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Thierry Smolderen NAISSANCES DE LA BANDE DESSINÉE de William Hogarth à Winsor McCay LES IMPRESSIONS NOUVELLES

Naissances de la bande dessinée

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Naissances de la bande dessinée. De William Hogarth à Winsor McCay (Thierry Smolderen)

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Thierry Smolderen

NAISSANCES DE LA BANDE DESSINÉE

de William Hogarth à Winsor McCay

LES IMPRESSIONS NOUVELLES

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CHAPITRE 1

CHAPITRE 2

CHAPITRE 3

CHAPITRE 4

CHAPITRE 5

CHAPITRE 6

CHAPITRE 7

CHAPITRE 8

WILLIAM HOGARTH, DES IMAGES QUI SE LISENT

GRAFFITIS ET PETITS BONSHOMMES

LES ROMANS ARABESQUES DE RODOLPHE TÖPFFER

“VA, PETIT LIVRE !”: LE ROMAN EN ESTAMPES APRÈS TÖPFFER

L’ÉVOLUTION DANS LA PRESSE, ENTRE INSTITUTION ET ATTRACTION

A.B. FROST ET LA RÉVOLUTION PHOTOGRAPHIQUE

DU LABEL A LA BULLE

WINSOR MCCAY : LE DERNIER BAROQUE

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Olaf Gulbransson, Simplicissimus, 17 mai 1909.

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Il suffit de lire certains auteurs récemment primés au festival d’Angoulême, pour s’apercevoir que les frontières de la bande dessinée sont beaucoup plus mobiles et difficiles à définir aujourd’hui qu’il y a une vingtaine d’années, quand Tintin faisait encore figure de “prototype stable” de la forme. On ne peut même plus situer à la marge du genre les innom-brables expérimentations auxquelles se livrent aujourd’hui les auteurs, jeunes ou moins jeunes.

Au regard de ces mutations récentes, on mesure, par contraste, à quel point la bande dessinée a traversé presque tout le XXe siècle sans subir de changement notable. Com-paré à l’apparition en cascade des autres médias – cinéma, télévision, jeux vidéos, ordinateurs personnels – et à leur évolution rapide, le genre a connu, pendant près d’un siècle, une période de stabilité tout à fait remarquable.

Cette pérennité – toute provisoire, on s’en rend compte aujourd’hui – ne pouvait qu’inciter les théoriciens de la deuxième moitié du XXe siècle à s’intéresser à la bande des-sinée hors de toute considération historique. Beaucoup l’ont vue comme l’expression aboutie d’une forme sémiotique abs-traite, à laquelle Will Eisner a donné le nom d’art séquentiel. Scott McCloud est le porte-parole le plus éloquent de cette conception, qui voit dans la bande dessinée le produit d’un raisonnement purement axiomatique : dans son rapport avec les dimensions du temps et de l’espace, selon lui, l’image dessinée génère logiquement la possibilité, sinon la nécessité, d’une telle forme séquentielle.

Remettre en question cette conception n’est pas chose aisée. Si les “contours” de la bande dessinée n’étaient pas devenus si flous au cours des vingt dernières années, si les œuvres les plus intéressantes ne s’étaient pas mis à proliférer aux frontières du genre, l’approche que nous avons adoptée dans ce livre aurait sans doute été inimaginable.

Mais dans le paysage subitement diversifié de la bande dessinée actuelle, où les “niches écologiques” se multiplient au contact d’autres domaines (la littérature, les arts plastiques, Internet...), nous sommes plus que jamais en état d’apprécier pour leur propre mérite des expériences graphiques précédem-ment “inclassables”. Le modèle de Tintin a cessé d’imposer son point de fuite unique au regard porté sur l’histoire du médium.

INTRODUCTION

Ce livre cherche à tirer le meilleur parti de cette nouvelle configuration : l’enthousiasme peut désormais prendre le pas sur la réticence vis-à-vis des œuvres les plus éloignées de la “BD canonique”, comme les séries narratives gravées par William Hogarth au XVIIIe siècle, qui constituent le point de départ de notre ouvrage.

Les romans en estampes d’Hogarth – l’expression est de Rodolphe Töpffer – sont tellement éloignés du prototype de notre bande dessinée que les historiens (habités par ce modèle) n’en ont pas perçu la réelle importance pour la suite. L’influence d’Hogarth sur les illustrateurs humoristiques du siècle suivant est pourtant l’une des clés de l’histoire de la bande dessinée. L’émergence récente du graphic novel nous donne aujourd’hui de bonnes raisons de les réévaluer.

Dès leur création, les séries narratives d’Hogarth ont tissé, en effet, des liens très étroits avec le genre naissant du roman moderne, le peintre-graveur londonien introduisant, dans la sphère de l’image, le jeu d’hybridation humoristique dont Mikhail Bakhtine a montré à quel point il caractérisait, sur le plan de la langue, les chefs-d’œuvre du novel anglais de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

Les séries d’Hogarth mettent délibérément en contact les registres populaires de l’image (emblèmes, satires graphiques, enseignes, graffitis) et ses registres les plus élevés (ses compo-sitions font constamment allusion à la haute rhétorique de la peinture d’histoire). En orchestrant cette confrontation iro-nique, le satiriste anglais ouvrait un véritable espace de lisibi-lité réciproque entre des idiomes graphiques qui ne commu-niquaient pas auparavant. Il s’agissait déjà pour lui d’inventer un langage polygraphique, ironique et humoristique capable de témoigner de la complexité, des tensions et des contradictions du temps présent.

C’est aussi dans cette perspective d’hybridation ironique qu’il faut comprendre l’utilisation qu’Hogarth fait de la séquence narrative : ses deux premiers romans en estampes reprennent délibérément les sujets de cycles populaires édifiants venus d’Italie et datant du siècle précédent. Ce premier détournement illustre bien le rapport sous lequel les dessinateurs humoristiques approchent la “chose séquentielle” au XIXe siècle, non comme un cadre sémiotique abstrait (l’art séquentiel), mais plutôt comme un répertoire de formules, ou de dialectes très typés, dont la

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syntaxe particulière permet de provoquer toutes sortes de courts-circuits humoristiques entre le monde moderne et les aspects les plus archaïsants de la culture populaire. Les des-sinateurs et le public de l’époque n’ignorent pas, en effet, que les histoires en images sont l’une des plus vieilles formes d’expression graphique ; leur tonalité est intrinsèquement archaïque.

La deuxième forme du roman en estampes, introduite par Töpffer, s’inscrit dans cette perspective. La lecture que nous en faisons ici réserve sans doute la plus grande surprise à tous ceux qui croient voir, dans le génial auteur genevois, l’inventeur de la bande dessinée moderne. Il n’est pas ques-tion ici de nier l’importance de Töpffer, mais de retourner complètement le sens profond de son invention : s’il entre-voit de vastes possibilités pour la littérature en estampes (au sens large), il n’a jamais été question, pour lui, d’offrir au monde ce “chemin de fer” d’images dans lequel nous recon-naissons notre bande dessinée. Bien au contraire, il s’agissait, à travers cette forme parfaitement ironique, d’attaquer un avenir qu’il voyait industriel, académique et stupide, en le caricaturant dans le langage strictement séquentiel qu’il méri-tait. Si on lit bien les essais sérieux de Töpffer, on comprend en effet qu’il voyait dans la théorie de l’action progressive (exposée par Gotthold Lessing dans son Laocoon) une pen-sée dangereuse, en passe de s’instituer, à l’époque, comme la rhétorique même du progrès. (Il n’est pas inutile de noter que toutes les théories de l’art séquentiel s’appuient, encore aujourd’hui, sur le canevas de Lessing.)

Si les albums de Töpffer s’ingénient à ridiculiser les dia-lectes séquentiels du monde industriel, sa véritable pensée se révèle à travers l’aspect archaïsant et primitif donné à ses petits romans. Le langage libre et ouvert qu’il revendique dans la

plupart de ses écrits théoriques – contre la rhétorique séquen-tielle du progrès – trouve en effet ses véritables modèles dans une tradition littéraire à laquelle les premiers romantiques avaient donné un nom qui convenait parfaitement aux “folies” dessinées par Töpffer. Ses petits livres et ceux des auteurs qu’il révérait – Montaigne, Rabelais, Sterne, Jean-Paul – étaient considérés à l’époque comme des arabesques.

Les successeurs immédiats de Töpffer, en France et en Angleterre, ne s’y sont pas trompés. Ils font immédiatement le rapprochement avec le prototype même de l’arabesque lit-téraire romantique : le Tristram Shandy de Laurence Sterne. Il ne s’agissait donc pas de suivre Töpffer pour “faire de la bande dessinée” : le but était de créer des romans comiques singuliers dans lesquels le jeu polygraphique pouvait tenir le rôle central – exactement comme l’hybridation linguistique tenait le rôle central dans les romans de Sterne, de Dickens ou de Thackeray. (Et c’est toujours ce jeu qui continue à défi-nir, aujourd’hui, la question du style dans le dessin de bande dessinée, et dans celui des humoristes graphiques relevant de la même lignée, tel Sempé, ou Saul Steinberg.)

L’introduction dans la presse, au milieu des années 1840, va cependant se révéler une étape décisive pour la forme. L’in-vention de Töpffer s’avère particulièrement apte à représenter, par de petites séquences diagrammatiques, les comportements stéréotypés dans lesquels se reconnaissent les lecteurs de jour-naux de Paris, Munich, Londres et New York. Rien d’étonnant à cela : Töpffer l’avait conçue expressément pour ridiculiser le formatage généralisé qu’impliquait, à ses yeux, la rhétorique de l’action progressive, telle qu’elle se présentait dans les ouvrages sur le geste théâtral, les manuels de savoir-vivre, les encyclopé-dies techniques. Mais dans la presse, l’invention se retourne définitivement contre son auteur : la forme participe désormais

Gustave Doré, Le Journal pour Rire, 9 octobre 1852. Xylogravure.

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leur vaste expérience en matière de séquence visuelle leur a donné une bonne avance sur la question. Le cinéma parlant n’est encore qu’un rêve, mais ils s’ingénient déjà à combiner sur le papier ce langage audiovisuel que tout le monde entre-voit. Pour cela, ils procèdent comme ils l’ont toujours fait : ils puisent des diagrammes adéquats dans leur vaste culture graphique, et procèdent à des hybridations humoristiques qui éclairent les langages qu’ils stylisent. Au passage, ils res-suscitent même les vieilles banderoles parlantes venues des âges emblématiques, pour les transformer (ironiquement) en bulles, c’est-à-dire, en images sonores. La bande dessinée du XXe siècle est née.

Celle-ci, on le voit, n’a rien d’une forme sémiotique abs-traite et désincarnée. Elle s’est forgée dans le laboratoire du dessin humoristique au contact de la société, de ses médias, de ses images et de ses technologies.

À chaque tournant de cette veine très particulière de l’his-toire des arts graphiques, les héritiers d’Hogarth ont su réaffir-mer la modernité de leur conception. Elle tient dans l’ironie avec laquelle ils stylisent les idiomes visuels et les combinent ensuite, tels des diagrammes, pour les rendre mutuellement intelligibles. Tous les chefs-d’œuvre de la bande dessinée du XXe siècle participent évidemment de cette vision de l’image lisible, mais à l’heure où la longue parenthèse audiovisuelle semble se refermer, les horizons de tous ordres se multiplient, et lui donnent, manifestement, un nouvel élan.

des rythmes et des routines du monde urbain et industriel. Elle se rallie à cette rhétorique du progrès que Töpffer avait vu venir de loin, et détestait.

Au XIXe siècle, l’hybridation graphique reste cependant l’arme principale des dessinateurs humoristiques et sati-riques, ce qui préserve le genre d’un danger majeur : il ne risque pas de verser dans l’académisme. Il évolue entre les mains d’artistes qui se sont donné pour mission d’arpenter (et de commenter ironiquement) les frontières les plus dyna-miques du territoire de l’image. Qu’ils s’amusent à ridiculiser les tableaux du dernier Salon ou à parodier les exubérances marginales du revival gothique, à détourner la ligne claire néo-classique ou technique, à s’inspirer du dessin d’enfant, à contrefaire le japonisme, l’art nouveau, les gravures de mode, le cubisme, le design industriel (etc.), les dessinateurs de cette veine, au XIXe et au XXe siècles, accomplissent un travail d’une importance considérable. Ils sont les premiers à accueillir les nouveaux registres de l’image, au moment même où ceux-ci font irruption dans le champ culturel ; et les premiers à rendre mutuellement intelligibles ces idiomes émergents par d’inventives confrontations humoristiques.

Durant les dernières décennies du XIXe siècle, l’arrivée en cascade d’une série de technologies convergentes (chro-nophotographie, phonographe, kinétoscope), offre donc un terrain de jeu idéal à ces dessinateurs. La nature séquen-tielle des nouveaux médias ne leur pose aucun problème :

I N T R O D U C T I O N

Chris Ware, The Acme Novelty Library, n° 19, fall/winter 2008.

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Characters Caricaturas, 1743.

Ce bon de souscription pour le troisième roman en estampes d’Hogarth (Marriage-A-la-Mode) participe d’une opération conjointe avec la préface du Joseph Andrews d’Henry Fielding. Pour le peintre et le romancier, il s’agissait de marquer clairement la différence entre le burlesque monstrueux de la caricature, et le registre comique de l’étude de caractère – en soulignant du même coup la convergence entre les romans muets d’Hogarth et la forme émergente du novel.

Qui appellerait l’ingénieux Hogarth un peintre burlesque, lui ferait, à mon avis, très peu d’honneur, à l’évidence il est bien plus facile, et beaucoup moins admirable, de peindre un homme avec un nez, ou tout autre organe de taille exagérée, ou de l’exposer dans une attitude absurde ou monstrueuse, que d’exprimer sur la toile les affectations des hommes. On pense rendre un vaste hommage au peintre en lui disant que ses figures ont l’air de respirer ; mais sûrement, on l’applaudit beaucoup plus noblement encore en reconnaissant qu’elles donnent l’impression de penser.

Henry Fielding, préface de Joseph Andrews, 1742.

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LA PREMIÈRE FORME DU ROMAN EN ESTAMPES

Depuis la fin du XXe siècle, les auteurs de bandes dessinées se rapprochent de la littérature et aiment à parler du dessin comme d’une écriture. Sans le savoir, ils réactivent là une conception fort ancienne, qui a pris un tournant décisif dans l’œuvre du peintre et graveur anglais du XVIIIe siècle, William Hogarth. Cette conception du dessin date d’un temps où l’image, et en particulier l’image reproductible, l’estampe, se prêtait à des formes d’écriture et de lecture dont nous ne soupçonnons plus la richesse et la sophistication. En réalité, chaque fois qu’un dessinateur, aujourd’hui, fait appel à des solutions issues de ce loin-tain passé (ligne claire, modelé au trait, mélange composite de stylisations gra-phiques, “écriture” du mouvement instantané, des postures ou de l’expression physionomique, caricature, bulles etc.), il s’inscrit dans la lignée d’Hogarth, et, à travers cette lignée, dans l’histoire profonde de la culture de l’image imprimée. Hogarth, en effet, est l’artiste qui a propulsé l’art de l’estampe dans la modernité en combinant ironiquement la vieille tradition du récit en images édifiant et la littérature humoristique qui émergeait à son époque, en Angleterre.

La publication, en 1732, d’une première série narrative de six gravu-res (d’après ses propres tableaux) a fait connaître le nom d’Hogarth à travers l’Angleterre et l’Europe. Nous verrons pourquoi, malgré sa brièveté, Harlot’s Progress (La Carrière d’une Courtisane, 1732) doit être considéré comme un véritable roman en estampes (nous adoptons ici une expression introduite par Töpffer). Quatre ans plus tard paraît A Rake’s Progress, (La Carrière d’un Libertin, 1735), composé de huit gravures. Viennent ensuite Marriage-A-la-Mode (1745), un drame en six gravures, puis Industry and Idleness (Travail et Paresse, 1747) composé de douze gravures. La dernière série du genre, publiée en 1750 par Hogarth, se développe en quatre gravures : Four stages of Cruelty (Les Quatre étapes de la Cruauté).

À l’époque, seuls quelques polémistes inspirés s’intéressent au territoire exploré par Hogarth et en pressentent la dimension artistique. Ses images qui se lisent prennent délibérément place entre les news et le novel – c’est-à-dire, entre le journalisme et la nouvelle forme littéraire qui, partie d’Angleterre, est en passe de révolutionner l’écriture romanesque en Europe. Remonter à cette œuvre, la situer dans cette catégorie du Nouveau dont les déclinaisons – news et novel – sont toujours pertinentes aujourd’hui, c’est se donner une plate-forme d’où l’on peut observer le moment déterminant où la préhistoire de la bande dessinée recoupe celles de la littérature et de la presse modernes.

WILLIAM HOGARTH DES IMAGES QUI SE LISENT

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Fils d’un petit professeur de latin descendu de province à la fin des années 1680, Hogarth est marqué par les idées de John Locke et d’Addison, qui voient l’Homme comme un sujet autonome se construisant lui-même sur base de sa propre expérience. Il faut savoir qu’Hogarth a vécu une par-tie de son enfance avec ses parents et ses deux sœurs dans l’enceinte de la prison de Fleet réservée aux endettés, et que l’enceinte en question s’appelait The Rules (Les Règles). Il a donc pu observer très tôt où menaient les “Règles” imposées d’en haut – celles de la grammaire latine que professait (sans succès) son père, celles d’une société sans pitié pour les faibles qui a jeté sa famille en prison.

Rien d’étonnant, donc, à ce que l’emprisonnement soit devenu le motif central de son œuvre : toutes ses séries nar-ratives se terminent dans un asile ou une geôle, ou par une exécution. Le thème principal d’Hogarth est celui d’une liberté comprimée par des prescriptions rigides, déduites de modèles religieux, sociaux et artistiques figés. Aucun de ses

acteurs de papier n’échappe à la géométrie étouffante de la “prison des Règles”. Pour autant, ses satires n’enferment pas leurs lecteurs dans cette geôle. Au contraire, le langage qu’il propose est libérateur. Hogarth nous invite à déchiffrer ses images sur le mode de la flânerie et de la “course capricieuse”, à nous y perdre comme il le faisait, enfant, dans les traverses de la grande foire de St Bartholomew.

Chaque été, cette fête se tenait plusieurs semaines durant, dans le quartier de Smithfield où l’artiste a passé sa jeunesse. Les spectacles y étaient d’une variété incroyable. On pouvait y entendre les plus grands acteurs du West End déclamer des vers parodiques à côté des numéros silencieux des pantomimes, y voir des funambules évoluer vingt-cinq pieds au-dessus des enclos où l’on égorgeait des cochons. Dans ce labyrinthe étourdissant, chaque visiteur se construi-sait forcément une expérience singulière, et en sortait avec une histoire différente.

Les Quatre étapes de la Cruauté, 1751. Crayonné préparatoire pour la planche I.

Hogarth est uniquement préoccupé de l’idée qu’il veut transmettre au lecteur : son trait élimine tous les détails parasites – il stylise et il schématise. En cela, ce dessin préparatoire n’est pas très différent de la plupart des crayonnés des auteurs de la bande dessinée moderne. À travers Hogarth, et le courant du dessin humoristique qu’il a engendré au XIXe siècle, la bande dessinée a hérité du schématisme de la culture de l’estampe et des solutions graphique développées depuis la Renaissance dans le domaine de la satire et de l’illustration.

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Les sujets d’estampes populaires, comme les kermesses bataves, aiment à reproduire “en miniature” l’euphorie d’une libre déambulation dans une foire : le regard peut cheminer d’un groupe, d’un sujet à l’autre en se perdant joyeusement dans le grouillement désordonné de l’image. Hogarth a fondé son nouveau mode de lecture sur ce principe. Toutes ses gra-vures invitent à la circulation aléatoire et variable du regard. Parfois elles se réfèrent même directement à l’espace forain, comme dans la Foire de Southwark (une gravure de 1733).

Au XIXe siècle, les images d’Hogarth inspireront nombre de dessinateurs humoristiques. Les grandes pages pleines d’incidents chaotiques et indépendants qui ont fait le suc-cès du Yellow Kid font délibérément revivre cette tradition. Par la suite, l’effet de grouillement graphique s’imposera

même comme l’une des grandes constantes de l’esthétique de la bande dessinée, qui, à bien des égards, continue de véhi-culer les valeurs baroques de variété et d’intrication chères à Hogarth. Le premier regard posé sur une page fourmillant de petits acteurs vivement colorés constitue en effet le prologue nécessaire à toute lecture d’une bande dessinée. Les dessi-nateurs américains du début du siècle – Winsor McCay au premier plan – ne se sont pas privés d’exploiter cette analogie avec l’espace des kermesses, des foires et des parcs d’attrac-tions pour inviter les lecteurs à s’immerger dans leurs comics. Le cheminement dicté par les cases se transforme alors en une sorte de “visite guidée” plutôt rassurante, qui se propose de tirer le meilleur profit d’un espace labyrinthique vibrant de trajectoires virtuelles.

Richard F. Outcault, Hogan’s Alley, 20 septembre 1896.

Pleines d’incidents isolés, les grandes images du “Yellow Kid” de R.F. Outcault s’inscrivent dans la lignée satirique (et baroque) d’Hogarth. Elles invitent le lecteur à parcourir l’image à sa guise et à découvrir les déclinaisons d’un même thème à travers de multiples variations. La première image des Quatre étapes de la cruauté (voir page d’en face) fut certainement l’une des références majeures de la série d’Outcault (l’hommage est manifeste dès la première planche d’Hogan’s Alley). Dans cet exemple plus tardif, Outcault inverse cependant le thème de son modèle : au lieu de martyriser les animaux, les enfants des bas quartiers les vengent ici en s’en prenant à un agent de la fourrière.

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Le frontispice de l’Analyse de la Beauté, 1753.

Le diagramme de la ligne serpentine, symbole de la variété.

frontispice de l’ouvrage souligne le caractère central de cette déclaration de foi. Une ligne serpentine y encapsule l’essence même du tracé caractéristique des processus vivants et empi-riques saisis dans leur course capricieuse. La propriété prin-cipale de cette ligne est celle de la vie elle-même : elle tient dans sa capacité à varier continuellement. En cela, elle s’op-pose catégoriquement à la géométrie coercitive des systèmes institutionnalisés et désincarnés qu’Hogarth représente pour mieux les démystifier.

En “serpentant” d’un détail, d’un indice à l’autre, pour le plaisir de la poursuite et la satisfaction de sa curiosité natu-relle, le lecteur des romans en estampes d’Hogarth découvre donc tout autre chose que celui des histoires en images édi-fiantes auxquelles l’auteur renvoie ironiquement : celles-ci répétaient inlassablement les mêmes vérités éternelles ; ceux-là offrent à chaque lecture une histoire – parfois même une morale – différente. Au contact de ces images, le lecteur s’affranchit, comme devrait le faire tout homme libre, des murs confinés de la Prison des Règles.

Dans l’Analyse de la Beauté (1753), Hogarth reviendra sur la syntaxe si particulière de l’Intrication, qui sous-tend, à de multiples niveaux, son art de concepteur d’images qui se lisent. Il consacre au procédé un chapitre où il explique com-ment l’œil, simplement mû par sa curiosité naturelle, peut trouver de la beauté et du plaisir dans les obstacles qui l’obligent à varier constamment son chemin :

La poursuite est l’affaire de notre vie ; et même abstraction faite de tout autre intéressement, elle nous donne du plaisir. [...] L’œil trouve cette même satisfaction dans les promenades sinueuses et les rivières qui serpentent, et dans toutes sortes d’objets dont les formes [...] sont principalement composées de ce que j’appelle, les lignes ondulantes et serpentines.

Je propose donc de définir l’intrication de la forme par cette particularité des lignes qui la composent d’entraîner l’œil dans une course capricieuse.

Pour Hogarth, pas de doute : le moteur de la vie est la curiosité ; son champ exploratoire, la variété du monde. Le

Léon Roger-Milès, Architecture, décoration et ameublement du XVIIIe siècle.

Les “courbes capricieuses” du style rocaille... S’inscrivant clairement dans l’esprit rococo,

Hogarth donnait à ce style un cadre philosophique précis, inspiré de l’empirisme de John Locke.

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Winsor McCay, Little Nemo, 26 novembre 1911.

La ligne de beauté réinterprétée par Winsor McCay : un baroquisme flamboyant à l’âge du cinématographe et des parcs d’attractions...

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Affichés dans les clubs et les coffee houses, les cinq romans en estampes d’Hogarth ont soulevé des conversations et des débats passionnés. C’était le but visé par l’auteur, qui voyait naître ces discussions dans son atelier, où il aimait soumettre ses travaux en cours à ses visiteurs.

On imagine mal, aujourd’hui, quels moyens un dessinateur pourrait mettre en œuvre pour générer un tel intérêt en livrant sans explication au lecteur quelques grandes images muettes, saturées d’incidents, d’allusions, et d’intrigues secondaires. C’est ce qui nous empêche de voir ces suites d’images [voir pages suivantes] comme un exemple “légitime” de bande des-sinée, même si les éléments tenus pour essentiels en la matière sont réunis : les images forment bien une séquence tempo-relle et causale qui nous raconte, par étapes clairement arti-culées, le destin d’un personnage fictif individualisé. Si l’on s’en tient aux définitions les plus génériques, il ne fait pas de doute que les séries d’Hogarth relèvent bien du 9e art. Mais quelque chose ne “sonne” pas juste dans l’effort qui nous est demandé pour relier les images entre elles. Au lieu d’une lecture fluide, presque automatique, de la “bande image”, on a au contraire une lecture lente, qui invite l’œil à se perdre dans les détails et à revenir en arrière pour opérer des compa-raisons, des déductions et des paraphrases sans fin. Les séries d’Hogarth exigent du lecteur un véritable travail d’interprète, sinon de détective. Si elles sont bien destinées à être lues,

elles reposent sur une conception de la lisibilité qui n’a pas grand chose à voir avec celle de notre bande dessinée.

Cette conception participe d’une culture visuelle que nous ne connaissons plus que de très loin, une tradition qui n’atta-chait pratiquement aucune valeur intrinsèque à ce qui consti-tue pour nous le mode “naturel” de représentation narrative : la restitution objective, documentaire, de la réalité visible.

Nous touchons là à un point crucial, qui éclaire les sources profondes, pré-photographiques, du dessin de bande dessinée : dans une culture où les images sont fréquemment dégradées par la copie sur plaques de cuivre ou sur du bois, c’est la forme du diagramme, du schéma stylisé, qui représente le compromis graphique idéal. Elle permet de rendre rapide-ment compte d’un événement, d’un objet, d’un mécanisme, d’un phénomène ou même d’un concept dont l’illustrateur aura su sélectionner les aspects significatifs et éliminer les détails parasites.

La mission du diagramme consiste moins à véhiculer de l’information visuelle (au sens perceptif ou photographique du terme), qu’à stabiliser de la signification visuelle (le plus sou-vent en relation avec un texte d’accompagnement). Dans les limites imposées par la technique de l’époque, le diagramme offre le meilleur support à la pensée visée par l’image – c’est-à-dire à la pensée que cette image cherche à susciter chez son lecteur.

Breakfast at Stoke, illustrations pour Le Tour, 1732.

Ces trois croquis [cette page et page suivante] exécutés au cours d’une petite virée amicale sur les bords de la Tamise témoignent du mode d’expression diagrammatique qui s’imposait alors par défaut à l’artiste formé dans la culture de l’estampe. Ce dessin de “reportage” est autant une vue de l’esprit (Hogarth s’y représente “dessinant ce dessin”) qu’un croquis d’observation. L’utilisation de lettrines et de légendes (qui permettent d’identifier les protagonistes et leurs activités), comme la sélection des attitudes et des gestes, saisis au moment où ils sont les plus lisibles du point de vue de l’idée visée, sont tout aussi typiques de ce mode d’écriture schématique.

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Mr. Somebody et Mr. Nobody, illustrations pour Le Tour, 1732.

Exécutés durant le même voyage, ces deux croquis donnent un bon exemple du procédé de l’emblème et de son mode de décryptage. Apparentée à l’allégorie et au rébus, cette forme très particulière d’écriture diagrammatique est l’arme favorite des satiristes (graphiques ou littéraires) dans l’Europe protestante.

Dans la première figure, le torse de Mr Somebody s’agrippe à un mât (il suit le vent dominant, c’est-à-dire, la mode), à côté d’une colonne renversée et d’une tour en ruine : on peut déduire de ces vestiges que Mr Somebody est l’amateur d’antiquités, contre lequel Hogarth s’est élevé toute sa vie, qui se croit “quelqu’un” alors qu’il ne fait que suivre la mode, le goût continental et classique.

Le second emblème est une sorte d’auto-portrait crypté qui ne peut se comprendre que par comparaison avec le premier : le large sourire de Mr Nobody, et les attributs qui lui sont attachés (cuillère, verre, pipe, couteau, etc.) en font un bon vivant sans prétention, capable de compter sur ses propres forces (les rames), de penser avec sa propre tête et de marcher sur ses propres pieds.

Et c’est bien sous ce masque que le lecteur traque la pen-sée d’Hogarth, quand il se plonge dans ses romans complexes et intriqués : “Cherchez le diagramme !” est le mot d’ordre, la règle du jeu. Quel que soit son parcours dans l’image, l’œil découvre à chaque lecture de nouveaux rapports, de nou-velles articulations ironiques. Car c’est là que réside toute la modernité d’Hogarth : sa vision polémique de la société anglaise s’exprime par diagramme interposé, en faisant jouer toutes les couches du langage graphique de son temps. La mise en œuvre de cette “polyphonie” graphique est ce qui le rapproche des inventeurs du roman moderne comme Henry Fielding et Laurence Sterne, qui confrontaient pareillement dans leurs œuvres toutes les veines, tous les registres du lan-gage parlé et écrit de l’époque.

Aujourd’hui, il suffit d’ouvrir Maus ou Persépolis pour réaliser qu’un polygraphisme humoristique, fondé sur le même principe, n’a jamais cessé de travailler l’image de bande dessinée. Styliser, c’est recréer l’image du langage de l’autre en lui imprimant des intentions plus ou moins élabo-rées, plus ou moins ironiques. Pour Hogarth et ses lointains héritiers, ce procédé est d’autant plus naturel qu’il s’applique à une matière déjà empreinte de schématisme : le dessin au trait, forgé dans le laboratoire séculaire de l’estampe, et riche en registres très spécialisés (comme l’emblème). Diagramma-tiser, comme l’a toujours fait cette tradition, c’est déjà styli-ser. Après Hogarth, tous les dessinateurs humoristiques qui s’intéresseront à la forme du roman en estampes, Rodolphe Töpffer en tête, sauront que le rire est une étincelle qui naît du choc entre deux diagrammes qui ne s’étaient pas encore rencontrés.

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HARlOT’S PROgRESS : LE PREMIER ROMAN EN ESTAMPES

En 1730, les visiteurs du studio d’Hogarth avaient tous été frappés par l’une de ses dernières toiles. C’était, raconte l’un de ses collègues, “un petit tableau représentant une simple prostituée. Le déshabillé de la fille était en désordre, sa conte-nance d’aspect agréable, comme son air. Cette idée plut à beaucoup. Certains lui conseillèrent d’en produire une autre afin de former une paire, ce qu’il fit. Puis d’autres idées s’y ajoutèrent et se multiplièrent par l’effet de sa fructueuse invention, jusqu’à ce qu’il en fasse six différents sujets, qu’il peignit si naturellement, de pensées et d’expressions si frappantes que tout le monde voulut les voir – et qu’il se proposa de graver en six planches”.

Ce que ne dit pas le graveur George Vertue, c’est que les six tableaux d’Harlot’s Progress suivaient scrupuleusement la trame d’une histoire en images vénitienne datant du siècle précédent. De la part d’un peintre aussi virtuose qu’Hogarth, l’adaptation d’un sujet populaire diffusé en estampes dans le monde catholique représentait déjà, en soi, une fameuse incongruité. En gravant les six images d’Harlot’s Progress, il poursuivait dans la même optique : plutôt que d’adopter la facture anonyme du modèle vénitien, ses planches affichaient un style distingué, comparable à celui des meilleures copies de tableaux célèbres qui circulaient en Angleterre à l’époque. L’“élévation” ironique d’une histoire en images populaire était au centre de sa démarche humoristique.

Sa version de la fable vénitienne évoquait d’ailleurs plusieurs “œuvres fantômes” rattachées à des médias très différents. On pouvait interpréter ses images comme les illustrations (luxueuses) d’un roman imaginaire, ou comme un ensemble de grands tableaux d’histoire n’existant qu’à travers leur reproduction – sans oublier la métaphore du spectacle muet (la pantomime), qu’utilisait volontiers Hogarth pour parler de son invention. En évoquant des modèles aussi variés pour les faire partici-per virtuellement à la lecture de ses romans en estampes, Hogarth ouvrait une piste majeure dans l’histoire de la bande dessinée, un dialogue avec les autres médias, anciens ou émergents, qui allait occuper tous les grands créateurs de ce domaine au XIXe siècle (et au-delà).

De toutes ces grilles de lecture, la plus apte à déchiffrer sa première série narrative concerne cependant la peinture d’histoire. Dans Harlot’s Progress, le satiriste s’attaque aux a priori idéologiques du “grand genre” et à certains procé-dés comme la personnification allégorique, dont il dénonce l’usage convention-nel. La situation de la malheureuse Molly, jeune fille naïve, tout juste débarquée de sa province, ne livre sa véritable morale que si le lecteur y reconnaît l’inver-sion du Choix d’Hercule, l’un des motifs majeurs de la culture allégorique de son temps.

Dans le mythe original, Hercule est confronté à deux figures (deux person-nifications) qui lui proposent d’arriver à son but par des chemins très différents. Le Vice l’invite à emprunter la voie des plaisirs et de la facilité, la Vertu lui conseille un chemin beaucoup plus difficile et escarpé.

Mais à la gauche de la jeune provinciale, la Vertu, incarnée par un homme du culte, lui tourne le dos et se désintéresse complètement de son sort. Cette modification du diagramme laisse le champ libre au Vice (incarné par une célèbre “Madame” londonienne), qui berce sa proie de promesses (sous le regard égrillard du Colonel Charteris, un “prédateur sexuel” bien connu des lecteurs de journaux de l’époque).

Retournant comme un gant la leçon conventionnelle de l’allégorie, l’image dénonce donc l’absence de choix qui caractérise la situation de l’innocente héroïne : si la Vertu ne lui parle pas, quelle chance a-t-elle d’emprunter la bonne voie ?

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A Harlot’s Progress, 1732 – planche I.

Cette première planche de La Carrière d’une Courtisane montre l’arrivée de Molly Hackebout à Londres. Venue de sa province, la jeune fille tombe immédiatement dans les griffes d’une célèbre “Madame” de l’époque,

alors qu’un homme du culte (à gauche) se désintéresse totalement de son sort. Cette scène “contemporaine”, inspirée par les scandales qui défrayent les journaux de l’époque, n’a rien de documentaire ou “réaliste”.

Tout en se référant aux cycles populaires édifiants du siècle précédent, Hogarth multiplie les allusions picturales et allégoriques et joue délibérément sur les dissonances de registre (notamment au niveau des postures,

du décor et des genres évoqués).

Cette première question est d’ailleurs loin d’épuiser le sens de l’image : s’il laisse glisser son regard d’un cran vers la droite, le lecteur voit apparaître une autre structure éminem-ment “lisible” : cette fois, l’entremetteuse est au centre d’un trio qui rappelle le motif de l’Annonciation. La superposition partielle des deux schémas permet de reconstituer la pensée d’Hogarth : en se désintéressant du sort des innocents, en les condamnant par avance au nom des vérités figées (le mythe moral du “libre-arbitre”), l’église pervertit le fondement même du message révélé.

Dans les “romans” d’Hogarth, les enjeux moraux du temps actuel s’opposent aux vérités immuables qui engluent la société de son époque dans des schémas pétrifiés. Le carac-tère polygraphique de son œuvre découle directement de cette confrontation : ce n’est pas un hasard si l’expression fugitive du libertin qui se masturbe dans une encoignure de porte contraste au plus haut point avec les poses chargées d’allusions littéraires et picturales de la petite provinciale et de sa corruptrice.

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L’histoire de la conception d’Harlot’s Progress, transmise par le graveur George Vertue, identifie la planche III de la série comme le véritable point de départ d’Hogarth : un tableau (unique) qui plaisait tellement à ses visiteurs qu’on lui a suggéré d’en faire un autre, “afin de former une paire.”

Hogarth avait déjà peint, quelque temps auparavant, deux toiles satiriques et piquantes, basées sur ce principe d’une paire de tableaux invitant au jeu des comparaisons ; simple-ment intitulés Before et After, ils soulignaient les contrastes d’attitudes et d’expressions d’un couple de jeunes gens avant et après l’acte sexuel.

La seule scène de Harlot’s Progress susceptible de se com-biner avec son premier tableau pour former un diptyque du même genre est celle qui le précède directement dans la séquence complète [Planche II]. La jeune provinciale, deve-nue courtisane, reçoit le riche marchand juif qui l’entretient, tandis qu’à l’arrière-plan, son amant s’esquive aidé par une

servante. Comme dans Before et After, la lecture du diptyque repose essentiellement sur les différences entre les deux scènes : l’amant qui s’enfuit par la porte de derrière est remplacé dans le tableau “suivant” (en fait le premier peint), par un juge qui vient arrêter la prostituée. Dans l’intervalle, on s’aperçoit que le riche décor bourgeois de la courtisane s’est transformé (presque terme à terme) en un appartement sordide qui tente pitoyablement de maintenir l’illusion d’un certain statut (un tabouret fait à présent office de table, une chaise de guéri-don). La jeune fille “joue” à la Lady, mais sa prétention – comme celle de son mobilier –, est devenue dérisoire. Elle est passée du rang de courtisane de luxe à celui de fille de joie. En comparant les deux images, le lecteur attentif aura noté que ce changement de statut (et de comportement) se reflète dans le choix des animaux de compagnie : on passe d’un petit singe habillé de rubans, à une chatte qui ne s’intéresse plus qu’à ce qui se passe sous les jupons de Molly.

A Harlot’s Progress, 1732 – planche II.

Entretenue par un riche marchand juif, Molly est devenue une vraie courtisane. Mais elle trompe le marchand avec un amant plus jeune qui s’esquive à l’arrière-plan tandis que Molly renverse une table pour faire diversion.

L’instant marque évidemment le début de sa propre chute.