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120 Montaigne et la dknonciation du mensonge par J. STAROBINSKI, Gen&ve Le refus du masque et la qutte du discours veiidique Le monde est menteur et masqu6. Quant B nous, captifs de l'imaginaire, vivant dans l'oubli de nous-mCmes,nous sommes les complices et les dupes de l'imposture du monde. C'est pourquoi toute vCrit6, au dedans comme au de- hors, nous demeure dissimulCe.La guerre, les querelles des princes et des partis, les religions mCme s'accommodent fort bien de ce double aveuglement : elles veulent des hommes dociles B l'empire universel du paraitre et de la feinte, des hommes qui se mCconnaissent eux-mCmes et qui se laissent Cblouir par le faux Cclat du monde. Comment MONTAIGNE dkcouvre-t-il la tricherie? Y a-t-il eu (A la faTon du dCsabusement qui rend la vue ?L certains hCros du thC$tre baroque) un moment prCcis oh la dCsillusion l'aurait illurnink, comme une Grhce ambre ? Mais la tradition religieuse et la morale profane enseignent depuis longtemps que le monde et ses pompes sont des pi&ges: les choses mondaines sont fdacieuses par le seul fait qu'elles sont mondaines. On peut donc se demander si MON- TAIGNE a jamais Cprouv6 la moindre surprise B dkouvrir les faux semblants. Le batelage des offices et des grandeurs se dCnonce 2 tout venant, par sa propre outrance. Qui veut se mCler d'affaires publiques ou privCes doit prendre dbs l'abord le parti de se dCguiser et de se mCfier. L'hypocrisie, la duplicitC, la cautble ne sont pas des dCcouvertes qu'on fait sur le tard: c'est le biais par lequel s'offre le monde B qui prCtend y entrer. Sur ce point, I'Cducation n'est pas longue B acquCrir. La politique se dbfinit, dans son principe, comme adresse, astuce, ruse - dCfenses fort lCgitimes contre les embQches des ennemis et l'in- constance de la fortune. Ainsi le mensonge se cache si peu, qu'il apparait comme une convention universellement repe. Point n'est besoin d'une longue expC- nence pour suspecter la prksence du masque et du double fond: avant tout contact avec la rCalitC des institutions, avant tout commerce avec les impor- tants, nous sommes prCvenus, la dbception nous attend. Et nous nous confor- mons B la rbgle du jeu universel, en nous contrefaisant par avance. Dialectica Vol. 22, No 2 (1968)

Montaigne et la dénonciation du mensonge

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Montaigne et la dknonciation du mensonge

par J. STAROBINSKI, Gen&ve

L e refus du masque et la qutte du discours veiidique

Le monde est menteur et masqu6. Quant B nous, captifs de l'imaginaire, vivant dans l'oubli de nous-mCmes, nous sommes les complices et les dupes de l'imposture du monde. C'est pourquoi toute vCrit6, au dedans comme au de- hors, nous demeure dissimulCe. La guerre, les querelles des princes et des partis, les religions mCme s'accommodent fort bien de ce double aveuglement : elles veulent des hommes dociles B l'empire universel du paraitre et de la feinte, des hommes qui se mCconnaissent eux-mCmes et qui se laissent Cblouir par le faux Cclat du monde.

Comment MONTAIGNE dkcouvre-t-il la tricherie? Y a-t-il eu (A la faTon du dCsabusement qui rend la vue ?L certains hCros du thC$tre baroque) un moment prCcis oh la dCsillusion l'aurait illurnink, comme une Grhce ambre ? Mais la tradition religieuse et la morale profane enseignent depuis longtemps que le monde et ses pompes sont des pi&ges: les choses mondaines sont fdacieuses par le seul fait qu'elles sont mondaines. On peut donc se demander si MON- TAIGNE a jamais Cprouv6 la moindre surprise B dkouvrir les faux semblants. Le batelage des offices et des grandeurs se dCnonce 2 tout venant, par sa propre outrance. Qui veut se mCler d'affaires publiques ou privCes doit prendre dbs l'abord le parti de se dCguiser et de se mCfier. L'hypocrisie, la duplicitC, la cautble ne sont pas des dCcouvertes qu'on fait sur le tard: c'est le biais par lequel s'offre le monde B qui prCtend y entrer. Sur ce point, I'Cducation n'est pas longue B acquCrir. La politique se dbfinit, dans son principe, comme adresse, astuce, ruse - dCfenses fort lCgitimes contre les embQches des ennemis et l'in- constance de la fortune. Ainsi le mensonge se cache si peu, qu'il apparait comme une convention universellement repe. Point n'est besoin d'une longue expC- nence pour suspecter la prksence du masque et du double fond: avant tout contact avec la rCalitC des institutions, avant tout commerce avec les impor- tants, nous sommes prCvenus, la dbception nous attend. Et nous nous confor- mons B la rbgle du jeu universel, en nous contrefaisant par avance.

Dialectica Vol. 22, No 2 (1968)

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Au reste, parmi les propos futiles d’une humanit6 bavarde et vaine, il n’est pas rare que l’on entende dCnoncer les apparences trompeuses. La rhktorique qui oppose l’Ctre et le paraitre est encore l’un des jeux auxquels se complait le monde menteur: faqon inauthentique de faire appel Q la vkracitC. Et quand MONTAIGNE, B grand renfort de citations, fait le procbs de la comkdie univer- selle, l’on peut se demander s’il s’est vCritablement affranchi de l’erreur qu’il accuse, ou si ce n’est pas 1B un dernier rBle, qu’il revet pour figurer le dCs- abusement : celui de l’ennemi des masques . . . N‘allons cependant pas douter de la ebonne foio de MONTAIGNE: il n’en reste pas aux formules superficielles. I1 prend au sCrieux la dCnonciation des apparences. C’est pour lui le point de dCpart d‘une aventure intellectuelle qui m&ne Q de singulihres dbcouvertes.

Poursuivi rigoureusement, oh s’arrgtera l’effort de dCpouillement qui sous- trait le factice pour dCcouvrir l’authentique? A quel moment rejoint-on, der- ri&re les apparences trompeuses, une difinitive et stable substance ? A quel signe reconnait-on que l’on a enfin touch6 le fond, le vCritable moi, l’or pur qui se cachait sous tant de gangues dkcevantes? L’on se demande s’il reste une possi- bilitk d’agir et de parler, Q celui qui aurait rCsolu de ne discourir et de n’entre- prendre qu’B la condition de dCtenir, sur le moi, sur les autres, sur le monde, une vCritC exempte de tout soupGon.

Les rCponses de MONTAIGNE sont Cquivoques. S’agit-il d’enlever des mas- ques? Plut6t de n’en point ajouter. Maints passages des Essais se portent garants de la vCracitC spontade de leur auteur: il s’offre nous tel qu’il est, de primesaut, sans altkration. C’est le privilhge qu’il rberve au petit cercle de ses ((parents et amist): il a pris la plume B leur intention, pour prCserver l’image de sa forme mzi-fvel). Certes, en sa qualit6 de pbre de famille ou de magistrat, il lui faut revetir le masque et les grimaces de sa fonction: YautoritC ne s’exerce pas sans simagrCes. Mais de cette apparence endossCe A dessein, il sait se dC- pouiller sitat qu’elle n’est plus nCcessaire, et revenir Q son naturel. I1 n’a nulle ambition, sinon celle d’&tre connu: rien donc ne l’oblige A feindre. 11 se livrera sans scrupule au mouvement libre de son humeur. 11 dCtient B chaque instant une vCritC B l’Ctat naissant, et la difficult6 (nous le verrons) est seulement de ne la point corrompre en la racontant. Le langage n’est toutefois pas incapable de suivre au plus prbs, d‘enregistrer fidhlement les variations de la pensCe et du sentiment. Telle est la premibre rCponse - que nous pourrions nommer la rCponse optimiste - au problbme de la connaissance de soi. A l’opposC, l‘on peut allhgguer, dans les Essais, nombre de pages oh la connaissance de soi cons- titue le terme toujours fuyant d’une poursuite infinie. Au lieu d‘Ctre ce qui se livre dans 1’Clan immCdiat, le moi authentique se dCrobe au regard introspectif Q mesure que celui-ci croit progresser. Notre quete se voit entrafnCe dans les

1) Essais, Au lecteur. Nous citons d’aprh 1’6dition de la Pl6iade (Pans 1946).

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lointains; si profond que plonge notre regard, la vCritC intkrieure demeure insaisissable: elle ne se laisse possCder ni comme une chose, ni simplement comme une forme. Elle se refuse l toute prise objectivante, et recule au-dell de notre portbe. Nous restons en prCsence d'un horizon confus et illimitC - d'une transcendance intime :

K e s t une espineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une alleure si vagabonde que celle de nostre esprit : de pCnCtrer les profondeurs opaques de ses replis internesl) . . . I1 n'est description pareille en difficult6 A la descrip- tion de soy-mesme2) . . . Plus je me hante et me connois, plus ma difformitC m'estonne, moins je m'entens en moio3).

Faut-il tenir le moi pour intimement prCsent A hi-m&me ou pour infini- ment absent? Cette Cquivoque constitue l'un des paradoxes fCconds de la pensCe de MONTAIGNE. L'essai selon MONTAIGNE est tour l tour (ou simultanC- ment) une rCvClation instantanee du moi, et une poursuite qui ne peut s'ache- ver. On a tat fait de constater qu'8 cette Cquivoque s'en lie une autre, touchant le statut de l'expCrience sensible, et une autre encore, intCressant l'aptitude du langage l nommer vkridiquement l'&tre.

Si le primesaut est porteur de vCritC - selon la version optimiste que nous Cvoquions il y a un instant - l'on voit alors s'instaurer, en tous les domaines, une primautC et une supCrioritC ontologiques de l'ktat naissant: chaque instant voit naitre une nouvelle expkrience sensible, un nouvel Clan de la pensbe et de la volonth, une parole fraiche. Dans la mesure oh ils sont originels, ils sont in- failliblement justes. Leur vCritC est garantie par le caract&e premier de leur surgissement. Rien ne parait les pr6cCder: aucune rkflexion, aucun dessein prCmCditC n'ont pu les gauchir. I1 n'est alors que d'adhkrer le plus Ctroitement possible 8 cette Cvidence perpCtuellement renouvelCe; il n'est que de se retenir doutrepasser les bornes du prCsent oh la r6vClation Ccl6t. I1 faut accueillir, d'instant en instant, le message sensible du monde, la pensCe qui nait de cette sensation, et il faut se garder de mettre artificieusement en ceuvre (1 partir de concepts prkexistants ou en vue d'un but lointain) ce que nous octroie la gr2ce de I'instant . . . Mais pouvons-nous nous prbvaloir d'un don de cette sorte ? Pouvons-nous compter, ne Mt-ce que dans I'instant le plus fugitif, sur la mani- festation de notre vkritC intacte? Les precautions que nous prenons pour la garder pure ne la troublent-elles pas dCji? Tout n'est-il pas faussC d'avance? Nous sommes prkvenus, quoi que nous fassions, par une puissance de mensonge - la coutume - qui alt&re nos sensations, nos penskes, nos paroles. Par nos sens, par notre corps, par notre condition bornCe, nous sommes emprisonnCs dans une forme sans commune mesure avec la rCalitC externe. Les rbgles conven-

1) 11, VI, p. 360. 2) 11, VI, p. 361. 3) 111, XI, p. 999.

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tionnelles de notre Iangage nous retiennent dans un systbme limit6 oh nous jouons avec des ombres. La trahison est partout, sans qu’il y aille de notre faute : ce n’est pas moi qui me masque, c’est le rCel, en moi et hors de moi, qui se dCrobe. Voila pourquoi la dCfiance peut sembler le commencement de la sagesse. S’attacher aux Cvidences premibres, c’est se laisser ingkniiment duper. Derribre les skductions du primesaut, il y a une puissance narquoise et malC- fique qui s’amuse A m’en faire accroire. Comment la dCjouer? Comment s’en rendre maitre ? Au lieu, cette fois, de guetter, dans la proximitk sans intervalle, l’instant of^ ma vie et le monde se rendent sensibles, il va falloir dCtruire des obstacles interposCs, s’arracher a un ici trompeur pour se jeter A la poursuite d u n la-bas qui se dissimule au-delA des apparences.

Or quelle va &re l’issue d‘une pareille recherche de l’Ctre ? A quoi s’engage- t-on, si l’on tente de saisir, par deli les qualitCs variables de l’expkrience sen- sible, une substance permanente, ctl’essence mesme de la verit6, qui est uni- forme et constante))l) ? N’allons-nous pas dCcouvrir que nous ressemblons B Midas, dont les mains changeaient en or tout ce qu’elles touchaientz) ? En d’autres termes, n’allons-nous pas transformer en d’autres apparences tout ce que nous croyons dCcouvrir derribre les apparences ? Si l’erreur est inskparable des phknombnes, sortirons-nous jamais de l’erreur? Car au bout de notre trajet nos sens n’ont pas cess6 d’Ctre ce qu’ils Ctaient au dCpart, et notre re- gard contamine par son contact toutes les images sur lesquelles il se pose, fi%-ce celles oh il croit rencontrer 1’Ctre pur.

BACON, qui appartient 8. la g6nCration suivante, proposera de discipliner l’expkrience. DESCARTES, plus tard, formera le projet de construire le discours mathkmatique, et le raisonnement dCductif rigoureux, k partir du refus des apparences sensibles : le suspens pyrrhonien constituera l’acte philosophique prkliminaire. MONTAIGNE, h i , ne conGoit pas l’instauration d’une science, il ne rCve pas de remplacer les mots ambigus par les chiffres et les propositions Cvi- dentes. L’audace Cpistkmologique n’est pas son fort: il se rbigne assez aid- ment B l’ignorance. Derrikre les discours illusoires, il ne present que d‘autres discours, de la mCme Ctoffe ; derribre les sensations, dautres sensations, Cgale- ment incertaines et trompeuses. I1 sait d‘avance qu’il ne quittera pas le do- maine des mots, et que des vocables 6purCs resteront des vocables humains, chargCs de trouble et d’ambiguitC. C’est pourquoi MONTAIGNE n’entreprend nullement de rCformer le discours ou de rCgler l’expbrience. I1 eiit fallu pour cela un espoir qu’il ne possgde pas.

MONTAIGNE toutefois n’est pas insensible a l’appel hCroique d‘une sagesse qui prendrait pour principe le refus du masque. I1 reste intCressC, dans le do-

I) 11, XII, p. 538. 2) tComme si nous avions l’attouchement infect, nous corrompons par nostre manie-

ment les choses qui d’elles mesmes sont belles et bonnesh (I, XXX, p. 205).

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maine moral, par une conquete dont la rkalisation sur le plan du savoir lui apparait douteuse. C’est dans l’ordre de la conduite, au niveau de ses actes, que l‘homme aura peut-&re des chances de se manifester selon sa vCritC, sans fard et sans masque. MONTAIGNE le sait d‘avance: c’est lA, une fois encore, s’engager dans une poursuite infinie.

Mais s’y engage-t-il? I1 en fait l’essai par personne interposCe, curieux d‘en connaitre l’issue et d‘en juger les rksultats, stimul6 pas le malin plaisir den arriver finalement B dCnoncer la vanitC et l’Cchec dernier de l’entreprise. I1 examine attentivement ce qui advint B d‘autres, qui prirent B ceur la contes- tation hCroIque des apparences. I1 lui suffit de rouvrir les livres qui racontent les histoires et les vies des anciens. LA, dans ce monde CloignC oh les $mes Ctaient plus grandes et plus fortes, toute entreprise s’offre sous sa forme achevCe et dresse un exemple inkgalable. Masque et refus du masque nous sont montrb A 1’Cchelle monumentale: la dCcouverte et l’affirmation de l’gtre moral pren- nent valeur de spectacle Cdifiant, et s’incarnent dans des gestes d‘une Cloquence sans pareille. La volontC d’&tre semble &bas plus massive et plus tendue; elle a la solidit6 d‘une chose, la permanence d’une forme d’airain. (De meme, aux yeux de MONTAIGNE, la langue latine est douCe d‘une plus haute Cnergie; l’insuffisance de notre langage, comparC A celui des anciens, donne l’exacte me- sure de l’insuffisance de nos ames.) Or parmi ces hommes exemplaires, il en est un qui provoque particulihrement l’admiration de MONTAIGNE : Caton vaincu, mais victorieux malgrC sa dCfaite, mourant de sa propre main, et rCunissant dans cet acte supreme le consentement au destin et le refus de la servitude. MON- TAIGNE se demande quelle image pourra le mieux Cterniser l’exploit de CATON: il choisit de reprksenter l’instant le plus proche de la mort, le moment oh la vCracitC de la pensCe est contresignke par le sacrifice de la vie:

Si c’eust tt6 B moy B le representer en sa plus superbe assiete, c’eust est6 deschirant tout ensanglant6 ses entrailles, plustost que l’esp6e au point, comme firent les statueres de son temps. Car ce second meurtre fust bien plus furieux que le premier’) . . . Quand je le voy mourir e t se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu’il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d’effroy, je ne puis croire qu’il de maintint seulement en cette demarche que les rhgles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans Bmotion et impassible; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s’en arrester 1B. Je croy sans doubte qu’il sentit du plaisir e t de la volupt6 en une si noble action, e t qu’il s’y agr6a plus qu’en autre de celles de sa vie: ((Sic abiit e vita ut causam moriendi nactum se esst gauderet,. Je le croy si avant, que j’entre en doubte s’il eust voulu que l’occasion d’un si be1 exploit luy fust ost6e. Et, si la bont6 qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois ais6ment en cette opinion, qu’il sGavoit bon gr6 B la fortune d’avoir mis sa vertu B une si belle espreuve, et d’avoir favorisd ce brigand B fouler aux pieds l’ancienne libert6 de sa patrie. I1 me semble lire en cette action je ne scay quelle

1) 11, XIII, p. 598.

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esjouissance de son %me, e t une &notion de plaisir extraordinaire e t d’une volupt6 virile, lors qu’elle consideroit la nobIesse et hauteur de son entreprise:

Deliberata morte ferocior non pas esguis6e par quelque esperance de gloire, comme les jugemens populaires e t effe- minez d’aucuns hommes ont jug6, car cette consideration est trop basse pour toucher un cDeur si genereux, si hautain et si roide; mais pour la beaut6 de la chose mesme en soy: laquelle il voyoit bien plus B clair e t en sa perfection, lui qui en manioit les resorts, que nous ne pouvons fairel).

Le moment que MONTAIGNE voudrait faire sculpter, c’est celui du dernier effort et du suicide A mains nues, par quoi le hCros se d o m e vhritablement la mort. Tel sera le parfait emblhme de cette violente sagesse (variCt6 romaine et rkpublicaine du stoicisme). On voit aboutir ici, dans la gloire sanglante, le mouvement de soustraction qui arrache de la vie tout l’inessentiel, tout l’ima- ginaire, tous les entrainements qui rendent l’homme Ctranger A hi-mCme : il faut prendre la vie avec le reste. En se donnant la mort, CATON se donne A lui-mCme sa limite, et fait acte de possession absolue. Son Ctre tout entier se trouve entre ses mains, A sa portCe et B sa merci. Plus rien ne peut lui Cchapper. Le tranchant de la sentence, retournC contre les entrailles du hbros, prouve que le discours a dkfinitivement pris force d’acte et qu’aucune rCfutation ne peut dCsormais l’atteindre.

Le dCpouillement des masques touche ici B son moment final. Ce dCpouille- rnent semblait devoir &re interminable - car des masques nouveaux se recompo- sent A mCme le visage dCnudC - mais ici l’on atteint le point oh l’Ctre vrai est tout entier retenu et dgini en safin, oh la conscience, mdtresse d‘elle-meme, detruit joyeusement toute possibilitC de fuite et d‘hypocrisie. RCduite B elle seule, dClivrCe de tous les oripeaux fortuits qui la dissimulaient, la vCritC intC- rieure se rassemble et resplendit dans l’imminence de mourir. Elle prend la mort pour complice, comme si elle ne pouvait se dCvoiler A nos yeux que sur un fond de nCant, dans le bref instant oh le hCros fait face aux tCnbbres avant de se confondre en elles. Parce qu’il n’y a plus d’issue vers un futur - ce qui veut dire qu’il n’y a plus moyen de ccpenser ailleurso - 1’Ctre s’ktablit sur un ici et un maintenant parfaitement pleins. I1 exhibe et fixe toute sa puissance, que rien dksormais ne pourra lui disputer.

Ainsi la mort, et singulitkement la mort volontaire, apparait comme une mise A nu. L‘heure de la mort est le miroir vCridique oh, pour la premihre et la dernihe fois, l’Ctre s’atteint lui-mCme. Ses qualitks permanentes sont enfin mises en lumihre, ses tares sont dCsoccultCes. L’on sait lesquelles furent fausses, lesquelles sont vraies: vice ou vertu, courage ou l$chetC, la derniere heure en dCcide B jamais, et permet de juger retrospectivement toute une vie:

1) 11, XI, p. 405406.

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En tout le reste il y peut avoir du masque: ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance; ou les accidents, ne nous essayant pas jusques au vif, nous donnent loysir de maintenir tousjours nostre visage rassis. Mais A ce dernier rolle de la mort et de nous, il n’y a plus que faindre, il faut parler Francois, il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot,

Nam verae voces tum kmzcm pectore ab imo Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res.

VoylA pourquoy se doivent A ce dernier traict toucher et esprouver toutes les autres actions de nostre vie. C’est le maistre jour, c’est le jour juge de tous les autres; c’est le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes ann6es pass6es. Je remets A la mort l’essay du fruict de mes estudes. Nous verrons 1A si mes discours me partent de la bouche, ou du coeur1).

((Dernier traict)), qui posdde non seulement le privilhge de l’authenticitk, mais qui devient aussitat la pierre de touche de toutes nos actions antCcC- dentes. L’heure de la mort Cclaire et fixe irrCvocablement le sens - jusque la demeurC en suspens - de tout notre pass& I1 n’est pas indiffkrent que MON- TAIGNE recoure ici au verbe essayer: l’idCe de la mise Q l‘Cpreuve, que nous dCcouvrons dans ce passage, doit &re lue dans le titre mCme des Essais, et l’intention d‘appeler la mort A la rescousse - parce qu’elle est l’essayeuse par excellence - constitue l’un des premiers mouvements de la pende de MON- TAIGNE.

((Philosopher, c’est apprendre B mouriro. De cette affirmation de CicCron, MONTAIGNE fait le sujet de tout un essai du premier livre (I, 20). Laphilosophie, dordinaire distingue la connaissance de la vCritC et les tPches de la morale; elle spCcule dune part sur l’etre, d‘autre part sur la vertu. La morale elle-mCme se subdivise en une thCorie (la connaissance du souverain bien) et une pratique. Mais apprendre Q mourir, c’est rkunir, c’est faire converger en un seul point tous les objectifs de la philosophie; c’est concilier le savoir et la pratique, prendre possession de la vCritC impersonnelle dans un mouvement d’appro- priation qui en fait ma vCritC. Dans l’instant qui dCcide de ma vie pour tou- jours, 1’Ccart cesse entre la parole et l’acte, entre le discours et la conduite de la vie. Anticiper cet instant, c’est donc possCder d’avance l’unitC qui manque A la plupart des hommes. Notre vie, en effet, est une fuite perpCtuelle, un re- commencement dbordonnb: la mort est le trait qui barre I’horizon de cette fuite. Si nous nous installons par avance dans l’unique pensCe de la mort, nous confCrons la cohCrence Q ce qui n’est, sans cela, que ccrappiessement et bigar- rurev2).

1) I, XIX, p. 92-93. 2) 11, XX, p. 659.

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La mort devient ainsi le ccseul appuy de nostre libertCo1) : car je ne suis mon propre mastre, mon seul maitre, que dans la mesure exacte oh je suis le maitre de ma mort - oh je la tiens dans ma main. Aucune tyrannie ne peut plus m’atteindre, nulle volont6 ne peut empi6ter sur la mienne. La mort volontaire m’Clbve presque A la puissance d’un Dieu; car n’est-ce pas une facult6 divine que de se d6terminer et de se d6finir entihrement soi-m&me? Etant capable de me finir (de me ({deffaires) moi-mbme A mon grC, j’en acquiers la conviction que je suis seul A me faire, B me donner l’existence - i3 chaque instant oh je consens A prolonger ma vie.

Le privilbge d‘authenticit6 que tout A l’heure, nous l’avons vu, MON- TAIGNE Ctait tent6 de conf6rer B l’Ctat naissant, le voici repris (A titre d’essai), par Z‘Ctat mourant. Si la vCritC n’est pas dans le primesaut, c’est qu’elle est au contraire dans le dernier souffle; si elle n’est pas d6signCe par la parole du commencement, c’est qu’elle est enclose dans la parole de la fin: l’esprit est tent6 de chercher la certitude incontestable aux points limite de la vie apparais- sante ou disparaissante. Les ultima verba, prononcCs sur l’extr&me rivage, reCoivent de SCternitC qui les cerne la valeur indCpassable d’une vCritC der- nihre. Or la sentence, parole dense et bordCe de mort, tend B ramener au ceur de l’existence prCsente l’Cnergie dCcisive des ultima verba. La parole stoicienne est un arrbt de mort volontairement rCitCrC au sein de la vie mbme.

Telle est l’argumentation A laquelle MONTAIGNE pr&te longuement sa propre voix. La mort dCmasque. Pourquoi done la craindre ? Au lieu de voir en elle ce qui leur donne accbs A la libertC, la plupart des hommes la considbrent comme une affreuse menace. Mais c’est leur imagination qui s’effarouche: l’horreur n’est qu’un masque dont le vulgaire a coutume de rev6tir la mort. CommenGons par d6masquer l’hideuse apparence de la mort ; aprb quoi, c’est d‘elle que nous viendra la connaissance de notre identit6 mise A nu. Ainsi la mort dCmasquCe pourra devenir la mort dCmasquante. Double rCvClation qui bientat n’en fait plus qu’une, A mesure que la mort intCriorisCe et volontaire- ment possCd6e devient mienne, s’unit A moi et fait partie de mon identit6 dC- finitive. La vCritC dCvoilante de la mort se confond alors avec la vCritC dC- voil6e de la vie. Ainsi, en ddmasquant cette chose menaGante, nous dCcouvrons notre propre personne. Montaigne rCp&te, en paraphrasant S ~ N ~ Q U E : aLes enfants ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voient masquez, aussi avons-nous. I1 faut oster le masque aussi bien des choses, que despersonnes))z). . .

c(Le but de nostre carriere, c’est la mort, c’est l’object necessaire de nostre vis6eP). Anticipant ce but par la penshe, faisant comme si chacun de mes ins-

1) I, XIV, p. 65.

3) I, XX, p. 96. 2) I, xx, p. 109.

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tants Ctait le dernier, je m’appartiendrai immuablement. De la sorte, par la prC- mCditation, j’aurai pris possession de ce ejour juge de tous les autres)), je l’aurai incorporC dbs maintenant B ma vie prCsente, laquelle prendra de lui sa plCnitude et sa vCrit6. Non seulement je penserai la mort, mais encore la pensant comme ma mort, je me penserai moi-m&me par l’intermddiaire de la mort : une conti- nuit6 parfaite, une cohCrence massive reliera tous mes actes, par la vertu uni- fiante de l’instant final. D&s lors, cette ctmort mienne)) m’aura donnC la jouis- sance dune ctforme mienneo que tant de masques m’avaient dCrobCe.

Critique de la mort

Mais l’argumentation de MONTAIGNE s’emporte jusqu’B renverser - pour ainsi dire par excbs d‘ardeur - ce qu’elle tente de prouver. Les raisonnements utilisCs pour 6ter B la mort son masque d‘Cpouvante vont, par contre-coup, dCpouiller le ctdernier jour)) de son r6le exceptionnel. I1 cessera d‘Ctre ctle maistre jouro. Les dCmonstrations destintes B apprivoiser la mort, B nous familiariser avec elle, vont du meme coup abolir sa fonction de crit&re privi- I6giC. Par un retournement didectique, elle perdra ce qui faisait d‘elle la por- teuse d‘une rCvClation vCridique.

Pour conjurer la crainte de la mort, MONTAIGNE fait flbche de tout bois. Tous les arguments que lui offre le vaste arsenal de la tradition h i sont bons. Bornons-nous B en signaler deux, dont les consCquences seront destructrices pour les prkrogatives ontologiques de la mort et surtout pour son droit de jugement sur le reste de la vie. D’abord, la mort est dkjjli prCsente en nous d&s notre naissance. Nous mourons B chaque instant, sans nous en apercevoir: l’instant final sera semblable B tous les autres, dont nous ne songeons pas B nous plaindre. ((Pourquoi crains-tu ton dernier jour? il ne confere non plus B ta mort que chascun des autres. Le dernier pas ne faict pas la lassitude: il la de- clare. Tous les jours vont A la mort, le dernier y arrive.ol) Si ma mort est ainsi d i f f s e dans toute SCtendue de ma vie, comment puis-je persister A y voir 1’CvCnement suprCme dont ma volontC s’emparerait pour le transformer en acte pur? La revendication hCroique n’a littCralement plus d’objet: la mort va m’Cchapper B la faqon dont ma vie m’Cchappe. Elle n’est plus une t k h e prCcise B remplir, dam la tension d‘un effort dCcisif. Je la subis bon grC mal grC, et je meurs insensiblement comme je respire. Je ne puis plus compter sur elle pour me rCvCler B moi-meme. Au contraire, minant l’instant prCsent, secrhte- ment tapie dans 1’Ccoulement de mes joies et de mes peines, c’est elle qui fait que j’Cchoue B me connaitre. Par l’excbs mCme de son intimitC et de sa proxi- mitC, la mort ne n’offre plus aucun appui. Elle a fondu sous mon regard, et je ne puis que la deviner vaguement sous la trame de la vie muable et famili&re

1) I, xx, p. 109.

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pour laquelle je n’kprouve point d‘effroi. La mort est dCsormais si constamment actuelle, elle m’accompagne si fidblement que je ne puis plus l’extraire de ma vie pour la dresser solitairement, tel un monument glorieux, sur le rivage de l’Ctre.

A cet argument, qui dissout la mort et lui refuse la dignit6 d‘un CvCnement isolable, s’en ajoute un autre: celui-ci consiste A nier que la mort ait prise sur nous, et par consdquent 6te B l’homme la possibilitC d’avoir en retour prise sur elle. ((Elle ne vous concerne ny mort ny vif: vif, parce que vous estes: mort, parce que vous n’estes plus . . . Ny ce qui va devant, ny ce qui vient aprbs n’est des appartenances de la mort.ol) Cette fois, au lieu d‘etre intCriorisCe et de se confondre avec chaque instant de notre vie, la mort est extCriorisCe: elle devient un dehors absolu. Elle est tellement autre qu’elle ne nous concerne plus. Pour la connaissance objective, elle devient l’occasion d’un jugement general, qui reconnait en elle une nCcessit6 universelle, du mCme ordre que le jour ou la nuit. Aussi, loin de me dCfinir dans mon individualit6 et ma vCritC singulibre, le mourir est ce qui me rend semblable & tous les autres vivants, ce qui me adCsindividualises et me renvoie A la condition commune. C’est & quoi conduit l’argument du dkmasquage de la mort, que nous venons d’6voquer: ((11 faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes : ostC qu’il sera, nous ne trouverons au dessous que cette mesme mort, qu’un valet ou simple cham- briere passerent dernibrement sans peuroz) . La mort perd son aiguillon, mais cette fois, au lieu de se mCler B la totalit6 de notre exp6rience sensible, elle de- vient la limite banale oh s’interrompt toute expCrience sensible. I1 est vain de la redouter, comme il est vain de vouloir lui faire face: elle n’est rien. La sa- gesse consiste A remettre ce rien B sa vraie place, qui est hors de nous, hors de notre subjectivitk; il est ce qu’on ne peut jamais rencontrer. Le sage, qui aura su s’enfermer en son for intCrieur, s’abstiendra de prCter un visage imaginaire B un nCant sans visage. I1 sait d‘avance que l’instant du passage A la mort n’a pas de rCalit6, n’est pas un CvCnement. Cet instant, en tout cas, offre trop peu de support pour qu’un acte hCroique puisse s’y arc-bouter. Aprbs avoir affirm6 que la mort est toujours en nous, MONTAIGNE dCclare que nous sommes tou- jours en de& de la mort. Arguments contradictoires, mais qui, Sun et l’autre, excluent la possibilit6 du d6voilement de 1’Ctre par la mort volontaire.

Au surplus, voici maintenant une constatation qui vient dkfinitivement ruiner l’espoir qui voulait que la dernihre heure fClt l’heure de la vdritC: B inter- roger scrupuleusement l’histoire, l’on s’aperqoit que, fort souvent, la scbne finale produit non I‘unitC, mais la contradiction. Au lieu de constituer le mo- ment exemplaire d u n retour A l’ordre et A la vCritC, elle met le comble au scandale du mensonge. L’Cquivoque de la conduite humaine, loin de se dissiper,

1) I, XX, p. 108. 2) I, xx, p. 109.

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s'aggrave. Qui nous assure qu'une belle mort n'est pas un chef-d'ceuvre d'arti- fice ? ((En mon temps trois les plus execrables personnes que je cogneusse en toute abomination de vie, et les plus infames, ont eu des mors reglkes et en toute circonstance composCes jusques B la perfection))l). Au lieu d'un dC- masquage, c'est lB le dernier mCfait du masque . . .

Peut-Ctre afors vaut-il mieux renoncer B juger la vie par sa fin, et pro- cCder B l'inverse. Un instant unique ne peut pas constituer le critbre dCcisif : il faut porter son regard sur la totalit6 d'une existence: ((Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J'interprbte tous- jours la mort par la vie. Et si on me la recite dapparence forte, attachbe B une foible vie, je tiens qu'elle est produite d'une cause foible et sortable B sa vie))2). Le suicide de CATON n'est que la derni&re expression d'une vie dCjB tout enti&re pliCe B la vertu. Le privil6ge de la dernibre heure, sa lumi6re de vCritC ne h i vient que de l'attention qu'on lui voue. Elle ne nous apprend cependant rien que nous ne puissions apprendre mieux encore par la considkration de la vie. Ne cherchons donc pas B isoler l'essence d'une &me dans un instant sans rCalitC. Gardons-nous surtout de tenir pour inessentiel tout ce qui prCcbde l'acte final. A vouloir isoler ainsi ctle mourir)), nous en faisons une abstraction sans contenu, alors que son vCritable contenu se trouve dans la vie qu'il cou- ronne. L'imminence de mourir fait encore partie de l'existence, et la vertu qui Cclate au dernier moment ne fait que continuer une habitude vertueuse depuis longtemps acquise. MONTAIGNE Ccrit, commentant la mort de CATON et celle de Socrate:

On voit aux &mes de ces deux personnages . . . une si parfaicte habitude B la vertu qu'elle leur est pa.ss.de en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maiutenir il faille que leur ame se roidisse; c'est l'essence mesme de leur ame, c'est leur train nature1 et ordinaire. 11s l'ont rendue telle par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayans rencontr6 une belle et riche nature3).

L'habitude, l'usage, la coutume, que le dCmasqueur croyait devoir rejeter pour mieux rejoindre une essence stable, voici que par un renversement dia- lectique il nous faut revenir ii elles et les interroger. Elles semblaient dissimuler I'Ctre substantiel, et maintenant nous apprenons qu'une habitude, greffCe sur une belle et riche nature, peut constituer cd'essence mesme)) de Same. Le paraitre n'est donc pas l'ennemi irrCductible de 1'Ctre: c'en est au contraire l'alliC obligC, le complCment nbcessaire. Si donc la vCrit6 du moi n'est pas saisissable dans le champ de l'exphrience sensible, elle ne nous sera pas rCvClCe ?L l'instant de la mort, qui n'est que la derniere expkrience sensible, et qu'aucun privilbge ne

1) I, XIX, p. 93. 2) 11, XI, p.406. 3) 11, XI, p. 407.

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distingue de la sCrie des expCriences sensibles qui fait la trame de notre vie. Si 1'6tre intCrieur doit nous &re rCvClC A la dernibre heure, il le sera aussi bien par toutes les minutes de notre existence. Rien ne nous excusera dCsormais d'6tre inattentifs A la vie et aux apparences qu'elle nous propose.

L'Ctat naissant, issu d'une nuit antCcCdente ; l'ktat mourant, qui dCbouche sur les tCnbbres ultbrieures, sont des instants qui s'adossent au rien. 11s bCnC- ficient du contraste, mais ils n'ont droit A. aucun privilbge ontologique. La plCnitude de l'6tre n'y rCside pas plus - et pas moins - que dans le reste de notre vie. Celle-ci a beau &re instable, mouvante, traverske d'apparences illusoires : c'est une longue heure de vCritC, et la seule qui nous soit accordke. L'Ctat nais- sant, I'Ctat mourant ne sont pas des rCsidences de l'&tre. des rCceptacles de l'essence: ce sont des passages, de la m6me Ctoffe que toute notre vie passagGre, des accidents de m6me nature que tous ceux qui font notre vie fortuite. C'est la notion du passage qui triomphe, car, A. y regarder de plus prhs, 1'Ctat nais- sant se dissimule dans la mort elle-meme, et l'Ctat mourant s'insinue dans chaque moment de notre existence. a Je ne peints pas l'estre. Je peints le pas- sage))l). Ce n'est pas la consiquence d u n choix et d'une prCfCrence: s ed le pas- sage s'offre A notre peinture. Peinture qui aura toutes les chances d6tre ad& quate, puisque le statut ontologique du langage, sa vigueur et son insuffisance correspondent intimement au statut ontologique de notre existence.

Jean Starobinski 12, rue de Candolle 1205 Genhve

1) 111, 11, p. 779.

Dialectica Vol. 22, No 2 (1968)