘.»

Cinquante ans après l’indépendance, quel destin pour quelle Algérie ?», telle est la problématique

centrale du colloque d’El Watan dédié au cinquantenaire de l’indépendance. Trois jours durant, du 5

au 7 juillet, une trentaine d’experts répartis en huit panels vont se succéder à la tribune de la salle

Cosmos de Riadh El Feth pour disséquer le projet indépendantiste, sa généalogie et son bilan (voir

programme en page 5). Le politologue Mohammed Hachemaoui, concepteur de ce colloque, qui a

consacré cinq mois entiers à sa préparation, nous livre quelques éléments-clés sur l’architecture

conceptuelle de ce forum. «Nous avons consacré 4 panels au volet historique et 4 panels pour

dresser le bilan de ces 50 ans d’indépendance tant il est vrai que cette halte nous interpelle pour

entreprendre un retour critique sur l’expérience post-coloniale en se disant : qu’a-t-on fait de cette

indépendance ?» explique l’initiateur des Débats d’El Watan.

«La première idée directrice qui m’a guidé était de sortir du face-à-face franco-algérien. D’où la

forte participation d’universitaires américains à ce colloque. Il était important pour nous de

convoquer de nouveaux paradigmes. Et ces chercheurs développent justement un nouveau regard

sur la colonisation. Ils apportent une vraie fraîcheur. C’est le cas par exemple de Matthew Connelly

qui analyse la Révolution algérienne sous le prisme de l’histoire de la diplomatie à l’aune des

relations internationales. C’est proprement novateur. C’est pour dire que l’histoire de la Révolution

algérienne s’inscrivait dans une trame historique mondiale. D’ailleurs, c’est la première guerre de

libération de l’âge moderne. Elle a inspiré l’ANC, l’OLP et tous les mouvements de libération qui se

sont nourris de l’action diplomatique du GPRA. Il faut souligner à ce propos que le GPRA est le seul

à avoir arraché la reconnaissance diplomatique des Etats sans être en mesure de contrôler son

territoire. Donc, à travers ce regard, on marque une rupture avec l’historiographie officielle qui

escamote le rôle de l’action diplomatique, préférant mettre en avant la geste militaire, alors que la

victoire de l’indépendance a été acquise surtout sur le terrain politique et diplomatique», développe

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Hachemaoui. L’éminent universitaire plaide dès lors pour une «rupture radicale avec

l’historiographie officielle qui a plombé l’écriture de l’histoire et qui restreint l’accès aux archives en

brodant un chimérique roman national».

Attaché à réhabiliter le rôle du politique dans la lutte anticoloniale, Mohammed Hachemaoui estime

qu’«il est impératif de valoriser le pluralisme politique, idéologique, syndical, culturel qui faisait la

richesse du Mouvement national. Il faut sortir du récit ‘islahiste’. C’est pour cela que l’un des

panels, nous l’avons intitulé ‘Naissances d’une nation’ au pluriel». Poursuivant son argumentaire, il

dira : «L’autre idée maîtresse qui a présidé à la construction de ce colloque était de rompre avec

les poncifs de l’historiographie coloniale et ses relents de révisionnisme qui s’emploie avec zèle à

réhabiliter la prétendue œuvre civilisatrice du colonialisme français, et qui a eu comme

aboutissement la loi du 23 février 2005. Il fallait donc déconstruire ce discours et son arsenal

théorique. Le premier objectif de ce colloque est de tordre le cou à ce révisionnisme néocolonial en

convoquant les travaux des historiens.»

Pour Mohammed Hachemaoui, «rompre avec l’historiographie coloniale, c’est aussi se dire que

l’histoire de l’Algérie n’a pas commencé en 1954 ni en 1830 et qu’avant la période coloniale, ce

n’étaient pas ‘les siècles obscurs du Maghreb’ comme l’écrivait Emile-Félix Gautier. Il y a un trou

dans l’historiographie coloniale entre 1830 et 1954». Une manie que l’on retrouve curieusement

dans les récits sofficiels, relève M. Hachemaoui, en ce sens que l’on assiste à une focalisation sur la

séquence 1954-1962 aux dépens des périodes antérieures à la colonisation française. «Il était donc

nécessaire, reprend le politologue, de restituer la profondeur historique de l’Algérie.» Et c’est l’objet

du premier panel placé sous le titre : «De quoi la conquête coloniale est-elle le nom ?». «Il convient

de rappeler à ce propos que la conquête coloniale n’a pas du tout été pacifique, elle a été au

contraire d’une redoutable violence. A noter aussi que cette conquête a buté à une résistance

farouche de la part des tribus, des zaouïas, sous la bannière du djihad».

Le poids de la corruption politique

Tout cela pour dire que le Mouvement national s’inscrit dans un continuum de résistances

populaires et ne relève pas de la génération spontanée. L’autre dimension de ce colloque, disions-

nous, est donc l’esquisse d’un bilan d’un demi-siècle de souveraineté nationale et la manière dont a

été géré ce capital symbolique. «En élaborant ce colloque, on ne pouvait faire l’impasse sur le bilan

de ces 50 ans d’indépendance. Ce cinquantenaire est une halte qui exige un bilan critique et un

retour critique sur soi-même».

Un faisceau de questions sous-tend ce deuxième volet : «Sur quoi repose l’endurance du régime

autoritaire algérien ? Comment expliquer les contre-performances structurelles de l’économie

algérienne ? Comment expliquer le paradoxe des ressources pétrolières abondantes et le mal-

développement, la faiblesse de la croissance, les inégalités sociales ? Pourquoi la redistribution de

la rente a-t-elle échoué à acheter l’assentiment populaire du moment que l’action émeutière ne

s’arrête pas ?», interroge M. Hachemaoui.

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Ce bilan s’articule, en outre, sur des thèmes précis : le marasme de l’université, les

dysfonctionnements du système de santé publique ou encore la condition féminine. Sans oublier

bien sûr la structure du système politique algérien et sa corrélation avec la corruption.

Un sujet dont Mohammed Hachemaoui se chargera personnellement dans son intervention, lui qui a

consacré sa thèse de doctorat précisément à cette problématique monstrueuse (thèse soutenue à

l’Institut d’études politiques de Paris en 2004 sous le titre «Clientélisme et corruption dans le

système politique algérien»). «Il est impossible d’analyser le régime algérien en faisant abstraction

de la corruption et inversement», argue-t-il. «Il nous a paru utile de poser les jalons de ce bilan car

c’est aussi à la société civile de le faire, et c’est un peu la responsabilité d’un journal que

d’organiser la réflexion autour de ces questions centrales», conclut Mohammed Hachemaoui.

 

Mustapha Benfodil

Mohamed Hachemaoui : «La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ?»

Le déni démocratique et l’autoritarisme seraient-ils consubstantiels à l’Etat

rentier ? En d’autres termes, existerait-il une sorte de «malédiction des

ressources» qui, grâce au monopole exercé par des minorités sur les rentes

générées par l’exportation des matières premières, permettrait

l’instauration et le maintien de régimes autoritaires et/ou autocratiques.

Cet angle d’analyse par lequel est souvent abordée la situation politique, économique et sociale du

monde arabe, depuis deux décennies environ, est rejeté par le politologue algérien, Mohammed

Hachemaoui qui exerce actuellement en France. Il vient de publier une étude d’un peu plus de 20

pages dans la Revue française de science politique (2012/2, vol. 62, pages 207 à 230). L’écrit est

intitulé La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ? et en sous-titre : Réexamen critique des

théories de ‘‘l’Etat rentier’’ et de la malédiction des ressources. S’appuyant sur les événements qui

secouent la région depuis janvier 2011, Hachemaoui commence d’abord, dans une première

section, par exposer l’argumentaire qui est à la base des théories en question. Il s’agira, dit-il, de

«présenter les axiomes, les hypothèses et les mécanismes de causalité qui fondent ces deux

théories». Dans la deuxième section, le politologue développe des contre- arguments et ses

propres théories de la situation qui prévaut dans le monde arabe. Dans cette partie, dit-il, «nous

exposerons les biais, les limites et les apories que recèle le mainstream théorique qui relie les

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paradigmes dominant de ‘‘l’Etat rentier’’ et de la malédiction des ressources».

 

A. A.