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Mon Enfant de Berlin - Wiazemsky, Anne

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Wiazemsky

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  • Anne Wiazemsky

    Mon enfantde Berlin

    Gallimard

  • Anne Wiazemsky a publi des nouvelles, Des filles bien leves (Grand Prix de la nouvelle de

    la Socit des Gens de Lettres, 1988), et des romans, Mon beau navire (1989), Marim (1991) etCanines (prix Goncourt des lycens, 1993). Elle a reu le Grand Prix de lAcadmie franaiseen 1998 pour Une poigne de gens. En 2001 parat Aux quatre coins du monde, en 2002 Septgarons, en 2004 Je mappelle lisabeth, en 2007 Jeune fille et en 2009 Mon enfant de Berlin.Elle a t galement actrice et a jou notamment dans des films de Robert Bresson, Jean-Luc Godard,Pier Paolo Pasolini et Philippe Garrel.

  • la mmoire de Claire, de Wia et de leurs amis du 96 Kurfrstendamm.

  • En septembre 1944, Claire, ambulancire la Croix-Rouge franaise, se trouve encore Bziers

    avec sa section. Elle a vingt-sept ans, cest une trs jolie jeune femme avec de grands yeux sombreset de hautes pommettes slaves. Si on lui en fait compliment, elle feint de lignorer. Elle na pas letemps de se contempler dans un miroir, ou alors fugitivement et toujours avec mfiance. Elle souhaitenexister que par son travail depuis son entre la Croix-Rouge, un an et demi auparavant. Soncourage moral et physique, son ardeur font ladmiration de ses chefs. Ses compagnes, parfois issuesde milieux sociaux diffrents du sien, ont oubli quelle est la fille dun crivain clbre, FranoisMauriac, et la considrent comme lune dentre elles, rien de plus. Cela la rend heureuse. Elle aimece quelle fait, la ncessit de vivre au jour le jour. Au volant de son ambulance, quand elletransporte des blesss vers des hpitaux surchargs, elle se sent vivre, pour la premire fois de sajeune vie. Une vie sans pass, sans futur. Une vie au prsent.

    De sa chambre, elle regarde les toits de Bziers, la lumire dore de la fin daprs-midi sur lestuiles. Des cloches sonnent. Sur la grande table qui lui sert de bureau, son prcieux poste de T.S.F. etun bouquet de roses de jardin. ct du vase, le cahier o elle relate quand elle peut le rcit de sesjournes : son journal. Autour, de nombreuses photos de ses parents, de ses frres et de sa sur avecson bb. Une autre, un peu lcart, reprsente un jeune homme en uniforme de soldat qui se force sourire. Parfois, elle le contemple attendrie, amoureuse, mais maintenant, de plus en plus souvent,elle lvite.

    Ce jour-l, elle est juste attentive ce quelle prouve, un bien-tre physique d la douceur delair et un copieux repas constitu de tomates, dufs et de prunes trouves dans une fermeabandonne. Bientt il y aura dautres repas, bientt elle cessera davoir faim. Malgr les combatsqui continuent, la guerre nest-elle pas presque finie ?

    Une question alors simpose : doit-elle rejoindre sa famille comme celle-ci le lui demande ou bienlui dsobir et suivre les armes ? La plupart de ses compagnes ont dj fait un choix dans un sens oudans lautre.

    Claire allume une cigarette. Inspirer la fume, la rejeter par les narines est un plaisir dont elle nese lasse pas. Mme aux pires moments, fumer une cigarette, nimporte laquelle, laide affronter lequotidien, trouver en elle le dtachement ncessaire. Un jeune lieutenant dont elle vient de faire laconnaissance lui a offert toute une cartouche quil tient de larme amricaine. En change, elle doitlui faire visiter la rgion. Mais ils nont pas pris de rendez-vous, ce soldat peut tre appel rejoindre le combat dans les jours qui viennent.

    Par la fentre, elle regarde nouveau les toits de Bziers. Cette ville, elle la aime tout de suite etde devoir bientt la quitter lui cause un rel chagrin. Pour aller o, ensuite ? Voil que se repose laquestion laquelle elle ne sait pas rpondre.

    Elle prend son cahier, sallonge sur le lit et commence le feuilleter comme si revoir son passpouvait laider dcider de lavenir. Elle passe trs vite sur les pages concernant ses dbuts Caenpuis sattarde sur celles o elle parle de Patrice, prisonnier en Allemagne, avec qui elle corresponddepuis le dbut de la guerre. Mon fianc, prononce-t-elle mi-voix, mon fianc... Elle lve lesyeux vers son portrait, prs du vase de fleurs et le contemple avec attention. Il lui semble quelle nese souvient plus aussi exactement de sa faon de se mouvoir, du timbre de sa voix.

    la date du 19 dcembre 1943, lors dun bref passage Paris, elle a not :

  • Journe tout entire passe chez les parents de Patrice alors que je ny tais venue que pour ledjeuner. Cest extraordinaire comme jaime cette famille. Jai vraiment limpression dtre desleurs. Ses frres lui ressemblent beaucoup. Nous avons naturellement parl de Patrice. Comme ilslaiment et comme leur amour dborde sur moi. leurs yeux, je suis celle que Patrice aime et je suissacre. En plus ils me trouvent trs jolie.

    Comme jai chang depuis lanne dernire ! Il y a un an, jtais trs malheureuse. Patrice ntaitrien ou presque rien pour moi alors que maintenant il a pris une place qui grandit tous les joursdavantage. Je pensais lui avec ennui et javais presque peur de le voir revenir. Maintenant jecompte les jours, je voudrais le voir, le toucher, lui parler, le remercier de tant maimer, de mavoirappris laimer, lattendre avec tant de joie et dimpatience.

    Il y a un an, jchouais lexamen dentre la Croix-Rouge. Jtais triste car je doutais de moi.Aujourdhui, je sais que je suis capable. Ainsi, en cette fin danne, je suis contente du cheminparcouru. Il me semble que Caen ma fait un bien immense. Je suis moins goste et surtout je saismieux apprcier le vrai bonheur. Je suis moins blase. Je maime moins pour moi que pour Patrice.Je lattends. Je prends un immense plaisir imaginer notre appartement et ma vie ses cts.

    Sur les pages suivantes, Claire a minutieusement recopi les lettres quelle a envoyes Patrice.Elle y relate des fragments de sa vie quotidienne mais se plat surtout rver leur vie future dans unmonde pacifi. Ce sentimentalisme, laffirmation chaque fois rpte de son amour brusquementlexcdent. Quels enfantillages ! pense-t-elle. Et aussitt aprs : Comme je me suis engage ! Elle en oublie que les lettres rpondent celles de Patrice, ranges dans sa valise et quelle relitrarement. Pas le temps , dit-elle voix haute comme si on lui en demandait la raison. Elle ne lui apas crit depuis plusieurs jours et un soupon de remords lui gche la fin de sa cigarette. Vite, ellesaute ces fcheuses pages et allume une nouvelle cigarette au mgot de la prcdente. Elle prfrerevenir des rcits plus flatteurs qui, pense-t-elle, refltent davantage la jeune femme quelle estdevenue grce la guerre. Comme souvent, cest une lettre quelle a recopie avant de la fairetransmettre par une de ses compagnes en permission. Celle-ci est adresse sa famille, 38 avenueThophile-Gautier, Paris XVIe.

    21 aot 1944Mes adorables petits parents, je commence juste raliser que je suis dans un pays libre et que je

    peux crire ce que je veux. Je pense terriblement vous. Avant-hier soir, lorsque les postes de laT.S.F. criaient la libration de Paris, javais envie de pleurer tant jtais triste de ne pas y tre. cemoment-l, jaurais donn tout ce que jai vcu pendant ces quelques mois la C.R.F. pour cesquelques heures Paris.

    Vous devez avoir vu des choses formidables et jai presque honte de vous raconter le peu dechoses que jai fait.

    Pendant des jours et des jours, les convois allemands sont passs Bziers. Nous, nouscontinuions nos missions sur des routes encombres. Assise sur laile de la voiture, jinterrogeais leciel. Plusieurs fois nous avons t prises dans dnormes convois. Il nous tait impossible densortir, sauf quand les avions taient au-dessus de nous, car la colonne sarrtait au bord de la route.Les Allis ont souvent mitraill, mais jamais au-dessus de nous. On comprenait ce qui se passait lafigure des Allemands et leurs voitures en feu.

  • Dimanche dernier, mitraillage de la ville. De 5 9 heures du soir, les tanks ont travers la ville enmitraillant : 15 morts, 50 blesss. Imaginez votre petite Claire avec sa copine Martine et un agentmettant une demi-heure pour arriver jusqu mon ambulance. Le plus dangereux tait la traverse desgrandes avenues. On faisait un pas et on se collait contre le mur cause dune rafale de mitrailleuse.Nous avons fini par marcher lentement au milieu de la rue en montrant nos cussons et en levant lesbras. Plusieurs fois, des fusils qui nous visaient se sont baisss. Pendant quatre heures nous avonsparcouru les rues de Bziers pour relever les blesss. Les balles sifflaient partout, ctait formidable.Les Allemands nont jamais tir directement sur nous. Je me suis mise un moment entre deux tankset un soldat allemand ma fait signe de mettre un casque. Je nai pas eu peur et si ce ntait les mortset les blesss, jaurais t folle de joie. Sans Martine et moi, un homme serait mort dhmorragie. Ille sait et, chaque fois que nous allons lhpital, il nous remercie. Cela fait plaisir et console de biendes choses.

    Jai pass les deux jours suivants de morgue en morgue. Jai vu dhorribles blessures, une toutejeune fille morte que sa mre ne voulait pas laisser partir. Un jeune F.F.I. avec la bouche pleine devers, etc., etc. Jai t chercher dix cercueils pour dix morts.

    Et puis les F.F.I. sont arrivs. Pas trs beaux, pas beaucoup denthousiasme. Pendant tout un jour,ils ont tir des toits et des rues sur des miliciens plus ou moins imaginaires. Pendant ce temps, jetransportais les blesss dun petit bombardement arien. Les avions passaient au-dessus de nous etmitraillaient partout. Je nai pas eu le temps de penser que je pouvais mourir.

    Hier, nous avons t appels durgence pour aller chercher des blesss du maquis Saint-Pons.Jtais dautant plus contente que lon disait que lon sy battait encore. On arriva dans un pays tout fait calme aprs plusieurs jours de guerre. Les Allemands avaient compltement pill la ville etallaient tout brler, quand ils saperurent quils avaient une trentaine de blesss chez eux. Nousavons commenc leur administrer les premiers soins, ils virent quils allaient tre bien soigns etils nous dirent : Nous ferons notre devoir comme vous faites le vtre. Et ils partirent. Les blesssdu maquis avaient dj t vacus et ce furent ces grands blesss allemands que nous ramenmes Bziers. Je suis reste une heure avec eux lhpital. Ils souffraient tellement que jen avais mal aucur. Jaurais voulu avoir de la haine, je navais quune immense piti et jaurais voulu pouvoir lessoulager. Lun deux, un pauvre gosse de dix-huit ans, avait une pritonite. Il tait perdu et le mdecinna pas voulu loprer. Sa main brlante sagrippait la mienne et il me regardait avec des yeuxtellement suppliants que je me suis mise pleurer. Je pensais tous ces hommes qui comme luimouraient loin de leur famille. Je ne suis pas faite pour tre infirmire, je serais trop malheureuse.

    17 heures. L, je viens daller chercher un homme qui est mort devant moi suite au mitraillage dedimanche. Je naime pas les morts mais jaime encore moins voir sangloter les familles.

    Il fait lourd, la ville est pleine de F.F.I., dtoiles et de drapeaux. On espre voir arriver trsbientt les Amricains au port de Ste. Figurez-vous que cest Ste, Agde, etc., quils devaientdbarquer. Ils nont demand les plans de la Cte dAzur que dix jours seulement avant ledbarquement.

    Claire referme le cahier afin de mditer sur ce quelle vient de lire et qui laide mettre de lordredans ses ides. Elle se reconnat volontiers un certain courage dans laction et, plus que a, du got. Une bonne dose dinconscience, oui ! la sermonnerait sa chef de section. Claire, dans la quitudede sa chambre, lui rpondrait avec naturel : Jaime le danger.

  • Elle teint sa cigarette, se lve, va saccouder la fentre. Le soleil dcline, lombre gagne lestoits. Dans le ciel, des hirondelles tracent des cercles de plus en plus troits et crient comme poursaluer la fin du jour, larrive de la nuit. En bas, dans la cour de limmeuble, deux de ses camaradessortent dner en ville. Comme Claire, elles terminent leur journe de cong et ont troqu leuruniforme bleu Royal Air Force pour des vtements qui les font ressembler toutes les autresfemmes. Claire hsite les rejoindre. Mais elle nen a pas vraiment envie, pas encore tout du moins.Il sera temps, un peu plus tard, de faire le tour des deux ou trois cafs o elles ont leurs habitudes.Elle trouve la fois dlicieux et trange cette journe sans la moindre alerte ; le silence de la ville.Pour peu, sa chre ambulance lui manquerait. Elle ignore son emploi du temps pour la semaine venir. Cela la ramne au choix quelle doit faire dans quelques jours.

    La venue de la nuit apporte une fracheur nouvelle qui la fait frissonner. Elle enfile un tricot surson chemisier, allume les lampes et contemple avec satisfaction son reflet dans le grand miroir au-dessus de la chemine. Son visage bronz est repos, ses traits dtendus. Elle na plus cetteexpression sombre qui est la sienne souvent et qui dconcerte ses proches. Elle fait bouffer ses paischeveux bruns lavs le matin mme, remarque quel point ses mains sont ngliges : des mains detravailleuse. O trouver du vernis ongles, un matriel de manucure ? Paris, elle naurait quelembarras du choix. Elle aurait encore le confort douillet de lappartement de ses parents, de quoimanger sa faim, du feu pour se chauffer lapproche de lhiver. Comme tous les Franais, elle aterriblement souffert du froid au cours de ces annes de guerre. Si elle sest tant plu Bziers, cest cause de son climat, des journes ensoleilles, du ciel presque toujours bleu. Tout coup son refletdans la glace a perdu de son charme, elle y lit leffroi, quelque chose de dsespr quelle sait avoiren elle et quelle avait presque oubli. Elle se dtourne du miroir et allume la T.S.F. : cest le dbutd u Concerto pour clarinette de Mozart, lallgro. Elle se rappelle comment, durant les heuressombres de lOccupation, son pre reprenait des forces en coutant Mozart. Parfois, il lui arrivait desenfermer seul au salon pour tre au cur de la musique. Elle se souvient quil disait trouver danslandante je ne sais quel reproche Dieu, une plainte denfant du . Dj, elle respire mieux.Elle sent quelle doit reprendre sa lecture et sinstalle confortablement sur son lit, le cahier dans unemain, une nouvelle cigarette dans lautre. Cest la suite de la lettre recopie adresse ses parents oelle raconte pour la premire fois la part jusqualors tenue secrte de sa vie Bziers.

    28 aot 1944Hier, grande manifestation politique. Je pensais Paris et je trouvais tout bien moche et bien petit.

    Il y eut pourtant une belle crmonie au mur des fusills o javais t chercher huit corps. La vie iciest dun calme pleurer. Jai bien lintention de ne pas y moisir. Il me tarde davoir de vosnouvelles, il me tarde que lon parle de papa. Peut-tre aurais-je bientt la joie dentendre sa voix la T.S.F.

    Je me souviens de vous avoir crit des lettres bien tristes qui taient presque des adieux tantjavais peur de mourir. Cette peur ne venait pas uniquement des morts que je voyais, desbombardements, mais surtout de la vie que nous avons mene jusqu maintenant. Songez que lasection a t de janvier jusqu ces jours-ci le lieu de rencontre de tous les chefs de la Rsistance dela rgion. Jusquau dbarquement, ils taient deux ou trois chaque jour djeuner et souvent coucher la section. Notre chef tait agent de liaison ; nous avions des armes plein la maison et monambulance a fait je ne sais combien de transports darmes, dexplosifs, de chefs de maquis, etc. Nous

  • avons t chercher des maquisards blesss, prvenir le maquis de descentes dAllemands. Javoueque ce ntait pas de tout repos et il mest arriv davoir peur surtout lorsque, par exemple, nousattendions Rene qui ne revenait que plusieurs heures aprs le moment prvu. Nous avons pass desnuits lattendre ! Il est arriv quun chef de la Rsistance nous dise : Si minuit elle nest pas l,je file car la Gestapo ne tardera srement pas venir. Et il partait, et lattente continuait. Une nuit, jesuis monte avec lun dentre eux sur un toit pour cacher tous nos revolvers sous les tuiles. Je mesouviens quil y avait un beau clair de lune et je pensais de drles de choses.

    Le jour o je suis alle chercher les corps des fusills, je nosais pas y aller tant javais peur denconnatre un. Et lorsque jai vu le pauvre corps dune femme qui navait rien fait, jai eu un haut-le-cur terrible en pensant moi. Ce ntait pas trs chic de ma part mais il ny avait rien faire, je mevoyais dans mon sang comme si ctait fait.

    Jaurais bien aim crire mon journal mais il nen tait pas question, ctait trop dangereux. LaGestapo recherchait bien une femme du nom de Rene, mais ils narrivrent jamais jusqu nous.Nous tions toujours sur le qui-vive et javais un passeport pour lEspagne. Il mest arriv de partiren mission avec mon revolver et je vous assure que jaurais su men servir. Nous tionsheureusement trs bien avec la Kommandantur qui nous donnait les permis que nous demandionsparce que nous avions bien travaill pendant les bombardements. Ils avaient en plus une grandeconfiance en la Croix-Rouge franaise. Pour moi ctait le ct dsagrable de lhistoire parce que sinous avions t prises cela aurait compromis la C.R.F. qui est une chose formidable et patante. Noustions les seules voitures quils narrtaient presque jamais. On jouait l-dessus et on gagnait tousles coups. Les rares fois o ils arrtaient lambulance, ils trouvaient un maquisard qui faisait lemalade, alors ils refermaient vite la porte sans demander de papier et nous disaient : Beaucouptravail, cest bien !

    Jignore si vous avez reu la lettre dans laquelle jessayais de vous faire comprendre que jtaisalle dans un maquis. Un matin, je suis partie avec deux mdecins de la section et le chef F.T.P.jusqu leur maquis en pleine montagne.

    Pendant quarante-huit heures jai fait la tourne des maquis aidant distribuer des mdicaments,soignant et amenant les blesss et les malades. la fin de la premire journe, je venais de faire leplein dessence avec un maquisard, lorsque nous dpassmes un gros camion de ravitaillement. Il mefit rouler au mme niveau que lui et tout en braquant sa mitraillette sur le chauffeur, il lui ordonna denous suivre. Ce soir-l, on fit bombance au maquis ! Je ne vous parle pas du dner, de cette soirepasse autour dun feu de camp, des chants. Ni du retour en pleine nuit avec des phares quinclairaient pas et votre petite Claire qui sest arrte pile devant un prcipice, ni de la nuit danslambulance, sur les brancards pleins de sang, dans de sales couvertures qui couvrirent je ne saiscombien de morts et de malades, ni du sommeil qui malgr tout sest empar de moi. Le lendemain,nous roulions de nouveau 7 heures.

    Je pense brusquement aux dbarquements et je dois vous dire que nous connaissions tous lesmessages. Ainsi vous imaginez notre excitation lorsque les premiers passrent. Ce que nous nepensions pas, cest que certains messages comme : mon commandement, garde--vous ! ou : Ilen rougit le tratre taient pour toute la France ! Ainsi, la veille du premier dbarquement, en lesentendant, nous crmes que ctait pour nous ! Quelle nuit ! Ils taient tous l. Lun dentre eux qui estmaintenant capitaine prparait tous les explosifs dans le salon, et une heure aprs il mettait excution LE PLAN VERT en faisant tout sauter. Nous les filles, nous coutions et chaque nouvelle

  • explosion nous nous disions : il nest pas encore pris. Quelle dception de ne rien entendre de plus etdapprendre le lendemain quils avaient dbarqu Caen.

    Bravant le froid,Bravant la faim,Bravant les chiens,Sans jamais perdre courage,Ce sont ceux du maquis,Ceux de la Rsistance,Ce sont ceux du maquis,Jeunesse du pays...

    Claire chantonne ce quelle a entendu dans le maquis lors de ce merveilleux dner improvis

    autour dun feu de camp. Elle nest pas sre des paroles, ni de la musique mais ce chant la faitfrissonner dmotion et de fiert. Il faut quelle trouve quelquun capable de lui dire le texte exactpour quelle puisse le recopier dans son journal. Elle se relit une dernire fois.

    Samedi 2 septembre 1944Bonjour mes petits parents chris. Il me tarde horriblement davoir de vos nouvelles. Je ne serai

    contente que lorsque jaurai une lettre me disant que vous allez tous bien. Moi, je vais trs bien. Jetravaille beaucoup mais je trouve ces missions dun fade pleurer.

    Ici, rien de nouveau. Il pleut. Heureusement car depuis une semaine il faisait une chaleuraccablante.

    Hier, je dormais profondment quand je dus aller chercher deux hommes blesss par balle derevolver. Imaginez un jeune homme, F.F.I. naturellement, qui montre son revolver un agent en luidisant : Tu nen as srement pas un aussi joli que moi. Lagent lui dit : Doucement, tourne tonarme de lautre ct Il ny a pas de danger, dit lautre qui retire le chargeur, met le canon sur sonventre et tire.

    Il y avait une balle dans le canon qui la transperc de part en part et qui est venue se loger dans lefoie dun homme qui se trouvait derrire lui. Je ne sais pas si cest le fait de mtre levebrusquement ou de voir tout ce sang, ces vomissements, ces pauvres figures, mais jai t prise demal au cur et jai d quitter la salle dopration.

    Japprends juste linstant quils sont morts tous les deux. Il y a eu je ne sais combien daccidentspar arme feu. Je ne comprends pas pourquoi on ne dsarme pas tous ces gosses. Ils sont tellementfiers, quils samusent tout le temps avec leurs joujoux.

    Surtout ne racontez pas tout le monde ce que nous avons fait avec nos ambulances pour lesrsistants. Noubliez pas que nous travaillons sous le drapeau C.R.F. et que nous navions pas ledroit de le faire. Il me tarde de travailler ouvertement pour les armes. Je nai pas une medespionne.

    la T.S.F., cest la fin du Concerto pour clarinette. Pour lavoir si souvent cout, elle saitquil sagit du troisime mouvement, le rondo. Elle songe que deux de ses amis les plus chers, ses soupirants comme les surnomme sa famille, se battent encore quelque part contre les Allemands

  • et quils nont pas donn de nouvelles depuis longtemps. Sans stre concerts, ils lappellent Clarinette . O sont-ils ? Vivent-ils seulement ?

    Deux brefs petits coups et la porte souvre. Une tte de blonde bouriffe se profile danslembrasure. Des yeux bleus myosotis, un petit nez impertinent, un sourire irrsistible : cest Martine,sa coquipire prfre dont la bonne humeur constante la souvent aide.

    Je descends dans la cuisine nous prparer un frichti. Tu viens avec moi ? Aprs on ira voir siles autres sont au caf.

    Jarrive dans cinq minutes.La porte est referme doucement mais les hauts talons en lige de Martine claquent sur le plancher

    du couloir. Claire se dbarrasse de son cahier, attrape un bloc, un stylo et se met crire :

    Bziers, 21 septembreMes chers parents, si la guerre est vraiment finie partout, je serai bientt parmi vous, mais si elle

    continue, je monterai vers le front. Je souhaite de toutes mes forces quelle se termine pour vousrevoir et pour que toutes ces blessures finissent. Mais si cela continue, je monterai avec joie.

    Elle leur a dit le principal mais elle juge que cest trop brutalement annonc et quil conviendraitde le faire avec un peu plus de tact, de respect pour le choc quils vont prouver la lecture de salettre. Commencer par le rcit de sa journe de cong ? Rclamer de leurs nouvelles tous ? Facile,elle refera sa lettre en rentrant de sa soire. Pour linstant elle se sent dlivre dun poids norme etelle a un besoin urgent dannoncer sa dcision Martine, aux autres filles, peut-tre.

  • Journal de Claire :

    Lundi 9 octobre 1944, minuitAprs-demain je quitterai Bziers. Je ne peux dire combien je suis contente mais aussi combien je

    suis triste. Voil un autre chapitre de ma vie qui se termine. Neuf mois ! Toute une vie et quelle vie !Jai t heureuse ici et je regrette presque tout. Si je ne partais pas pour revoir ma famille et pourrejoindre larme, il me semble que je pleurerais toutes les larmes de mon cur. Malgr ma joie, jesuis triste, affreusement triste. Bziers est je crois la plus belle page de ma vie. Jaurai vcupleinement, compltement.

    Elle contemple une modeste bague en fer-blanc munie dune fausse amthyste, une bague de petitefille, que le jeune lieutenant rencontr en septembre vient de lui offrir. Cette nuit, cest lui qui occupetoutes ses penses.

    Jai tant de peine le laisser tout seul, si seul. Sa peine me bouleverse et ce soir je ntais mmeplus contente de revoir mes parents et pourtant... Si je ne le laissais pas, je ne serais pas aussi triste,mais je sais quil est malheureux et je ne peux pas tre heureuse. Je ne loublierai jamais. Il a t monbon ange. Il maimait vraiment et je lui suis reconnaissante de tout ce quil ma donn. Je noublieraijamais son visage et ses yeux. Cest la vie, il est inutile de pleurer, mais on peut se souvenir. Quecest bte de sattacher ainsi. Comme cette vie ma change. Jtais une gosse, je suis une femme.

    Claire se lve et enfile son manteau de fourrure. Dans la chemine, les dernires bches se sontconsumes, les quelques braises qui restent ne chauffent plus rien. Elle souffle sur ses doigtsengourdis, les frotte les uns contre les autres. Dehors il pleut verse. Une pluie dense qui dure depuisdeux jours et qui lui fait oublier quelle se trouve dans le midi de la France. Ce quelle vient dcrirela met mal laise. Pourquoi se laisse-t-elle aller parler de cet homme alors quelle stait jure detaire son existence ? Lors de leur rencontre, elle lui avait avou quelle tait fiance, quellesapprtait quitter Bziers. Elle a aussi appliqu ce que la guerre lui a enseign : vivre le momentprsent. Elle nimaginait pas que cette rencontre lui apporterait autre chose quun bien-tre passager.Elle se croyait forte, arme contre le chagrin, contre ce quelle appelle avec mpris les tracas ducur .

    Pour se distraire, Claire regarde des photos de sa famille. Sur lune dentre elles, Luce, sa sur,trs enceinte, joue par terre avec sa petite fille ge de deux ans. Leurs deux frres, Claude, lan, etJean, le cadet, lentourent et sourient lobjectif. Ils fument chacun une cigarette avec des airsfaussement virils. La scne se passe dans le salon de leurs parents, avenue Thophile-Gautier. Clairesuppose quils viennent de djeuner, quils en sont au caf, enfin un ersatz de caf. Ont-ils eusuffisamment manger ? Elle, Bziers, ne mange pas sa faim, cest certains jours une obsession,manger. Comme tant de Franais, elle a cru navement que la victoire diminuerait les problmes deravitaillement. Durant la guerre, la vie quotidienne tait si dure, si dangereuse, quelle navait pas letemps de trop y songer. Elle reprend son cahier.

    Maman mcrit quils sont tous dsesprs de mon dpart aux armes. Je ne sais pas si mon

  • devoir nest pas de rester auprs deux. Pourtant, je sais que je partirai. Ils vont tre malheureux et jevais en souffrir. Est-ce que lon peut tre compltement heureux ? Il faut toujours que quelquunsouffre.

    Claude est all en avion en Normandie chercher des affaires de De Gaulle. Papa redevient monpapa davant-guerre. Pourquoi est-ce que jaime autant ma famille ? Jen suis fire. Parfois jai peurque le destin se venge de tout ce bonheur quils mapportent, de cette vie facile et heureuse que jaieue jusqu maintenant. Je pense aussi aux hommes qui sont morts, ceux qui vont tre fusills, auxprisonniers.

    Je ne parle pas de Patrice, je ne peux pas y penser. Lui aussi souffre. Je nai mme pas fait ce quejaurais pu faire pour lui. Comme il y a deux ans, son retour me fait peur. Je ne veux pas y penser, il ya tant de choses qui nous sparent. Pauvre Patrice ! Mais aussi, pourquoi nest-il pas revenu ? Cestde sa faute.

    Je suis fatigue, je suis gele. Que la vie est triste et trange !

    Mardi 10 octobre, minuitCela y est, je ne le verrai plus. Pour la premire fois de ma vie, un homme a pleur devant moi tant

    sa peine tait grande. Cest bouleversant un homme qui pleure. Je naurais jamais cru que cela puissetre si beau. Cet aprs-midi nous avons t ensemble la plage. La mer tait belle et nous tionstristes.

    Demain, dpart 6 heures ! Adieu Bziers.

    Claire referme son cahier, le dpose dans sa valise qui contient dj lensemble de ses vtementset des livres quelle na jamais eu le temps de lire. Demain, elle voyagera en uniforme avec sa petitecroix de Lorraine en or pingle au revers de sa veste. Une croix de Lorraine que le gnral deGaulle a offert aux quatre enfants de Franois Mauriac et dont elle est trs fire. Claire souhaite quelon reconnaisse en elle une ambulancire de la Croix-Rouge, une combattante. Elle laisse sur lesmurs les cartes de France, dItalie et de Russie quelle avait punaises lors de son arrive afin demieux suivre la progression des armes allies. La T.S.F. diffuse Le concerto pour mandoline deVivaldi. Claire sent que son chagrin sattnue. Ce quelle vient dcrire est la vrit. Ce sont seslarmes lui qui limpressionnent. Sans cela, il lui semble quelle serait plus indiffrente. Elleramasse les photos, les range dans son sac main. Celle de Patrice la met de mauvaise humeur. Queferait-il si elle le quittait ? Serait-il capable de pleurer, de sabandonner devant elle son chagrin, demontrer sa vulnrabilit ? Elle pense quil serait comme il lest en toute circonstance, courageux etdigne. Pour peu elle lui en voudrait davoir devanc lappel sous les drapeaux, davoir pass toute laguerre prisonnier en Allemagne. Elle se rappelle tout dun coup quelle le jugeait un peu fade, un peuennuyeux, au dbut. Mais il stait port volontaire pour diriger un bataillon disciplinaire et ellelavait regard autrement : quel courage ! Et que cet homme si hroque soit tomb perdumentamoureux delle lavait pate, sduite. son contact, elle slverait, il laiderait grandir, neplus tre la charmante petite Mauriac . Aujourdhui, aprs quatre annes de guerre, elle smeut dela fragilit dun autre homme... Patrice ignore quelle nest plus la jeune fille quil a connue. Jtaisune gamine et je suis une femme , comme elle ne cesse de se le dire. Et lui, quest-il devenu ? Seslettres ne laissent aucune possibilit de discerner le moindre changement.

    Ses penses sarrtent net et une angoisse animale la fige sur place. Elle sent monter la migraine,

  • elle en reconnat les prmices. La migraine, sa vieille ennemie... Elles avaient presque disparu durantlt, elles sont rapparues dbut septembre, espaces dabord, puis de plus en plus rapproches.Souvent elles sont suivies deffroyables crises de foie qui la retiennent au lit, dans lobscurit, prsde vingt-quatre heures, quarante-huit parfois. Elle sait que le voyage en train du lendemain ne sedroulera pas mieux quen temps de guerre, quil y aura des retards, des arrts imprvus, trop demonde pour pas assez de places assises. Comment rejoindre Paris si une crise de foie succde lamigraine qui, maintenant, sinstalle ?

    Claire ne peut pas prendre le train le lendemain. Elle reste deux jours au lit, terrasse par lasouffrance. Ses compagnes tour de rle lui montent du th chaud car cest tout ce quelle peutabsorber. Elles ont appris se taire : le moindre bruit lui vrille la tte. Le reste du temps, elles fontdes va-et-vient entre la prison et lhpital pour transfrer les dtenus les plus malades. On craint undbut dpidmie du typhus.

    Seule la chienne Freddy, mascotte de la section, est autorise demeurer dans sa chambre.Couche un mtre du lit, le museau pos sur les pattes avant, elle veille celle qui la ramasse,affame et couverte de blessures, lors des premiers bombardements allis. Son regard humidedamour ne quitte pas Claire qui, devant elle, geint sans retenue.

  • Une voiture dont la mission est de rapporter des mdicaments et du matriel chirurgical de Paris,

    se charge de conduire Claire chez ses parents. Encore affaiblie, elle a abandonn la conduite sacoquipire et, allonge larrire, regarde dfiler les paysages. Elle ne sattendait pas traversercertaines rgions aussi dvastes, tant de ruines, ces routes dfonces, lempreinte presquepartout des bombardements et des incendies. Des visages peine entrevus sont encore marqus par lapeur et la faim. La pluie et le ciel bas et sombre accentuent laspect dsol du pays. PauvreFrance , murmure Claire le cur serr. Sa compagne, lavant, se tait, concentre sur la conduiterendue difficile. Elle saura se dbrouiller, elle a lhabitude. Mais Claire suppose quelles prouventlune et lautre le mme chagrin.

    Au fur et mesure que Bziers sloigne, ce Paris quelle dsirait tant revoir perd de son attrait.Que fera-t-elle au sein de sa famille ? quoi servira-t-elle ? Elle ne se voit gure reprendre sescours de stnodactylo comme elle le faisait avant son entre la Croix-Rouge. La direction na pasencore rpondu sa demande de transfert auprs des armes, dans lest de la France o la guerre sepoursuit. Elle ne craint pas un refus, non, la Croix-Rouge a besoin deffectifs. Elle souhaite seulementque cela aille vite, quelle nait pas le temps de se laisser rattraper par la routine familiale, le confortet les distractions quoffre Paris. Son amie Martine partage son point de vue. Elle a retrouv sonfianc bless lors de la libration de la capitale. Actuellement, elle le soigne dans la maison de sesfuturs beaux-parents mais, ds quil le pourra, il rejoindra son bataillon. Martine souhaite tre galit avec lui, courir les mmes dangers, partager les mmes privations, combattre pour un mondelibre. Claire envie son amie de toujours savoir comment mener sa vie, de discerner si facilement lesbons choix des mauvais et daimer pour toujours le premier garon qui la embrasse.

    Elle regarde avec indiffrence la bague de petite fille passe son doigt, puis la retire et la glissedans la poche de sa veste. Durant la violente crise de foie qui la tenue enferme dans sa chambre,elle a oubli le jeune homme qui avait pleur devant elle. Il fait partie de lpisode de sa vie baptis Bziers et cet pisode est termin. De quoi sera fait le nouveau chapitre, couche larrire de lavoiture, elle lignore. Dans son dsir de rejoindre les armes, il y a la crainte du retour de Patrice.Elle souhaite ne pas lattendre, quitter Paris avant quil ne se prsente elle, avec son amour et sademande en mariage. Gagner du temps, tre plus sre de ses sentiments.

    La pluie a cess quand la voiture entre dans Paris aprs quelques dtours. Il fait nuit depuislongtemps, il y a peu de lumire derrire les volets ferms et tous les lampadaires ne sont pasallums. Quelques rares voitures roulent encore dans les rues dsertes. Place de la Concorde, lesdeux jeunes femmes ont en mme temps un cri de joie : pour la premire fois, elles constatentlabsence des panneaux de signalisation allemands en lettres gothiques. Elles avaient vu les photosdes reportages dans la presse, bien sr, on leur avait racont, elles savaient, mais ce ntait pas rel.Claire se redresse sur la banquette arrire. Profitant dun feu rouge, elle treint de ses bras lespaules de sa coquipire. Celle-ci se retourne, avec sur le visage un mlange dextrme fatigue et detriomphe. Lune donnant le signal lautre, elles entonnent tue-tte Le Chant des partisans.

    Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines,Ami, entends-tu les cris sourds dun pays quon enchane

  • Journal de Claire :

    Dimanche 22 octobre 1944Me voici Paris depuis onze jours dj ! Javoue ne pas encore y avoir t heureuse. Je nai

    aucune joie. Aucune.Jai appris lautre jour la mort de Jock. Je ne peux dire combien cela ma fait de la peine. Je

    savais que je ne le reverrais pas, mais jesprais tout de mme. Il a t tu en Italie, dans la rgion deCassino, je crois. Il tait dans une Jeep et il a t dcapit. Pauvre Jock, il tait, parat-il, ador detout le monde. Quand les autres parlaient tranquillement de sa mort, ils ne se rendaient pas compte dece que cela me faisait. Maintenant, je suis sre de ne plus le retrouver sur le front, de ne plus lerencontrer dans la rue, de ne plus recevoir une lettre de lui et je suis aussi triste que le premier jour.Jock est le seul tre que jaie aim. Lautre soir, lorsque jtais au Lido, javais envie de pleurer.Tous ces gens qui dansaient me donnaient mal au cur. Je voyais Jock dans son cercueil. Jelimaginais comme jen avais vu tant dautres et je trouvais a horrible. Cest vrai, jai failli pleurer.

    Depuis que je suis Paris, jai revu un tas de vieux amis, mais tous javais envie de dire : Cenest pas vous que je voudrais voir, cest Jock.

    Je ne pense plus jamais mon amoureux de Bziers. Jai toujours su que je ne laimais pas.Adieu Jock.

    Claire entend son prnom rsonner dans lappartement, des exclamations diverses, des rires : sa

    sur Luce qui a accouch dune deuxime petite fille, vient prsenter le bb leurs parents. Clairena pas envie de se prcipiter auprs deux. Elle ira, bien sr, il le faut, mais un peu plus tard. Depuisson retour, elle peine trouver sa juste place dans sa famille, dans le groupe encore clairsem de sesamis. Dailleurs toutes et tous sont trs occups et de ce fait indiffrents ce quelle vient de vivre ausein de la Croix-Rouge. Cest particulirement le cas avec son pre et ses frres. Sa participation,mme minime, la Rsistance na pas suscit ladmiration quelle souhaitait et dont elle a tantbesoin. Leur vie dhommes nest-elle pas toujours plus importante ? Tous ont dabord voulu laconvaincre que sa place, sa vraie place de femme, tait auprs de ses parents. Elle a tenu tte.Depuis, ils ont cess den parler. Claire attend maintenant davoir son ordre de mission. Elle saitdj que dici quelques semaines, peut-tre quelques jours, elle partira avec Martine, au volant duneambulance, pour Belfort o la guerre continue. Elle est prte, elle a fait nettoyer son uniforme quilattend comme neuf dans la penderie avec la croix de Lorraine pingle au revers.

    De simaginer nouveau sur les routes, dans la brume, le froid et la nuit, lui redonne le sentimentdexister. Mais une fulgurante douleur la traverse. Elle ne reverra pas Jock. Elle lavait rencontrdurant des vacances Montgenvre, prs de Brianon o il faisait son service militaire en 1938.Cest lui qui avait lhabitude de lappeler Clarinette. Lautre, Andr, est vivant et se bat sur le frontEst. Elle souhaite de tout son cur le retrouver, lui dire comment elle a eu peur pour lui, le serrerdans ses bras, sexcuser de ne pas avoir compris quil tait un hros, un vrai.

    Elle noubliera jamais cette journe doctobre 1943 o elle lattendait gare de Lyon. Elle lavaitvu descendre du train. Elle avait couru sa rencontre mais un Non muet dans son regard lavaitstoppe net. Une seconde aprs, quatre hommes de la Gestapo lavaient encercl, menott et poussbrutalement en avant. Il ne leur avait oppos aucune rsistance et ses yeux taient rests obstinment

  • baisss quand ils taient passs sa hauteur. Claire dabord stupfaite avait voulu le rejoindre maisla main dun inconnu lavait attrape par le coude. Une voix avait murmur dans son cou : Ne faitesrien, allez-vous-en... Vous mettez sa vie en danger... Elle navait pas eu le temps de voir son visagecar il stait fondu aussitt dans la foule des voyageurs. Elle navait aperu que la grande silhouettede ce qui lui parut tre un trs jeune garon.

    Claire tait sortie de la gare et avait pris le mtro sans rien manifester. Dailleurs, elle naurait paspu, elle tait en tat de choc. Ce nest quune fois arrive chez elle, quelle clata en sanglots. Sonpre, alert, la fit monter dans son bureau et lui expliqua ce quelle avait toujours ignor : son amiAndr tait un rsistant de la premire heure, plusieurs reprises, dj, la Gestapo avait failli lecoincer. Il ajouta encore quil serait sans doute tortur mais quil connaissait son courage et quiltait sr de son silence. Puis il avait murmur : Mais quel prix, mon Dieu... Et dune voixredevenue normale : En te faisant ce signe, il ta sauv la vie : ils tauraient torture mort pour lefaire parler et sans doute, alors, laurait-il fait... Ne loublie jamais. Andr, en mai 1944, taitparvenu svader et avait pu rejoindre un mouvement de Rsistance. Il avait particip lalibration de Paris.

    Dvoquer Jock et Andr lui fait penser deux autres de ses amis, Michel et Minko. Elle a eu deleurs nouvelles, ils sont sur le front Est, ils sont vivants. Pour combien de temps ?

  • Emmitoufle dans son manteau de fourrure, coiffe dune toque, une longue charpe en laine autour

    du cou, Claire affronte le vent glacial de lesplanade des Invalides. Elle rentre dune semaine passesur le front Est, Belfort, et sort de lappartement des parents de Patrice. Comme il y a de cela un an,ils lont accueillie avec tant daffection quelle sest attarde auprs deux. Elle apprcie leursimplicit, lamour quils prouvent pour leurs trois fils dont le plus jeune, Laurent, tait prsent ;leur patriotisme. Pour eux, Claire est la fiance de Patrice et ils la considrent comme leur fille. Unefille longtemps dsire car ils nont mis au monde que des garons. Ils approuvent et respectent sonengagement dans la Croix-Rouge. Ils comprennent quelle nait gure le temps dcrire. Mais audtour dune phrase ils lui ont confi que Patrice sinquite de la raret de ses lettres.

    Toujours prisonnier en Allemagne, affaibli, il ignore les mouvements des armes allies et souffreplus encore du froid, de la faim et dun douloureux sentiment dabandon. Dans son dernier messagedat doctobre, Patrice voque la possibilit dun transfert dans un autre camp dont il ignore tout.Cette prcision a mu Claire. Elle sen veut davoir si peu song lui, de lavoir oubli, comme si,loin de Paris, elle le mettait entre parenthses. Brusquement, dans cet appartement o il vivait avantla guerre, prs de ses parents qui lui ressemblent, Patrice est redevenu un tre rel.

    Claire traverse le pont Alexandre-III et sappuie un moment contre le parapet. Cet tre rel, elle luitrouve nouveau tant de qualits quelle pense laimer. Elle veut laider. Lui crire, au moins, luiraconter ce quelle fait. Mais crire o, sil a chang de camp ? Les conditions de survie desprisonniers doivent tre effroyables : les Allemands savent maintenant quils ont perdu la guerre.Quel sera le sort de leurs prisonniers ? Les rendront-ils vivants ? Seront-ils librs ? Quand ? Clairepense pour la premire fois quelle souhaite suivre les armes jusquau cur de lAllemagne, jusquBerlin.

    Autour delle, le vent est tomb mais un brouillard mouill estompe le paysage. Elle devine pluttquelle ne distingue la place de la Concorde, le Louvre. Paris lui semble triste et hostile, limagedes eaux troubles que charrie la Seine. Cest une ville endormie, ptrifie, quelle a hte de quitter.Les passants sont rares et avancent dun pas rapide, la tte enfonce dans les paules. Retourner Belfort, cest aussi se solidariser de Patrice, voil ce quelle doit lui crire.

    Malgr ses vtements chauds, ses moufles et ses bottillons fourrs, lhumidit froide commence la gagner. Elle se dcide rentrer chez elle, avenue Thophile-Gautier.

    langle du pont et du quai, elle croise une femme tenant par la main un petit garon. Il esttellement entortill dans des charpes quelle ne distingue rien des traits de son visage. Mais elleentend sa voix ds quelle les dpasse : Maman, maman, la dame... Claire se fige, craignant lasuite, le jugement quil va porter sur elle : ... la dame, elle est si belle !

    Journal de Claire :

    Jeudi 7 dcembre, ParisTout ce que jai crit sur le front na aucun intrt. Dans mon souvenir, je ne revois pas du tout la

    mme chose. Lorsque lon crit chaque jour, on omet dcrire le principal tant cest vident.Maintenant, lorsque je pense l-bas, je revois la boue, des convois qui se succdent sans arrt, desJeep et des Jeep, des soldats pitinant dans la boue, des feux de nuit autour desquels des hommes sechauffaient. Des ponts refaits sur lesquels on ne roulait jamais assez doucement, des types plus que

  • sympathiques toujours prts vous sourire, vous parler et vous dpasser loccasion. Et dans cetteboue, cette neige fondue qui tombait en rafales, une belle journe froide mais lumineuse. Et puisencore des maisons dtruites, pas rases comme aprs un bombardement, mais des maisons o lonsest battu, des traces de balles et de mortier. Maintenant, je revois la douceur dune pice trschaude et le froid qui vous pinait lorsquon en sortait.

    Il me tarde dy retourner. Mon arrive la maison na pas t agrable...

    Claire repose son stylo, referme son cahier et se prend la tte entre les mains dans un geste enfantinde dsespoir. Elle vient de tenter de restituer par crit la semaine, pour elle si importante, de Belfort.Elle ny parvient pas. Les mots lui chappent, lhumiliante impression dtre la plus mauvaise lvede la classe sinsinue en elle comme si cela datait dhier. Elle entend les commentaires desprofesseurs : tre la fille de Franois Mauriac et faire autant de fautes dorthographe, de fautes defranais... Vous navez pas honte ? Elle se souvient des affreuses migraines qui soudainsemparaient delle et la paralysaient, la rendaient idiote face aux adultes, aux autres lves de saclasse. Ses parents sobstinaient ne pas voir la ralit de sa souffrance. Si au moins elle avait eu dela fivre, on laurait prise plus au srieux. Mais la migraine ne saccompagne jamais de fivre oudautres symptmes visibles de lextrieur. Aprs, taient venues les crises de foie, les journesentires au lit, la dcision de lui faire arrter ses tudes. On avait dcrt quelle ntait pas enmesure de passer son baccalaurat, quil convenait de lui viter un chec de plus. Comme si ctaithier, Claire se rappelle son soulagement et la honte qui trs vite avait suivi.

    De lappartement voisin parvient une sonate de Chopin trs mal interprte. Claire ne connat pasla famille qui habite derrire le mur de sa chambre mais elle na jamais entendu un morceau demusique jou correctement. croire que des gnrations denfants se sont succd pour dtruire lepauvre piano et pour la dgoter de la musique.

    vrai dire, Claire ne supporte pas ce retour dans lappartement familial. Tout lirrite, la blesse,lui est prtexte faire resurgir les mauvais souvenirs de lenfance et de ladolescence. La guerreprend une drle de tournure et personne ne peut plus croire en une victoire assure, proche. Cestpour cela quelle souffre de ne pas se trouver au seul endroit o on a besoin delle.

    La pendulette sur la table de nuit lui apprend quil sera bientt lheure du dner. Elle a envie tout coup de la prsence physique de son pre, dun tte--tte. Si elle osait, elle irait frapper la portede son bureau. Il doit tre en train de travailler un article pour Le Figaro ou bien il rdige quelquesobservations concernant la mise en scne de sa pice, Les Mal-Aims. La premire reprsentationaura lieu en janvier ou en fvrier, la Comdie-Franaise. Elle ignore comment se passent lesrptitions, les noms des acteurs. Elle se souvient de sa colre quand la pice avait t refuse unepremire fois par Jean-Louis Vaudoyer, en 1941. Parler thtre avec son pre lui ferait du bien,justifierait un peu sa prsence force Paris. Mais il naura sans doute pas une seconde luiconsacrer.

    Entre.Claire referme doucement la porte et se glisse dans la pice. Voir son pre en train dcrire son

    bureau limpressionne comme chaque fois. Je vous drange ? Vous travaillez ?

  • Jai fini. Assieds-toi un instant, avant que ta mre ne nous appelle pour dner.Un peu intimide, Claire sinstalle dans le fauteuil rserv aux visiteurs. Son pre lobserve en

    silence, avec un lger sourire nigmatique. Les pais rideaux en velours ont t tirs depuislongtemps, les lampes diffusent une lumire tamise, apaisante. Cest un endroit protg , penseClaire toute vitesse. Elle ne sait pas comment lui poser des questions sur Les Mal-Aims, il ne luien laisse dailleurs pas le temps.

    Tu as vu les parents de Patrice ? Ont-ils de ses nouvelles ?Claire lui raconte sa visite de laprs-midi et la crainte du transfert dans un autre camp. Son pre

    sen dsole. Pauvre garon, comme il est injuste le sort de tous ces prisonniers franais en Allemagne...

    Patrice ma envoy quelques lettres admirables de courage durant lt. Cest un homme bien, trsbien. Mais tu le sais, nest-ce-pas ?

    Un tage en dessous une voix les appelle. Claire et son pre se lvent en mme temps. Avant deseffacer pour la laisser passer, il effleure un bref instant la joue de sa fille.

    Je suis content que tu lpouses, lui saura te rendre heureuse. Cest que tu es difficile, ma petitefille, trs difficile...

  • Les nouvelles du front sont de jour en jour plus alarmantes. Les troupes allemandes opposent une

    rsistance inattendue, reprennent lavantage aux frontires, lEst. Avenue Thophile-Gautier, Claireest seule avec ses parents. Claude est auprs du gnral de Gaulle, Jean sest engag dans une unitde chasseurs alpins, Luce soccupe de ses enfants et de son mari, Alain, hros du Vercors. Cest ellequi a demand Claire de diffrer son dpart. Les deux surs sont devenues particulirementsensibles au dsarroi de leur mre, la peur qui dsormais lhabite. Depuis octobre, lextrme droitede Darnand, le chef de la Milice, menace Franois Mauriac de mort. Des appels anonymes,menaants, vengeurs, rsonnent nuit et jour dans lappartement. Le pire devient nouveau possible.

    Ce jour-l, il neige. Claire a renonc rendre visite aux parents de Patrice. Elle a pos sa photosur la table de nuit et la contemple le soir, avant de sendormir. Elle a maintenant le sentiment dtreproche de lui, de laimer. Elle sest remise lui crire. De longues lettres o elle raconte le dur hiverde Paris, le dcouragement qui parfois la saisit et contre lequel elle lutte. Dans lespoir de ledistraire, elle voque les films quelle a vus, les rptitions la Comdie-Franaise des Mal-Aims.Elle a scrupuleusement not le nom du metteur en scne, Jean-Louis Barrault et des trois principauxinterprtes, Madeleine Renaud, Rene Faure et Aim Clariond.

    Assise devant sa table, une cigarette dans une main et son stylo dans lautre, elle fixe la neige qui arecouvert son balcon et qui continue de tomber. Elle songe avec ennui aux rues quil va falloirdgager, aux dplacements rendus difficiles, la boue qui sensuivra. Et elle stonne davoir depareilles proccupations alors quelle devrait tre Belfort. Elle pense avec un dbut de colrequelle naurait pas d couter sa sur ; que sa place nest pas dans lappartement familial mais l-bas, au cur de la guerre o elle naurait mme pas le temps davoir peur. Ici, la peur quprouventles siens la gagne, grignote sa volont daction. Elle repose son stylo, allume une nouvelle cigarette.Aprs, elle se rendra au salon : cest lheure des nouvelles la T.S.F. Le salon est aussi la seulepice o des bches brlent en permanence. Au moins, elle aura chaud.

    Journal de Claire :

    Mardi 19 dcembre 1944Les Allemands ont dclench samedi une grande offensive sur la frontire du Luxembourg et de la

    Belgique. Ils avancent. On sait quils ont accumul de grandes forces en hommes et en matriel.Alors, comment ne pas tre inquiet, terriblement inquiet. On croyait les Allemands bout de forces,ils ne faisaient que se concentrer et accumuler.

    On navait vraiment pas besoin de cela. Quelle horreur !Mme si cette attaque finit par tre enraye, je pense tout ce sang qui coule, tous ces villages et

    aux reprsailles qui vont suivre. Je pense tous ces milliers dtres qui sont dsesprs et tous lesFranais qui esprent encore la victoire allemande. Je pense cette guerre qui ne finit pas et audsespoir de Patrice.

    Je ne peux dire avec quelle tendresse et aussi avec quelle tristesse je pense lui en ce moment.Quelle injustice ! Il a quitt son camp pour celui de Lbeck o ils sont les uns sur les autres. Il nepeut que penser moi et se demander si je lattends car il ne reoit aucune lettre. Je voudrais quilrevienne. Je voudrais lpouser et vivre tranquillement lombre de son amour.

    Il nest malheureusement pas question de faire des projets.

  • On craint toujours larme nouvelle dont on parle depuis longtemps sans y croire. On craint cemaquis brun prt attaquer au premier signe de Darnand. On craint les Allemands qui sont restsdans louest de la France.

    Jai peur pour papa que les hommes de Darnand abattront si Maurras est condamn mort et il lesera.

    Lavenir apparat sombre et ce Nol sera probablement le plus affreux de ces dernires annes.

    Claire referme son cahier. En crivant dans son journal ce quelle sinterdit dcrire Patrice, cequelle tait ses parents car la consigne familiale est de ne pas se plaindre, une pense a pris formequi simpose maintenant elle comme une vidence : elle doit rejoindre sa section en Alsace.

  • Journal de Claire :

    Mercredi 27 dcembre 1944Me revoil de nouveau Paris ! Cest inimaginable mais cela est. Pas la peine de pleurer puisque

    cela devait tre ainsi. Le jour de Nol alors que je me chauffais contre le pole de notre chambre,Minko est arriv et ma dit quil avait besoin dune ambulance durgence.

    Jai donc roul toute la nuit et suis arrive Paris quand il faisait jour. Quelle rception laC.R.F. ! Il rsulte de tout cela que je suis de nouveau Paris sans savoir ce que je vais faire.

    Je reviens ma soire de Nol.Triste messe de Nol qui aurait d tre merveilleuse dans cette petite glise dun petit village

    dAlsace mais qui fut rate parce que lorgue avait le hoquet et que les chants taient dune pauvret pleurer. Je pensais ce Nol qui tait encore plus triste que les autres, je pensais tous ceux quimouraient dans cette nuit glace, je pensais tous les prisonniers, au dsespoir de mon pauvrePatrice et je sais que jai pri pour lui, pour que cette horrible guerre finisse.

    La messe ntait pas plus tt finie que nous fmes entasses dans deux ambulances et transportesdans un autre village o toute une bande dofficiers nous attendait pour fter dignement Nol. La lunetait magnifique et je garde un bon souvenir de ce petit voyage, serres les unes contre les autres, enchantant. En dansant, je me disais : Mais si les Allemands attaquaient ? Vers 6 heures, un hommeentra. Puis ce furent des conciliabules voix basse et un officier me dit : On est en tat dalerte. Et cefut le dpart presque prcipit.

    Heureusement que la nuit fut courte car elle fut affreuse. Je crois navoir jamais eu aussi froid dema vie. Je me souviendrai toujours de ce ciel de Nol, le lendemain. Tout tait si beau que je mesentais heureuse et presque forte.

    Juste avant le djeuner, quelquun me frappa sur lpaule. Je me retournai et me trouvai en face deMinko.

    Voil, me dit-il, mon bataillon est un kilomtre. Une offensive allemande est craindre et jenai pas dambulance.

    Jtais trs hsitante comme il se doit et je le fus pendant tout le djeuner quil prit avec nous.Toutes les filles me poussaient accepter. Bref, la fin du repas jallai trouver notre officier et luidemandai de dire au commandant que je partais.

    Notre barda fut vite entass dans lauto de Minko et nous roulions depuis des kilomtres, que jenavais pas encore ralis ce que javais fait.

    Bon voyage malgr le froid. La lune tait magnifique et jaimais la regarder filer le long desarbres. Je fis ainsi la mme route et vis le mme paysage que de Gaulle qui, rentrant du front, nousdpassa. cause de lui, on fut arrt un nombre incalculable de fois. Nous dpassmes une auto enfeu et je dis : Pourvu que ce ne soit pas lauto du Gnral. Ce ntait pas la sienne mais celle de deLattre de Tassigny qui, nayant pas entendu les sommations des F.F.I., reut une balle qui mit le feu lessence.

    Nous arrivmes Paris vers 8 heures.Aujourdhui les nouvelles du front sont bonnes, le moral est bien meilleur. Il semble que les

    Allemands soient arrts.Jai nouveau envie de repartir.

  • Claire, comme elle en a pris lhabitude, commence une lettre Patrice et recopie par commodit

    certains passages de ce quelle vient de relater dans son journal. Pas tout.Elle estime inutile de citer le sduisant Minko qui, linverse de son fianc, est un homme libre et

    qui se bat. Minko devient un anonyme officier. Doit-elle encore avouer Patrice quelle a prislinitiative de quitter son poste pour aller chercher une ambulance Paris ? Que cest une faute auxyeux de certaines personnes de la Croix-Rouge ? Quelle risque dtre momentanment suspendue deses fonctions ? Il ne comprendrait mme pas de quoi il sagit... Par prudence Claire sen tient la nuitde Nol et lui redit toute sa tendresse, sa hte de le voir revenir, ses rves davenir o il tient lapremire place. Les phrases lui viennent facilement, elle aime crire des lettres damour. Beaucoupplus que de les recevoir , pense-t-elle amuse.

  • Claire vient de sortir du mtro Jasmin et descend en hte la rue Ribera. Dans le mtro bond,

    cure par les odeurs humaines, les parfums parfois trop lourds des femmes, langoisse desvoyageurs, elle a failli vomir. La crainte dune possible migraine venir lobsde depuis la sortie ducinma et lui a gch lheure passe au Caf de la Paix en compagnie de Martine et de son fianc.

    Depuis deux jours le froid a envahi la France. Paris le thermomtre indique zro, lesmtorologues annoncent que cette situation ne fera quempirer tout au long du mois de janvier.Lhiver sera au moins aussi dvastateur que celui de 1940. Claire ne peut pas sempcher dy voir unmauvais prsage. Contrairement ce quelle croyait la veille, loffensive allemande dans lesArdennes na pas encore t repousse et, en ce dernier jour de lanne, leffroi gagne tous lesesprits. Dans une heure, le gnral de Gaulle offrira ses vux la nation. Quel sera le contenu de sondiscours ? Tous les Franais, comme Claire, seront au rendez-vous pour lcouter la T.S.F.

    De retour chez elle, Claire frappe la porte de la chambre de sa mre. Elle la trouve allonge surle lit sans mme un livre ou un ouvrage de couture porte de main. La pice nest claire que parune seule lampe, les rideaux ne sont pas tirs. Ce laisser-aller lui ressemble si peu que Claire la croitmalade.

    Vous tes souffrante, maman ?Un mouvement de la tte assorti dune grimace douloureuse linquite aussitt. Elle croit

    comprendre : Un nouveau coup de tlphone ? Non.Dune voix affaiblie sa mre prcise : Maintenant, cest la nuit quils appellent.Sa voix trahit une angoisse si relle que Claire sassoit son chevet, prend sa main et la couvre de

    baisers. Une main fine, dlicate, soigne, qui sent leau de Cologne la citronnelle. Une main quisavait jadis apaiser les fivres, les peurs de lenfance.

    La Sret prend ces menaces trs au srieux... Vous ntes pas seule la maison, maman. Tu ne devais pas sortir avec ta sur ? Je nai plus envie. Maintenant, il faut vous lever, le Gnral va bientt parler.Claire embrasse le front de sa mre, pose sur la chaise un plaid son intention et monte dans sa

    chambre chercher un nouveau paquet de cigarettes.

    ... Nous sommes blesss, mais nous sommes debout !Or, devant nous se tient lennemi ! Lennemi qui, louest, lest et au sud, a recul

    peu peu, mais lennemi encore menaant, actuellement redress dans un sursaut derage et qui va, au cours de lanne 1945, jouer, sans mnager rien, les derniers atoutsqui lui restent.

    Toute la France mesure lavance les preuves nouvelles que cet acharnementcomportera, pour elle comme pour ses allis.

    Mais toute la France comprend que le destin lui ouvre ainsi la chance daccder denouveau, par un effort de guerre grandissant, cette place minente qui fut la sienne...

  • La voix du gnral de Gaulle rsonne dans le silence du salon, de limmeuble, du quartier. Ilsemble que tous les habitants se sont rassembls devant les postes de T.S.F., dans un lan commundcoute. Claire entend les respirations de ses parents, assis dans leur fauteuil et qui lui tournent ledos ; la toux discrte de sa sur Luce, agenouille ct delle, prs de la chemine o deux bchesachvent de se consumer. Aucune des surs ne songe en rajouter de crainte de faire du bruit. Leursforces sont tendues afin de ne perdre aucun mot du discours. Parfois, elles changent un regardincrdule o leffroi le dispute lespoir. Elles fument en faisant en sorte que la fume narrive pasdirectement sur leurs parents.

    ... Franais, Franaises, que vos penses se rassemblent sur la France ! Plus quejamais, elle a besoin dtre aime et dtre servie par nous tous qui sommes ses enfants.Et puis, elle la tant mrit !

    La Marseillaise remplace la voix vibrante dmotion du gnral de Gaulle. Quelques secondes desilence encore dans le salon, dans limmeuble, comme si chacun coutait rsonner en soi lcho dudiscours. Puis cest un air de jazz ltage en dessous, des portes qui souvrent et qui claquent,quelques paroles changes prs de lascenseur. Claire, machinalement, ajoute une grosse bche dansla chemine. Elle devine plus quelle ne voit son pre teindre le poste de radio et sans un mot quitterle salon.

    Journal de Claire :

    Quelle triste fin danne !Tout lheure, de Gaulle a parl la T.S.F. : pas un mot despoir pour cette nouvelle anne si ce

    nest que lennemi inventera nimporte quoi, que les Franais seront appels les uns aprs les autressous les drapeaux et que nous aurons beaucoup souffrir et pleurer.

    Hier, jesprais en une fin proche. Ce soir je suis nouveau dsespre. Jimagine les pireshorreurs. Jimagine les gaz et jen ai peur.

    Ce soir, je devais aller lOpra avec Luce mais devant la peur de maman jy ai renonc. Car ellea peur, peur pour papa, peur de recevoir un autre coup de tlphone comme Luce a reu dans la nuitde Nol. Une voix disait que papa serait abattu dans les quinze jours qui allaient suivre sil continuaitdcrire dans Le Figaro.

    Comment pourrais-je tre heureuse ce soir ?Je voudrais que Patrice revienne. Pourquoi nai-je pas droit ce bonheur-l ? Sil tait l, il me

    donnerait confiance, il me redonnerait got la vie.

  • Je laimerai... Je laimerai... Une averse de printemps surprend Claire alors quelle traverse le pont Alexandre-III. Elle est en

    tailleur demi-saison, les jambes nues, un tricot en jersey pos sur les paules. Elle ne ralise pas queles gens quelle croise sont encore en manteau, quil fait froid et quil pleut. Elle marche comme unautomate, au rythme de ces seuls mots : Je laimerai. Au moment o elle traverse le quai pouratteindre lesplanade des Invalides, le souffle lui manque et elle se laisse tomber sur un banc. Cestalors que labsurdit de sa prsence Paris la saisit.

    Hier, elle tait dans le midi de la France, Cannes, avec la Croix-Rouge et les armes allies.Hier, elle travaillait, dansait toutes les nuits avec des officiers, allait voir le soleil se lever sur lacte. Hier, elle tait libre.

    Mais lappel quelle redoutait tait arriv : Patrice libr depuis le dbut de ce mois davril1945 venait de rejoindre lappartement de ses parents o il lattendait. Claire prtendait sy treprpare. Mais ce retour tait si abstrait, si loin delle et de la vie quelle menait... Elle se souvenaitde la faon dont elle parlait de Patrice. Elle avouait demble ses amoureux quelle tait fiance,quelle se marierait bientt. Cela lui permettait de ne pas pousser trop loin un flirt commenc dans lalgret ; de ne pas faire souffrir inutilement ceux qui souhaitaient lpouser. Certains la mettaient engarde : Tu ne laimes pas ! Je me suis engage. Cest typique de la guerre, ce genredengagement. a se rompt, des fianailles...

    Laverse a cess. Claire ralise quelle a march sous la pluie et quelle est mouille. Sa jupebeige est tache par le bois du banc. Un coup dil sa montre lui indique quelle est en retard maiselle ne peut pas bouger. Quand elle se dcide enfin se lever ce nest pas parce quelle vient deprendre une dcision mais parce quelle sest mise trembler de froid.

    Dans le hall de limmeuble des parents de Patrice, un grand miroir mural lui renvoie son imagedmultiplie. Son visage bronz, ses jambes nues, son tailleur demi-saison lui donnent lair derevenir de vacances, de navoir jamais connu la guerre. Sa prsence chez les parents de Patrice nepeut tre quincongrue, mal comprise. Une envie animale de senfuir la fait ressortir sur le trottoir.L, elle entend crier son prnom, se retourne et aperoit Patrice qui lui fait de grands signes de sonbalcon du troisime tage.

    Patrice lattend sur le palier. Claire a juste le temps de voir quil est en larmes et que ses parents,dans lembrasure de la porte, le sont aussi. Il la serre dans ses bras.

    Laurent a saut sur une mine, en Allemagne.Claire assiste effondre au dsespoir de cette famille, la sienne bientt. Elle ne trouve pas les mots

    pour dire son chagrin, elle ne peut que pleurer avec eux la mort de ce jeune homme, frre cadet dePatrice, son prfr. On avait ft lanniversaire de ses vingt-deux ans, au dbut de lanne. Ellelavait admir pour son courage, pour son patriotisme. Elle coute peine ce que Patrice, dune voixquelle ne reconnat pas, essaye de lui raconter. Il la tient toujours dans ses bras. Elle se demande quiest cet tranger. Elle ne ressent rien son contact. Elle est devenue une pierre. Les parents, leurtour, lui parlent, et l, elle entend mieux. Ils lui disent combien Laurent laimait, combien il tait fierde devenir son beau-frre. Ils insistent sur la douceur quelle va apporter dans ce foyer en deuil. Lemot mariage est prononc plusieurs fois. Puis, tout se prcipite dans sa tte et elle comprend, face ce dsastre, quelle ne pourra jamais rompre son engagement.

  • Patrice a tenu la raccompagner chez elle. Dans le mtro, Claire prend le prtexte dune migraine

    pour senfermer dans le silence. Patrice se tient debout ses cts, douloureux, raide, emprunt. Il nelui pose aucune question sur elle, sur son activit au sein de la Croix-Rouge. Claire constatefroidement quil a beaucoup maigri, que son allure fantomatique ne lembellit pas. Toujours ensilence, ils descendent la rue Ribera. Devant le 38 avenue Thophile-Gautier, il lembrasse sur lajoue et la quitte sur ces seuls mots : demain.

    Alors, comment va-t-il ?Sa mre a quitt le salon en entendant le bruit de la clef dans la serrure. La pleur de sa fille, son

    air gar linquitent aussitt. Elle renouvelle sa question. Claire aimerait se jeter dans ses bras, luiavouer quelle ne veut plus pouser Patrice, lhorreur de leurs retrouvailles ; implorer sa protection.Mais comment expliquer ce quelle ne comprend pas elle-mme ? Des larmes coulent le long de sesjoues et elle sentend rpondre :

    Laurent vient dtre tu en Allemagne.Claire pleure autant sur le retour de Patrice que sur la mort du jeune homme.

    Le soir, dans lobscurit de sa chambre, elle droule le film de cette journe et constate avec

    amertume que sa vie, sa vraie vie, est finie. Pour tous, elle est dj marie, mme si le deuil imposede retarder la crmonie. Ses parents ont t bouleverss par le destin tragique de cette famille amie,nont pas souponn que Claire avait chang, que les quatre annes de guerre avaient modifi sessentiments. Eux sont prts accueillir Patrice, lui apporter toute laffection quil est en droitdattendre.

    Claire quitte son lit, ouvre la porte-fentre. Malgr la fracheur de la nuit, elle saccoude larambarde du balcon. Cinq tages plus bas, la rue est dserte. Elle songe avec un trange dtachementque cela lui serait facile de sauter dans le vide. Elle voit son corps en chemise de nuit tendu sur letrottoir. Peut-tre, dans limmeuble en face, quelquun aurait assist cette chute et cri dhorreur. Uncri qui aurait alert sa famille, les voisins. Un cri qui les aurait hants longtemps. Pour eux tous, ceserait un accident. Une jeune femme sur le point de se marier ne peut pas se donner la mort.

  • Cest lt, le premier depuis la fin de la guerre, Paris a retrouv sa splendeur, ses touristes et sa

    joie de vivre. Du moins, cest ce que ressent Claire en dvalant lavenue Mozart. Il lui semble quetoutes ces femmes aux jambes et aux bras nus, en robes fleuries, sont aussi heureuses quelle ; demme que les vieillards qui se reposent sur les bancs publics, les enfants qui jouent au ballon. Elle nevoit pas le ciel qui se couvre et les nuages annonciateurs de pluie. Pour elle, cest le plus beau jourde lt. Elle se sent revivre, elle est libre.

    Rue Ribera, rue Franois-Grard, avenue Thophile-Gautier. Claire a hte de regagner sonappartement et dcrire le rcit des derniers mois, le pourquoi de son allgresse. Son journal dlaissdepuis dcembre 1944 lattend, elle va le sortir une dernire fois.

    Journal de Claire :

    Mercredi 22 aot 1945Je ne sais pas par quel bout commencer.Je me retrouve ce soir, aprs tant dannes, exactement au mme point que jtais avant la guerre.

    Je suis libre, je npouserai pas Patrice ! Il ma fallu des jours et des jours uniquement pourconcevoir quau fond je ntais pas oblige de lpouser.

    Mais je voudrais faire un bref rsum de ma vie.Le 5 mars, je partais pour Frjus comme conductrice, puis Cannes.Je garde un merveilleux souvenir de cette poque, je sortais tous les jours avec Jean-Pierre, dit

    Pierrot, adorable garon qui devint amoureux fou de moi. Et moi, je ne fis rien pour larrter. Je luiracontais simplement que jattendais Patrice qui tait en Allemagne, mais je lui avouai que je nelaimais pas.

    Avec Pierrot, nous allions tous les soirs dans un club dofficiers de marine amricaine. Jenoublierai jamais ce merveilleux endroit, ni ces officiers tous trs beaux et trs sympathiques. Ilsbuvaient beaucoup, jouaient au piano, dansaient, riaient, etc. Le cadre tait divin et je devins trs viteune habitue. Le seul ennui, cest que je ne parlais pas anglais ! On ne sortait du club que trs tard eton roulait le reste de la nuit. Je noublierai jamais comme ctait beau, le Cap-dAntibes ! Lelendemain matin, je devais me lever 7 heures pour le travail. Inutile de dire combien jtaisclaque.

    Un jour, la dpche que je redoutais entre toutes est arrive : Patrice tait Paris.Alors je quittai la Croix-Rouge disant que je devais rentrer Paris. Mais jen avais si peur et si

    peu envie que je restai encore quelques jours. Javais tellement limpression de vivre mes derniresvacances que je men donnais cur joie. Je passais toutes mes journes avec Pierrot. Nous roulionsindfiniment en voiture quittant le littoral pour larrire-pays, pour voir se lever ou se coucher lesoleil tel ou tel endroit.

    Mais le 2 avril je pris lavion et arrivai dans la journe chez les parents de Patrice. Je suis srequ ce moment-l, je ne laimais pas et, mme, je lui en voulais pour toute la place quil avait, aufond, vol, non dans mon cur mais dans ma vie.

    Le souvenir de cette journe, plus de trois mois aprs, est encore si vif que Claire se sent soudain

  • glace. Elle revoit la pluie, la douleur de la famille, son chagrin lannonce de la mort du charmantLaurent. Elle prouve nouveau dans son corps cette sensation de bte traque, pige. Elle nest pasdans sa chambre mais tendue sur un des canaps du salon. Ses parents dnent chez des amis, elle estseule dans lappartement. Par terre, un plateau avec des fruits et du th froid. Des fentres ouverteslui arrivent les cris des hirondelles, les bruits lointains de la ville. La vision des tableaux sur lesmurs, la prsence des meubles si familiers, du piano, des bibelots que sa mre se plat disposerpartout et qui irritent son pre, tout ce dcor lapaise. Cest fini, je suis libre ! dit-elle hautevoix. Mais elle reprend le rcit un instant interrompu de cet affreux mois davril.

    Jtais malheureuse en crever car je ne pouvais concevoir que tout ntait pas perdu. Jemendormais et me rveillais avec une norme boule dangoisse au fond de la gorge, dans lestomac,dans le cur. En plus toute ma famille piait mes gestes et mes paroles. Javais envie de fuir enhurlant.

    Et voil quun jour... Mais entre-temps il y eut larmistice du 8 mai. Je nai jamais t au fond delangoisse comme ce jour-l. La veille, dans une foule en dlire, je remontais les Champs-lysesavec Claude et Luce et je pleurais toute seule, trs silencieusement devant la joie de tous qui ntaitpas ma joie. Triste, triste jour de fte.

    Et voil quun jour, coup de tlphone de ma chef de section. Mauriac, vous partez cet aprs-midi pour lAllemagne. Mademoiselle, cest impossible !Contre toute attente, elle fut trs gentille et surtout trs habile : Je comprends trs bien, mais on a

    besoin de vous en Allemagne, ce sera trs intressant, etc. Javoue quen la quittant je commenai envisager mon dpart. Et jarrivai chez la responsable de toute la Croix-Rouge.

    Voyons, Mauriac, quest-ce que cest que cette histoire ! Vous ne laimez pas beaucoup, cegaron ! Vous ntes plus ma fille si vous ne partez pas !

    Etc.Bref, en cinq minutes je dcidais de partir et allais sans plus attendre chez Patrice qui je parlais

    du devoir avec un grand D, etc.Pour moi, jenvisageais ce voyage en Allemagne comme des dernires vacances avant ce mariage

    qui me faisait horreur mais qui devait se faire et qui se ferait.Je suis reste trois mois en Allemagne, trois mois merveilleux. Travail patant et utile. Je

    noublierai pas la joie de tous ces prisonniers que nous avons transports.Tout le nord de ce pays est magnifique. Rien voir avec la France. Il me semble que tout est plus

    grand, plus puissant, plus triste mais plus beau. Je noublierai jamais ces normes forts aux arbresimmenses, ces pins aux troncs si serrs que le soleil ne peut y pntrer, ni ces longues routes bordesde bouleaux, ni les tendues immenses recouvertes de bruyre rose, ni ces lacs entours darbresverts, ni lElbe, ni la mer, ni surtout ces grandes villes en ruine, Brme, Hambourg...

    En trois mois, jai fait prs de 20 000 km.Il a fallu que jattende jusqu maintenant dans mon mtier de conductrice pour savoir ce que cest

    que de sendormir au volant. Cest une chose affreuse, un effort de chaque instant qui fait mal. Je mesouviens dun jour o, ayant roul une journe et une nuit sans arrt (nous allions et revenions de lazone russe), je demandai au type qui tait l de me bourrer de coups de poing.

  • Claire se redresse soudain en entendant rsonner la sonnerie du tlphone. Un bref instant, elleretrouve leffroi de la fin de lanne 1944 et du dbut de lanne 1945 quand des appels anonymesmenaaient de mort son pre. Cette partie sombre de sa vie, elle aussi, est finie. Une envie de ne pasrpondre lui vient mais la sonnerie insiste. Et sil tait arriv un accident lun des siens ? Le rflexede la peur reste grav en elle.

    Dune main tremblante, elle dcroche le combin et reconnat tout de suite la voix. Une voixquelle naime pas, quelle juge affecte, spulcrale : celle de Patrice.

    All ! est-ce que Mlle Mauriac est l ? Non, monsieur, elle est partie. Elle est la campagne chez sa grand-mre ? Non, elle est partie cet aprs-midi en Allemagne.La communication est immdiatement coupe. Claire raccroche dune main toujours tremblante.

    Elle imagine Patrice, son humiliation, sa raideur, sa hargne son gard. A-t-il dj annonc lanouvelle ses parents ? Comme ils doivent tre dus et tristes ! Un semblant de piti lenvahit enpensant eux. Mais trs vite un froce instinct de survie la fait se reprendre. Tout est la faute dePatrice, il a profit de sa condition de prisonnier de guerre pour lui extorquer un engagement. Le seultort quelle se reconnaisse, cest son got pour lcriture. Elle naurait pas d se laisser aller auplaisir dcrire des lettres damour.

    Les cloches de lglise dAuteuil sonnent la demie de neuf heures, Claire reprend son cahier.Dehors, le ciel sassombrit et une pluie trs fine a commenc de tomber.

    Ce soir, il pleut, mais je suis heureuse parce que je suis libre. Je pense peu la souffrance dePatrice qui est immense. Je suis pouvantable et je me dgote, mais cela aussi, je pense peu.

    Je ne suis pas encore trs vieille. Je dois partir Berlin et je peux tout esprer de la vie.Il ne faut pas me punir, je ne savais pas.

    Claire referme son cahier bien dcide oublier Patrice. Elle hsite appeler sa nouvelle amie

    Mistou avec qui elle va partir pour Berlin. Mistou est trs belle, toujours prte faire la fte et,dtail important, excellente conductrice. Les deux jeunes femmes viennent dtre affectes au groupemobile numro cinq charg du rapatriement des prisonniers franais en Allemagne.

    La sonnerie du tlphone la fait sursauter. Claire ne veut pas prendre le risque dentendre nouveau Patrice. Peut-tre lui a-t-on dit quelle tait encore Paris. Peut-tre rappelle-t-il pourexiger une ultime entrevue. Celle de ce matin avait t si pnible quelle ne peut envisager unenouvelle discussion. Ici, elle se sait encore vulnrable, Berlin, elle sera vraiment en scurit.

    Pour ne plus entendre la sonnerie du tlphone, elle allume la T.S.F. Cest un air de jazz que sesamis les officiers amricains lui ont appris aimer et elle reconnat la trompette de Louis Armstrong.Comme il ny a personne dans lappartement, Claire monte le son au maximum, ouvre en grand lesportes du salon, de la salle manger et du vestibule et se met danser. Elle est convaincue quunenouvelle vie commence, une vie inconnue, palpitante, loin de tout ce quelle connat. Le nom de laville vaincue, Berlin, rsonne en elle comme une promesse.

  • Lettre de Claire :

    31 aot 1945Cher papa et chre maman,Quelle affreuse chose que Berlin ! On ne peut vraiment pas imaginer la tristesse de cette norme

    ville qui na pas une seule maison entire. Ce qui est mille fois plus affreux, ce sont les Berlinois quivivent dans des caves et qui meurent de faim.

    Jai dj vu tomber un type dans la rue. Les Belges qui sont l depuis quinze jours nous ont racontque lorsquelles vont dans des maisons pour des prospections, elles voient trs souvent des cadavresde gens et denfants qui viennent de mourir. Il y a en plus une grosse pidmie de dysenterie et lesgens meurent comme des mouches.

    Aujourdhui, jai pass ma journe dans des usines moiti dtruites la recherche douvriersdisparus. Jaime mieux vous dire que cela na pas t rigolo.

    Tout lheure, dans une gare de la zone russe, un soldat ma demand ma montre quil voulaitchanger contre la sienne. Comme je disais non, il voulait me la payer. Heureusement quun autreRusse est arriv et quand il a vu que jtais franaise a dit lautre de me laisser tranquille.

    Demain je me lve 7 heures pour le camp daviation.Je suis fatigue et horriblement triste de tout ce que je vois. Les Berlinois nont presque plus lair

    dtres humains.Il est 11 heures. 10 heures pour vous.Nous avons mis quatre jours pour venir ici parce que les autres conduisaient comme des pieds.Le premier soir, nous avons couch Lige o jai commenc une crise de foie. Vous imaginez

    combien jai t malheureuse. Le lendemain, par une chaleur affreuse, nous avons travers la Ruhr.Cela a dur toute la journe car tout est dtruit et dfonc et les villes succdent aux villes sparesdusines en pleine campagne. Cologne ma laiss une impression invraisemblable. Cela a d tre uneville magnifique. Maintenant, il ne reste plus que le fleuve qui est trs beau et surtout la cathdralequi, de loin, ne parat pas trs atteinte, et qui est invraisemblable de beaut et de grandeur au milieude toutes ces ruines.

    Ici, nous avons un travail terrible. Il ne sera pas question de samuser, mais nous ferons un travailvraiment utile.

    Boire de leau gale la mort. On ne mange que des conserves.Ce matin, au rveil, le moral ntait pas trs bon, maintenant cela va beaucoup mieux. Cest tout de

    mme tellement passionnant !Je vous embrasse trs fort mes parents chris.Claire MauriacFrench Red Cross - British Control Commission -D.P. Section - Berlin Area - B.A.O.R.

    Claire referme lenveloppe destine ses parents. Un avion partira le lendemain pour Paris,

    quelquun, bord, se chargera de transmettre le courrier. Les passagers seront des Franais quiavaient t enrls de force au Service du travail obligatoire, le S.T.O., et qui avaient servi dotages

  • jusquau bout larme allemande en droute. Ceux qui ont survcu la prise de Berlin par lesSovitiques ont t assimils aux vaincus et enferms dans des camps par les vainqueurs. Lesretrouver puis les librer nest pas une tche facile, a-t-on expliqu aux nouvelles venues dont Clairefait partie.

    Claire crit assise sur un lit de camp, le bloc de papier cal sur ses genoux. Autour delle cinqjeunes femmes se prparent pour la nuit. Faute de leur avoir dnich un logement dcent, la Croix-Rouge les a momentanment loges dans lancien rfectoire de ce qui fut jadis un collge de garons.Cest provisoire, elles le savent et saccommodent les unes aux autres. Claire, la plus rfractaire lavie communautaire apprend tre patiente. Elle est en cela aide par Rolanne, une jeune femme quila soigne trois jours auparavant durant sa crise de foie. Dailleurs, un coup dil Rolanne,couche sa droite, suffit lui redonner confiance. Malgr le bruit, les conversations peinechuchotes autour, Rolanne dort, vaincue par la fatigue.

    Et une lettre de plus, une ! Tu ne veux pas crire mes parents tant que tu y es ?Mistou, tendue sur son lit de camp, attend le sommeil en se forant biller. Elle porte un lgant

    pyjama en soie et sest enduit le visage dune paisse crme qui sent le concombre. Malgr les quatrejours de voyage entre Paris et Berlin, linconfort du lieu, labsence de salle de bains, la promiscuitavec les cinq autres femmes, sa beaut demeure intacte, comme jamais prserve. Claire lui souritet, lui dsignant Rolanne :

    On devrait en faire autant.Le rfectoire o elles se trouvent ne possde ni rideaux ni volets. Dehors le jour baisse et

    lobscurit se fait peu peu. Ici et l des lampes de poche sallument. Dans lunique arbre delancienne cour de rcration des merles chantent. Claire stonne de leur prsence. Commentsurvivent-ils dans cette ville en ruine ? Claire veut oublier les cadavres quelle a ramasss avecMistou et Rolanne ; laspect si horriblement fantomatique des Berlinois peine entrevus car laplupart continuent se cacher dans des caves ; les bandes denfants affams qui errent et se livrent des trafics de toute sorte ; les femmes berlinoises surtout dont la souffrance si visible lui causaitchaque fois un sentiment deffroi et de rvolte ; leur mutisme. Claire et ses compagnes ont obtenulaide de lune delles qui parle cinq langues, dont le franais, langlais et le russe. Elle a traduitleurs paroles sans jamais mettre le moindre commentaire personnel, sans accepter de communiquerquoi que ce soit, ferme sur elle-mme, ailleurs. En fin de journe, quand on lui a remis sa part deconserves amricaines et une bouteille de brandy, elle a eu ces mots, les seuls : Pour le mondeentier nous sommes des Trmmerweiber, des filles des ruines et de la crasse. Puis, elle sen estalle vers une destination inconnue.

    Dans le dortoir maintenant presque obscur, les filles commencent se taire. Dehors, les merlesnen finissent pas de chanter et ce chant aide Claire chasser les images de ces deux journes Berlin. Cest un chant despoir, elle ne veut plus rien entendre dautre.

    Lettres de Claire :

    10 septembre 1945Chre maman,Je commence mhabituer aux ruines et la vie Berlin est passionnante condition de ne pas tre

    berlinois.

  • Lautre jour, il y a eu pour fter la fin de la guerre au Japon un dfil patant : 1 000 Russes,1 000 Franais, 1 000 Anglais et 1 000 Amricains !

    Le dfil russe a t formidable : un mur compact, un seul homme. Vous avez d les voir au cinmamais cela na rien voir avec la ralit.

    Ce qui fut merveilleux pour nous ctait de voir les Franais qui tenaient la mme place que lesautres, autant dhommes, autant de drapeaux. Le gnral Joukov est pass un mtre de moi avecautant de dcorations que Goering.

    En face de nous la musique de ces quatre pays. Vous imaginez notre joie dentendre : Vousnaurez pas lAlsace et la Lorraine sur la grande avenue o Hitler a fait tant de grandes parades.

    11 septembre 1945Je viens de recevoir votre lettre et lavion part dans une heure.Je vous assure que je suis dans un drle dendroit, lhpital, au chevet dun jeune Russe qui est

    devenu morphinomane aprs de grandes blessures. Cette nuit, Rolanne a d se battre avec lui. Il naheureusement pas de revolver, mais un couteau depuis ce matin. Je nai pas voulu y aller seule et suisavec Mistou. Cest assez pouvantable voir.

    Nous passons une grande partie de notre temps dans la zone russe. Avant-hier, nous tions Leipzig. Les Russes sont des gens charmants, mais les missions que nous faisions en une matine Lneburg, durent deux jours avec eux. Il faut attendre quatre heures pour avoir une chambre, quatreheures pour entrer dans le camp, etc. Au dbut, on est trs nerv et puis on prend son parti. On parttoujours en mission avec un officier russe. Ne racontez pas tout ce que je vous cris car nous sommesles seules pouvoir aller dans la zone russe. Nous sommes trs envies des Anglais, des Amricainset des Franais qui ne peuvent pas y entrer. Mme la Croix-Rouge internationale ne peut pas y aller.

    Il y a heureusement aux portes de Berlin des clubs patants o nous passons de trs agrablessoires.

    Si vous connaissez des gens disparus Berlin et dans ses environs, envoyez-moi tous lesrenseignements. Je passe une grande partie de mon temps cela. Des journes et des journes dedemandes, souvent pour ne rien avoir. Affreux !

    Jai t hier visiter la chancellerie. Jai vu le bureau, la chambre dHitler, ainsi que son abri. Jaipris quelques petits morceaux de marbre de son bureau. Jy retournerai car je voudrais en avoir ungros.

    Il fait trs beau mais froid. En ce moment, dans cette chambre dhpital, je gle.Ma maman, je vous embrasse de toutes mes forces ainsi que papa.CRIVEZ !

    Depuis deux jours, Claire partage avec Mistou la plus belle chambre du quatrime tage dun

    immeuble situ au 96 Kurfrstendamm o toutes les vitres casses des fentres viennent dtreremplaces. Des ouvriers amnagent la salle de bains attenante, dici peu, les deux jeunes femmesauront une baignoire et du chauffage : lhiver sannonce trs froid Berlin. La Croix-Rouge leur adj offert toutes de longs et lgants manteaux bleu marine, de coupe masculine, qui ont unedoublure en fourrure amovible, ainsi que des chapkas. Claire naurait jamais imagin pouvoir trouverun tel confort dans la ville en ruine. Leurs camarades de section sont loges un autre tage, dans deschambres plus petites, meubles la hte. Cest un quitable tirage au sort, un heureux coup de

  • ds, que Claire et Mistou ont gagn le privilge doccuper cette chambre surnomme, on ne saitpourquoi, chambre des cocottes . Aprs maintes suppositions, les deux amies ont pens que celapourrait sexpliquer par le lit baldaquin, les rideaux et les murs recouverts de satin rose bonbon etbleu ciel, dun total mauvais got qui les enchante.

    Un bref coup dans la porte, Rolanne apparat. Viens, on est en train de faire connaissance avec les habitants des autres tages. Ils ont prpar

    un verre en notre honneur...Claire hsite, tout au plaisir de savourer ce moment de solitude, le premier depuis leur arrive

    Berlin, quinze jours auparavant. Rolanne attend, patiente, quelle se dcide. Allez, insiste-t-elle dune voix douce.Son visage calme aux traits rguliers reflte une bienveillance qui a sur Claire des effets

    miraculeux. Claire se lve sans un regard au miroir pendu au-dessus du lit. Depuis son dpart deParis, elle semble avoir renonc tout dsir de coquetterie.

  • Lettre de Claire :

    15 octobre 1945Cher papa et chre maman,Dimanche triste et pluvieux. Ce temps va tellement bien aux ruines de Berlin que lon ne pense pas

    au cafard.Je suis partie avant-hier pour lorganisation dun camp o devaient arriver des trains dAlsaciens.

    Pendant un jour et demi nous avons dbarqu, arrang, organis et rang des milliers de vtements,souliers, etc. Je suis partie hier soir 7 heures. Le train quoique annonc depuis plusieurs joursntait pas encore l. Jai roul pendant quatre heures sans arrt en pleine nuit. Jadore ces voyagesnocturnes que toutes les conductrices dtestent.

    Jai lu dans les journaux que mon papa tait Bruxelles. Comment est sa nouvelle pice ?Nous vivons dans une grande maison quatre tages. Maison de fous o lon ne peut pas

    sennuyer.Au premier : tage des Belges et des Franaises (femmes). Bureaux, chambres, salle manger, etc.Deuxime : bureaux des officiers franais.Troisime : appartement du personnel de la Division des personnes dplaces.Quatrime : plusieurs chambres dont la mienne que je partage avec Mistou. Depuis deux jours nous

    sommes chauffes et, depuis aujourdhui, je peux me baigner dans ma baignoire car nous avonsMistou et moi une salle de bains.

    Peut-tre partirai-je demain en zone polonaise...Lautre jour, aprs vous avoir crit, jai eu une trs grosse crise de foie avec six ou sept

    vomissements. Jai heureusement pu me coucher.Depuis, je suis assez fatigue. Je vais beaucoup mieux aujourdhui, jai limpression que cest ma

    balade dhier dans la nuit. Imaginez de rouler pendant des heures sur une route toute droite entre deuxmurailles de pins, dans le noir, toujours dans le noir, avec juste nos pauvres petits phares. On taitseule par voiture mais en convoi : une voiture lgre avec deux officiers, mon ambulance, une autrederrire et un gros camion.

    Nous avons transport des Russes et un officier russe, mont dans la voiture des officiers franais,sortit son revolver et le garda la main. Ces gens sont dune confiance adorable !

    Mais aujourdhui, les quatre officiers franais parlant russe de notre maison ont t djeuner chezces messieurs. Trs, trs bon signe.

    Ici, on parle beaucoup de guerre. Mais on en parle de faon tellement simple quil nest pasquestion davoir la moindre peur. Se